j'en ai manqué une !… En tout cas, on saura que nous ne sommes pas contents !

— La belle affaire ! dit Sabine. Cela ne nous fournit pas la solution du problème !

— La solution ? riposte Dyana. Mais nous l'avons ! Nous avons gagné tous les trois ! Il n'y a pas à sortir de là.

— C'est en contradiction avec ce papier merdique, fais-je observer.

— Écoutez, déclare Sabine, j'ai une proposition à vous faire. Désignons un gagnant. Lorsque celui-ci aura empoché le prix, qui nous interdira de le partager ?

Dyana n'est pas de cet avis et elle s'empresse de le faire savoir :

— Tu en parles à ton aise ! Tu as un métier, toi ! Pas nous !… Supposons qu'on désigne Jean. Qu'est-ce que je deviens ?… Non seulement je n'ai pas de boulot, mais de plus je retourne en taule ! Tu parles d'une rigolade !

Dyana a raison. Nous avons gagné tous les trois. Chacun de nous doit recevoir le prix promis.

— Pourquoi ne joueriez-vous pas votre place ?

— Comment ça ?

— Il y a des dés…

J'interviens :

— Pas question de ça, Sabine ! Ce n'est pas à nous de résoudre le problème, mais aux organisateurs !

— Hélas ! Nous ne sommes pas en mesure d'imposer nos conditions !

— Pardon ! Je pense exactement le contraire…

Sabine et Dyana me regardent d'un air interrogateur.

— Refusons de terminer le jeu ! Faisons grève !

Les organisateurs ne peuvent tout de même pas nous obliger à nous entre-tuer !

— Sans doute, admet Sabine, mais ils sont maîtres de la situation ! N'oublie pas que nous sommes miniaturisés. Il faudra bien nous soumettre à la volonté des organisateurs si nous voulons recouvrer notre taille normale !… Si nous nous mettons en grève, combien de temps tiendrons-nous ?… Il nous reste quelques pilules nutritives. En récupérant celles des morts, nous rallongerons la sauce. Mais après ? Nous devrons manger, non ?… Pour nous faire céder, les organisateurs n'auront rien d'autre à faire qu'à attendre patiemment que ça se passe !

Le malheur, dans cette histoire, c'est que je crois que Sabine a raison. Les organisateurs sont capables d'attendre que la faim nous pousse à commettre des actes que nous condamnons en ce moment ! Oui, je les crois capables d'en venir à cette extrémité !… De plus, cela leur crée une nouvelle occasion de suspense. J'entends déjà leurs commentaires : « Troisième jour de grève, les paris restent ouverts… »

Dyana ne dit rien. Comme moi, elle réfléchit. Mon idée n'est pas mauvaise mais les arguments de Sabine ont du poids. Cependant, comme je suis d'un naturel têtu, je m'accroche. Les organisateurs ne l'emporteront pas en paradis. En ce moment, ils se contentent d'attendre en se frottant les mains.

— Je persiste à penser que la meilleure façon de nous en tirer consiste à nous mettre en grève, dis-je au bout de quelques instants de réflexion. Nous parlons des organisateurs, mais est-ce que l'on pense aux téléspectateurs ?… Non ! D'ailleurs, on ne pense jamais à eux ! On les force à digérer ce qu'on veut bien leur jeter en pâture ! On les berne sans cesse. On les prend pour des imbéciles. Ce jeu n'échappe pas à la règle !… Mais ils ont engagé des paris ! Il est juste que ceux qui ont misé sur nous soient récompensés comme il convient !

Je m'interromps, me tourne vers la caméra rescapée.

— Oui, nous allons nous mettre en grève ! Mais croyez bien que seules les circonstances nous y obligent. C'est vous, les téléspectateurs, qui allez décider de notre sort ! Car, finalement, c'est vous qui êtes concernés ! Ce jeu, malgré l'attrait qu'il exerçait au départ, n'a pas été vraiment défini comme il convenait. Vous avez assisté à son déroulement, et je suis sûr que la majorité d'entre vous désapprouve la façon dont on a sélectionné les candidats. Il était clair que l'on cherchait à transformer un amusement en jeu de massacre ! Et, dans tout cela, où est la réelle habileté ?… N'eût-il pas mieux valu corser un peu les définitions ? En ajouter, même ?… N'était-il pas préférable de créer des situations amusantes ?… Vous n'avez eu droit qu'à un spectacle au rabais, dans le genre de ceux que l'on présente dans les établissements spécialisés ou encore sur les places publiques ! En somme : rien de neuf… Et on vous a demandé de l'argent pour cela !… Mais reconnaissez que Sabine, Dyana et moi avons tout fait pour sauver le spectacle en question. Aussi, je dis ceci : c'est à vous de décider de ce que nous allons devenir. Nos conditions, vous les connaissez : d'abord, toucher l'argent. Ensuite, pour Dyana et pour moi, obtenir notre libération et du travail… Voilà ce que j'avais à vous dire.

Je me tais. Dyana et Sabine me dévisagent. Elles savent toutes les deux que j'ai eu raison d'agir ainsi bien que cette solution comporte quelques risques.

— Ils ont sûrement coupé le son, et même l'image ! suppose Sabine.

— S'ils ont fait ça, ils ne s'attireront pas la sympathie du public ! Ce dernier n'aime pas la censure, c'est bien connu. Non, je crois plutôt qu'ils vont tenter de noyer le poisson. Ils commenceront par réfuter nos arguments, raconteront quelques balivernes dans l'espoir de créer un courant d'opinions en leur faveur… J'espère seulement que les téléspectateurs ne se laisseront pas prendre au piège !

Nous entamons notre première heure de grève.

Sur les gradins du cirque romain, des pouces sont levés vers le ciel. D'autres sont tournés vers le sol.

Espérons qu'en ce qui nous concerne la décision sera favorable.

— Venez, dis-je en entraînant les deux femmes. Il est inutile que nous restions ici… Ah ! N'oublions pas les pilules !

— On retourne au château ? interroge Sabine.

— Oui. Profitons-en tant qu'on ne nous réclame pas de loyer !

— Toi… tu as une idée derrière la tête !

— Possible.

— Et nos combinaisons ?

— Tu as froid ?

Sabine sourit. A quoi bon nous rhabiller ? Nous sommes parfaitement à l'aise l'un et l'autre… De toute façon, de ce côté-là, nous pouvons être tranquilles : le temps où certains inhibés criaient au scandale à la vue d'un téton est révolu.

Tandis que nous quittons la place de l'échiquier pour nous engager dans le labyrinthe, je révèle mon dernier argument :

— Quel magnifique décor, tout de même ! Cela a dû coûter une fortune ! Dire que nous pourrions tout détruire si les organisateurs n'acceptaient pas nos conditions !

— J'approuve, déclara Dyana, mais je me demande si tu es bien conscient des réalités !

— Quelles réalités ?

— Nous sommes trois misérables fourmis. Tout ce décor est contenu dans un studio et…

— Je sais, fillette, je sais. Seulement, il y a la télé ! C'est du direct ! L'émission continue parce que les téléspectateurs veulent connaître le dénouement ! Qu'on les prive de l'image et tu verras de quoi ils sont capables !

*

* *

Quand nous sommes sortis du labyrinthe, je me place entre les deux femmes et je les prends par la taille. Un paradis ! Celui dont je rêvais au début du jeu. Adam, c'est moi. Ève, c'est elles deux !

Chouette, hein ? Je vais même abonder dans le sens du MFD : je préfère deux femmes à quatre hommes !

Sans nous presser nous nous dirigeons vers le château. Je profite de l'instant pour expliquer à voix basse ce que j'attends de mes deux partenaires. Il s'agit, ni plus ni moins, de refaire le coup de la caméra prisonnière. De la sorte, les téléspectateurs s'imagineront que ce sont les organisateurs qui refusent de fournir le son et l'image. Les manipulateurs deviendront les manipulés !

Mon plan amuse mes compagnes que je serre d'un peu plus près. Nous marchons cuisse contre cuisse (je sens que je ne vais pas tarder à avoir de gros problèmes, moi ! Mais je lutte. Je lutte…)

Nous passons près du cadavre de Benfeld. Sabine lui fauche sa boîte de pilules (nutritives !) et nous continuons notre chemin.

L'unique caméra nous suit à courte distance. J'adresse un signe de la main aux téléspectateurs puis je donne le signal convenu.

Nous nous séparons.

Chacun passera par une porte différente.

Rendez-vous au premier étage.

Je fonce. La caméra ne me suit pas. Celui qui la commande choisit Dyana comme cible. C'est marque de bon goût. Sans m'arrêter de courir, je grimpe les marches de l'escalier par lequel je suis déjà passé une fois. Et je me retrouve au premier étage.

Attention ! Ne pas ouvrir malencontreusement la porte de la pièce dans laquelle ma caméra est prisonnière ! J'ai passé la consigne aux deux femmes.

Oh ! Mais c'est y pas beau, ça ?

Que voient mes yeux pleins d'admiration ?… Une chambre toute rose avec un lit à baldaquin, un endroit à vous donner envie de dormir quarante-huit heures durant sans débander.

J'entre, referme soigneusement la porte derrière moi et inspecte les lieux. C'est exquis ! pas de cheminée. La caméra ne s'introduira donc pas ici… Reste à tirer les rideaux pour que l'on ne nous épie pas par la fenêtre.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Il règne dans cette chambre une pénombre qui me laisse rêveur et qui me permet d'anticiper sur les événements.

Bon ! Alors ? Qu'est-ce qu'elles font, les nanas ?

J'entends courir dans le couloir. Des portes s'ouvrent et se referment. J'ouvre la mienne tout en me préparant à la reclaquer brusquement si j'aperçois Dyana. Mais c'est Sabine. Je l'appelle.

— Tout s'est bien passé pour moi, mais Dyana a toutes les peines du monde à se débarrasser de la caméra ! On ne la lâche pas d'une semelle !

— Bah ! Elle finira bien par trouver une feinte. C'est une question de patience…

Sabine avance jusqu'à la fenêtre, écarte légèrement les rideaux.

— On a une belle vue, d'ici…

— C'est vrai, dis-je en l'enlaçant. Mais viens donc voir par là. Il y en a une plus belle !

Je l'entraîne vers le lit. Elle ne résiste pas. Consentante de A jusqu'à Z. Nous nous laissons tomber. Déjà mon corps épouse étroitement le sien. La fièvre s'empare de nous. La température monte, monte, monte… Demandez à Sabine : c'est elle qui tient le thermomètre !

Nous éclatons au milieu d'un feu d'artifice lorsque brusquement la porte s'ouvre. Dyana, haletante, reste plantée à l'entrée de la chambre.

— Hé ! Les enfants… On ne s'embête pas, on dirait ! Dire qu'il y a une petite fête, ici, et qu'on ne m'a pas invitée !

Sabine se met à rire et réplique :

— Tu peux venir. Il y a encore de la place !