CHAPITRE PREMIER

 

 

« … y tibio en la arena altera y tibia en que yacia como en un altar, todo a la vez deidad y sacrificio. 

Sus labios se delizaron lentamente sobre el raso tierno de un muslo, hasta alcanzar y sorber la pulpa húmeda del sexo. » 

Le ronflement de la « sonnette » m'oblige à aban donner le roman. A regret, je ferme le livre après avoir placé un signet à la page 55._

Je vais ouvrir, l'ouvrage à la main. Un homme d'une cinquantaine d'années se tient dans l'encadre ment de la porte. Je le reconnais. C'est Rod Graham, le directeur de la prison. Il présente encore bien, le bonhomme. Sourire aux lèvres, il me tend la main ; je la lui serre et l'invite à entrer puis à s'asseoir.

— Vous étiez en train de lire ?

— Ça se voit, non ?

Il ne répond pas, me prend le livre.

— La guitarra rota. Pierre H. Gerome… Vous connaissez l'espagnol ?

— Pourquoi pas ?

Je me demande ce qu'il veut. En général je n'aime pas les visites inopportunes.

— Et la télé ? Vous ne regardez jamais la télé ? demande-t-il en posant le roman sur le lit.

Je hausse les épaules.

— Pour voir quoi ? Des débats politiques ? Des concerts ? Du bla-bla littéraire ? Des reportages en diapositives assortis de commentaires qui endorment ? Le discours de Untel ? Des études sur les mille et une façons de manger le fromage de chèvre ? Une analyse du nouveau théâtre d'avant-garde ? Des films qui datent d'Adam et Eve ? Quoi d'autre ?… Quand on ne nous colle pas les trésors du grenier on nous montre des types qui discutent autour d'une table ! C'est de la télévision, ça ? De la merde, oui ! Rien que de la merde ! Foutez-moi ce joli monde au chômage et remplacez-le par ceux qui ont des idées, par ceux qui donneront la primeur à l'image. A l'image, monsieur le directeur ! Hé ! Attention ! Vous allez brûler la moquette avec vos cendres de cigarette !… Oui, je disais qu'il ne faut pas confondre télévision et radio. Notez que cela n'est pas nouveau. Ça fait plus de cent ans qu'on le dit mais personne n'en tient compte ! Ce que j'aime, moi, à la télé, ce sont les publicités ; les seuls trucs qui soient origi naux mis à part quelques machins débiles du genre : « Ah ? Cette lessive à la marque cachée c'était Bidcrach ? On peut dire que vous m'avez bien eue ! »…

— Monsieur Lehard…

Monsieur ? Fichtre ! On ne m'a pas distribué du « monsieur » depuis au moins trois ans !

Graham a dû s'apercevoir de ma surprise car il s'est arrêté de parler.

— Monsieur Lehard, reprend-il sur un ton paternel qui ne me plaît pas, je crois que vous n'allez pas tarder à réviser votre jugement en ce qui concerne la télévision.

— Si elle continue sur sa lancée, ça m'étonnerait ! Mais pourquoi changerait-elle, hein ? Est-ce que l'archange Gabriel lui-même serait apparu aux directeurs de chaînes ?

— Dans une certaine mesure, on pourrait le croire. Figurez-vous que six chaînes ont décidé de réaliser une émission commune, un jeu qui porte le nom de « Que le meilleur gagne ».

— Comme c'est original ! Ensuite ?

— Cette émission promet d'être passionnante, je vous l'assure ! C'est la treizième chaîne qui a eu l'idée de départ. La neuvième et la dixième ont immédiate ment souscrit au projet, puis la quinzième, la seizième et enfin, la dernière-née, la vingt-cinquième…

— Pour qu'il y ait autant de monde, c'est sûre ment une émission au rabais !

— Ne croyez pas cela ! En ce moment déjà, chacune de ces chaînes mène grand tapage à son propos. C'est du jamais vu ! Il s'agit d'un événement sans précédent dans l'histoire de la télévision…

— Vraiment ?… Et vous vous êtes dérangé personnellement pour m'annoncer la bonne nouvelle ? C'est très gentil de votre part, monsieur Graham. Je crains seulement que cela ne modifie en rien mon point de vue… Mais, j'y pense ! Il doit y avoir du sondage là-dessous, non ? Votre démarche a une odeur de statistiques qui m'irrite les narines… Vous êtes venu me demander de regarder l'émission, n'est ce pas ? Après quoi on recueillera mes impressions… Pigé ! Cependant, je vous l'ai dit, la télé et moi…

— Vous vous trompez, monsieur Lehard. Vous vous trompez de bout en bout ! Je ne suis pas venu vous demander de regarder l'émission… mais d'y participer !

Ai-je bien entendu ? Y participer ? Moi ? A quel titre ?… C'est quand même un monde ! J'avais pourtant recommandé qu'on me laisse en paix ! Ce n'est pas trop demander, non ?… On est bien, ici, loin des bruits de la ville. On se la coule douce. Pas de problèmes… Enfin, pas trop. On mange à sa faim. On a un appartement confortable avec salle de bains, moquette, frigo, et tout et tout…

Même la télé !

Dans les parties communes, il y a un bar, une bibliothèque, une piscine, des tables de ping-pong électronique, des androïdes femelles qui se plient à tous les caprices… La belle vie, quoi ! Alors, qu'on nous fiche la paix ! La paix ! Point. Trait.

Eh bien, non ! M. Rod Graham, directeur de la prison moderne d'Atropos, en a décidé autrement. Après le point et le trait, il veut aller à la ligne !

Un alinéa. Une majuscule.

— Participer à une émission de TV ? Moi ?

— Oui, vous ! Je vous garantis que vous ne le regretterez pas… La liberté est au bout ! Et cela vous fournira l'occasion de rompre avec la monotonie de l'existence… Tenez : vous pourrez même dire aux réalisateurs ce que vous pensez des programmes !

Moi ! Participer à une émission de télévision. Quelle blague !

Je ne peux m'empêcher d'établir des comparaisons avec les jeux que certains comités organisent parfois avec les détenus. Cela se déroule le plus souvent dans

des salles spécialisées, ou dans des théâtres, parfois sur les places publiques. Les détenus s'affrontent dans des combats sanglants, la plupart du temps mortels, pour la plus grande joie d'un public qui ressemble à s'y méprendre à celui qui garnissait les gradins des cirques romains… Les détenus sont les gladiateurs de l'an 2083 !

Naturellement, le vainqueur gagne sa liberté. Mais est-ce réellement un cadeau ? J'ai de fortes raisons d'en douter. Recommencer à végéter au milieu de la populace, coincé dans un univers de béton (fût-il coloré !), sans travail, ce n'est pas ce que l'on peut spécialement appeler une grâce… Ah ! Ceux qui ont eu l'idée de transformer les prisons de jadis en prisons modernes ont été des génies ! Oui, des génies ! Je pèse mes mots !… Quel détenu éprouverait l'envie de s'évader alors qu'il quittera un paradis pour un enfer ? Vous me direz qu'il y a des vicieux, des masochistes, des cinglés et des senti mentaux. D'accord. Mais, de toute façon, on ne s'évade pas d'une prison moderne. Parce que c'est impossible.

— L'émission commencera dimanche prochain à 14 heures, soit dans une semaine… D'ici là, les six concurrents auront reçu leurs instructions. Chacun d'eux sera supporté par une chaîne de télévision… Hum... II faut que je vous dise que vous allez être… miniaturisé !

— Minia… ? 

— Attendez ! Laissez-moi parler !… Vous serez miniaturisé, oui. Votre taille sera réduite à celle d'une humble fourmi. Le réducteur qui a vu le jour voilà quelques années aura bientôt une autre fonction. Son inventeur ne pensait pas que la télévision s'en servirait un jour… Mais, rassurez-vous, dès que le jeu sera terminé, on vous rendra votre taille normale !

— Vous disposez de moi comme si je vous appartenais ! Je n'ai jamais dit que j'acceptais ! D'ailleurs, cette miniaturisation est ridicule, intolérable et superfétatoire !

— Vous vous trompez encore, monsieur Lehard. Elle est nécessaire, au contraire ! Dans les studios, l'espace est plutôt restreint. Vous évoluerez donc dans un décor à votre échelle.. Astucieux, non ?… Une caméra volante télécommandée ne perdra aucun de vos gestes, aucune de vos paroles. Évidemment, ladite caméra aura été elle aussi réduite comme il convient. Chaque concurrent sera suivi par sa caméra et…

— Arrêtez votre musique ! Pourquoi ne pas tourner en extérieurs ?

— Impossible, mon vieux ! Impossible ! On a reproduit un paysage qui existait… Qui aurait pu exister voilà un siècle. Un paysage avec de la verdure !

Je répète mentalement « avec de la verdure ». On croit rêver !… Effectivement, vu sous cet angle, c'est différent. Pas question de tourner dans des décors naturels parce que le béton a tout bouffé. Quant aux zones dites désertiques, elle constituent l'environne ment des usines, des centrales nucléaires, et elles sont polluées à 99 % !

Graham, qui a cru voir naître l'intérêt au fond de mes yeux, se fait un plaisir de m'exposer le jeu dans ses grandes lignes, ce qui me déçoit quelque peu. Avec l'histoire de la miniaturisation, ça démarrait assez bien. Puis, tout à coup, voilà que nous plongeons à nouveau dans l'éther sacré de la banalité. Quoi d'autre à attendre de la télé ?

Le jeu n'est pas autre chose qu'une sorte de jeu de piste bâtarde de chasse au trésor et de partie de cache-cache.

Je soupire. Voilà qui plaira certainement au public. A un certain public. En un sens, ce jeu présente un aspect nouveau et l'on peut comprendre que le citoyen (ou la citoyenne !) qui a tiré ses vingt heures de travail par semaine ait droit à quelque délassement. A quoi bon essayer de faire avaler des émissions un tantinet intellectuelles ? Et pas d'érotisme, surtout ! Tabou. Pas touche. Interdit. Niet… De la violence, tant qu'on en veut. Pourtant, on doit faire plus de mal avec une arme qu'avec… Bon ! La question n'est pas là. Revenons à nos moutons. Où en étais-je ? Oui, je disais que celui qui a tiré ses vingt heures a droit au délassement. C'est qu'il faut se les farcir, les vingt heures ! Les syndicats en réclament quinze. Et ils ont raison. L'homme n'est pas venu sur terre pour travailler. Nous sommes dans un siècle de loisirs (une industrie comme celle– là, c'est de l'or, du diamant, du platine). Il faut encore développer le temps libre et veiller à ce que chacun ne s'ennuie pas dans sa petite sphère… C'est bien beau de penser aux loisirs. Mais il faudrait aussi penser à ceux qui les choisissent pour nous ! A ceux qui nous donnent des besoins afin de mieux vendre leurs produits. Il y en a, dans l'ombre, qui tirent les ficelles et qui se remplissent les poches. Bref, l'homme n'a pas cessé d'être exploité par l'homme… Mais il ne le sait pas encore. Gare au réveil !

Je réalise que je n'écoute plus Graham.

— Vous verrez ! Vous verrez ! me dit-il, pensant que je suis tout ouïe. Il y aura du suspense. Le public en redemandera. Et vous… vous serez peut-être le héros du jour ! Pensez-y, mon vieux, pensez-y !

J'ai un regard pour le livre que j'ai dû abandonner. Je me tâte. J'avoue que je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Le projet me tente mais ne me séduit pas. Si j'accepte, c'est vrai, la monotonie de mon existence sera rompue pour un temps. Et en supposant que je gagne, je recouvre ma liberté.

Mais qu'est-ce que j'en ferai de cette liberté ? Je suis bien, ici. Dehors, c'est le vaste bordel… Lors que j'aurai revu quelques amies au lit accueillant, quand j'aurai vu les changements de notre ville, la fête sera finie. Chômage garanti. Pas de ressources, donc plus question de manger chaque jour à ma faim. Pas d'amusement alors que j'assisterai à l'ivresse des jeux. Partout !… Dans chaque rue, il y a un établissement de jeux tous les cinquante mètres !

— C'est déjà fait, monsieur Graham. J'ai réfléchi ! Ma réponse est NON.

— Vous ne pouvez pas me faire ça !

— Tiens ! Je vais me gêner !

— Mais attendez ! Je ne vous ai pas tout dit…

— Ah ? Il manque un couplet à la chanson ?

Il allume une nouvelle cigarette, ne m'en offre pas (radin, va !). Il quitte la chaise où il était assis et va s'installer dans mon fauteuil.

L'imbécile ! Il va encore faire tomber ses cendres sur ma moquette. On voit bien que ce n'est pas lui qui nettoie !

Je lui apporte un cendrier puis je retourne m'asseoir sur mon lit.

— Alors ? Ce couplet ?

— Voilà : comme je vous l'ai dit, il y a six concurrents. Quatre sont des détenus. Deux sont des volontaires…

— Sûrement des tarés !

— Qui ça ?

— Les volontaires, bien sûr !

— Mmmff !

— Vous me comptez parmi les quatre détenus ?

— Oui, euh !… Simple supposition, puisque vous n'avez pas encore accepté !… Le vainqueur, s'il s'agit d'un détenu, aura gagné sa liberté. Ça, vous le savez. Mais, en plus on lui fournira également un emploi et on lui paiera un mois de traitement d'avance !

— Oh ! mais ça change tout, mon cher, mon très. cher directeur ! Ce jeu est moins con qu'il en a l'air !… La liberté, un emploi, de l'argent… L'offre est à considérer ! A considérer de très près, oserais-je dire… Mais qui me prouve que vous n'êtes pas en train de me mener en bateau en espérant perfide ment me faire tomber dans le piège ?

— Vous avez ma parole…

— Bof !

— De plus, j'ai là un papier que l'on m'a chargé de vous faire signer. Les modalités du contrat sont précisées…

— Un contrat ! Bigre de bigre ! Alors, c'est sérieux ?

— Tout ce qu'il y a de plus sérieux !

— Pourquoi m'avoir choisi ?… Un autre aurait pu aussi bien prendre ma place !

— Très juste. Nous… nous avons tiré au sort. Votre nom a été sorti. Vous n'avez donc pas de merci à nous dire.

— Qui sont les autres détenus ?

— Eh bien… ils ne sont pas de cette prison. En fait, vous défendrez nos couleurs et en même temps celles d'Atropos, notre belle ville !

— Vous n'avez pas répondu à ma question.

— Je ne connais pas les autres participants. Ce que je sais, c'est qu'il y a deux volontaires sur six concurrents…

— Ha ! Je les avais déjà oubliés, ceux-là !… Dites-moi, mon cher directeur, si c'est un volontaire qui gagne, que lui offrira-t-on ?

— Question judicieuse. Une forte somme d'argent est promise au vainqueur. Et je ne tiens pas compte du prélèvement sur les paris !

— Les paris ? Quels paris ?

— Ceux dont les concurrents feront l'objet, mon ami S Vous vous doutez bien qu'une telle compétition va engendrer d'innombrables paris, tant chez les organisateurs que chez les téléspectateurs ! Ces paris seront contrôlés, validés, enregistrés, rendus officiels. Ils ne démarreront cependant que dans huit jours, quand tous les concurrents auront été présentés au public.

Beaucoup de plaisir en perspective, dirait-on. Le monde va s'amuser follement. Peut-être ne serai-je pas le dernier en cela ! Nous verrons bien. Qu'est-ce que je risque ? Ma situation ne sera pas pire si je perds. Une chance m'est offerte. Je la prends… Oui, j'aurais tort de ne pas accepter. Ce jeu sera sans doute rigolo…

Graham ne me laisse pas le temps de lui faire connaître ma décision.

— Au fait, monsieur Lehard. Pourquoi êtes-vous là ?

— C'est marqué dans mon dossier !

— Je regrette, je ne l'ai pas ouvert…

Je grimace. Évoquer ce souvenir me tord les boyaux. J'éprouve toujours l'envie de vomir sur ce qu'on appelle malheureusement « la justice ». Justice de mon cul, oui !

— J'ai eu le tort de prendre la défense d'une vieille dame qu'un loubard attaquait dans la rue… Nous nous sommes battus, lui et moi. Je l'ai tué. Involontairement… Mais la brute avait un complice. Il a appelé les flics et leur a tout raconté à sa manière… J'en ai pris pour quinze ans !

— Mais… et la vieille dame, alors ? Elle n'a pas témoigné en votre faveur ?

Je ricane.

— Des nèfles, monsieur le directeur ! Elle m'a enfoncé tant qu'elle a pu car le second loubard l'avait menacée de lui faire la peau si elle parlait… Comme vous le pensez, je l'ai dit au procès, mais cela n'a servi à rien. La… justice est ainsi faite : c'est la victime qui doit payer les pots cassés. Si vous tentez quoi que ce soit dans un but humanitaire, bing ! Au trou !… Mais, dites un peu… On jurerait que vous ne le savez pas ! Pourtant, vous devez en voir ici, non ? Des vertes et des pas mûres, pas vrai ?… Il n'y a plus rien de logique dans cette société. Plus rien !… Tenez, encore un exemple : on punit le meurtre commis dans la rue, et encore ! Par contre, on l'encourage dans certains jeux. Mais il s'agit là du meurtre réglementé, du meurtre légal. C'est comme la chasse, autrefois. Ou la guerre. J'aimerais bien avoir votre avis là-dessus…

Graham est embarrassé. Il écrase nerveusement son mégot dans le cendrier et, dans la foulée il rallume une autre cigarette. Et il ne m'en offre toujours pas. Mais je m'en fiche : je ne fume pas !

— Ce n'est pas à moi de juger, répond-il prudemment. Je suis directeur de prison. Je fais ce qu'on me dit de faire… En ce monde, tout n'est pas à la mesure de mes goûts ou de mes aspirations mais il faut bien que chacun exerce son métier s'il veut vivre correcte ment… Je sais prendre mes responsabilités dans mon travail. Les autres n'ont qu'à en faire autant !

C'est ça ! Marche ou crève ! Telle est la devise. Chacun ignore ce que fait l'autre. Chacun fait confiance à l'autre. Pendant ce temps-là, on se laisse emprisonner dans un système foireux. Les technocrates nous .dirigent, et les ordinateurs pensent pour nous !… Mon Dieu, que sont devenus les révolutionnaires d'antan ? N'y a-t-il plus personne aujourd'hui qui ait un idéal ? La vie est-elle devenue synonyme de jouir de tout immédiatement ? N'y a-t-il plus rien d'autre que cela ?

— Donnez-moi votre papier !

— Pardon ?

— J'ai dit « donnez-moi votre papier » ! Je vais le signer !

— Vous acceptez ?

— Doucement ! Je tiens d'abord à m'assurer que tout est en règle ! Merci…

Il m'a tendu une double feuille. Un vrai contrat. On n'y explique pas le jeu mais on y développe une sorte d'engagement officiel. Le vainqueur recevra bien ceci et cela, selon que mmmm… Mouais ! Il n'y a pas d'entourloupette… Là, le cachet de la surveillance des jeux. Donc, tout est parfaitement régulier.

C'est parti. Je signe.

Je rends le papier à Graham qui me remercie avec chaleur. Sur le moment, je ne comprends pas les raisons d'une telle attitude mais il n'attend pas que je le questionne à ce sujet.

— Je vous ai menti, tout à l'heure. Votre nom n'a pas été tiré au sort… Vous êtes intelligent, monsieur Lehard, et vous possédez une bonne culture. Euh ! c'est à votre dossier !

— Je croyais que vous ne l'aviez pas ouvert !

Graham se contente de sourire.

— De tous les détenus que nous gardons, c'est vous qui offrez les meilleures chances, c'est pourquoi vous avez été choisi. En outre, votre condamnation…

— Ne parlons plus de cela.

— Comme vous voudrez. Il y a cependant un troisième point. C'est que je tiens à mon prestige. A chacun ses faiblesses, n'est-ce pas ?… Si vous êtes vainqueur, je parlerai à la télévision. Mes petites amies me verront… Bien entendu, je vous ferai bénéficier d'une petite gratification et je vous emmènerai dans les salles où l'on donne les plus beaux spectacles. Cela, je pense, vous fera plaisir. Et à moi, par la même occasion. Il faut qu'on me voie avec vous…

— Mais comment donc !

Il me dévisage. Il n'a pas terminé son baratin, mais il hésite un peu avant de poursuivre :

— A présent, je peux vous le dire… Vos concurrents ne seront pas des gens faciles. Oui, je les… Enfin, je connais leurs noms et leurs qualités, mais je dois les garder secrets jusqu'à la présentation…

J'acquiesce.

— Passons ! dis-je. Remettez-moi plutôt le plan et les explications qui l'accompagnent.

— Quel p… ? Ah ! oui… Voilà, excusez-moi. Il est dit dans l'engagement que vous avez signé que je dois vous le donner afin que vous puissiez étudier le terrain et vous familiariser avec certaines règles… Cela vous permettra aussi de réfléchir aux tactiques que vous emploierez…

Je me saisis du plan, l'examine. Toutes proportions gardées, ce terrain mesure cinq kilomètres de long sur trois de large. Du moins, il semblera qu'il

ait ces dimensions lorsque je serai moi-même réduit à la taille d'une fourmi…

Imaginez un rectangle avec un bois dans chaque angle. Bois du Roi de Carreau. Bois du Roi de Pique. Bois du Roi de Cœur. Bois du Roi de Trèfle… Au centre, un lac : le lac des Dames. Tout autour, à des distances variables : un temple hindou, un arbre mort, des rochers, une tour carrée, un château, un labyrinthe construit autour d'un échiquier de belle taille, des buissons, un bosquet, un puits, une pyramide, un dolmen, des collines, un champ de sable, des marais, des statues, une fontaine, une ville en ruine… Ma parole ! On se croirait à l'intérieur d'un jeu de société !

Dire que tout cela a été construit pour former un décor. Les arbres sont vrais. Ils ont été miniaturisés. Ils ne sont pas en plastique comme ceux que l'on peut voir dans les rues d'Atropos.

Graham se lève.

— Bon ! Je vais vous laisser étudier cela soigneusement. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je me ferai un plaisir de vous satisfaire ! Mais ne soyez tout de même pas trop exigeant…

— Rassurez-vous, ce n'est pas dans ma nature. Toutefois, puisque l'occasion se présente, dites que je prendrai désormais tous mes repas ici même. Et qu'on m'apporte une bonne bouteille de whisky… Ce sera tout pour aujourd'hui.

Graham se montre satisfait. Nous nous serrons la main. Il s'en va.

Un instant je considère le plan avec doute. Pour tant, tout semble en règle… Dans huit jours, je passerai à la télé. On va miser sur moi comme on misait autrefois sur un cheval, comme on mise encore aujourd'hui sur les « draats », ces animaux de combat que l'on fait naître en laboratoire… Ah ! les manipulations génétiques !

Pensif, je marche jusqu'à la fenêtre, jette un coup d’œil dans le parc. Mon regard se perd dans les feuillages. Derrière, il y a les murs, très hauts, et le champ de force. Évasion impossible, tout le monde sait cela… Au-delà, c'est la ville, un vaste pandémonium. Elle doit avoir changé pendant tout ce temps passé ici. Déjà trois ans… J'aimerais bien me promener dans les rues. J'y songe quelquefois lors que le cafard me prend, mais, réflexion faite, il vaut mieux avoir un statut de détenu. Ça, au moins, c'est du solide !

J'aperçois les gratte-ciel, les tours aux mille fenêtres qui ressemblent à des miroirs. Du béton. Du béton. Encore du béton… Du béton peint en bleu, en jaune, en vert, en rouge, en mauve, en noir, en lie-de-vin, en ciel d'orage, en caca d'oie… Du béton !

Une horreur !

Cela me fait penser à cette chanson à la mode, toujours bien placée au tip-top-parade animé par Paul Lux. Une chanson que l'on désigne comme étant intellectuelle et tendre à la fois, et qui a déjà rapporté pas mal d'argent à son auteur…

Joli béton, sacré béton, J'aime tes tains Et tes tons. Joli béton, sacré béton, J'aime tes tons Nom de nom…

Une merveille, en vérité ! Écrite en anglais (snobisme oblige !) elle aurait été géniale et peut-être même super-géniale. Cela n'est pas de moi. Je l'ai lu dans un bouquin déniché à la bibliothèque de la prison : « Psychanalyse profonde et méditation instantanée sur la recherche instrumentale électronique en rapport direct avec les allégories cachées de la musique contemporaine. » Tout un programme !

En parlant de programme, je ferais bien de m'occuper du mien.

Je vais m'étendre sur mon lit, enlève le livre que je dépose sur ma table de chevet. Allongé sur le ventre, la tête entre les mains, j'apprends le plan par cœur, histoire de me familiariser avec les distances qui séparent les éléments du décor…

Plus j'y pense, plus je me dis que je dois gagner. Je dois gagner ! Je dois gagner !… J'imagine cependant qu'en cet instant d'autres sont sûrement en train de se dire la même chose, et je me rends compte subitement que pour chaque concurrent le suspense a déjà commencé !