Chapitre 6

Finale

La colonne semblait s’étendre sans fin. Longeant la route, elle avançait à la vitesse d’un escargot, rejointe par de nouveaux détenus venant de camps extérieurs. Il y en avait à chaque croisement de routes. Nous marchions, sans nous arrêter, les plus rapides en tête, les plus lents à l’arrière.

Au début, nous marchions en rang ; maintenant, pauvre troupeau humain, nous nous traînions, fatigués, épuisés. La route était bordée de champs, sur lesquels on devinait des tas abandonnés. Je les avais déjà remarqués auparavant, mais sous l’éclairage mat de la lune, je parvenais à les distinguer : il s’agissait de corps sans vie, en loques rayées, jetés dans la neige et amoncelés les uns par-dessus les autres.

L’un d’eux gisait là, une boîte en carton éventrée à ses côtés, dont s’échappaient quelques lettres, qui s’envolaient en tournoyant dans la bise glaciale.

Son propriétaire avait-il marché trop lentement, ou trop vite ? Qui par la suite l’avait dévalisé ? Ou bien était-ce là le voleur lui-même ?

Les mots de la devise qui, jadis, décorait les murs de notre bloc, le 7a, martelaient dans mon crâne : « Il n’y a qu’une route vers la liberté : ses bornes s’appellent obéissance, application… » Le garde avait dû, lui aussi, se les répéter au moment de donner le signal du départ. Sinon, comment aurait-il pu obéir à des gens pour qui la vie humaine n’avait pas plus de valeur que du bétail que l’on exploite avant de le mettre à mort ?

Je détournai le regard de ces monceaux de cadavres. Je ne voulais plus penser et avançais, dans un état d’hébétude. Il fallait arriver au but.

Aux premières heures de l’aube, nous atteignîmes un croisement, derrière lequel on apercevait un massif montagneux, à gauche un village, à droite un champ, rempli de prisonniers, qui dormaient à même la terre gelée. Lorsqu’on nous donna l’ordre de les rejoindre, je m’allongeai sur le sol recouvert de neige tassée et m’endormis rapidement.

Je fus bientôt réveillé par des hurlements. Un envoyé, à califourchon sur sa moto, une main sur le guidon, gesticulant de l’autre, visiblement dans un état d’agitation extrême, discutait avec des officiers. Il venait probablement des lignes de front, envoyé par la Wehrmacht, pour annoncer les avions de reconnaissance russes. Les officiers hurlèrent des ordres aux gardes, et nous nous retrouvâmes entassés dans des fermes avoisinantes.

Je me mis dans une grange bien chaude. J’y avais été précédé par des détenus venus d’autres camps, mais avant qu’ils ne me voient, j’avais déjà grimpé sur le haut d’une meule de foin et dormais. Quelqu’un frappa sur mon épaule. « Réveille-toi, gamin, la vieille fermière vient d’inviter quelques détenus à venir manger quelque chose. Tiens-toi prêt, au cas où elle en appelle d’autres. »

Je ne pouvais m’empêcher de trouver que les paysans polonais étaient très courageux, beaucoup plus que nous ne l’avions pensé. Lorsque nous traversions leurs villages, des femmes venaient au bord de la route et nous portaient du lait – même de nuit – s’obstinant malgré les gardes qui, fous de rage de ne rien recevoir, les frappaient. Cependant, gentilles ou pas, je ne voulais qu’une chose : dormir.

Quatre heures plus tard, à peine, nous fûmes chassés pour poursuivre la route. Je ne voulus pas m’encombrer de mes couvertures et les laissai sur place, ne croyant plus qu’elles pourraient me sauver la vie. Il ne me restait plus rien des rations qu’on nous avait distribuées pour une semaine, si ce n’est un pain de munition – bien maigre pour tout ce qui nous attendait – que je coinçai sous mon aisselle, car je ne pouvais plus bouger les doigts, complètement gourds par le froid.

Notre colonne ne se tenait plus comme au départ. Des groupes épars avançaient, se traînant lamentablement, les uns moins lentement que les autres. Quand le garde avait encore un peu d’humanité, il laissait les plus faibles attendre l’arrivée de la prochaine colonne. Mais peut-être allaient-ils rejoindre les tas silencieux que nous avions croisés ?

Chacun d’entre nous essayait de marcher à côté d’un « bon » garde. S’il était vraiment « bon », il disait : « Avancez ! Il n’y a plus que quelques kilomètres. Cela n’a pas de sens d’abandonner maintenant. Moi aussi, je suis fatigué, mais il faut tenir. »

Nos gardes aimaient se plaindre, alors qu’ils étaient suffisamment équipés au point de vue vêtements et nourriture. L’autocompassion semblait être devenue la première vertu allemande. Mais pire encore, ils prétextaient la fatigue pour nous faire porter leurs affaires. « Par ici, gamin ! nous criaient-ils, porte mon sac à dos, il est vraiment trop lourd. »

Les vieux et les malades nous demandaient également de les aider. Mes pieds étaient couverts d’ampoules, ils me faisaient souffrir, mais je ne pouvais leur refuser mon aide ; j’avais donc constamment quelqu’un qui s’appuyait contre moi. Le plus terrible est que je ne parvins jamais – lorsque j’étais moi-même tellement épuisé que je demandais à me reposer un peu – à me décharger de mon fardeau.

La nuit tombait, engloutissant tout : nous n’avions plus d’âge, plus de nationalité, plus d’importance… seules erraient des silhouettes transparentes.

Nous entamions la deuxième nuit de notre longue marche : la neige et la grêle nous fouettaient le visage. Nous avions faim, mais nos doigts étaient trop engourdis pour tenir le précieux morceau de pain, que nous gardions dans nos poches ou dans notre musette.

Nous passâmes devant un cimetière autour de minuit. Les cimetières ne me faisaient pas peur. Il y a deux ans, alors que j’avais treize ans à peine, j’y creusais des tombes et jusque tard le soir, j’étais entouré de sépultures. Ce n’était pas ici, dans ce petit cimetière, que j’allais avoir peur des fantômes. S’ils avaient jamais existé, c’était parmi nous qu’il fallait les chercher. Je regardai autour de moi – à droite, à gauche, devant, derrière – cerné de toutes parts par une armée d’ombres fantomatiques.

Brusquement, une chose se passa. Venant de l’est, derrière les bois, des tirs ininterrompus zébraient le ciel, surgissant du sol, puis retombant. « Des Katyusha ! » cria quelqu’un. Maintenant, j’en avais la preuve, ce n’étaient pas des fantômes autour de moi, mais des êtres humains, tels que j’en voyais depuis dix-neuf mois au camp de concentration. Les roquettes Katyusha ! Le nom ne m’était pas inconnu, nous l’avions si souvent entendu chanter, qu’il était devenu synonyme de victoire. Ce n’était donc pas un rêve. Enfin, elles étaient là*1 !

Nous avions beau vouloir garder la bouche fermée pour ne pas laisser entrer le froid et serrer les lèvres pour ne pas perdre notre chaleur, les airs sur Katyusha que nous avions chantés revenaient, remontant du tréfonds de notre espérance : Vole au vent chanson légère / Vers celui qui au loin s’en va / Vers celui qui garde la frontière / Porte le salut de Katyusha !

Une demi-heure plus tard, le ciel à notre gauche était toujours embrasé du feu des Katyusha, qui avait gagné notre cœur. Notre désespoir se muait en espoir et nous étions habités par une force nouvelle. Nous nous soutenions mutuellement : « Debout, camarade, lève-toi, notre libération n’est plus qu’une question d’heures. »

Un groupe d’une dizaine de détenus avec leurs gardiens prirent un chemin conduisant à travers bois vers l’endroit d’où montaient les tirs. Un de nos gardes les vit et cria : « Où est-ce que vous allez comme ça ? À la cueillette des fraises ? » – « Pas de problème, fut la réponse, on ne va pas se perdre. On prend juste un raccourci, pour y arriver plus vite. » Je ne compris pas exactement « où » ils voulaient arriver plus vite, mais telles que les choses se présentaient, je leur souhaitais au fond de moi-même « Bonne chance ! ».

C’était étonnant de voir le changement d’attitude de nos gardiens. Ils nous racontaient que nous nous dirigions vers une tête de gare pour être évacués vers l’ouest. Ici et là, des traîneaux réquisitionnés par les SS, sur lesquels étaient entassées leurs affaires et que nous étions chargés de tirer, permettaient aux plus faibles de se reposer un peu, enfin ceux qui ne pouvaient plus marcher étaient étendus sur des planches, brancards de fortune que nous tirions dans la neige.

Nous arrivâmes à une gare. Éblouis par les projecteurs qui éclairaient les quais, nous passâmes devant une locomotive noire et graisseuse. Elle était tout près de la route et crachait de la vapeur. Le conducteur se pencha au-dehors : « Impossible, dit-il avec un fort accent polonais, la ligne est interrompue. Les trains sont bloqués depuis des heures. » Ainsi donc, les Katyusha n’avaient pas seulement été un beau feu d’artifice !

Nous traversâmes ensuite la ville de Pszczyna*2, où avait vécu mon arrière-grand-père. Un groupe de détenues de Birkenau étaient assises autour de la fontaine de la place du marché et se reposaient. Nous aurions aimé leur parler un peu, mais elles furent obligées de continuer.

Les habitants dormaient, claquemurés derrière leurs portes et volets clos. Personne ne semblait nous voir traverser ces rues étroites, pavées en tête-de-clou. Il n’y avait que l’aboiement des chiens dans les arrière-cours – étrange salut de bienvenue – pour témoigner de l’intérêt que nous représentions.

La route s’escarpait en serpentant vers des collines boisées et chaque tournant épuisait un peu plus nos dernières forces. J’aperçus en lisière de forêt des contours bizarres et crus reconnaître un relais de chasse de trois niveaux, aux pignons de bois sculpté. Ils n’étaient pas très visibles – peu d’entre nous les avaient remarqués – mais peut-être était-ce pour cette raison qu’ils avaient retenu mon attention.

Comment les propriétaires, lorsqu’ils avaient commandé ce relais de chasse, avaient-ils pu s’attacher à de tels détails ornementaux ? Était-il possible qu’ils pussent s’être préoccupés à la fois de telles futilités et de la souffrance de leurs compatriotes ? Je ne m’attendais donc pas à ce qu’ils le fissent aujourd’hui…

Nous étions maintenant en Haute-Silésie, dans un paysage de puits et de mines de charbon. Certaines tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre et leurs tours d’extraction brillaient comme des phares dans l’obscurité ; les autres semblaient désertes et cela me ramena six ans en arrière, lorsque les mines étaient mon terrain de jeu préféré, que je m’amusais à grimper sur le haut des terrils et tombais en pâmoison devant les locomotives. Les choses avaient bien changé.

Un camp de concentration s’était trouvé là, à côté d’une des mines, désormais fermés l’un et l’autre. Je jetai un coup d’œil sur les baraquements. Les fenêtres étaient brisées, les murs calcinés, les rues jonchées de mobilier, couvertures et gamelles, brûlés également. Que s’était-il passé ? Les détenus avaient-ils été liquidés ? Les SS avaient-ils tenté de les brûler vifs ? Une révolte avait-elle eu lieu ? Était-ce un acte isolé de vandalisme ?

Notre colonne – nous n’étions plus que mille – poursuivait péniblement sa route. Nous avions passé plusieurs embranchements ferroviaires, mais ne savions toujours pas où nous allions. Nous étions de nouveau en pleine forêt. Ma vue se brouillait, je marchais pratiquement en état de transe. Certes ma détermination était grande, mais je n’avais que des jambes d’enfant.

Les gardes tiraient dans tous les sens et les balles fusaient au-dessus de nos têtes ; je ne m’en rendis compte que parce qu’ils utilisaient des balles traçantes*3.

Je n’étais plus capable de saisir quoi que ce fût. J’avais des hallucinations, voyais des mirages, des rangées d’immeubles au loin qui, l’instant suivant, devenaient la lisière d’une forêt avant que celle-ci ne se transformât de nouveau en une ville, où je croyais être.

Enfin, notre colonne s’arrêta. Les ombres qui m’accompagnaient reprirent vie. L’aube se levait. Devant moi, une marée de détenus s’avançait vers un tunnel, d’où s’échappaient des nuages de fumée à l’autre bout. Des officiers supérieurs de la SS procédaient à notre inspection et nos gardiens nous avaient quittés, nous expliquant que nous étions arrivés. Quelques-uns tentèrent de prendre la fuite et furent immédiatement abattus par des gardes, qui sans qu’on les vît étaient étendus dans les champs alentour. Un kapo, qui avait encore son brassard jaune, compta parmi les victimes.

À nouveau, nous apercevions des monceaux de corps dans la neige, mais la mort cette fois semblait avoir œuvré plus violemment. On aurait dit que les corps qui gisaient là, dans leurs haillons zébrés, avaient comme étreint la terre et l’on voyait du sang. Des rumeurs épouvantables circulaient, notre moral était au plus bas. Personne ne ressortait du tunnel. Nous ne voyions pas ce qui se passait à l’autre bout, mais nous ressentions quelque chose de terrible.

Poussé par la bousculade de toute cette foule de détenus, je me laissai glisser vers le bas du talus en forme d’entonnoir. L’heure était venue et je voulais y arriver préparé, combattre jusqu’au bout. Je jetai mon morceau de pain, détachai ma ceinture, libérai ma gamelle qui y pendait, et la jetai : je n’en aurai plus besoin. Les mains libres, j’étais prêt.

Par bonheur, mon imagination m’avait joué des tours et tout cela s’avéra faux. L’autre bout du tunnel n’était rien d’autre qu’une gare et la fumée sortait d’un hangar où l’on réparait des locomotives. Nous nous trouvions à la gare principale de Wodzislaw*4, dont les trains partaient vers l’ouest.

Grâce aux premières lueurs, je pus retrouver quelques têtes connues. Ils étaient aussi épuisés que moi, mais avaient encore leur « barda » avec eux – couverture, écharpe, gamelle, tasse, pain. Il y en avait même un qui avait précieusement gardé sa boîte de viande en conserve. « Où est-ce qu’ils t’ont piqué ta couverture, gamin ? » me demandait-on de toutes parts. « Dans la ferme où tu as dormi ? » – « Tu as déjà mangé tout ton pain ? » Tout ce que je réussissais à articuler était un faible « oui », car j’avais trop honte de dire la vérité.

Nous reçûmes l’ordre de monter dans les wagons à bestiaux à quai. Apparemment, nous n’étions pas plus nombreux que pour remplir deux wagons de marchandises à ciel ouvert. Nous y montâmes en rang, nous assîmes, jambes écartées, nous tenant au voisin qui était devant nous, et ainsi emboîtés, nous endormîmes à même les planches sales. Lorsque le train stoppa, nous fûmes tous réveillés, projetés les uns contre les autres, en arrière, puis en avant, mais je m’en rendis à peine compte. J’étais à bout de forces, n’ayant dormi que quatre heures sur cinquante de marche épuisante.

En fin d’après-midi, je me soulevai pour regarder par-dessus le wagon. Je reconnaissais le paysage. J’y étais passé en 1939, sauf qu’à l’époque j’étais dans un rapide et mâchais des bonbons. En parallèle de la voie, sur la gauche, on voyait l’Oder, que je ne me lassais pas, alors, de regarder couler. Je le faisais des heures durant. J’y étais né, avais grandi sur ses bords, en avais bu l’eau, m’y étais baigné, l’avais traversé en barque avec Tante Ruth. En ces moments, elle réussissait même cette prouesse de m’enchanter.

Notre faim était incommensurable. Lorsque le train était à l’arrêt dans des petites gares de campagne, nous demandions aux cheminots de remplir nos gamelles de neige.

Plus ou moins blancs, les flocons glacés étaient devenus un mets de choix et qui acceptait de nous en donner était l’objet de notre curiosité. En certains endroits, des ouvriers, arborant le signe de leur appartenance au parti nazi, acceptaient même de nous aider. Ailleurs, parfois sur toute une région, nos suppliques restaient complètement ignorées.

Nous n’attendions aucune marque de sympathie dans les grandes gares. Les quais étaient encombrés de valises de civils allemands, qui tentaient l’impossible pour être évacués à l’ouest et devenaient enragés en voyant des « sous-hommes » avoir la priorité. Leurs regards étaient pleins de haine. Rien d’étonnant non plus que l’arrogance et la suffisance des propriétaires de chemises brunes en prissent un coup, car eux aussi se trouvaient dans la bousculade de tous ces excités, et leur orgueil acceptait mal qu’ils eussent moins de droits que ces misérables détenus. Je pense qu’ils devaient se poser quelques questions désespérées : « Quel temps nous reste-t-il ? » « Y a-t-il assez de wagons pour évacuer tous ces civils inutiles ? »

En temps normal, on éprouve une certaine compassion pour les réfugiés. Mais ces files d’Allemands qui attendaient dans ces gares, armés jusqu’aux dents, n’en méritaient aucune. Ils avaient eu toute leur vie pour réfléchir aux questions de l’impérialisme ou de « l’espace vital », selon l’expression d’Hitler. Ils avaient régulièrement eu l’occasion de comprendre où tout cela les mènerait, mais non ! La nation de la « Kultur » et des Sciences semblait y trouver son compte. Le fascisme n’avait pas suffi à l’ardeur de ces Allemands pour la construction de la victoire, il leur avait fallu des esclaves, des Juifs – qu’ils avaient dévalisés –, des cadavres – qu’ils avaient déshabillés –, des os humains – qu’ils avaient transformés en savon. Mais voilà, toute cette époque était révolue, et les assassins d’hier criaient « À l’aide ! ». Ils faisaient appel à toutes les vertus, qui dans leur bouche sonnaient comme un gros mot, pour qu’on vienne leur porter secours. Ils se disaient cultivés, honnêtes, polis, bons, courtois, intelligents, propres, consciencieux, aimant leur Patrie, les animaux, l’Europe, l’Occident, la chrétienté, enfin ils se disaient même pieux ! Ils se disaient encore prêts à tout faire, après la défaite, pour gagner l’aide et l’estime de chacun. Mais jamais ils n’oseraient demander que justice soit faite !

Nous n’avions cessé de constater que le peuple allemand avait une très haute opinion de lui-même. Indignes, nous ne méritions que du mépris, au mieux de la pitié, pourtant ils se trompaient tellement, ces fiers Teutons ! Les intellectuels et autres dangers publics qui allaient peser sur le destin de l’Europe de demain se trouvaient parmi nous, en tenue de zèbre.

Résolus à faire preuve de notre force, nous criions désormais notre amitié et notre espoir en l’avènement de la libération prochaine aux détenus que nous croisions dans les champs. Les deux gardiens de chaque wagon étaient dépassés : ne voulant pas risquer une révolte, ils ne se sentaient cependant plus la légitimité de faire stopper le train.

Étonnamment, les travaux de construction se poursuivaient non loin de Breslau : de très nombreux prisonniers – détenus de prisons, de camps de concentration, de camps de travail, des prisonniers de guerre russes, polonais, français, belges, des travailleurs forcés d’Ukraine et de Tchécoslovaquie, hommes et femmes –, ils construisaient des quais et posaient des prolongements de voies.

Nous passâmes lentement devant un entrepôt, où des détenus déchargeaient au pas de charge des sacs de farine. Dans un sursaut de résistance sans précédent, quelqu’un entama un chant – non pas un de ces chants du camp qui, jadis, nous apportaient juste la preuve que nous n’étions pas encore tout à fait morts, non ! un vrai chant, plein de vie, de fougue, de détermination, d’enthousiasme et dont la flamme passant, de wagon en wagon, fut reprise par les camarades de l’entrepôt, qui s’étaient arrêtés de travailler, pour se regrouper sur la rampe du quai et nous saluer.

Au bout de l’entrepôt, un SS, presque aphone de rage, essayait de remettre son troupeau au travail.

« Debout ! Les damnés de la terre… », le son de l’Internationale couvrait les hurlements SS. Musicalement, elle ne valait rien de particulier, mais elle était le seul chant que tous connussent, le seul hymne dont les paroles traduisissent la détresse spécifique que chacun d’entre nous ressentait.

De Breslau, nous ne vîmes que les gares de triage – leurs rails, qui se perdaient dans l’infini, les lignes électriques totalement perturbées, le spectacle d’un enchevêtrement de câbles suspendus qui, arrachés, pendaient dans le vide et trahissaient le récent passage d’un raid aérien.

Nous atteignîmes un peu plus tard un camp de baraquements entourés de clôtures dont la situation géographique – des collines boisées d’un côté, une ligne de chemin de fer de l’autre – ne laissait aucun doute sur sa nature : un camp de concentration. J’étais content, car je savais que je n’allais plus pouvoir tenir le coup longtemps : nous marchions depuis une semaine, sans pratiquement aucune pause, et notre ration de 350 grammes de pain par jour était avalée depuis belle lurette. Mon dernier morceau de pain rassis et gelé remontait à trois jours, et je n’avais plus avalé de neige depuis quarante-huit heures. Le commandant SS du camp, chargé de s’occuper de notre convoi, hurla à notre gardien en chef – sur ce ton typique des gens de son espèce – que son camp était en surnombre et que nous devions poursuivre ailleurs.

Le train s’ébranla et partit en direction de la gare principale. Un peu moins d’une heure plus tard, arrivés près d’un village, les gardes ouvrirent les portes éructant l’habituel : « Raus! » Je sautai hors du wagon et atterris sur le gravier de la voie ; les genoux tremblants de faiblesse, je rejoignis le kommando qui se mettait en marche, laissant derrière moi ceux qui continuaient le voyage en wagon à ciel ouvert. Assis par terre depuis trop longtemps, nombreux n’avaient pas eu la force de se relever, et d’autres, tout aussi nombreux, semblaient dormir tranquillement dans leur coin : ils étaient morts.

Nous nous traînâmes péniblement, traversant le village, quelques vieilles fermes à notre gauche et des petits bungalows dont la construction était restée inachevée, à notre droite ; le panneau à l’entrée du village indiquait que nous étions à « Gross-Rosen ».

La route était bloquée dans un virage par une charrette à foin tirée par des chevaux, qui se trouvait non loin d’une grange. Les hommes assis sur le haut de la meule et qui tenaient les rênes étaient des prisonniers de guerre français, bavards comme des Latins, et ils se mirent à nous poser des tas de questions, sans se soucier un instant de nos gardiens, qui leur ordonnèrent en hurlant de dégager la voie.

Je voulais savoir ce qu’ils disaient. Quelqu’un traduisit pour moi : « Ils disent qu’à quelques kilomètres d’ici, il y a un camp de concentration, mais ils ne savent pas comment les détenus y sont traités ; ils disent également qu’ils ont le mal du pays. » – « Et là, qu’est-ce qu’ils viennent de dire ? » – « Ils nous souhaitent bonne chance, d’essayer d’oublier nos chagrins et de rester de bonne humeur, comme eux. »

Nous passâmes devant plusieurs grandes carrières de pierres, sur les parois desquelles se dessinaient en filigrane des silhouettes rayées bleu et blanc, et arrivâmes au portail. On entendait des kommandos marcher au son énergique de « Gauche ! Droite ! » « Gauche ! Droite ! », et nous dirigeâmes au pas, en direction de la place d’appel, le long de la rue qui menait aux baraquements, bordée de part et d’autre de parterres.

Ces fleurs étaient si bien entretenues, qu’elles auraient pu faire concurrence à celles des plus belles jardineries. Plantées de façon géométrique, elles formaient de façon parfaite des points et des carrés, elles servaient de ligne de démarcation entre les bâtiments SS et les misérables baraquements de planches des détenus. Dans cette soldatesque apparence, nous les trouvions laides et froides.

Nous laissâmes les parterres derrière nous. À droite, se trouvait le camp des femmes, entouré de barbelés. Les détenues étaient squelettiques, en haillons, venaient elles aussi de l’est, et nous adressèrent quelques mots en hongrois ; à gauche, sous couvre-feu, celui des hommes, sous la très stricte surveillance des gardiens et des chefs de blocs. En face de nous, au bout de la route, encore un autre portail, et là nous étions arrivés à destination : un camp annexe, composé d’une cinquantaine de baraques, disposées à distance les unes des autres à flanc de montagne, accompagnées des inévitables crématoires.

Cet endroit horrible s’appelait Gross-Rosen*5 ! Quelles belles roses, vraiment !

*

 

Je fus assigné au bloc 40, un baraquement avec un sol en planches, un toit, des murs, auquel on accédait par une rampe située à deux mètres de hauteur et faite de troncs mal équarris et espacés entre eux de plus de cinquante centimètres. Entrer à l’intérieur du bloc était un véritable danger – peut-être intentionnel – et source d’accidents. Nous devions sortir trois fois par jour pour l’appel et trébuchions, tombions, roulant souvent jusqu’au bas de la pente. Un soir, une de ces passerelles devant un bloc s’effondra sous le poids d’une centaine de détenus, qui se bousculaient pour pénétrer à l’intérieur et retrouver un peu de chaleur.

Les gens étaient nerveux, irritables et peu disposés à s’entraider. Le soir, une fois que la distribution bruyante et fatigante des couvertures était passée, chacun cherchait une place pour dormir à même le sol, mais il n’y avait jamais assez de place. Si nous avions besoin de nous lever la nuit, pour marcher dans la glaise jusqu’à la fosse qui servait de latrines, nous courions chaque fois le risque d’être abattus. En rentrant, notre place était occupée par quelqu’un d’autre. Si l’on ne se sentait pas la force de se battre pour récupérer sa couche, on n’avait plus qu’à rester debout à la porte, à attendre qu’un autre détenu se levât à son tour pour aller soulager un besoin pressant. La nuit n’était pas sereine pour ceux qui avaient une place par terre, loin de là ! Il n’y avait pas un centimètre carré de libre pour se frayer un chemin et qui sortait, ne prenait pas la peine de retirer ses chaussures. Celui qui avait une place et dormait par terre près de la porte avait intérêt à mettre ses mains sous le ventre, s’il voulait éviter de se faire écraser les doigts.

Le feu de l’artillerie et des combats se rapprochait, mais cela ne semblait même plus toucher les asociaux – nombreux – qui se trouvaient parmi nous. Les concierges de l’enfer continuaient d’être de diaboliques ennemis pour nous. En les regardant, je me disais que ces gens, avant leur arrestation, avaient vraisemblablement été des gens corrects, de bons pères de famille, allant à l’église ou à la synagogue, qui n’avaient péché que lorsqu’ils n’avaient vraiment pu faire autrement, parce que les affaires sont ainsi faites et que business is business, et qu’après tout, vivant dans des conditions hors norme, au milieu de gens dont la langue, l’intellect et les idées étaient si divergents, ils avaient changé. Dieu, en qui ils avaient cru et remis leur espoir, leur avait prouvé qu’Il ne s’était pas beaucoup intéressé à leurs souffrances. Et la réaction de dépit de ces gens, qu’aucun scrupule ne retenait plus, avait été violente. Le principe du « chacun pour soi » poussé en son paroxysme les avait conduits à ignorer totalement leur prochain, même s’ils ne s’en étaient de toute façon jamais beaucoup préoccupé. Lorsqu’on faisait à quelqu’un le reproche d’une attitude indigne ou d’un comportement ignoble, on s’entendait souvent répondre en guise d’excuse : « C’est comme cela, la vie au camp ! Si tu veux t’en tirer, il vaut mieux ne pas prendre de gants ! »… Une autre manière de formuler le vieil adage du « pousse-toi que je m’y mette », qui avait trouvé ses premiers adeptes chez les hommes des cavernes et dans la jungle, et faisait aujourd’hui un détour du côté de chez les nazis.

Nous les jeunes savions très bien qui était monté dans la charrette de l’infamie, mais nous n’étions pas là pour discourir et défendre le passé, mais pour regarder l’avenir.

Nous survivions avec 300 grammes de pain par jour, une cuillère de confiture, trois fois par semaine un demi-litre de soupe tiède, c’est-à-dire d’eau épicée, dont le premier ingrédient semblait le sel.

Il n’était pas facile d’obtenir cette maigre ration, car en général elle était distribuée la nuit. Le chef de bloc – lorsqu’il apprenait des cuisines (qui n’avaient pas assez de vingt-quatre heures en une journée, pour préparer la soupe à 80 000 nouveaux venus), que nos rations étaient prêtes – devait alors trouver des volontaires pour aller les chercher. Au début, la perspective d’un supplément d’un quart de litre motiva certains à le faire, mais bien vite lorsque l’on comprit la difficulté de porter ces énormes bouteillons dans le froid glacial et sur le sol glissant, l’appât se transforma en ridicule monnaie de singe. Cela n’avait aucun sens de prendre sur nos quelques heures de sommeil et de risquer notre vie pour cela. Ainsi préférions-nous attendre que le chef de bloc nous choisisse et nous oblige à y aller, en nous répétant, furieux, qu’il ne se préoccuperait plus du tout de nous trouver quelque chose à manger, si nous n’allions pas aux cuisines.

Une nuit – je n’avais pas été assez habile pour échapper à l’attention du chef de bloc –, ce fut mon tour. Allait-ce être vraiment aussi dur qu’on le disait ? Je ne croyais pas les rumeurs.

Nous partîmes à douze avec les tréteaux, les caissons en forme de U, traversant à pas prudents le camp endormi. En guise de rues, nous avions sous les pieds des chemins escarpés, couverts de neige boueuse truffée de caillasse, sur lesquels nous nous tordions les chevilles, glissions ou trébuchions. À gauche, devant le crématoire, des cadavres nus, bleuis de froid, s’empilaient les uns sur les autres. Nous détournâmes les yeux, ne nous concentrant que sur notre équilibre, que le chemin pentu menaçait de nous faire perdre. Notre but, le portail du camp central, était déjà bloqué par trois cents détenus, arrivés avant nous. La lumière crue des projecteurs tombait sur ces hommes, qui attendaient entassés dans un enclos de barbelés, impatients et affamés. De la tour centrale, derrière le portail principal, une couronne de huit projecteurs supplémentaires, suspendus l’un à côté de l’autre, ressemblait à un rang d’énormes perles, brillant d’un éclat surréaliste.

Après une heure d’attente, il était deux heures et demie du matin, il y eut un mouvement annonçant que quelque chose se passait : les gens commencèrent à s’agiter et s’exciter, les caissons de soupe venaient d’arriver. Numéro par numéro, les blocs qui avaient la chance d’en recevoir furent appelés, spectacle insupportable pour tous ceux qui se démenaient comme des fous de voir des détenus repartir avec de la nourriture. Ils se jetaient comme des hyènes sur les caissons de soupe, certains essayant d’en remplir leur calot, d’autres d’y plonger toute la tête. Çà et là, des cris perçants, sauvages et hystériques déchiraient la nuit.

Notre bloc fut appelé. Alors que nous avions passé le portail et nous tenions enfin devant ces caissons brûlants, un petit groupe, se prétendant également du bloc 40, se détacha, venant à notre rencontre. Bien évidemment, ils bluffaient, mais le temps que le personnel des cuisines fasse le point, il se passa encore une demi-heure.

Enfin, nous emportâmes notre précieuse soupe, deux hommes par caisson, et repartîmes en sens inverse, un robuste Ukrainien en éclaireur, fendant l’air autour de lui avec les battes du tréteau pour dissuader tout voleur d’approcher. Lentement, précautionneusement pour ne pas nous renverser le liquide brûlant sur les pieds, plongés dans l’obscurité, nous montions pas à pas la côte traîtresse. À certains endroits, un voyou tentait d’approcher du caisson et se jetait sur nos jambes, pour nous faire trébucher, mais parfois, de peur, nous trébuchions nous-mêmes. J’étais beaucoup trop faible pour parvenir à porter cette charge, juste un petit matricule dont personne ne s’occupait, un esclave qui avait le droit de vivre aussi longtemps qu’il servait à quelque chose.

Enfin, nous arrivâmes au baraquement. Le chef du bloc était furieux que nous ayons perdu autant de soupe en route. Tout en continuant de crier, il réveilla les détenus du bloc, pour leur dire de venir dîner.

Comme les détenus du bloc 40 étaient tous de nouveaux arrivants, nous ne travaillions pas encore. Nous restions la moitié de la journée au garde-à-vous sur la place du camp, pour des appels qui n’en finissaient pas, et le reste du temps, nous végétions, cherchant à retrouver un camarade à qui parler.

Nombreux étaient ceux qui n’avaient aucune idée de ce que représentaient les intimidations continuelles et planifiées, telles qu’elles étaient pratiquées dans les camps de concentration. Les massacres organisés étaient quelque chose de complètement nouveau pour eux. Jusqu’alors, ils n’avaient connu que les camps de travail – où le travail était peut-être plus dur qu’à Auschwitz, mais encadré par des civils, qui n’étaient ni des durs à cuire, comme il s’en trouvait parmi les détenus, ni des criminels. De plus, ils étaient regroupés par nationalités. Tout cela contribuait à leur faire voir la vie différemment de nous. Ils vivaient de manière individuelle, se penchaient sur leur propre déséquilibre, se sentant désespérément perdus ou agressivement égoïstes.

Je ne vis que quelques adolescents, mais n’en connaissais aucun. Parler à des adultes n’avait aucun sens, car ils vous faisaient presque immédiatement ressentir leur immense découragement. La tragédie d’avoir perdu leurs proches faisait planer une ombre trop omniprésente pour leur permettre d’oublier, ne serait-ce que quelques minutes et si je me mettais à parler d’avenir, ils me regardaient, complètement ahuris.

Les détenus de longue date, dont certains n’avaient plus de nouvelles de leur famille depuis près de douze ans, étaient différents. La plupart étaient des socialistes, des gens tellement convaincus que leur cause était la seule qui vaille, que rien ne pouvait venir lui porter ombrage. Même aux jours les plus sombres, ils avaient conservé une foi totale en leurs convictions. Je les connaissais, car quelques-uns d’entre eux m’étaient souvent venus en aide. « Nous ne faisons pas la charité, expliquaient-ils aux jeunes complètement bluffés que nous étions, nous le faisons simplement parce que c’est notre devoir. » Comme les événements semblaient enfin répondre à leurs attentes, ils avaient d’autant plus de raisons de s’occuper des jeunes. J’en étais pleinement conscient et me mis résolument à la recherche de certains d’entre eux. Malheureusement, je ne trouvai que des regards hagards ou indifférents. Nos bienfaiteurs avaient disparu. Ils avaient été envoyés « ailleurs » ou bien avaient été massacrés.

Ne trouvant pas ce que je recherchais dans cette cour des miracles, je tentai de me plonger dans l’observation de détails du paysage environnant et comme je n’avais personne à qui parler, je me mis à écouter attentivement le roulement des combats d’artillerie, qui se rapprochaient.

Ils étaient si proches et leur bruit si fort, qu’ils nous empêchaient de dormir. Selon certaines rumeurs, nous devions être évacués, mais la vie au camp se poursuivait comme à l’habitude et les kommandos de travail étaient encore soumis à une cadence infernale, pour poursuivre la construction de nouveaux baraquements.

Dans un bruit de grincements, des wagonnets à bascule, chargés de matériaux de construction, étaient tirés à flanc de montagne par un treuil électrique jusqu’au camp. À un bout d’une baraque en construction, on apercevait la bétonneuse qui tournait sauvagement : on posait une chape sur le sol. Cinq détenus, torse nu – pour que le blizzard vienne rafraîchir leurs corps en sueur – pelletaient comme des fous dans un tas de mortier. À l’autre bout, dans le bruit de cliquetis du va-et-vient de leurs truelles, d’autres détenus appelaient en criant ceux qui, épuisés, poussaient des brouettes. À l’entrée, un kapo surveillait, agitant sa main gauche dans le vide pour activer le rythme de ses codétenus esclaves et pianotant de sa main droite sur le manche de son long fouet noir.

Autour de nous, les clôtures électrifiées à plusieurs milliers de volts, rendues plus inaccessibles que jamais par une large ceinture de barbelés en pelote, fixée au sol, cernaient le camp. Derrière elles, des sentinelles en capote grise, l’air menaçant et armées d’une mitraillette, allaient et venaient tous les cinquante mètres, d’un pas lourd, qui était absorbé par l’épaisse couche de neige.

Telle était la seule et unique perspective, qui s’offrait en paysage à la vie d’un détenu, et que onze ans auparavant l’un d’entre nous avait décrite dans le chant des Marais, devenu notre hymne. La vision de ces rangées de barbelés à l’infini faisait toujours remonter ces quelques mesures, que je chantais tout bas :

Dans ce camp morne et sauvage Entouré de murs de fer Il nous semble vivre en cage Au milieu d’un grand désert.

 

Bruit de chaînes et bruit des armes Sentinelles jour et nuit Et du sang, des cris, des larmes La mort pour celui qui fuit.

 

*

 

Le sol pierreux de ces lieux et la fougue de ma fibre d’explorateur eurent raison de mes plus précieuses amies : ma chaussure gauche, qui m’avait si fidèlement servi pendant des milliers de kilomètres, rendit l’âme. Sa semelle pendait lamentablement et refusait catégoriquement toute réparation. Je tentai de l’arranger en l’attachant avec des bandes de chiffon, quelques rustines de ferraille rouillée et de vieux clous tordus, mais en vain. Cette chose avait cessé de s’appeler « chaussure » et en guise de cela, j’avais au pied gauche une espèce de monstre gris et sale, qui ouvrait une gueule béante : on aurait dit la vengeance d’un crocodile.

Notre évacuation, que nous attendions depuis longtemps et redoutions tant, n’était plus qu’une question d’heures. Le ciel et la terre ne semblaient plus que méchanceté et vilenie.

Clopin-clopant, j’errais sur le tas d’ordures, y fouillant de mes doigts gourds avec l’espoir d’y trouver quelque chose qui ressemble à une chaussure. Je n’étais pas le seul. Des haillons de camp, une cuillère cassée, une gamelle trouée, des restes de sac de ciment, des manches de pelle cassés, tout, dans le complet dénuement des détenus, pouvait servir. Avec un peu de chance, on pouvait même récupérer du linge volé sur les morts.

Dans la soirée, je parvins enfin à trouver ce que je cherchais : un objet ovale, complètement aplati sous les gravats, auquel pendait un bout de terre gelée. Cela avait bien l’air d’une chaussure, mais avant que je ne pusse le confirmer, j’entendis quelqu’un crier : « C’est à moi ! » Je vis alors la silhouette d’un détenu en haillons, couché de l’autre côté du tas, s’avançant vers moi en rampant. Arrivé à ma hauteur, sans se relever, il prit une pierre et me la jeta, puis quelques secondes plus tard, me mordit au poignet. La mâchoire d’acier qui se refermait sur ma chair amaigrie était celle d’un fou, d’une bête sauvage, déguisée en homme, d’un animal à l’affût. Sa veste était remplie de toutes sortes d’objets : des bâtons, du fil de fer, du papier. Cet être accroupi là avait peut-être jadis été professeur d’université, enseignant le droit privé et le droit des sociétés. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’une créature, qui m’aurait tué sans autre façon dans mon sommeil pour me voler une tranche de pain. Je le frappai de retour, et l’atteins en plein estomac. La bête, vaincue, roula en arrière.

Quelques jours après l’affaire de la chaussure, je me retrouvai à marcher le long de la voie ferrée et observai avec quelle régularité d’horloge, les wagons chargés de sable roulaient sur les rails qui se détachaient comme deux lacets sombres dans la neige. Ils passaient à intervalles très précis toutes les cinq minutes, et j’aurais pu les regarder passer pendant des heures. Cela me rappelait la maison, les trains miniers et les mines de charbon.

Tout à coup, ma rêverie fut interrompue. Quelqu’un m’attrapa par-derrière et me banda les yeux des mains. Sans défense, je m’attendais à ce que l’on me fouillât les poches. Mes agresseurs riaient. Je réfléchis un instant, me disant que cela ne pouvait pas être un geste de taquinerie, car tous les détenus ici étaient des étrangers pour moi, et la pression des doigts courts et épais sur mes pommettes n’avait rien d’amical.

Les doigts se relâchèrent. J’avais devant moi un petit Russe, trapu, qui me tapait sur l’épaule, un grand sourire sur son visage large et rond. Il y avait autour de nous trois autres garçons de son genre, comme lui des pousseurs de locomotive. « Tu me reconnais ? cria-t-il en m’embrassant comme une vieille femme retrouvant son fils, cru disparu depuis longtemps, c’est moi, Wajnka ! Wajnka ! L’école des maçons ! »

Oui, ça y est, maintenant je me souvenais. Il faisait partie du groupe des Russes, qui avait été transféré un an auparavant. Il n’était pas bavard et surtout tellement obstiné, que tout le monde préférait éviter son contact. Mais peu importait ! Nous avions changé tous les deux, nous étions maintenant de vieux amis, des anciens.

Nous avions des tas de choses à nous raconter, mais la locomotive devait repartir. Le contremaître arriva et nous sépara. « Eux aussi, ils arrivent, me dit Wajnka dans un mélange de russe et d’allemand approximatif, en pointant vers la direction d’où venait le bruit des canons. Etom nasche. Ce sont les nôtres. Toi, moi, camarades. »

*

 

Nous étions la dernière semaine de janvier de l’année 1945. Nous reçûmes une maigre ration de pain et de margarine, fûmes conduits à la gare et entassés dans des wagons de marchandises, que nous finissions par bien connaître. Quelques minutes plus tard, dans le bruit saccadé et régulier des roues du train, nous quittâmes la région, laissant Breslau à l’est. Le grondement des canons nous accompagnait, tout proche. À certains endroits, on l’entendait plus distinctement encore qu’à Gross-Rosen et l’on voyait parfois des soldats, casque sur la tête, se protéger le long de la voie ferrée.

Humilié, lançant des éclairs, le puissant dieu de la Guerre battait en retraite sur ces champs, où il avait connu la gloire* (N.D.A. : les Russes encerclèrent Breslau le 4 février 1945).

Il faisait nuit, un vent glacial faisait trembler de froid nos maigres corps, insuffisamment couverts. Je me réveillai, pressé par un besoin urgent. Précautionneusement, j’enjambai mes camarades qui dormaient par terre, étendus dans des positions tordues, et allai trouver le garde SS. Il se redressa brusquement, braquant sa baïonnette : « Was willste ?! » – « Ich muss austreten. » – « Austreten willste, Kackvogel ? Wenn de willst, kannst du gänzlich austreten. Von mir aus – mach, dass du auf die Puffer kommnst. » (« Qu’est-ce que tu veux ?! » – « Je voudrais sortir. » – « Sortir, petit merdeux ? Si tu veux, tu peux sauter. Je te conseille d’aller sur les tampons. » Je n’avais pas le choix, grimpai hors du wagon, marchai en équilibre le long des barres de traction, baissai mon pantalon et pliai les genoux.

Je me souviens également de m’être retrouvé en remontant, dans le coin d’un wagon inconnu, où personne ne voulait me parler. Je ne retrouvai ni ma place ni ma couverture. Je marchai en tâtonnant entre les corps recroquevillés sur eux-mêmes, cherchant quelqu’un que je connaissais. J’entendis qu’on chuchotait, m’accusant d’être fou. Lorsque je racontai être allé sur les barres de traction et ne plus retrouver mon chemin, ceux qui me repoussaient crurent que je déraillais complètement et quelques-uns me bousculèrent : « Fous le camp, nous emmerde pas ! »

Finalement, je parvins à me faufiler quelque part dans un coin et, sans faire de bruit, je m’allongeai et m’endormis. Avais-je rêvé ? Étais-je en état de transe ? M’étais-je trompé de wagon ? Je ne le sus jamais.

Nous atteignîmes Leipzig à l’aube. La ville était sévèrement détruite, mais son cœur battait encore : des enfants, sortant des caves au milieu des ruines, partaient faire la queue avec des filets à provisions et des seaux, pour ne pas manquer la distribution de pain et d’eau. Nous nous arrêtâmes à la gare, où non seulement nous pûmes constater que le grand hall était intact, mais qu’il bouillonnait d’activités, comme si nous avions été en vacances, en temps de paix. Des chariots de boissons, de nourriture et de journaux circulaient sur les quais. Des civils bien habillés et apparemment en pleine santé se bousculaient ; de-ci de-là, des hommes en uniforme ou portant le brassard à croix gammée paradaient fièrement ; dans un monde d’une apparente normalité, les gens semblaient habitués à la vision de détenus squelettiques, en haillons. En dehors de quelques passants qui chuchotaient à notre passage, personne ne semblait nous accorder le moindre intérêt, sachant manifestement tout ce qu’il y avait à savoir.

Certains camarades allemands voulurent raconter aux gens qui nous étions, mais nous décidâmes fièrement que cela n’en valait pas la peine et que, seuls ceux qui auraient dû savoir – les enfants – étaient probablement déjà endoctrinés par leurs parents, qui avaient dû leur raconter que nous n’étions qu’une « bande de voyous ».

Une petite fille aux longues tresses, portant une jupe noire impeccablement repassée qui laissait paraître des jambes bien propres, blanches et agiles, arriva en courant près du train, suivie de sa mère : « Regarde, Maman, tous ces visages ! dit-elle en s’exclamant, pointant du doigt notre wagon, il y a même un jeune garçon parmi eux, et là, encore un ! » Nous étions tout fiers – si les adultes faisaient mine de nous ignorer, au moins restait-il les plus jeunes… Mais pouvions-nous espérer que la petite fille penserait encore à nous ?

Un train sanitaire, moderne, spacieux et bien équipé d’un matériel pillé à travers toute l’Europe, était en face du nôtre. Il fut accueilli avec des fleurs par une délégation de la Croix-Rouge. Nous les interpellâmes, leur demandant d’apporter de l’eau aux malades qui étaient parmi nous. Mais ils se détournèrent… Le monde civilisé en décidait ainsi : tout n’était qu’une vaste farce.

Notre train s’ébranla lentement sur une voie annexe pour rouler quelques kilomètres plus loin, vers l’extérieur de la ville. Un autre train sanitaire était arrêté, cette fois à moins de trois mètres du nôtre. Des fumets exquis s’échappaient du wagon des cuisines. Nous y aperçûmes des casseroles et des poêles, ainsi que des compartiments luxueux, où les couchettes avaient des draps blancs.

Un soldat, la jambe bandée, s’avança vers nous en boitant. Il marchait sur la voie ferrée, suivi bientôt par d’autres hommes de troupe. Tous voulaient savoir pourquoi nous étions là, en tenue rayée, alors que nous avions l’air honnêtes. Nous leur expliquâmes. Ils eurent l’air de tomber du ciel et semblèrent émus. « Lorsque nous étions au front, nous dit l’un d’entre eux, nous ne savions pas, nous les jeunes, ce qui se passait en Allemagne. » – « Ainsi, c’est donc pour cela que nous nous sommes battus ? » murmura un autre.

Le train devait poursuivre et les soldats retournèrent dans leurs compartiments. Ils jetèrent depuis leur fenêtre quelque chose, qui atterrit dans notre wagon : des bonbons, enveloppés dans du papier cellophane ! Je n’en revenais pas. Était-ce possible que la dure leçon apprise sur le front des « Barbares rouges » triomphât de l’endoctrinement de leurs professeurs nazis ?

Nous arrivâmes à Weimar, à l’est de la gare centrale. Il sembla que nous dussions attendre. La locomotive était repartie, ainsi que la plupart de nos gardiens.

Je scrutai les environs. D’un côté, se trouvait un immense quai ferroviaire, de l’autre une route à quelques mètres de là, bordée de jardins, sauf en face de notre wagon, où un bâtiment imposant se dressait : l’école d’ingénieurs. J’arrivais à distinguer les étudiants qui se trouvaient à l’intérieur, des garçons de dix-huit ans environ, en costume-cravate, assis en face d’un tableau couvert de figures à la craie. La cloche sonna et ils se levèrent tous d’un bond, dévalèrent un escalier en sortant un sandwich, riant et criant joyeusement. Ils vivaient dans leur monde, un monde de règles et de chiffres, de livres et de traditions, ponctué de repas réguliers et d’heures de sommeil suffisantes, alors que depuis cinq ans, de plus jeunes qu’eux mouraient au front et dans les camps de concentration. La sirène d’alerte aérienne se mit à hurler. Les classes se dirigèrent en rang vers les abris antiaériens.

Des rangées de petites croix d’argent arrivaient par l’ouest, laissant sur leur passage de grandes traînées blanches dans le ciel : les bombardiers. Un avion-éclaireur volant à plus basse altitude les précédait, traçant un cercle juste au-dessus de l’endroit où nous nous trouvions. Je regardai tout autour de moi : les locomotives étaient à l’arrêt, tout le monde s’était mis à l’abri. Au loin, les avions commençaient à piquer. Le bruit des explosions était emporté par le vent, mais de gros nuages de fumée dense et noire, déchirés de gravats, s’élevaient au-dessus de la banlieue. Les traînées blanches, cette fois en direction de la gare, se multiplièrent dans le ciel. Quelques instants plus tard, notre train fut ébranlé par la force des explosions. Les hangars des entrepôts furent touchés. Nos gardes fuyaient dans tous les sens, cherchant un abri, et nous en vîmes qui traversaient en courant la voie ferrée en direction de Weimar, d’autres qui rampaient par terre, pour se cacher sous le train.

Je fus le seul à rester dans le wagon à ciel ouvert. Tant qu’à mourir, écrasé dans cet enfer de tôle froissée et de trains qui avaient déraillé, ou être enterré à côté des nazis sous les décombres de quelque bâtiment qui s’effondrait, je trouvais qu’il ne valait pas la peine de courir. Je pris trois gamelles rondes laissées par mes camarades, les empilai les unes sur les autres, me les mis sur la tête et me recroquevillai dans un coin. J’avais sûrement une drôle d’allure avec mon grand casque rouge sur la tête, mais personne n’était là pour s’en amuser. De toute façon, l’heure n’était pas à la plaisanterie. Les bombes explosaient de partout et retombaient en une pluie de pierres.

Lorsque tout fut fini, je m’époussetai et me redressai pour voir ce qui se passait au-dehors. Quelques voies plus loin, un train plein de betteraves fut assailli par les pillards. Puis nos gardes arrivèrent les uns après les autres, tirant tout autour d’eux, pour faire la preuve de leur puissance. On aurait dit qu’ils venaient de boire du thé avec du rhum.

Nous retournâmes dans les wagons, où nous étions moins les uns sur les autres, car grand nombre d’entre nous s’étaient enfuis et d’autres s’étaient faits tuer.

À la nuit tombée, le train fut rattaché à une petite locomotive à vapeur et tiré sur une voie unique. Les gémissements des blessés m’empêchaient de dormir, et je restai debout dans un coin du wagon, à scruter les environs pour voir si nous changions de paysage. Une épaisse traînée de fumée restait suspendue au-dessus des wagons et je la respirai à pleins poumons. Elle était noire et sale, mais chaude.

Au bout d’une heure, nous arrivâmes à destination. Ceux qui en avaient la force sautèrent hors du train. Nous aurions bien aidé nos camarades invalides, mais ils étaient trop nombreux. Des hommes en uniforme bleu, coiffés de bérets noirs, portant des bottes impeccables, nous attendaient sur la rampe. Nous les prîmes pour des pompiers ou des troupes de rescousse. Ils nous ordonnèrent de nous mettre en rang, par cinq, et nous précédèrent, au pas. L’éclairage d’un lampadaire me permit d’observer nos gardes de plus près : ils portaient un brassard sur lequel était écrit : « Lagerschutz*6 ». Ils avaient, comme nous, un numéro matricule sur la poitrine. Au loin, nous aperçûmes une double rangée d’ampoules – la célèbre clôture de barbelés électrifiée.

Nous passâmes devant des bâtiments, qui abritaient sans doute l’administration du camp. Devant l’un d’eux trônait un canon, impressionnant bien qu’un peu ancien, et je me demandai s’il était là pour nous dissuader.

Nous arrivâmes au camp. Comme à Gross-Rosen, le portail d’entrée était surmonté d’une tour principale et flanqué de deux bâtiments latéraux, où se trouvaient les bureaux de la direction et les cellules d’arrêt. Derrière le portail, le site s’ouvrait sur l’inévitable vaste place d’appel. Deux inscriptions figuraient au-dessus de l’entrée du camp : « Droit ou injustice – ma Patrie » et « À chacun son dû ». Nous étions à Buchenwald, le camp des internés politiques allemands.

Après une journée et une nuit passées sous une tente immense, ce fut notre tour de passer à la désinfection. Non loin de nous, un groupe de Tsiganes de Buchenwald attendait. C’était leur jour de bain et d’épouillage mensuel. Il y avait donc des poux aussi à Buchenwald ! Ils étaient ici depuis 1944, et l’un d’entre eux avait été à l’école des maçons d’Auschwitz. « Ne me demande pas ce que sont devenus les autres Tsiganes, me dit-il en soupirant, c’était il y a longtemps. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que quatre. »

Arrivés à la baraque de la désinfection, nous laissâmes nos vêtements, nos chaussures et tout ce que nous avions : de précieux restes de bouts de papier, un minuscule crayon, des clous, des lacets, une cuillère, un couteau qu’on avait fait soi-même – nous dûmes tout rendre. Nous fûmes enfermés dans une pièce toute carrelée et attendîmes. Allongés, assis, debout, les heures passaient, il faisait chaud, et nos corps nus suaient et puaient. Ceux qui se tenaient devant la fenêtre ne voulaient pas que nous l’ouvrions, de peur d’attraper une pneumonie. Nous avions soif, demandions qu’on nous apportât de l’eau, mais personne ne nous prêtait attention. La porte était fermée. Il était interdit aux autres détenus du camp de pénétrer dans la baraque de la désinfection et les responsables semblaient occupés par les nouveaux arrivants, qui nous avaient précédés.

L’attente dura dix heures, beaucoup s’évanouirent et ne parvenaient plus à se relever, quand enfin la porte s’ouvrit, nous laissant sortir. On nous expliqua que tout avait pris du retard, car les attaques aériennes avaient touché les arrivées d’eau.

La procédure d’enregistrement se poursuivit – partout la même –, j’en étais à mon quatrième camp de concentration. Nos cheveux avaient repoussé – nous avions déjà une brosse de deux centimètres – et des détenus français, énervés et surmenés, nous tondirent le crâne avec des appareils qui avaient grand besoin d’être nettoyés, huilés et aiguisés. Nous fûmes ensuite plongés dans un bassin contenant un liquide désinfectant très abrasif, qui mordait la peau. Il brûlait et piquait tellement, qu’une fois sous la douche chaude, nous n’arrivions pas à le rincer complètement. Un médecin SS attendait dans la pièce d’à côté. À une distance de quatre mètres, nous devions défiler devant lui, pour passer ce qu’il était convenu d’appeler « la visite médicale ». Pour qu’il y eût quelque chose à noter sur la fiche, nous fûmes mesurés.

Je reçus une chemise, une veste, un pantalon, des chaussettes et des chaussures. Il n’y avait pas de sous-vêtements. Une fois rhabillé, je pénétrai dans la salle d’enregistrement. Un Schreiber en tenue rayée me poussa le questionnaire sur la table. « Remplis toi-même. » C’était, semblait-il, d’assez anciens formulaires. Huit ans s’étaient écoulés, depuis les premiers enregistrements. 127 157 détenus m’avaient précédé, sans compter tous ceux qui avaient pris les numéros matricules des morts et qui n’apparaissaient pas. La plupart des jeunes se déclaraient plus âgés qu’ils ne l’étaient en réalité, de peur d’être classés parmi les « non aptes au travail ». En ce qui me concernait, j’avais été élevé à dire la vérité et n’avais pas l’intention de tromper le destin. Âge : 15 ans – Métier : maçon – Date d’arrestation : 28 juin 1943.

Le Schreiber7, un détenu politique allemand, me prit le formulaire des mains et commença à le lire attentivement. « Alors ton père se bat auprès des Alliés ? » – « Je l’espère », répondis-je fièrement. – « Sache qu’ici, nous nous occuperons de vous », continua-t-il sur le ton d’un gérant d’hôtel, qui reçoit un client. « Nous sommes ici à Buchenwald et nous sommes tous des camarades, qui se soutiennent entre eux. Depuis que le camp existe, nous avons tout fait, nous les détenus politiques, pour obtenir de meilleures conditions de vie. Un de nos succès, par exemple, consiste en la création d’un Lagerschutz. Depuis, les gardiens SS sont remplacés par notre propre police, des gens en qui nous avons confiance. Cela n’a pas été facile à obtenir, mais maintenant, nous avons également besoin de vous, les nouveaux arrivants. J’espère que tu t’intégreras bien dans notre communauté. »

Je lui répondis que j’étais juif et que je n’avais donc aucune prérogative, mais il sembla ne pas faire attention à ce que je lui disais. « Ici, nous sommes tous égaux, poursuivit-il. Tu crois vraiment que les quelques pauvres privilèges que nous avons, nous les Allemands, nous rendent plus heureux ? Ils ne nous attirent en général que des ennuis. Ne te fais pas de souci à propos de la catégorie dans laquelle te mettent les SS, parce que notre volonté de travailler ensemble pour survivre est plus forte que les nazis. »

Le soir même, accompagnés de la police du camp, nous nous rendîmes dans un entrepôt, où l’on nous distribua la soupe. Nous n’avions plus rien mangé depuis deux jours, mais avec toutes ces impressions nouvelles, je n’y avais même plus pensé.

Nous rentrâmes et nous assîmes par terre, en rang les uns derrière les autres, jambes écartées agrippant le camarade de devant comme sur une luge, afin de nous tenir chaud. C’était nécessaire, car les fenêtres de l’entrepôt n’avaient pas de vitres, et un vent glacial s’engouffrait à l’intérieur. Un policier du Lagerschutz se tenait devant la porte et nous observait. Dans d’autres camps, il aurait eu pour mission de nous intimider, mais là, il semblait qu’il fût ici pour nous aider, et en tout cas, pour intimer l’ordre aux fauteurs de troubles de se calmer. Peut-être, me disais-je en réfléchissant, pouvait-on faire confiance à ces nouveaux responsables de camp, et malgré ma méfiance évidente, ma première impression restait favorable. Bientôt je m’endormis.

Le lendemain, nous fûmes conduits au Kino8, une grande salle avec des bancs, qui d’après les murs, avait dû servir de salle de gymnastique et de projection de films. Tous entassés par terre et séparés des autres détenus et des gardiens par une clôture de barbelés, nous étions ici en « quarantaine ».

Je partis ensuite au « Petit camp », une extension qui avait été construite pour les détenus arrivant de l’est, et qui se trouvait à flanc de colline, au pied de l’imposant camp principal, le Grand camp. Comme à Birkenau, il se composait de baraquements en bois, et des clôtures le séparaient en sept enclos distincts. Trois baraques étaient remplies de malades, trois d’invalides, et les dix autres entassaient tous ceux qui figuraient sur des listes d’attente. Ma nouvelle adresse était le bloc 62. Je dormis d’abord par terre, sur le sol humide et froid. Plus tard, on m’attribua une place sur un châlit. C’était les mêmes qu’à Birkenau et je connaissais bien ces caissons de bois, surnommés les « boxes ». Là-bas, ils étaient fournis avec des paillasses, des couvertures, des punaises, des puces, des poux, des souris et offraient de la place pour cinq détenus. Ici, ils se réduisaient à de simples planches dans un coffrage en bois, sur lesquelles dix détenus venaient s’entasser les uns contre les autres. On ne pouvait y être étendu que couché sur le côté, tête-bêche, comme dans une boîte à sardines, et ensuite il n’était plus possible de bouger, de se retourner, ni de se mettre sur le dos. Nous n’avions pas plus de trente centimètres de place chacun. Au réveil – le moment toujours le plus difficile pour un détenu –, on avait les pieds et les mains raides et mal aux lombaires. Si l’on se raclait la hanche contre les planches, il arrivait souvent que l’inflammation se transformât en abcès tenaces.

Nos camarades de bloc – des Ukrainiens et des Polonais pour la plupart, avaient été évacués des camps de travail – et ils étaient tout le contraire du « Buchenwaldien » correct, dont m’avait parlé le Schreiber. Toutes les nuits, ils occasionnaient de sanglantes batailles et le lendemain matin, il n’y avait plus qu’à sortir les blessés. À la moindre peccadille, ils sortaient le couteau, et personne n’était là pour les en empêcher. Je m’étais donc aussi « acheté » un couteau – qui n’était même pas assez aiguisé pour couper du pain, mais il était grand et faisait son effet.

Le bloc ressemblait à une caverne de bêtes sauvages hurlant, pillant et tuant. La nuit, les détenus faisaient leurs besoins directement dans leur gamelle. La journée, ils se regardaient en chiens de faïence, les yeux pleins de haine. Ils n’étaient plus que ruine, physique et morale. Certains étaient déclarés « fous » et envoyés en convois noirs.

Après l’appel du soir, nous recevions un ticket pour la soupe du lendemain. Nous le tenions précieusement contre nous pour que personne ne nous le vole, et la plupart du temps, nous le cachions en le glissant dans les coutures de nos vêtements, car nos poches n’étaient pas suffisamment sûres. Ces tickets étaient synonymes pour nous de vie ou de mort. Pour chaque distribution de ration, nous faisions la queue pendant des heures devant ce que nous savions désormais être le Kino : un litre de soupe claire et 300 grammes de pain. Quatre fois par semaine, nous avions 25 grammes de margarine, deux fois par semaine une cuillère de confiture ou de fromage blanc, et le dimanche 50 grammes de saucisson, qui nous faisaient rêver des jours à l’avance.

Comme à Auschwitz, notre point de rencontre était les latrines – lieu où nous pouvions griller une cigarette et échanger les dernières nouvelles –, une cabane avec un grand récipient ouvert. Assis en équilibre sur le bord, nous ressemblions à des oiseaux sur un fil télégraphique et regardions si des chefs de blocs – qui seraient venus nous déranger – ne traînaient pas quelque part dans les parages. Par chance, les latrines étaient sur le périmètre de notre enclos, et si la nuit, en pleine obscurité, nous retrouvions notre chemin, nous pouvions y aller, ce qui n’était pas le cas des autres détenus, qui n’étaient autorisés à aller aux toilettes qu’à certaines heures réservées.

Les points d’eau, où nous nous lavions, étaient des lieux moins appréciés. Le matin, ils étaient ouverts une demi-heure durant, mais l’eau était glacée et nous n’avions pas de serviettes. Cela n’empêchait pas les adolescents que nous étions, lorsque nous nous y retrouvions, de nous saluer à coups de grandes giclées d’eau froide, en disant : « Allez, les gars, réveillez-vous ! Vous voulez vivre, non ?! »

Un jour, de façon tout à fait impromptue et inattendue, nous fûmes chassés au travail et conduits sur un site couvert de cailloux pour porter des pierres et aller les entasser cinq cents mètres plus loin.

Le chemin, menant à la carrière, était encadré de gardiens. Naïvement, j’avais cru qu’ils étaient là pour nous raccompagner au camp, mais force fut de bientôt comprendre qu’ils étaient ici, parce qu’ils « avaient des choses à faire ». On avait l’impression que le ciel, ou la terre, les avait répartis en cinq groupes différents : le premier, pour nous hurler dessus et qu’on accélère le pas ; le second, pour nous agonir d’insultes, parce que nous n’avions pas pris de pierre assez lourde et que nous devions la rapporter pour en ramener une autre, plus grosse ; le troisième, pour s’amuser à nous frapper ; le quatrième, pour imaginer toutes sortes de « jeux », comme par exemple nous bander les yeux et nous ordonner d’avancer avec une pierre en équilibre sur la tête ; seul le cinquième et dernier groupe semblait inactif. Ces capotes grises, assises sous un arbre à cent mètres de là, le fusil en bandoulière, rêvassaient toute la journée et si l’un de nous approchait, ils tiraient.

Le soir, en rentrant dans notre baraquement, j’étais couvert de bosses et d’ampoules, épuisé et déprimé. Une chose pourtant me gardait du désespoir : j’avais repéré les lieux, mémorisé l’inconnu, mystérieux et camouflé, qui terrifiait tout nouvel arrivant. Une fois que je savais où je mettais les pieds, je savais contre quoi je devais me battre.

Sur le chemin conduisant au travail, j’observai et appris par cœur le plan des immenses casernements et villas des SS. Les casernes SS pouvaient compter jusqu’à 15 000 hommes. Mais ce n’était pas tout. Buchenwald semblait reproduire le modèle d’un Land, avec des parcs, des agglomérations idylliques, un zoo, une cage à ours, une fauconnerie, une salle d’équitation, une salle de concerts, et bien d’autres choses encore pour distraire ces Messieurs-de-la-race-des-seigneurs. Pour nous, les occupations prévues ne manquaient pas non plus : usines d’armement, fabriques où étaient produites des pièces pour les fusées V2, carrières de pierre.

On nous avait dit que nous ne travaillerions que de façon transitoire. Les responsables étaient pourtant censés savoir que la longue route qui nous avait conduits des camps de l’est jusqu’ici, nous avait affaiblis. Tout cela n’était donc qu’un gros mensonge, comme celui de nous raconter que nous faisions partie des « détenus de protection ». Nous continuions de trimer, jour après jour, semaine après semaine…

… Et d’accumuler de nouvelles expériences. Nous fûmes envoyés déblayer dans une forêt, où visiblement une bombe était tombée. L’endroit était à l’extérieur du camp de travail, et c’est pourquoi certains de nos gardes se tenaient cachés entre les arbres. Les SS nous ordonnèrent de ramasser les pierres et les branches cassées, puis disparurent. J’avançais seul dans le bois, tout en nettoyant le site. Certaines histoires entendues me revenaient en mémoire : celles de détenus qui avaient reçu l’ordre de s’éloigner et avaient été ensuite abattus pour « tentative de fuite ». Les SS recevaient une prime pour chaque cadavre : cinq marks, un paquet de tabac et trois jours de congé. J’entendis des coups de feu, qui ne me surprirent donc pas. Le cœur battant, je bondis me cacher dans le sous-bois, regardant furtivement partout autour de moi et tendant l’oreille pour capter des bruits de voix… Je rejoignis en courant notre point de rassemblement. J’avais désormais la preuve que tout ce que racontaient les anciens de Buchenwald était rigoureusement exact et qu’ils n’avaient en rien exagéré. Je venais personnellement d’en être témoin.

Comment tous ces « vieux matricules » allemands avaient-ils fait pour survivre ? J’aurais aimé comprendre. Sans doute étaient-ils habités par une flamme, une grande cause pour laquelle ils voulaient vivre, mais qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir encore de « grand » pour un déporté décharné, méprisé et coupé du monde extérieur ? Était-ce la victoire ? La foi politique qui les animait était bannie depuis longtemps, les chefs avaient tous été assassinés, et à peine trois ans auparavant, l’oppresseur nazi semblait encore invincible.

Nous étions en mars 1945. Notre vie se résumait à une seule et épuisante attente, exaspérant l’espoir. Nous attendions pour notre litre de soupe ; nous attendions sur la place d’appel ; nous attendions encore pour aller aux latrines, pour rentrer nous coucher ; nous attendions que les rayons du soleil vinssent nous réchauffer, que le printemps s’annonçât, que quelqu’un vînt battre Hitler, que notre libération enfin arrivât.

Nous devions même attendre pour connaître le choix du châtiment qui nous était réservé – toujours à propos de quelques broutilles –, avant de pouvoir rentrer dans notre baraquement et retrouver un châlit surpeuplé. Nous devions alors nous tenir dans le froid sur la place d’appel, au garde-à-vous, jusqu’à ce que le verdict tombe. Le seul moyen de résister à tout cela était de rêver d’autre chose.

Mon imagination était parfaite pour ce genre d’exercice. Lorsque j’avais terriblement besoin de dormir, j’imaginais le moment où, trébuchant dans la boue et la caillasse, nous arrivions à notre baraquement et je me concentrais alors sur ces secondes de bonheur, durant lesquelles nous grimpions nous étendre sur nos planches, pressés contre la chaleur des corps de nos voisins. Lorsque j’avais faim, je flattais mon estomac avec toutes sortes de saucissons imaginaires, des boudins, des saucisses à l’ail, des saucisses de Francfort, des salamis et le point d’orgue – qui réussissait à me faire monter l’eau à la bouche – était de penser au dimanche suivant et aux 50 grammes de saucisse qui allaient nous être distribués, ainsi qu’au royal festin que ce serait pour nous.

Nous fûmes répartis en différents groupes, pour aller travailler dans des camps annexes. Spéculant sur celui qui serait le pire, certains tentèrent des évasions ou des astuces, qui n’avaient cependant aucun sens, car les conditions étaient mauvaises partout. Buchenwald comptait une multitude de kommandos, d’Eisenach à Chemnitz, de Cobourg à Leipzig, et tous étaient globalement des pièges à esclaves.

À Dora, Ohrdruf et Plömnitz, les détenus creusaient des tunnels pour la fabrication d’usines souterraines, chargées de produire les fusées V2. Ces bombes volantes étaient le dernier atout d’Hitler, dont il espérait qu’elles permettraient aux blonds et cultivés Allemands, de tuer des milliers d’Anglais, tout aussi blonds et cultivés. Il lui était complètement indifférent que leur fabrication coûtât au passage la vie de milliers d’exclus décharnés, qui avaient grandi dans des forêts, des caravanes ou des ghettos.

Lorsque vint mon tour de partir en convoi, je dus me traîner jusqu’à l’infirmerie pour me présenter devant une commission de sélection. J’avais sans doute l’air d’un squelette vivant, puisqu’il fut décidé que je devais rester à Buchenwald. Pour une fois, et de façon tout à fait inattendue, que ma faiblesse me servait !

Tout excité de joie, je courus reprendre mes habits. Entre-temps, je m’étais fait voler mon calot et mes chaussures. Il ne me restait pas d’autre solution que de voler ceux d’un autre. Le seul calot qui restait était vert. Je réfléchis, me demandant si cette couleur irait avec le reste de mes vêtements. Porter quelque chose de voyant faisait courir le risque d’attirer l’attention et je ne pouvais pas me permettre d’être remarqué par un garde SS. Mais en même temps, je n’avais pas le choix. Je pris le béret vert, me l’enfonçai sur le crâne et courus à mon bloc, seul, avec l’espoir de n’être ni reconnu, ni repéré.

Un jour, je vis un enfant de quatre ans, le petit être le plus triste qu’on pût imaginer, tant son retard physique, celui de son comportement et de son langage étaient importants. Chancelant de faiblesse, il végétait comme un animal blessé en produisant des sons rauques dans un mélange d’allemand, de polonais et de yiddish. « C’est l’enfant qu’ils cachent aux SS, me dit-on, son père l’a amené dans son sac à dos. Chaque fois qu’il y a un contrôle, ils bâillonnent ce pauvre diable et le cachent par terre, sous les planches. Quelle vie ! » Je me renseignai, s’il y avait d’autres enfants. « Oui, dans le Grand camp, au bloc 8, celui des enfants. Sinon, les jeunes ont au moins douze ans. » J’appris ainsi qu’au bloc 8, vivaient une centaine de Russes et de Polonais, âgés de quatorze et seize ans, et dont quelques-uns faisaient ouvertement office de « poupées » auprès de certains personnages influents du camp, se jalousant comme des femmes les uns les autres. « Il y a également un bloc de jeunes au Petit camp, m’expliqua-t-on. À ta place, j’essaierais de m’y faire transférer. »

Je fus finalement envoyé au bloc 66, ce bloc du Petit camp, qui abritait entre 300 et 400 jeunes. Le chef de bloc – un Juif polonais blond, qui avait déjà quelques années d’expérience dans les camps nazis – nous reçut comme d’habitude, avec un grand et solennel discours inaugural. Il semblait beaucoup se soucier de ses protégés et répéta ce que j’avais entendu au bloc d’enregistrement. En l’écoutant, je repensai à notre chef de bloc, le 7a, à Auschwitz, qui – lui aussi – souhaitait tout le meilleur pour nous, mais nous « gueulait » dessus comme un véritable dictateur. Son collègue de Buchenwald en comparaison, apparaissait comme un ami.

J’étais heureux d’être à nouveau parmi des jeunes et le bloc était le plus agréable que j’ai jamais connu. Même le SS, à qui était remis le rapport d’appel, ne cherchait pas à nous ennuyer, ceci grâce au chef de bloc qui, pour je ne sais quelle raison, réussissait à entretenir de bons rapports avec lui. J’avais de très nombreux camarades juifs, qui venaient des camps de travail ; dans ma chambrée, ils étaient majoritairement polonais, et ceux de la chambrée d’à côté, hongrois.

Les camarades qui, depuis 1939, avaient vécu dans les ghettos, savaient très peu de choses de monde extérieur. Leur sort avait été beaucoup plus difficile que le mien, et ils avaient été les témoins de scènes horribles et de tragédies épouvantables. Mais ils étaient trop jeunes, trop ignorants pour comprendre ce qui se passait autour d’eux. Leur réaction avait été de se replier comme des bernard-l’ermite et de se retrancher derrière la barrière mentale, qu’ils s’étaient érigée : tout ce qui se trouvait au-delà était hostile à leurs yeux, et ne valait pas la moindre réflexion. La vie au ghetto avait fait qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient entendre parler d’inconnu. Naïvement, ils se méfiaient de tout ce qui était « étranger » et quelques-uns parmi eux me soupçonnaient même d’être un espion à la solde des Allemands.

Il y avait également deux Juifs allemands, des garçons très sympathiques et cultivés. Ils auraient pu être des camarades idéals pour moi, et pourtant, je les évitais. Leur fierté d’être des « Allemands », des « Occidentaux », me repoussait. Les autres ne les aimaient pas non plus, et toute leur arrogance ne leur valait que du mépris et des railleries.

De nombreux différends surgissaient entre nous, en raison de nos horizons culturels différents, mais ces querelles restaient contenues. Nous étions jeunes, cherchions à nous comprendre, et le pire reproche que nous pouvions mutuellement nous lancer, était de « ne pas être assez mature ».

Durant la journée, nous nous laissions parfois tomber sur un bloc de pierre ou un tronc d’arbre, et essayions de capter quelques rayons de soleil, qui se faisait tout doucement plus chaud. Le dernier des terribles et périlleux hivers de la vie concentrationnaire faisait place au printemps de l’Espérance. Bientôt, tout allait changer.

Un jour, les jeunes du bloc 66 reçurent des paquets de la Croix-Rouge. Ces dons venus de l’étranger étaient en principe réservés aux détenus français et hollandais, mais ceux-ci n’étaient plus de ce monde pour en profiter, et nous en fûmes les bénéficiaires. L’arrivée des paquets fut accompagnée d’une grande excitation. Alors que nous nous querellions violemment sur leur contenu supposé, nous étions déjà en train d’imaginer mentalement comment de tels trésors seraient répartis. Les inscriptions en français sur les boîtes nous avaient fait espérer en silence qu’il s’agissait de succulentes charcuteries et l’eau nous montait à la bouche. Nous plongeâmes nos cuillères dans le sable boueux pour les nettoyer, attrapâmes nos gamelles, et nous cherchâmes chacun un petit coin tranquille, où nous pourrions déguster en paix ces merveilleux délices. Impatients, nous attendîmes le moment de la distribution. L’excitation se calma lorsque chacun de nous eut reçu sa part, et nous regardions – le regard plein d’admiration – celle du voisin, qui bien sûr, comparée à la nôtre, prenait d’extraordinaires dimensions.

Qui détenait de la farine de céréales se mettait en quête de trouver des brindilles et suppliait son chef de bloc de lui prêter sa précieuse casserole pour la faire cuire. Dans cette loterie, mon bonheur se limita à une boîte de sardines – sans ouvre-boîte – qui allait devoir être partagée en cinq.

 

Notre chef de bloc avait une passion, qu’il avait conçue et développée, pour en faire un succès : une chorale. Si l’on voulait faire partie de ses chouchous lors du partage d’un bouillon cube, par exemple, qui lui avait été envoyé par des amis du Grand camp, il fallait pouvoir lui chanter quelque chose. « Chantage ouvert ! » grommelaient les moins musiciens du bloc 66. « Cette vieille chouette veut se rendre célèbre. Il ne lui suffit pas d’être chef de bloc – il se prend en plus pour un chef d’orchestre, ou un compositeur, et tout cela sur notre dos ! » – « Ce n’est pas juste, ils se sont vraiment gagné leur supplément », disaient les défenseurs. « Attendez, attendez ! dit l’un de ces garçons, moi je voudrais vous y voir, à passer vos soirées, enfermés dans les douches pour répéter. Et en plus, vous en profitez ! » – « Parfaitement ! rétorqua un autre – un type très éveillé –, toujours là pour râler, mais pour nous accompagner et chanter avec nous, là, plus personne ! Ils préfèrent roupiller le soir, et quand ils se lèvent, c’est juste pour aller aux latrines, et là, tout ce qu’ils savent faire, c’est nous enfumer ! »

La chorale se réunissait lorsque tous les autres étaient couchés, afin de préserver les chants en secret. Un jour, cependant, je réussis à entendre quelque chose. Sans plus me soucier de ce que les autres – moi y compris – avaient pu dire de méchant sur leur compte, je me faufilai jusqu’aux latrines. Les douches, qui étaient juste à côté, étaient fermées et éclairées, et j’entendis chanter doucement une rengaine, dont une mesure était reprise et travaillée, comme un disque rayé. C’était fascinant et incontestablement, ils travaillaient dur. Je collai mon oreille à la porte pour essayer de comprendre les paroles, mais quelqu’un avait dû voir mon ombre : « Retourne au lit, espèce de rabat-joie », me crièrent-ils, et ce fut la fin du concert.

De retour à ma place, je méditai longtemps, car ces chœurs m’avaient tellement impressionné que je n’arrivais pas à m’endormir. Je m’étais trompé sur mes camarades. De toute évidence, ils étaient sortis de leur coquille, étaient des jeunes comme tous les autres, et bien plus encore : leur énergie et leur conviction en chantant étaient telles, qu’ils transmettaient une véritable force. Je ressentais une joie irrépressible. Pour la première fois, j’avais des amis autour de moi, de vrais amis. Ces quelques mesures que j’avais entendues ne résonnaient pas en moi comme un concert dont j’aurais manqué une partie, non ! je venais d’entendre là les premières mesures de l’ouverture d’une glorieuse Symphonie pour la Jeunesse.

Le jour tellement attendu arriva. Une soirée culturelle – au cours de laquelle la chorale devait faire ses débuts – était prévue, et des SS comptaient même parmi les invités – peut-être pour donner un certain aspect de légalité à notre aventure.

Impatients, nous attendions nos hôtes, assis sur les bancs, que nous avions provisoirement installés avec des planches de nos châlits. Des centaines de spectateurs pénétraient dans notre chambrée, qui ne faisait pourtant pas plus de huit mètres sur dix. Tout le monde tendait le cou pour apercevoir la porte et les tréteaux de la scène attenante, qui étaient posés sur des bouteillons de soupe. Le spectacle était prometteur. Les invités arrivèrent : quelques VIP du Grand camp, amis de notre chef de bloc, ainsi qu’une dizaine de SS, dont certains étaient officiers, prirent place aux premiers rangs réservés, et le spectacle commença.

Le programme se composait de chants, de sketchs, d’acrobaties et de solos de danse. Les jeunes de Pologne commencèrent par un chant, qui racontait ce que serait la vie, une fois Varsovie reconstruite. Ils furent chaleureusement applaudis et le claquement de nos mains, en rythme, rappelait le bruit sourd et scandé des roues d’un train en marche. Ils furent bissés, avec des sifflements d’admiration. C’était un peu comme une fête d’adieu et nous en étions très conscients : plus personne ne pouvait nous empêcher de dire ce que nous pensions. Les SS avaient à peine compris les paroles de leur chant, mais chose étrange, eux aussi semblaient applaudir.

Puis ce fut au tour des Russes de monter en scène, pour faire une belle démonstration de leurs danses folkloriques et de leurs célèbres chœurs. Ils n’étaient pas nombreux, mais avaient des voix superbes. De façon répétée, les noms de Staline, Armée rouge et Union soviétique résonnaient dans cette pièce comble, et si les officiers SS espéraient qu’Hitler réussirait à rééduquer ces jeunes, si optimistes et si déterminés, ils pouvaient toujours attendre. Moi, je savais dans quelles conditions et dans quelles dispositions d’esprit ils étaient arrivés à Auschwitz, près de deux ans auparavant. À l’époque, ils n’étaient pas aussi convaincus du bien-fondé de la Patrie et certains faisaient même montre d’une certaine déception. Mais aujourd’hui, ils lui rendaient hommage, leur confiance était plus forte que jamais, leur zèle et leur fidélité indestructibles.

Le dernier grand groupe représentatif était celui des jeunes Juifs de Pologne. Ils chantèrent tout d’abord la vie au ghetto, leur mère, le rabbin et l’étude de la Torah – tout un portrait émouvant du peuple yiddish. Puis ils chantèrent les lamentations d’un peuple qui part, conduit à la mort, l’impuissance face au destin et le désespoir. Triste image de leur propre compassion, telle que seul un Juif pouvait la rendre. Puis brusquement, les chanteurs changèrent de position et nous fûmes transportés dans un monde d’espoir et de détermination. Les voici qui chantaient l’avenir, des chants dont ils étaient fiers – leurs propres chants.

Ces mélodies entraînantes, que j’avais écoutées la nuit lorsque je partais fouiner, résonnaient maintenant devant un public. Les mots assourdis qui étaient chuchotés entre les murs hostiles des douches où il faisait froid, les textes écrits par des détenus inconnus, étaient désormais libérés et optimistes. « Oh, comme ils souffriront, ceux qui nous ont moqués », disait l’une des chansons. D’autres parlaient du temps où tous les hommes seraient libres et égaux : « Nos enfants vivront dans un monde meilleur à venir, ils pourront à peine croire ce que leurs pères leur raconteront sur le passé. »

Nos hôtes en manteaux gris restaient assis, l’air embarrassé. Tout s’était fait très brusquement, et ils n’étaient pas préparés à être moralement bousculés. Ils croyaient rire en venant. Je les observai, pour voir leurs réactions. Leurs uniformes décorés de fémurs et de têtes de mort en imposaient moins et ils n’étaient plus très reluisants. Certains se grattaient la tête avec nervosité. L’un des officiers essuya ses lunettes. Sans doute avaient-ils compris quelques mots de yiddish. De plus, les artistes qui venaient de se produire étaient loin d’être ce que les nazis et leurs amis à travers le le monde auraient souhaité qu’ils fussent. Il n’y avait là ni stupides paysans polonais, ni Russes barbares, ni Juifs tourmentés récitant des versets de la Torah et portant des papillotes ; il n’y avait là que des jeunes pleins de dynamisme et de volonté de relever le défi, tournant leur regard vers la construction de l’avenir, à laquelle ils voulaient contribuer.

Toutes ces jeunes voix, qui nous avaient unis dans l’évocation du passé et conduits vers l’avenir, se turent. Le concert était fini.

J’avais le sentiment que nous vivions tous un rêve et me demandais : « Et s’il était vrai ? »

*

 

Avril et le roulement des canons alliés arrivèrent. Notre bloc était situé à l’extrême bord de la partie basse du camp. Il était devenu le point de rencontre d’observateurs fiévreux, qui passaient leur journée à scruter minutieusement la plaine s’étendant à nos pieds, dans l’espoir d’y apercevoir un signe, qui dénotât et annonçât l’avancée de nos libérateurs. Quelques détenus importants du Grand camp étaient parmi eux et possédaient un objet rigoureusement interdit : des jumelles. Ils n’avaient pas grand-chose à craindre, car les SS ne pénétraient pratiquement plus dans le camp, sans que nous ne le sachions au préalable. La fin approchait, qui pouvait nous apporter le pire comme le meilleur. Tout n’était plus qu’une question de jours.

Quelqu’un cria qu’il apercevait des chars au loin. « Je n’arrive pas encore à les reconnaître », dit un autre, en tournant nerveusement sur le roulement de ses précieuses jumelles. « Allez, laisse-nous regarder aussi ! » suppliions-nous. Nous eûmes l’honneur de pouvoir jeter un œil sur cette vaste, silencieuse et mystérieuse étendue, mais nos efforts restèrent vains. J’eus la fierté, moi aussi, de tenir les jumelles. Sceptique, comme toujours, je scrutai, faisant lentement défiler la vallée, puis la longue route départementale grise, les champs et les haies. La seule chose qui ressemblât à un char – ou à quoi que ce fût, qui pût vaguement être en lien avec notre libération – furent quelques meules de foin.

Un peu plus tard, le bruit courut que le camp allait être évacué, et les SS firent une déclaration infirmative : « Les détenus de Buchenwald restent dans le camp. Il est de votre propre intérêt de vous comporter de façon disciplinée et d’obéir aux ordres qui vous seront donnés… À l’arrivée des Américains, vous serez rendus, pacifiquement et de manière rangée. » C’était rassurant et nous étions heureux.

Une nuit, alors que je rentrais des latrines après avoir parcouru sur une distance d’environ deux cents mètres le chemin difficile, escarpé et pierreux qui y conduisait, j’entendis des voix venant de la chambre du chef de bloc. Il avait encore de la visite, alors qu’il était largement au-delà de minuit. Les hommes parlaient entre eux de la Pologne et de leur patrie. Chose bizarre, l’un d’entre eux parlait anglais. Cela ouvrit ma curiosité. Je pressai mon oreille contre les parois du mur et écoutai. La voix n’était que faiblement audible et recouverte de craquements et sifflements. Il n’y avait plus de doute, ils écoutaient clandestinement la radio. Ils parlaient fort – des villages de Pologne – et maintenant je comprenais clairement pourquoi : il s’agissait d’une rencontre secrète entre les plus importants détenus du camp, qui écoutaient les nouvelles. Pendant qu’ils parlaient pour cacher le bruit qu’émettait le poste, l’un d’entre eux cherchait à capter les ondes pour entendre les dernières nouvelles, faisant état des succès alliés. Ils avaient choisi de se retrouver dans notre bloc, car c’était celui qui se trouvait à la distance la plus éloignée des casernes SS ; enfin, il était à l’écart et habité par des détenus, encore trop jeunes pour être des informateurs.

Je tendis l’oreille pour entendre les noms de villes connues, pleinement conscient du privilège que je vivais là. Mais cela ne dura pas longtemps, car je fus rejoint par d’autres « visiteurs des latrines ». Ils me demandèrent de traduire ce que j’entendais et, très excités, commencèrent à commenter tout haut. Mais le chef de bloc eut lui aussi son petit mot à dire : il ouvrit la porte et nous intima l’ordre de retourner nous coucher.

Depuis, chaque nuit, j’écoutais la radio. Je m’asseyais par terre et m’appuyais contre le mur, derrière lequel parlait la voix des Alliés, et tendais l’oreille pour comprendre – difficilement – les nouvelles, de telle sorte que le lendemain, les « rumeurs » n’étaient plus une surprise pour moi. Lorsque nos camarades de camp traçaient du bout d’un bâton les contours d’une carte géographique sur la poussière du sol pour nous expliquer la situation du front, je savais déjà tout ce qu’ils racontaient. En tout cas, tout cela était la preuve que les nouvelles de bouche-à-oreille circulaient très bien. Ce que l’on m’avait dit, lorsque j’étais arrivé au camp de Buchenwald, semblait se réaliser : « Ne croyez pas qu’on vous oublie, nos camarades veillent, même si vous ne remarquez rien. »

Notre attente en silence prit bientôt fin. Les haut-parleurs du Grand camp diffusèrent un ordre, répété en boucle : « Tous les Juifs doivent se présenter au portail ! » Il nous fut communiqué par notre chef de bloc. Bouleversés par la perspective si menaçante d’une telle directive, nous étions retombés dans un état de désillusion et de peur. Nous savions très bien ce qui s’était passé dans d’autres camps de l’Est, juste avant leur libération. Nous envoyâmes un éclaireur dans le Grand camp, qui, lorsqu’il arriva au portail du camp sur la place d’appel, ne vit âme qui vive. Personne n’y était allé – l’ordre avait été désobéi.

Le couvre-feu fut déclaré dans l’après-midi et des rafles commencèrent. Des kommandos SS sillonnaient le Camp central, ainsi que le Petit camp. Ils allèrent jusqu’à l’endroit de nos latrines, mais pas plus loin. Le soir tombait. Pour aujourd’hui, c’était assez. La nouvelle « Das Hauptlager ist judenrein9 » retentissait dans les haut-parleurs. Les Juifs du Grand camp avaient tous, avec la plupart de leurs frères du Petit camp, été placés dans un camp de tentes, à l’écart.

Le lendemain matin, il y eut une autre surprise. Les détenus, dont on nous avait assuré qu’ils veillaient sur nous, avaient œuvré. Leur courage et leur détermination étaient tangibles. Notre chef de bloc tenait dans la main un paquet qu’il avait reçu, contenant des triangles rouges, noirs et verts, et en quelques minutes, les jeunes Juifs arboraient tous de nouveaux signes. Les garçons du ghetto étaient désormais devenus des Polonais ou des Russes « détenus politiques », « asociaux » ou « criminels ». Je devins un « détenu politique allemand ».

Voilà ! Notre bloc était maintenant « judenrein10 ».

Nous avions abandonné le yiddish. Mes camarades de chambrée ne parlaient plus que polonais et russe. Leur connaissance de cette nouvelle langue maternelle était certes fruste, mais de toute façon, les gardes SS de Buchenwald n’y verraient que du feu. Et la réponse standard à toutes les questions posées resterait le bon vieux « Nix verstehen Deutsch »*. Ma situation, par contre, était plus délicate et je ne pouvais pas faire l’ignorant, maintenant que je jouais le rôle d’un « Aryen ». Les détenus allemands étaient d’ordinairement bien habillés, avaient l’air en bonne santé et vivaient dans un bloc à part. Il fallait donc que je m’attende à ce que l’on me demandât pourquoi je me démarquais des autres et que ma réponse soit claire, donnée sur un ton assuré et convaincant.

Ce soir-là, je fus impitoyablement taquiné. « Allez, viens ici ! me disaient mes camarades, on va voir, si tu joues bien ton rôle. N’oublie pas que tu es allemand maintenant, et si tu ne te comportes pas comme un vrai mufle, nous ne te connaissons plus. » – « Hé ! L’Allemand, tu m’emmèneras, la prochaine fois qu’tu vas au bordel ? J’te paierai, tu sais, un demi-litre de soupe ! » – « Si nous restons encore longtemps ici, tu vas dev’nir chef de bloc, hein, l’Allemand ? » – « Ça ferait mal au Führer de te voir entouré de tous ces étrangers ! » – « Oui, pourquoi est-ce que tu ne lui écrirais pas ? »

À leurs yeux, Allemand ou crapule signifiait la même chose, et essayer de leur expliquer n’avait pas de sens. Ils voulaient juste rire, et j’étais bien le dernier à vouloir les en empêcher.

« Reichsdeutscher* politischer Schutzhäftling Nummer 127 15811, gueulai-je, déclare porter plainte contre ces sales Polacks, qui se moquent de notre Patrie. Matricule 127 158 demande en conséquence à être transféré dans un monde plus civilisé, où l’on parle allemand. »

Lorsque nous nous fûmes suffisamment amusés, j’allai me coucher. Quelqu’un me toucha l’épaule : « Et n’oublie pas de ronfler comme un Allemand ! »

*

 

Bien que l’on nous ait juré le contraire, Buchenwald fut évacué. Le tour des premiers fut celui des Juifs, qui sortirent des tentes ; vint ensuite celui des Tchèques, qui quittèrent le Grand camp. Certains convois partirent par ferroviaire, d’autres à pied. Ils devaient aller à Dachau ou Mauthausen, tous deux des camps de concentration dans le Sud, que les Alliés n’avaient pas encore atteints.

Durant une semaine, nous ne vécûmes que de pain et de miel de synthèse. Nous nous affaiblissions de jour en jour et nous étions de plus en plus affamés. Alors que je m’étais mis désespérément en quête de quelque chose à manger, je parvins à me faufiler dans le Grand camp. De nombreux blocs étaient vides déjà. Les quelques détenus, que l’on voyait marcher et qui semblaient en état de confusion, se cassaient la tête pour trouver un moyen d’échapper à l’évacuation.

Sur les rues du camp, traînaient quelques affaires personnelles de ceux qui avaient été évacués : des morceaux de carton, du papier kraft, de vieux journaux, des photos, des lettres. Ces précieux objets, si difficilement entrés et gardés dans le camp, et qui avaient donné une impression de richesse à leurs propriétaires, gisaient là, en tas. Je pris un bâton pour trier et piller quelque chose à manger, mais je ne trouvai rien. Il n’y avait que du papier, du papier partout, des feuilles éparses, qui flottaient dans la brise avec un bruit de pages tournées par le vent. Je regardai de plus près : il y avait des tas de bouts de papier empilés, qui avaient servi de monnaie au camp, des bleus, pour une valeur fictive d’un mark, des rouges, de deux marks ; une carte, couverte d’une large écriture, barrée du trait rouge de la censure et oblitérée de je ne sais quel petit village inconnu de Pologne ; des chiffons ; des morceaux de papier sales et tachés, sur lesquels un intellectuel inconnu s’était appliqué à écrire en lettres gothiques. Curieux, je ramassai l’un d’eux et le lus : « Wer nie sein Brot mit Tränen ass / Wer nie die kummervollen Nächte an seinem Bette weinend sass / Der kennt Euch nicht, Ihr himmlischen Mächte », puis il y avait un trait tiré, sous lequel figurait : « Kennt Ihr dans Land wo die Zitronen blühen, wo man statt Frauen Ziegen liebt… » Était-ce une citation ou des vers personnels ? Je ne le savais pas (N.D.A. : Les premiers sont tirés d’un des trois « Lieder du Joueur de harpe » dans le roman Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Johann Friedrich von Goethe ; les seconds sont une parodie).

Ma recherche fut vaine et je rentrai au bloc, où l’on était – toutes proportions gardées – plus en sécurité. Le lendemain, je repartis, mais cette fois du côté du potager. Le grand et vaste champ, entouré de fil de fer barbelé, sur lequel poussaient des légumes et des fleurs, avait été pillé et comme moi, une dizaine de pauvres hères affamés avaient écarté le grillage pour y pénétrer. Ils étaient occupés à épiler quelques dernières feuilles, qui restaient sur des branches d’épinards. Baissé, j’arrachai les branches et les mis fiévreusement dans un carton, pour m’en faire une magnifique salade.

Je levais parfois la tête. Au loin dans les bois, une attaque aérienne de bombardiers américains commença, et je vis de grosses colonnes de fumée noire et dense s’élever du sol. J’étais tellement fasciné, que je ne pouvais penser à rien d’autre que Américains/épinards, épinards/Américains. Perdu dans mes rêves, j’entendis brusquement des coups de feu claquer. Un SS arrivait sur le champ, courant comme un fou, fusil braqué. Ce monstre voulait-il satisfaire ses instincts chasseurs ou prenait-il mal le fait que l’on réduisît sa portion de salade d’épinards pour la semaine suivante ? Pris de panique, nous prîmes nos jambes à notre cou, courant par-dessus les chaumes et les fossés, vers le trou du grillage. Malheureusement, j’étais faible. Mes chaussures étaient beaucoup trop petites, j’avais les orteils blessés, boitais et n’arrivais pas à courir aussi vite que les autres. Je tentai ma dernière chance et jetai le carton empli des précieuses feuilles de salade. Mais cela ne servit à rien. Mon ennemi se rapprochait de plus en plus. Il me frappa de violents coups de bâton. Instinctivement, je rentrai la tête et parai les coups de mon bras gauche. « Ne bouge plus, trou du cul, ou je tire », cria mon agresseur, pourchassant déjà une autre victime. Me ramassant sur moi-même pour être une cible moins facile, je courus jusqu’à la clôture, comme un animal blessé.

Arrivé au bloc, je m’occupai de mon bras tout écorché et enflé, me disant que j’étais devenu complètement fou. Avoir survécu à toutes ces années d’épreuve, et mettre sa vie en jeu pour quelques feuilles d’épinards !! Enfin, tout de même, je regrettais de ne pas pouvoir me faire cette belle salade, qui m’avait fait rêver et d’avoir perdu mon précieux carton.

Le lendemain, 10 avril, notre partie de camp devait être à son tour évacuée. Nous nous cachâmes où nous pûmes, dans la partie creuse du coffrage du baraquement, dans l’étroit espacement sombre, qui sentait le renfermé, qui se trouvait sous les planches du sol, sous et dans les sacs de paille où nous étouffions ; nous nous entassâmes également dans des canalisations puantes des eaux usées et contaminées ; bref, nous refusions de quitter le bloc. Peu de temps après, nous fûmes encerclés par la police du camp. Les gardes SS se précipitèrent dans notre baraquement, munis de leurs inévitables fouets et revolvers. La résistance fut brisée et nous remontâmes la côte en direction du portail du camp.

J’essayai désespérément de briser le cordon de la police du camp. « Sois raisonnable, garçon, me disaient les hommes pour me calmer, presque tous les autres détenus sont déjà partis. Nous-mêmes devons quitter le camp aujourd’hui. Il faut qu’il soit vidé avant huit heures. Il n’y a que ceux du Revier qui peuvent rester. En plus, tu ne sais pas si le dernier convoi qui quittera Buchenwald sera plus sûr. »

Ils me convainquirent de rejoindre le groupe, qui se trouvait à quelques mètres de la place d’appel, entre les blocs 3 et 9, et qui attendait. Alors que j’étais accroupi sur le chemin, en attendant que les choses se passent, je vis de longues colonnes de camarades détenus marcher en silence, le visage soucieux, vers le portail du camp. Ils savaient que l’inconnu les attendait. Seul un jeune Tsigane, la peau brunie par le soleil, semblait avoir conservé toute sa confiance. Il marchait d’un pas décidé au milieu de ses camarades – tous beaucoup plus grands que lui – et nous criait de les rejoindre : « Qu’est-ce que vous attendez ? Venez ! Je suis tsigane et suis heureux d’aller dehors, où chantent les oiseaux. C’est bon d’être chez soi dans la nature. Bonne chance, camarades, je pars retrouver la liberté. »

Nous restâmes sur place, continuant d’attendre. « Il n’y a pas assez de gardes ici, dit l’un des Lagerschutz. Ce sera votre tour, lorsque nous reviendrons et que nous aurons fini de faire sortir la colonne qui vous précède. »

La sirène se mit à hurler, apportant ce que nous considérions comme une bonne nouvelle pour nous. La circulation sur les routes et lignes de chemin de fer avait dû être interrompue et les évacuations étaient repoussées. Un petit avion de reconnaissance vrombissait au-dessus de nos têtes. L’artillerie lourde antiaérienne allemande n’existait plus depuis longtemps et l’avion passa tellement bas, que nous réussîmes à voir la tête des pilotes. Nous pensions qu’il allait lâcher quelque chose – des armes, de la nourriture, ou du moins des tracts – mais rien de tout cela ne se passa. La seule chose qu’il laissa derrière lui fut une tension et une attente renforcées.

Puis s’ensuivirent de longues heures de silence. Les détenus étaient assis sur ce qui avait été des parterres de fleurs, à l’ombre des blocs attenants. Plus rien ne bougeait. Aucun des gardes n’était rentré.

Le soir pointait et il ne se passait toujours rien. L’alerte n’avait pas encore été levée. Lorsque la nuit fut tombée, nous retournâmes dans nos blocs, mais plus de la moitié de mes camarades de chambrée ne purent réussir à rentrer. Nous étions tous en état de confusion, ne sachant qu’une chose avec certitude : la nuit à venir serait décisive. Soir après soir, nous espérions depuis une semaine que le lendemain nous apporterait la libération. Mais cette fois, il semblait qu’elle arrivait enfin et que le destin allait, dans les heures suivantes, nous apporter la réponse à la question de savoir si nous avions l’avenir devant nous ou pas. Nous devions passer la nuit dans les blocs qui bordaient le camp, le long de l’immense plaine. Il s’engagea alors de vives discussions entre nous sur le fait que nous courions plus le risque d’être touchés et d’être blessés à l’endroit où nous étions qu’ailleurs, car les minces planches en bois du bloc n’offraient aucune protection. Nous restâmes éveillés, spéculant sur les ricochets de tirs, les bombes, les grenades et les obus. Puis vaincu par le sommeil, je m’endormis.

Lorsque nous nous réveillâmes, rien n’avait encore changé. Le couvre-feu était toujours décrété et un silence de plomb régnait sur le camp. Nous ne pouvions pas voir ce qui se passait au niveau du portail et des bâtiments administratifs, car la vue nous en était obstruée par l’océan de baraquements, que formait le camp. Nous étions sans nouvelles fraîches depuis vingt heures. Deux jours s’étaient écoulés depuis notre dernière ration – 300 grammes de pain et l’habituelle petite cuillère de miel de synthèse.

Vers midi, nous entendîmes le hurlement de la sirène, tel qu’il n’avait encore jamais été utilisé : les Allemands l’appelaient « Sirène d’alarme antichar ». L’heure de la décision était venue. Nous scrutions la vallée. Nous vîmes une file de manteaux gris et de casques d’acier courir en lisière de forêt, des SS qui se retranchaient avec des caisses de munitions et des mitraillettes. Un peu plus tard, nous en aperçûmes d’autres, plus nombreux cette fois, courant encore plus vite, armés d’un fusil seulement. Puis ce fut à nouveau le calme, et l’incertitude continuait de planer. Je remettais entièrement mon sort dans les mains de ces camarades, dont on m’avait dit : « Ils veillent toujours, même quand on ne s’en aperçoit pas. » En cas de tentative de tous nous liquider, ils agiraient. Leur nombre ne suffisait pas, craignais-je, mais leur résistance serait d’autant plus terrible. Nous n’étions pas sans défense. Nous nous battrions.

11 avril 1945 – il était entre trois et quatre heures. Nous attendions, rongés par l’incertitude et la tension était à son comble. Quelques garçons, couchés sur leurs planches, fixaient le plafond. D’autres regardaient ce qui se passait dans la vallée, à travers des fentes du mur.

Brusquement, venant de l’autre côté, c’est-à-dire du Grand camp, des clameurs, de plus en plus fortes… nous nous ruâmes à l’extérieur pour vérifier : rien ne bougeait. Tout à coup, quelqu’un cria : « Regarde, la tour !!! » Je levai les yeux, cherchant du regard le toit de forme pyramidale, qui surplombait le camp. La croix gammée, de travers, avait disparu ! Quelque chose de blanc flottait sur ce mât symbolique. L’instant que nous avions si intensément désiré était arrivé : l’exquise minute de victoire, que nos camarades allemands avaient espérée durant 4 453 jours et 4 453 nuits, était enfin là !

*

 

Il y eut des larmes et des cris de joie. Un drapeau blanc flottait au-dessus de Buchenwald, mais ce n’était pas le drapeau de notre capitulation, c’était un drapeau de victoire – non pas de la victoire d’une armée, qui avait traversé l’océan pour venir jusqu’ici, mais d’une victoire gagnée au combat. Et ce n’était pas une victoire militaire. C’était une victoire sur le monde : notre victoire.

1- N.D.A. : J’appris par la suite que c’était le début de l’offensive russe qui se termina par l’encerclement de Breslau.

 

2- N.D.T : Pless sous le Reich

 

3- N.D.A. : J’appris plus tard, qu’il y avait eu des partisans dans cette forêt et que les Allemands avaient tiré pour provoquer un effet d’intimidation.

 

4- (N.D.T. : Loslau sous le Reich)

 

5- (N.D.T. : Grandes-Roses)

 

6- NDLT : Devant le nombre croissant des prisonniers dans les camps nazis, la SS fit appel à des détenus de fonction pour gérer la sécurité à l’intérieur du camp. Les lagerschutz (protection du camp) circulaient librement dans le camp et furent des éléments actifs de la résistance clandestine.

Voir Das national-sozialistische Lagersystem, Martin Weinmann, Anna Kaiser, Ursula Krause Schmitt, Frankfurt/Main, Zweitausenduddeins, 1990.

 

7- Le détenu secrétaire.

 

8- Cinéma.

 

9- N.D.T. : le Grand camp est nettoyé des Juifs.

 

10- N.D.T. : nettoyé des Juifs.

(N.D.T. : rien comprendre à l’allemand)

 

11- NDT : détenu politique et de préventive allemand, matricule 127 158.