CHAPITRE VIII
Très réussi ce temple. Je ne sais si cette reconstitution correspond à la réalité mais l'effet qu'elle produit est assez saisissant. Colonnes ouvragées, statues recouvertes de peinture dorée, émaux, fresques, mosaïques constituent un décor qui entre bien dans le cadre du jeu. Une pièce de musée, ce temple… On est en droit de se demander encore une fois quelle idée hantait les organisateurs lorsqu'ils ont décidé de construire cet édifice. J'imagine que cela a dû coûter pas mal d'argent. Gageons qu'à l'avenir il y aura encore beaucoup de parties comme celle que nous jouons en ce moment.
Enfin, lorsque je dis « jouons », j'emploie un terme inexact puisque la partie s'est arrêtée pour moi. Il y a près de deux heures que je tourne dans ce temple sans avoir vu la moindre boîte noire. S'il y avait ici une statue de saint Antoine, je pourrais lui faire le coup de la prière. Mais je ne crois pas que Siva accepte sa présence.
Bref. C'est le fiasco ! Ceux qui ont misé sur moi doivent s'arracher les cheveux. Est-ce ma faute si les difficultés se mettent en travers de mon chemin ? Jusqu'ici, tout baignait dans l'huile. Je me heurte soudain à un mur.
« Sur une hauteur, dans la cavité d'un œil… »
Du martien ! Du sino-javanais ou je ne sais quoi d'autre. Si Benfeld me voyait, il en ferait une jaunisse. Je sèche lamentablement. Au fond, quelles sont exactement mes chances ?
D'office, j'élimine Benfeld. Je ne le crois pas capable de gagner cette chasse au trésor. Restent miss Moche, Ulrich Gunstett et Dyana Serval. Considérons donc que nous ne sommes que quatre… Cependant, le genre de difficulté que je rencontre en ce moment ne me fera pas admettre que je suis le seul à patauger dans la mélasse. Dyana a voulu que nous unissions nos efforts. Sans doute avait-elle pris conscience, plus tôt que moi, des incidents de parcours.
Je me sens gagné par l'énervement.
12 h 10. Toujours rien. Je ne vois que le temple qui hindou-oie et moi qui merdoie !… Âme, sœur âme, ne vois-tu rien venir ?
Cette fois, je suis bel et bien coincé. Où vais-je dénicher cet œil ? Pas dans le champ des statues, en tout cas ! Peut-être faudrait-il considérer cet œil comme une image ? Un trou dans un rocher ? Un trou dans un tronc d'arbre ?… A moins qu'un œil ne soit dessiné sur une quelconque hauteur.
La-men-ta-ble.
Inutile que je songe à donner ma langue au chat, ou à utiliser un joker. Je ne possède ni chat ni joker.
Alors que je suis en train d'examiner mon plan avec beaucoup de soin, un bruit me tire de mes réflexions. Illico, je vais me cacher derrière la statue de Siva, retenant mon souffle.
Non, ce n'est pas ce jocrisse de Benfeld.
Miss Moche entre dans le temple à petits pas prudents, s'arrête, observe le décor, semble l'apprécier. Dans sa main droite, elle tient une fiche qu'elle relit. Puis elle relève la tête, la tourne vers moi, sursaute.
— Jean Lehard ?… C'est vous, Jean Lehard ?
Je n'ai plus aucune raison de me dissimuler, ce que j'ai d'ailleurs très mal fait puisque Sabine m'a découvert. Elle m'a reconnu à la couleur de ma combinaison bien qu'il ne fasse pas très clair en ce lieu.
Je quitte ma place, avance vers Sabine.
— Je suppose que vous avez dû trouver ma boîte ! lance-t-elle avec une pointe d'agressivité.
Je tique.
— Votre boîte ? Laquelle ?
— Ne jouez pas au plus fin. Vous savez très bien de quoi je parle !
— Je vous assure que non ! Primo, je suis venu ici pour trouver MA boîte. Sans succès, d'ailleurs ! Deuxio : je vous informe qu'il n'y a pas plus de fiches dans ce temple que de cheveux sur la tête d'un chauve. J'ai tout visité !
— Que faisiez-vous auprès de cette statue ?
— Je me cachais, ne vous déplaise ! Les lieux ne sont pas sûrs. On y fait parfois de mauvaises rencontres. Falker en sait quelque chose.
— Falker ? Pourquoi parlez-vous de lui ? Que lui est-il arrivé ?
Je prends un air dégagé.
— Oh ! Rien de grave… Il est mort !
— Mort ?
— Décédé, si vous préférez !
— On… on l'a tué ?
— Exactement. Ça vous étonne ?
Sabine Leyland ne répond pas. Elle n'a pas besoin de me dire qu'elle a peur, je le devine. Sa respiration est plus rapide. Elle est paralysée. Ses yeux demeurent fixés sur moi. A l'expression que prend son visage, je comprends ce qui se passe dans sa tête.
— Eh là ! N'allez pas croire que c'est moi le coupable, hein ? Falker est mort mais ce n'est pas moi qui l'ai tué… Évidemment, je suis incapable de vous fournir la moindre preuve… Vous n'avez que ma parole.
Elle se ressaisit.
— La parole d'un repris de justice !
— Je n'ai pas tué Falker !
En quelques phrases, je lui livre ce que je sais. Elle a la politesse de m'écouter sans m'interrompre. Elle apprend ainsi que je l'ai moi-même soupçonnée. Les rôles sont inversés.
— Je ne suis pas encore allée par là ! se défend-elle.
— Admettons ! Mais savez-vous que j'ai vu du monde, moi, dans ce coin-là ?… Ulrich Gunstett, Dyana Serval, Falker, Benfeld… Et maintenant, vous ! Marrant, non ?
— Je cherche une boîte.
— Une boîte ? Noire ? Avec une fiche à l'intérieur ?
Elle hausse les épaules.
Je redeviens sérieux.
— J'en suis au même point… mort. Je tiens une fausse piste. Comme vous, du reste. Allez-y ! Vérifiez ! Vous ne trouverez pas une seule fiche dans le temple !
— Je pensais pourtant trouver ma…
Elle s'interrompt. Je souris, lui raconte ma petite aventure de ce matin. Cela la détend un peu.
— Benfeld croit sincèrement que je vais vous éliminer. Naturellement, je ne le ferai pas !
— Trop aimable ! Je vous remercie.
— Pas de quoi !… Quelle fiche cherchez-vous ?
— Cela ne vous regarde pas !
Évidemment ! Je m'attendais à cette réponse.
Mais j'insiste :
— Écoutez, Sabine. Nous sommes, vous et moi, dans la même galère. Apparemment, vous vous trouvez bloquée dans une impasse. En ce qui me concerne, la situation n'est guère meilleure. Nous aurions sans doute intérêt à échanger quelques idées ?… Réfléchissez ! Les autres jouent à la petite guerre. Parmi eux, il y a un tueur. Je suis persuadé qu'un échange de points de vue nous faciliterait la tâche. Qu'en dites-vous ?
— Possible. Où en êtes-vous ?
— Je cherche ma cinquième fiche.
Pas d'hésitation. Je donne l'exemple en espérant que Sabine sera aussi franche que moi.
— Votre cinquième fiche ? Déjà ?… Je ne cherche que la quatrième !
— Disons que j'ai une légère avance sur vous. Seulement, je crains de la perdre très rapidement. Les renseignements se compliquent en devenant trop imprécis…
— Ou a double sens !… Avez-vous une idée de l'objet dont il s'agit ?
— Mein Gott ! Non. J'ai réfléchi, bien sûr, mais je tourne en rond.
— Pareil pour moi. Les définitions paraissent précises quant à la forme. Cependant, ce qu'elles suggèrent reste vague. Et lorsque l'on tente de les associer, elles deviennent incohérentes… Et ne parlons pas de la phrase clé… Il faudrait presque confronter nos idées chaque fois que nous découvrons une nouvelle fiche.
— Je vous rappelle que nous sommes concurrents !
— Oui, mais il y a plus d'idées dans deux têtes que dans une.
— Je m'attendais à ce que vous me proposiez une association !
— Vraiment ?
— Dyana Serval et Cari Benfeld l'ont fait avant vous !
— C'est certainement parce qu'ils vous ont trouvé supérieurement intelligent !
— Ne dites pas d'âneries, Sabine. J'ai pensé, moi aussi, qu'une association pouvait être bénéfique. Je crois cependant qu'il est un peu trop tôt pour en parler.
— Comme vous voudrez !
Le silence nous enveloppe durant une ou deux minutes puis je demande :
— Quel est le renseignement qui vous chagrine ?
— Ne me dites pas que vous voulez m'aider !
— Pourquoi pas ?
— Mais, vous l'avez dit vous-même : nous sommes concurrents !… Combien de fiches possédez-vous exactement ?
— Quatre. Je ne vous ai pas menti… Enfin, je possédais quatre fiches puisque Benfeld m'a pris les trois premières.
— J'aimerais en être sûre.
Je montre mon consentement d'un signe de tête, sors la quatrième fiche, lui désigne le numéro.
— D'accord ! Mais votre intérêt n'est pas de m'aider. Pourquoi le faites-vous ?
— La vérité vous semblera peut-être idiote, Sabine, mais je n'aimerais pas que ce soit un autre concurrent qui gagne cette partie. Je n'ai aucune sympathie pour eux !
— Même pour la belle Dyana Serval ?
— C'est une jolie fille, c'est tout… Si je vous propose mon aide, c'est parce que j'espère que vous agirez de même en retour. Échangeons nos renseignements !
Sabine réfléchit, finit par admettre que mon idée lui donne un avantage certain. Qu'elle se montre déloyale et, ayant découvert l'endroit où se cache ma cinquième fiche, elle me lance sur une fausse piste. Et on devine la suite.
Bah ! J'ai pris le risque.
Et puis, c'est à elle de commencer.
Elle me donne sa définition.
« La destruction ou la fécondation sont ses pouvoirs. Son mouvement fera trouver la quatrième. »
— Et cela vous a conduit ici ?
— Siva est le dieu destructeur et fécondateur, m'apprend Sabine.
— Touché ! Je comprends pourquoi vous avez cru que j'avais pris votre boîte… Il est possible que vous ayez trouvé la bonne réponse, si toutefois ce dieu correspond bien à destruction et à fécondation.
— J'en suis certaine !
— Hum ! Que pensez-vous de son mouvement ? Doit-on interpréter le geste qu'il fait ou s'agit-il réellement d'un mouvement ? Chacun de ses quatre bras désigne un endroit… Mais ce n'est pas cela, n'est-ce pas… Dites-moi, où étiez-vous lorsque vous avez découvert votre troisième fiche ?
Sabine semble surprise par ma question.
— Près de la pyramide, dit-elle en fronçant légèrement les sourcils.
— Et avant ?
— J'ai trouvé ma première fiche ici même… Dehors. La seconde dans les rochers. Mais pourquoi me demandez-vous ça ?
— Je cherche à établir un rapport…
— Quel rapport ?
— Quelque chose me trotte dans la tête depuis un moment. Mon point de départ a été le puits. Ensuite, j'ai traversé tout le terrain pour me rendre dans le camp des statues, puis à l'arbre mort, puis dans la ville en ruine…
— Où voulez-vous en venir ?
— Vous souvenez-vous des instructions qui nous ont été données ? Il était dit dans un article que chaque concurrent avait un parcours théorique de dix kilomètres à effectuer.
— Oui, mais…
— Regardons le plan. Si l'on prend votre point de départ et que l'on suit votre parcours, il faut un kilomètre pour aller jusqu'aux rochers. Puis trois jusqu'à la pyramide. Total : quatre. Restent les six autres kilomètres. Je doute qu'on vous oblige à retraverser une nouvelle fois tout le terrain pour que vous trouviez les trois fiches restantes, à moins que celles-ci ne soient rassemblées dans un mouchoir de poche, ce qui m'étonnerait. Et il faut tenir compte de la distance qui restera à parcourir quand, ayant trouvé la sixième fiche, il faudra aller chercher l'objet… J'en déduis donc que ce n'est pas dans cette partie du terrain qu'est dissimulée votre quatrième fiche.
Sabine demeure perplexe.
— Peut-être,..
Croirait-elle que je cherche à l'égarer ? S'il en est ainsi, nous n'en sortirons jamais. Mais comment balayer cette méfiance que nous portons aux autres concurrents ?
— Oui, dit-elle encore. Vous avez peut-être raison… S'il ne me reste que six kilomètres à parcourir alors que je n'en suis qu'à ma troisième fiche, mes déplacements seront plutôt réduits…
— J'y suis, Sabine !
— Vous y êtes ? Qu'est-ce que… ?
— J'ai trouvé le mouvement qui m'intriguait ! Le seul mouvement que l'on puisse enregistrer est celui de l'eau de cette fontaine…
— Celle du bois du Roi de Pique ?
— Ben ! Il n'y a que celle-là !
— Et vous pensez que c'est là ?
— Oubliez les définitions fantaisistes que j'ai données à Benfeld ! Je ne cherche pas à vous tendre un piège, Sabine… L'eau qui jaillit est le mouvement ! Or, l'eau peut détruire comme elle peut jouer un rôle de premier plan dans la fécondation. Sans eau, il n'y a pas de vie !
— Raisonnement convaincant. Votre ton aussi !… Je devrais me méfier de vous, Jean Lehard.
— Appelez-moi Jean… Tout court.
— D'accord…
Elle sourit.
Elle n'est pas si moche, quand elle sourit…
— Les téléspectateurs qui ont misé sur moi vont être heureux… Ils vous doivent une petite récompense !
— Ils n'ont qu'à miser sur moi f
— Mmm ! Et si nous nous occupions de votre fiche, maintenant ?
— O.K. S Procédons de la même manière… J'ai parcouru deux, trois, quatre… Disons quatre bons kilomètres. En théorie, naturellement, car les détours ne comptent pas… Il me reste également six kilomètres à parcourir. Cependant, je n'ai plus que deux fiches à trouver. Conclusion : elles sont loin d'ici. Peut-être de l'autre côté du terrain !
Sabine a un signe de dénégation.
— C'est presque trop facile. D'abord, il ne vous reste pas six kilomètres, mais cinq et demi. Ensuite, et c'est là le plus important, les organisateurs sont bien capables d'avoir triché un peu sur les distances de manière à nous compliquer davantage l'existence. Ces dix kilomètres théoriques tiennent peut-être compte des détours jugés par eux obligatoires ! N'avez-vous pas contourné les marais ?
— Si ! Et les collines également… Encore que cela n'était pas tout à fait obligatoire. Mais j'admets votre supposition. Elle modifie les calculs… Je serais presque tenté de croire que c'est dans la partie nord que je dois chercher !
— Dans la partie… nord ?
— Dans le haut du plan, si vous préférez.
Elle regarde le plan puis se tourne vers moi.
— Vous ne m'avez pas donné votre définition, fait-elle remarquer.
— C'est juste, la voici… Sur une hauteur, dans la cavité d'un œil…
— C'est tout ?
— Oui, c'est tout… Sabine ! Je crois bien que j'ai trouvé ! Une illumination !
— Dites toujours.
— Simple : je vise la tour ou le château. Ce sont les seuls endroits où il existe des meurtrières ! Les voilà mes yeux !
Sabine abonde dans mon sens et ajoute :
— Vous n'avez plus qu'à vous dépêcher d'aller vérifier. Si vous avez vu juste, vous conserverez votre tour d'avance… Car je suppose que nous redevenons concurrents à partir de cet instant ?
— Jusqu'à nouvel avis… Euh ! Dites ! Si vous rencontrez Benfeld, dites-lui que Dyana Serval se trouve dans le bois du Roi de Carreau. Cela pourra vous éviter des ennuis…
— Merci du conseil. Cependant, je préférerais ne pas le rencontrer !
Nous nous serrons la main et nous nous séparons.
C'est drôle, je ne parviens pas à concevoir de véritable méfiance pour cette fille. Elle me semble d'ailleurs moins moche qu'au début… Le jeu terminé, si nous sommes toujours vivants, il ne me déplairait pas de la revoir. Ses yeux sont magnifiques, vraiment magnifiques. Ils lui donnent un charme qui…
Mais qu'est-ce que je raconte ? Je débloque ou quoi ?
Quelle heure est-il ?
Déjà 13 h 15.
Et si je découvrais la dernière fiche avant ce soir ?