CHAPITRE X
En toute chose, celui qui n'avance pas recule.
Il nous a fallu prendre une décision : attendre que vienne le crépuscule pour gagner le bois du Roi de Carreau, Rien ne prouve que Gunstett nous a tendu un piège. Pour rassurer Sabine, je lui ai dit que nous risquons notre vie depuis le début de ce jeu. Rien de changé dans le contexte. La seule différence c'est que nous savons maintenant que ces risques existent effectivement. A nous de manœuvrer de façon à ne pas commettre d'erreurs.
En silence, nous nous glissons parmi les buissons, profitant des derniers instants de vie d'un jour artificiel pour chercher l'endroit où nous passerons la nuit.
En fait, cela ne sert pas à grand-chose. Nous n'avons à redouter ni bêtes fauves ni insectes venimeux. Nous n'avons pas non plus à nous garder du froid ou de la pluie. C'est la notion d'abri, gravée dans notre cerveau d'humain, qui nous conditionne. Un leurre. Tous les endroits se valent. Ici ou ailleurs nous ne serons ni mieux ni moins bien. Mais il suffit que nous choisissions un lieu bien déterminé pour que nous nous sentions davantage en confiance. Illusoire sécurité.
— Ici, me souffle Sabine, ça ira très bien.
Puisqu'elle le dit, je ne vois pas pourquoi je prétendrais le contraire.
— Ça me convient, dis-je.
— Vous avez sommeil ?
— Non. Pas encore. Si on parlait un peu des renseignements que nous possédons ?
— Si ça vous amuse de tourner en rond…
— Bah ! On ne réfléchit jamais assez. Mais je ne vous impose rien. Parlez-moi de vous, de ce que vous aimez…
— Parler de ma vie ne me plaît pas. Dites-moi plutôt ce que vous ferez avec l'argent que vous gagnerez.
— Nous n'avons pas encore gagné !
— Supposons !
Je souris.
— Je vais d'abord me chercher une compagne. Puis, grâce à mon travail, nous mènerons une vie normale. Nous aurons un studio avec tout le confort, au deux cent dix-huitième étage d'une tour de béton. Nous laisserons notre voiture sur le parking surveillé jour et nuit. Nous mangerons des conserves, des aliments surgelés, de la viande synthétique bourrée de conservateurs… Un peu plus tard, lorsque nous aurons économisé suffisamment, nous quitterons Atropos et nous irons nous installer sur une île perdue. Nous élèverons des poules et je cultiverai ma terre. Comme au bon vieux temps…
— Vous vous moquez de moi !
— Je plaisantais, tout au plus. A vrai dire j'ignore ce que je ferai. J'aime l'improvisation… Par exemple, nous pourrions improviser une nuit d'amour ! Il vous suffit d'ôter votre combinaison et de…
— Votre idée n'est pas très originale ! Je vous en propose une autre : dormir !
— J'avais cru comprendre que vous n'aviez pas sommeil !
— Alors, vous avez mal compris !
— Ma proposition était honnête !
— Je n'en doute pas ! Seulement vous oubliez la télévision !
— A cette heure, l'émission est terminée ! Il fait nuit !
— Bonsoir !
Bof ! Pas drôle, la Sabine. Je me demande bien ce qui lui a pris. Tout à l'heure, lorsqu'elle s'est jetée dans mes bras, j'ai senti son corps frémir. Elle est bien bâtie ; elle possède incontestablement tout ce qu'il faut pour tenir la route. Mais non… Aurait-elle peur que Gunstett ou Benfeld nous surprenne ? Le viol de Dyana lui a-t-il coupé momentanément les moyens ? Je ne le crois pas…
Mais Sabine fait peut-être partie de ces femmes qui disent non pour jouir de l'attente qui précède le oui ? Peut-être aimerait-elle que j'insiste, que je la prie ?
Dans ce cas, elle sera déçue. En toute amitié, je lui ai fait comprendre qu'il me serait agréable de faire l'amour avec elle. Il n'y a pas de mal à se faire du bien, n'est-ce pas ?
Elle a refusé. C'est O.K. Point, trait. On passe à autre chose.
D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi l'homme devrait toujours être celui qui demande ou qui désire, ou encore celui qui accorde quelque privilège au sexe dit faible… Finis les « je vous en prie, madame, passez ! »
Si l'on accorde quelque intérêt aux modes actuel les, et si l'on réfléchit quelque peu, témoigner du respect à une dame, la faire passer devant vous et lui tenir la porte, la suivre dans un escalier lorsque vous montez ou la précéder lorsque vous descendez, lui offrir votre place lorsqu'elle est debout, bref, tout ce qu'on appelait autrefois « galanterie » n'est pas autre chose qu'un attirail d'insultes. Car la moindre prévenance équivaut à faire remarquer à une femme qu'elle est une femme. Et cela, elle ne le supporte pas ! Demandez aux militantes du M.F.D.
A présent, si on lui écrase les pieds pour monter avant elle dans une voiture de transport en commun, si on la bouscule, si on lui laisse porter un sac très lourd, si on la laisse dégringoler l'escalier au lieu de la retenir, et si elle reste debout, c'est parfait. L'homme y trouve son compte. Au fond, on lui a rendu un peu de liberté en lui ôtant ces sortes de servitudes. Mais non, chère madame, je ne me lèverai pas pour vous permettre de vous asseoir. Il n'y a vraiment aucune raison. Je suis assis, j'y reste !
Mais ne mettons pas toutes les femmes dans le même panier. Elles ne méritent pas cela. Ce soir, je suis un peu nerveux, moi aussi, et si je continuais sur ma lancée, je crois bien que je finirais par dire des conneries. La vérité est que j'ai mal pris le fait que Sabine m'envoie promener…
Tiens ! Si je le voulais, je lui fausserais compagnie, à la Sabine ! Rien ne m'interdit de décamper et, si je gagne, d'empocher le magot !
— Pourquoi je ne le fais pas ? Je n'en sais rien. Vraiment rien. Peut-être que j'appartiens à cette catégorie de paumés qui restent attachés à certaines valeurs morales, des valeurs que l'on ne trouve plus guère qu'au creux des bouquins poussiéreux, au fond des bibliothèques…
Tout est silence. La nuit est tiède. Sabine est endormie, du moins je le crois. Je la réveillerai vers minuit ou une heure.
Demain, nous aurons à trouver nos deux dernières fiches. J'ose espérer que nous découvrirons l'objet avant qu'il n'y ait un autre meurtre…
Par moments, je me demande s'il ne vaut pas mieux que je fasse exprès de perdre.
*
* *
Je n'ai réveillé Sabine qu'à 2 h 30. Elle a paru assez étonnée mais je lui ai dit que, jusque-là, je n'avais pas sommeil. Je me suis endormi peu après pour ouvrir les yeux vers 6 h 45.
Sabine était là.
Elle ne m'a pas faussé compagnie. Elle a sûrement pensé à le faire, pourtant… Loyauté ? Pourquoi pas ? Mais je crois plutôt qu'elle a besoin d'une présence mâle à ses côtés. Normal. Hier, Dyana a eu une mauvaise surprise…
Nous marchons tout en explorant systématique ment le bois.
Et nous finissons par nous pencher sur l'enfant couché. Un arbre mort (encore !). Mais pas l'ombre d'une boîte noire !
— J'ai vaguement l'impression que quelqu'un est passé par ici avant nous, dis-je à Sabine. Voilà trois fois que je fais le tour de cet arbre. Pas le moindre creux !
— Il faudrait creuser tout autour…
— Vous croyez qu'ils auraient enterré la boîte ?
— Ils sont assez vicieux pour ça !
J'acquiesce, cherche une branche, trouve un caillou plat avec lequel je commence les fouilles. Sabine agit de même.
Nous grattons le sol depuis plus d'une demi-heure lorsque Sabine s'exclame. Elle a découvert la cachette.
Sous un morceau d'écorce qui adhère encore au tronc, on a pratiqué une cavité dans laquelle on a placé la boîte. Puis on a soigneusement remis l'écorce découpée avec précision.
— Du beau travail, en vérité.
Sabine s'empare de la fiche que je lis par-dessus son épaule.
fiche 5.
A – le nombre 21 est l'un de mes traits de caractère.
B – l'un des personnages de métal donnera peut-être l'explication.
C – pas a de.
Nous échangeons un bref regard. L'importance de ces renseignements ne nous échappe pas. Naturelle ment, c'est toujours le second qui nous préoccupe en priorité, mais l'espoir de deviner le nom de l'objet revient à chaque fois que l'on entre en possession d'une nouvelle fiche. Par ailleurs, nous disposons maintenant d'une série de mots suffisamment importante pour que l'on tente de reconstituer la phrase clé.