7. Percept, affect et concept

Le jeune homme sourira sur la toile autant que celle-ci durera. Le sang bat sous la peau de ce visage de femme, et le vent agite une branche, une groupe d’hommes s’apprête à partir. Dans un roman ou dans un film, le jeune homme cessera de sourire, mais recommencera si l’on se reporte à telle page ou à tel moment. L’art conserve, et c’est la seule chose au monde qui se conserve. Il conserve et se conserve en soi (quid juris?), bien qu’en fait il ne dure pas plus que son support et ses matériaux (quid facti?), pierre, toile, couleur chimique, etc. La jeune fille garde la pose qu’elle avait il y a cinq mille ans, geste qui ne dépend plus de celle qui le fit. L’air garde l’agitation, le souffle et la lumière qu’il avait tel jour de l’année dernière, et ne dépend plus de celui qui le respirait ce matin-là. Si l’art conserve, ce n’est pas à la manière de l’industrie qui ajoute une substance pour faire durer la chose. La chose est dès le début devenue indépendante de son « modèle », mais elle l’est aussi des autres personnages éventuels, qui sont eux-mêmes des choses-artistes, personnages de peinture respirant cet air de peinture. Et elle n’est pas moins indépendante du spectateur ou de l’auditeur actuels, qui ne font que l’éprouver par après, s’ils en ont la force. Alors le créateur ? Elle est indépendante du créateur, par l’auto-position du créé qui se conserve en soi. Ce qui se conserve, la chose ou l’œuvre d’art, est un bloc de sensations, c’est-à-dire un composé de percepts et d’affects.

Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de ceux qui les éprouvent ; les affects ne sont plus des sentiments ou affections, ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts et affects, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en l’absence de l’homme, peut-on dire, parce que l’homme, tel qu’il est pris dans la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts et d’affects. L’œuvre d’art est un être de sensation, et rien d’autre : elle existe en soi.

Les accords sont des affects. Consonnants et dissonants, les accords de tons ou de couleurs sont les affects de musique ou de peinture. Rameau soulignait l’identité de l’accord et de l’affect. L’artiste crée des blocs de percepts et d’affects, mais la seule loi de la création, c’est que le composé doit tenir tout seul. Que l’artiste le fasse tenir debout tout seul, c’est le plus difficile. Il y faut parfois beaucoup d’invraisemblance géométrique, d’imperfection physique, d’anomalie organique, du point de vue d’un modèle supposé, du point de vue des perceptions et affections vécues, mais ces sublimes erreurs accèdent à la nécessité de l’art si ce sont les moyens intérieurs de tenir debout (ou assis, ou couché). Il y a une possibilité picturale qui n’a rien à voir avec la possibilité physique, et qui donne aux postures les plus acrobatiques la force d’être d’aplomb. En revanche, tant d’ œuvre s qui prétendent à l’art ne tiennent pas debout un seul instant. Tenir debout tout seul, ce n’est pas avoir un haut et un bas, ce n’est pas être droit (car même les maisons sont saoules et de guingois), c’est seulement l’acte par lequel le composé de sensations créé se conserve en lui-même. Un monument, mais le monument peut tenir en quelques traits ou quelques lignes, comme un poème d’Emily Dickinson. Du croquis d’un vieil âne usé, « quelle merveille ! c’est fait avec deux traits, mais posés sur des bases immuables », où la sensation témoigne d’autant mieux d’années de « travail persistant, tenace, dédaigneux » [1] . Le mode mineur en musique est une épreuve d’autant plus essentielle qu’il lance au musicien le défi de l’arracher à ses combinaisons éphémères pour le rendre solide et durable, auto-conservant, même dans des positions acrobatiques. Le son ne doit pas moins être tenu dans son extinction que dans sa production et son développement. A travers son admiration de Pissaro, de Monet, ce que Cézanne reprochait aux impressionnistes, c’était que le mélange optique des couleurs ne suffisait pas à faire un composé suffisamment « solide et durable comme l’art des musées », comme « la perpétuité du sang » chez Rubens [2] . C’est une façon de parler, parce que Cézanne n’ajoute pas quelque chose qui conserverait l’impressionnisme, il cherche une autre solidité, d’autres assises et d’autres blocs.

La question de savoir si les drogues aident l’artiste à créer ces êtres de sensation, si elles font partie des moyens intérieurs, si elles nous mènent réellement aux « portes de la perception », si elles nous livrent aux percepts et aux affects, reçoit une réponse générale dans la mesure où les composés sous drogue sont le plus souvent extraordinairement friables, incapables de se conserver eux-mêmes, se défaisant en même temps qu’ils se font ou qu’on les regarde. On peut aussi admirer les dessins d’enfants, ou plutôt s’en émouvoir ; il est rare qu’ils tiennent debout, et ne ressemblent à du Klee ou du Miro que si on ne les regarde pas longtemps. Les peintures de fous, au contraire, tiennent souvent, mais à condition d’être bourrées et de ne pas laisser subsister de vide. Pourtant les blocs ont besoin de poches d’air et de vide, car même le vide est sensation, toute sensation se compose avec le vide en se composant avec soi, tout se tient sur terre et dans l’air, et conserve le vide, se conserve dans le vide en se conservant soi-même. Une toile peut être entièrement remplie, au point que même l’air n’y passe plus, ce n’est une œuvre d’art que si, comme dit le peintre chinois, elle garde cependant assez de vides pour y faire gambader des chevaux (ne serait-ce que par la variété des plans) [3] .

On peint, on sculpte, on compose, on écrit avec des sensations. On peint, on sculpte, on compose, on écrit des sensations. Les sensations comme percepts ne sont pas des perceptions qui renverraient à un objet (référence) : si elles ressemblent à quelque chose, c’est d’une ressemblance produite par leurs propres moyens, et le sourire sur la toile est seulement fait de couleurs, de traits, d’ombre et de lumière. Si la ressemblance peut hanter l’œuvre d’art, c’est parce que la sensation ne se rapporte qu’à son matériau : elle est le percept ou l’affect du matériau même, le sourire d’huile, le geste de terre cuite, l’élan de métal, l’accroupi de la pierre romane et l’élevé de la pierre gothique. Et le matériau est si divers dans chaque cas (le support de la toile, l’agent du pinceau ou de la brosse, la couleur dans le tube) qu’il est difficile de dire où il finit et où commence la sensation, en fait ; la préparation de la toile, la trace du poil de pinceau font évidemment partie de la sensation, et bien d’autres choses en deçà. Comment la sensation pourrait-elle se conserver sans un matériau capable de durer, et, si court qu’en soit le temps, ce temps est considéré comme une durée ; nous verrons comment le plan du matériau monte irrésistiblement et envahit le plan de composition des sensations mêmes, jusqu’à en faire partie ou en être indiscernable. On dit en ce sens que le peintre est peintre, et rien qu’un peintre, « avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube, avec l’empreinte comme l’un après l’autre des poils du pinceau », avec ce bleu qui n’est pas un bleu d’eau mais « un bleu de peinture liquide ». Et pourtant la sensation n’est pas la même chose que le matériau, du moins en droit. Ce qui se conserve en droit n’est pas le matériau, qui constitue seulement la condition de fait, mais, tant que cette condition est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas en poussière), ce qui se conserve en soi, c’est le percept ou l’affect. Même si le matériau ne durait que quelques secondes, il donnerait à la sensation le pouvoir d’exister et de se conserver en soi, dans l’éternité qui coexiste avec cette courte durée. Tant que le matériau dure, c’est d’une éternité que la sensation jouit dans ces moments mêmes. La sensation ne se réalise pas dans le matériau sans que le matériau ne passe entièrement dans la sensation, dans le percept ou l’affect. Toute la matière devient expressive. C’est l’affect qui est métallique, cristallin, pétrique, etc., et la sensation n’est pas colorée, elle est colorante, comme dit Cézanne. C’est pourquoi celui qui n’est rien que peintre est aussi plus que peintre, parce qu’il « fait venir devant nous, en avant de la toile fixe », non pas la ressemblance, mais la pure sensation « de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé », rendant « l’eau de la peinture à la nature » [4] . On ne passe d’un matériau à un autre, comme du violon au piano, du pinceau à la brosse, de l’huile au pastel, que pour autant que le composé de sensations l’exige. Et si fort qu’un artiste s’intéresse à la science, jamais un composé de sensations ne se confondra avec les « mélanges » du matériau que la science détermine dans des états de choses, comme en témoigne éminemment le « mélange optique » des impressionnistes.

Le but de l’art, avec les moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation. Il y faut une méthode, qui varie avec chaque auteur et qui fait partie de l’œuvre : il suffit de comparer Proust et Pessoa, chez qui la recherche de la sensation comme être invente des procédés différents [5] . Les écrivains à cet égard ne sont pas dans une autre situation que les peintres, les musiciens, les architectes. Le matériau particulier des écrivains, ce sont les mots, et la syntaxe, la syntaxe créée qui monte irrésistiblement dans leur œuvre et passe dans la sensation. Pour sortir des perceptions vécues, il ne suffit pas évidemment de la mémoire qui convoque seulement d’anciennes perceptions, ni d’une mémoire involontaire qui ajoute la réminiscence comme facteur conservant du présent. La mémoire intervient peu dans l’art (même et surtout chez Proust). Il est vrai que toute œuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici ce qui commémore un passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur propre conservation, et donnent à l’événement le composé qui le célèbre. L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. On n’écrit pas avec des souvenirs d’enfance, mais par blocs d’enfance qui sont des devenirs-enfant du présent. La musique en est pleine. Il y faut non pas de la mémoire, mais un matériau complexe qu’on ne trouve pas dans la mémoire, mais dans les mots, dans les sons : « Mémoire, je te hais. » On n’atteint au percept ou à l’affect que comme à des êtres autonomes et suffisants qui ne doivent plus rien à ceux qui les éprouvent ou les ont éprouvés : Combray tel qu’il ne fut jamais vécu, ne l’est ni ne le sera, Combray comme cathédrale ou monument.

Et si les méthodes sont très différentes, non seulement d’après les arts mais suivant chaque auteur, on peut néanmoins caractériser de grands types monumentaux, ou des « variétés » de composés de sensation : la vibration qui caractérise la sensation simple (mais elle est déjà durable ou composée, parce qu’elle monte ou descend, implique une différence de niveau constitutive, suit une corde invisible plus nerveuse que cérébrale) ; l’étreinte ou le corps-à-corps (lorsque deux sensations résonnent l’une dans l’autre en s’épousant si étroitement, dans un corps-à-corps qui n’est plus que d’« énergies ») ; le retrait, la division, la distension (lorsque deux sensations s’écartent au contraire, se desserrent, mais pour ne plus être réunies que par la lumière, l’air ou le vide qui s’enfoncent entre elles ou en elles comme un coin, à la fois si dense et si léger qu’il s’étend en tout sens à mesure que la distance croît, et forme un bloc qui n’a plus besoin d’aucun soutien). Vibrer la sensation - accoupler la sensation - ouvrir ou fendre, évider la sensation. La sculpture présente ces types presque à l’état pur, avec ses sensations de pierre, de marbre ou de métal qui vibrent suivant l’ordre des temps forts et des temps faibles, des saillies et des creux, ses puissants corps-à-corps qui les entrelacent, son aménagement de grands vides d’un groupe à l’autre et à l’intérieur d’un même groupe où l’on ne sait plus si c’est la lumière, si c’est l’air qui sculpte ou qui est sculpté.

Le roman s’est souvent élevé au percept : non pas la perception de la lande, mais la lande comme percept chez Hardy ; les percepts océaniques de Melville ; les percepts urbains, ou ceux du miroir chez Virginia Woolf. Le paysage voit. En général, quel grand écrivain n’a su créer ces êtres de sensation qui conservent en soi l’heure d’une journée, le degré de chaleur d’un moment (les collines de Faulkner, la steppe de Tolstoï ou celle de Tchekhov) ? Le percept, c’est le paysage d’avant l’homme, en l’absence de l’homme. Mais dans tous ces cas, pourquoi dire cela, puisque le paysage n’est pas indépendant des perceptions supposées des personnages, et, par leur intermédiaire, des perceptions et souvenirs de l’auteur ? Et comment la ville pourrait-elle être sans homme ou avant lui, le miroir sans la vieille femme qui s’y reflète même si elle ne s’y regarde pas ? C’est l’énigme (souvent commentée) de Cézanne « l’homme absent, mais tout entier dans le paysage ». Les personnages ne peuvent exister, et l’auteur ne peut les créer, que parce qu’ils ne perçoivent pas, mais sont passés dans le paysage et font eux-mêmes partie du composé de sensations. C’est bien Achab qui a les perceptions de la mer, mais il ne les a que parce qu’il est passé dans un rapport avec Moby Dick qui le fait devenir-baleine, et forme un composé de sensations qui n’a plus besoin de personne : Océan. C’est Mrs. Dalloway qui perçoit la ville, mais parce qu’elle est passée dans la ville, comme « une lame à travers toutes choses », et devient elle-même imperceptible. Les affects sont précisément ces devenirs non humains de l’homme, comme les percepts (y compris la ville) sont les paysages non humains de la nature. « Il y a une minute du monde qui passe », on ne la conservera pas sans « devenir elle-même », dit Cézanne [6] . On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. Tout est vision, devenir. On devient univers. Devenirs animal, végétal, moléculaire, devenir zéro. Kleist est sans doute celui qui écrivit le plus par affects, s’en servant comme de pierres ou d’armes, les saisissant dans des devenirs de pétrification brusque ou d’accélération infinie, dans le devenir-chienne de Penthésilée et ses percepts hallucinés. C’est vrai de tous les arts : quels étranges devenirs déchaîne la musique à travers ses « paysages mélodiques » et ses « personnages rythmiques », comme dit Messiaen, en composant dans un même être de sensation le moléculaire et le cosmique, les étoiles, les atomes et les oiseaux ? Quelle terreur hante la tête de Van Gogh prise dans un devenir tournesol ? A chaque fois il faut le style — la syntaxe d’un écrivain, les modes et rythmes d’un musicien, les traits et les couleurs d’un peintre — pour s’élever des perceptions vécues au percept, des affections vécues à l’affect.

Nous insistons sur l’art du roman parce qu’il est la source d’un malentendu : beaucoup de gens pensent qu’on peut faire un roman avec ses perceptions et ses affections, ses souvenirs ou ses archives, ses voyages et ses fantasmes, ses enfants et ses parents, les personnages intéressants qu’il a pu rencontrer et surtout le personnage intéressant qu’il est forcément lui-même (qui ne l’est ?), enfin ses opinions pour souder le tout. On invoque au besoin de grands auteurs qui n’auraient fait que raconter leur vie, Thomas Wolfe ou Miller. On obtient généralement des œuvres composites, où l’on bouge beaucoup, mais à la recherche d’un père qu’on ne trouve qu’en soi-même : le roman du journaliste. On ne nous fait grâce de rien, en l’absence de tout travail réellement artistique. On n’a pas besoin de transformer beaucoup la cruauté de ce qu’on a pu voir, ni le désespoir par lequel on est passé, pour produire une fois de plus l’opinion qui se dégage en général sur les difficultés de communiquer. Rossellini y vit une raison de renoncer à l’art : l’art s’était laissé trop envahir par l’infantilisme et la cruauté, les deux à la fois, cruel et plaintif, geignard et satisfait, si bien qu’il valait mieux renoncer [7] . Le plus intéressant est que Rosselini voyait le même envahissement dans la peinture. Mais c’est d’abord la littérature qui n’a pas cessé d’entretenir cette équivoque avec le vécu. Il se peut même qu’on ait un grand sens de l’observation et beaucoup d’imagination : est-il possible d’écrire avec des perceptions, des affections et des opinions ? Même dans les romans les moins autobiographiques on voit s’affronter, se croiser les opinions d’une multitude de personnages, chaque opinion étant fonction des perceptions et affections de chacun, suivant sa situation sociale et ses aventures individuelles, l’ensemble étant pris dans un vaste courant qui serait l’opinion de l’auteur, mais celle-ci se divisant pour rebondir sur les personnages, ou se cachant pour que le lecteur puisse se faire la sienne : c’est même ainsi que commence la grande théorie du roman de Bakhtine (heureusement il n’en reste pas là, c’est justement la base « parodique » du roman...).

La fabulation créatrice n’a rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un fantasme. En fait, l’artiste, y compris le romancier, déborde les états perceptifs et les passages affectifs du vécu. C’est un voyant, un devenant. Comment raconterait-il ce qui lui est arrivé, ou ce qu’il imagine, puisqu’il est une ombre ? Il a vu dans la vie quelque chose de trop grand, de trop intolérable aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui la menace, de telle manière que le coin de nature qu’il perçoit, ou les quartiers de la ville, et leurs personnages, accèdent à une vision qui compose à travers eux les percepts de cette vie-là, de ce moment-là, faisant éclater les perceptions vécues dans une sorte de cubisme, de simultanéisme, de lumière crue ou de crépuscule, de pourpre ou de bleu, qui n’ont plus d’autre objet ni sujet qu’eux-mêmes. « On appelle styles, disait Giacometti, ces visions arrêtées dans le temps et l’espace. » Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain. La mort du porc-épic chez Lawrence, la mort de la taupe chez Kafka, sont des actes de romancier presque insoutenables ; et parfois il faut se coucher par terre, comme le peintre le fait aussi pour atteindre au « motif », c’est-à-dire au percept. Les percepts peuvent être télescopiques ou microscopiques, ils donnent aux personnages et aux paysages des dimensions de géants, comme s’ils étaient gonflés par une vie à laquelle aucune perception vécue ne peut atteindre. Grandeur de Balzac. Peu importe que ces personnages soient médiocres ou non : ils deviennent des géants, comme Bouvard et Pécuchet, Bloom et Molly, Mercier et Carnier, sans cesser d’être ce qu’ils sont. C’est à force de médiocrité, même de bêtise ou d’infamie, qu’ils peuvent devenir, non pas simples (ils ne sont jamais simples), mais gigantesques. Même les nains ou les infirmes peuvent faire l’affaire : toute fabulation est fabrication de géants [8] . Médiocres ou grandioses, ils sont trop vivants pour être vivables ou vécus. Thomas Wolfe extrait de son père un géant, et Miller, de la ville, une planète noire. Wolfe peut décrire les hommes du vieux Catawha à travers leurs opinions imbéciles et leur manie de discussion ; ce qu’il fait, c’est dresser le monument secret de leur solitude, de leur désert, de leur terre éternelle et de leurs vies oubliées, inaperçues. Faulkner peut crier aussi bien : ô hommes d’Yoknapatawpha... On dit que le romancier monumental « s’inspire » lui-même du vécu, et c’est vrai ; M. de Charlus ressemble beaucoup à Montesquiou, mais entre Montesquiou et M. de Charlus, quand les comptes sont faits, il y a à peu près le même rapport qu’entre le chien-animal aboyant et le Chien constellation céleste.

Comment rendre un moment du monde durable ou le faire exister par soi ? Virginia Woolf donne une réponse qui vaut pour la peinture ou la musique autant que pour l’écriture « Saturer chaque atome », « Eliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluïté », tout ce qui colle à nos perceptions courantes et vécues, tout ce qui fait la nourriture du romancier médiocre, ne garder que la saturation qui nous donne un percept, « Inclure dans le moment l’absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence », « Tout y mettre et cependant saturer » [9] . Pour avoir atteint le percept comme « la source sacrée », pour avoir vu la Vie dans le vivant ou le Vivant dans le vécu, le romancier ou le peintre reviennent les yeux rouges, le souffle court. Ce sont des athlètes : pas des athlètes qui auraient bien formé leur corps et cultivé le vécu, quoique beaucoup d’écrivains n’aient pas résisté à voir dans les sports un moyen d’accroître l’art et la vie, mais plutôt des athlètes bizarres du type « champion de jeûne » ou « grand Nageur » qui ne savait pas nager. Un Athlétisme qui n’est pas organique ou musculaire, mais « un athlétisme affectif », qui serait le double inorganique de l’autre, un athlétisme du devenir qui révèle seulement des forces qui ne sont pas les siennes, « spectre plastique » [10] . Les artistes sont comme les philosophes à cet égard, ils ont souvent une trop petite santé fragile, mais ce n’est pas à cause de leurs maladies ni de leurs névroses, c’est parce qu’ils ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour eux, et qui a mis sur eux la marque discrète de la mort. Mais ce quelque chose est aussi la source ou le souffle qui les font vivre à travers les maladies du vécu (ce que Nietzsche appelle santé). « Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine... » [11] .

L’affect ne dépasse pas moins les affections que le percept, les perceptions. L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à un autre, mais le devenir non humain de l’homme. Achab n’imite pas Moby Dick, et Penthésilée ne « fait » pas la chienne : ce n’est pas une imitation, une sympathie vécue ni même une identification imaginaire. Ce n’est pas de la ressemblance, bien qu’il y ait de la ressemblance. Mais justement ce n’est qu’une ressemblance produite. C’est plutôt une extrême contiguïté, dans une étreinte de deux sensations sans ressemblance, ou au contraire dans l’éloignement d’une lumière qui capte les deux dans un même reflet. André Dhôtel a su mettre ses personnages dans d’étranges devenirs-végétaux, devenir arbre ou devenir aster : ce n’est pas, dit-il, que l’un se transforme en l’autre, mais quelque chose passe de l’un à l’autre [12] . Ce quelque chose ne peut pas être précisé autrement que comme sensation. C’est une zone d’indétermination, d’indiscernabilité, comme si des choses, des bêtes et des personnes (Achab et Moby Dick, Penthésilée et la chienne) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l’infini qui précède immédiatement leur différenciation naturelle. C’est ce qu’on appelle un affect. Dans Pierre ou les ambiguïtés, Pierre gagne la zone où il ne peut plus se distinguer de sa demi-sœur Isabelle, et devient femme. Seule la vie crée de telles zones où tourbillonnent les vivants, et seul l’art peut y atteindre et y pénétrer dans son entreprise de co-création. C’est que l’art vit lui-même de ces zones d’indétermination, dès que le matériau passe dans la sensation, comme dans une sculpture de Rodin. Ce sont des blocs. La peinture a besoin d’autre chose que de l’habileté du dessinateur qui marquerait la ressemblance de formes humaine et animale, et nous ferait assister à leur transformation : il faut au contraire la puissance d’un fond capable de dissoudre les formes, et d’imposer l’existence d’une telle zone où l’on ne sait plus qui est animal et qui est humain, parce que quelque chose se dresse comme le triomphe ou le monument de leur indistinction ; ainsi Goya, ou même Daumier, Redon. Il faut que l’artiste crée les procédés et matériaux syntaxiques ou plastiques nécessaires à une si grande entreprise qui recrée partout les marécages primitifs de la vie (l’utilisation de l’eau-forte et de l’aquatinte par Goya). L’affect n’opère certes pas un retour aux origines comme si l’on retrouvait, en termes de ressemblance, la persistance d’un homme bestial ou primitif sous le civilisé. C’est dans les milieux tempérés de notre civilisation qu’agissent et prospèrent actuellement les zones équatoriales ou glaciaires qui se dérobent à la différenciation des genres, des sexes, des ordres et des règnes. Il ne s’agit que de nous, ici et maintenant ; mais ce qui est animal en nous, végétal, minéral ou humain n’est plus distinct — bien que nous, nous y gagnions singulièrement en distinction. Le maximum de détermination sort comme un éclair de ce bloc de voisinage.

Précisément parce que les opinions sont des fonctions du vécu, elles prétendent avoir une certaine connaissance des affections. Les opinions excellent sur les passions de l’homme et leur éternité. Mais, comme le remarquait Bergson, on a l’impression que l’opinion méconnaît les états affectifs, et qu’elle groupe ou sépare ceux qui ne devraient pas l’être [13] . Il ne suffit même pas, comme fait la psychanalyse, de donner des objets interdits aux affections répertoriées, ni de substituer aux zones d’indétermination de simples ambivalences. Un grand romancier est avant tout un artiste qui invente des affects inconnus ou méconnus, et les fait venir au jour comme le devenir de ses personnages : les états crépusculaires des chevaliers dans les romans de Chrétien de Troyes (en rapport avec un concept éventuel de chevalerie), les états de « repos » presque catatoniques qui se confondent avec le devoir suivant Mme de Lafayette (en rapport avec un concept de quiétisme)..., jusqu’aux états de Beckett, comme des affects d’autant plus grandioses qu’ils sont pauvres en affections. Quand Zola suggère à ses lecteurs : « faites attention, ce n’est pas du remords que mes personnages éprouvent », nous ne devons pas y voir l’expression d’une thèse physiologiste, mais l’assignation de nouveaux affects qui montent avec la création de personnages dans le naturalisme, le Médiocre, le Pervers, la Bête (et ce que Zola appelle instinct ne se sépare pas d’un devenir-animal). Quand Emily Brontë trace le lien qui unit Heathcliff et Catherine, elle invente un affect violent qui ne doit surtout pas être confondu avec l’amour, comme une fraternité entre deux loups. Quand Proust semble décrire si minutieusement la jalousie, il invente un affect parce qu’il ne cesse de renverser l’ordre que l’opinion suppose dans les affections, d’après lequel la jalousie serait une conséquence malheureuse de l’amour : pour lui, au contraire, elle est finalité, destination, et, s’il faut aimer, c’est pour pouvoir être jaloux, la jalousie étant le sens des signes, l’affect comme sémiologie. Quand Claude Simon décrit le prodigieux amour passif de la femme-terre, il sculpte un affect de glaise, il peut dire : « c’est ma mère », et on le croit puisqu’il le dit, mais une mère qu’il a fait passer dans la sensation, et à laquelle il dresse un monument si original que ce n’est plus avec son fils réel qu’elle a un rapport assignable, mais plus lointainement, avec un autre personnage de création, l’Eula de Faulkner. C’est ainsi que, d’un écrivain à un autre, les grands affects créateurs peuvent s’enchaîner ou dériver, dans des composés de sensations qui se transforment, vibrent, s’étreignent ou se fendent : ce sont ces êtres de sensation qui rendent compte du rapport de l’artiste avec un public, du rapport des œuvre s d’un même artiste ou même d’une éventuelle affinité d’artistes entre eux [14] . L’artiste ajoute toujours de nouvelles variétés au monde. Les êtres de sensation sont des variétés, comme les êtres de concept, des variations, et les êtres de fonction, des variables.

C’est de tout art qu’il faudrait dire : l’artiste est montreur d’affects, inventeur d’affects, créateur d’affects, en rapport avec les percepts ou les visions qu’il nous donne. Ce n’est pas seulement dans son œuvre qu’il les crée, il nous les donne et nous fait devenir avec eux, il nous prend dans le composé. Les tournesols de Van Gogh sont des devenirs, comme les chardons de Dürer ou les mimosas de Bonnard. Redon intitulait une lithographie : « Il y eut peut-être une vision première essayée dans la fleur ». La fleur voit. Pure et simple terreur : « Vois-tu ce tournesol qui regarde à l’intérieur par la fenêtre de la chambre ? Il regarde chez moi toute la journée » [15] . Une histoire florale de la peinture est comme la création sans cesse reprise et continuée des affects et des percepts de fleurs. L’art est le langage des sensations, qu’il passe par les mots, les couleurs, les sons ou les pierres. L’art n’a pas d’opinion. L’art défait la triple organisation des perceptions, affections et opinions, pour y substituer un monument composé de percepts, d’affects et de blocs de sensations qui tiennent lieu de langage. L’écrivain se sert de mots, mais en créant une syntaxe qui les fait passer dans la sensation, et qui fait bégayer la langue courante, ou trembler, ou crier, ou même chanter : c’est le style, le « ton », le langage des sensations, ou la langue étrangère dans la langue, celle qui sollicite un peuple à venir, ô gens du vieux Catawba, ô gens d’Yoknapatawpha. L’écrivain tord le langage, le fait vibrer, l’étreint, le fend, pour arracher le percept aux perceptions, l’affect aux affections, la sensation à l’opinion — en vue, on l’espère, de ce peuple qui manque encore. « Ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire, mais à écarter le passé... Que voulait dire ma famille ? je ne sais pas. Elle était bègue de naissance et cependant elle avait quelque chose à dire. Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains, pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier, et ce n’est qu’en prêtant l’oreille au bruit croissant du siècle, et une fois blanchis par l’écume de sa crête, que nous avons acquis une langue » [16] . Précisément, c’est la tâche de tout art, et la peinture, la musique n’arrachent pas moins aux couleurs et aux sons les accords nouveaux, les paysages plastiques ou mélodiques, les personnages rythmiques qui les élèvent jusqu’au chant de la terre et au cri des hommes : ce qui constitue le ton, la santé, le devenir, un bloc visuel et sonore. Un monument ne commémore pas, ne célèbre pas quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations persistantes qui incarnent l’événement : la souffrance toujours renouvelée des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise. Tout serait-il vain parce que la souffrance est éternelle, et que les révolutions ne survivent pas à leur victoire ? Mais le succès d’une révolution ne réside qu’en elle-même, précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. La victoire d’une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière en fusion et font vite place à la division, à la trahison.

Les figures esthétiques (et le style qui les crée) n’ont rien à voir avec la rhétorique. Ce sont des sensations : des percepts et des affects, des paysages et des visages, des visions et des devenirs. Mais n’est-ce pas aussi par le devenir que nous définissions le concept philosophique, et presque dans les mêmes termes ? Pourtant les figures esthétiques ne sont pas identiques aux personnages conceptuels. Peut-être passent-ils les uns dans les autres, dans un sens ou dans l’autre, comme Igitur ou comme Zarathoustra, mais c’est dans la mesure où il y a des sensations de concepts et des concepts de sensations. Ce n’est pas le même devenir. Le devenir sensible est l’acte par lequel quelque chose ou quelqu’un ne cesse de devenir-autre (en continuant d’être ce qu’il est), tournesol ou Achab, tandis que le devenir conceptuel est l’acte par lequel l’événement commun lui-même esquive ce qui est. Celui-ci est l’hétérogénéité comprise dans une forme absolue, celui-là l’altérité engagée dans une matière d’expression. Le monument n’actualise pas l’événement virtuel, mais il l’incorpore ou l’incarne : il lui donne un corps, une vie, un univers. C’est ainsi que Proust définissait l’art-monument par cette vie supérieure au « vécu », ses « différences qualitatives », ses « univers » qui construisent leurs propres limites, leurs éloignements et leurs rapprochements, leurs constellations, les blocs de sensations qu’ils font rouler, univers-Rembrandt ou univers-Debussy. Ces univers ne sont ni virtuels ni actuels, ils sont possibles, le possible comme catégorie esthétique (« du possible, sinon j’étouffe »), l’existence du possible, tandis que les événements sont la réalité du virtuel, formes d’une pensée-Nature qui survolent tous les univers possibles. Ce n’est pas dire que le concept précède en droit la sensation : même un concept de sensation doit être créé avec ses moyens propres, et une sensation existe dans son univers possible sans que le concept existe nécessairement dans sa forme absolue.

La sensation peut-elle être assimilée à une opinion originaire, Urdoxa comme fondation du monde ou base immuable ? La phénoménologie trouve la sensation dans des « a-priori matériels », perceptifs et affectifs, qui transcendent les perceptions et affections vécues : le jaune de Van Gogh, ou les sensations innées de Cézanne. La phénoménologie doit se faire phénoménologie de l’art, nous l’avons vu, parce que l’immanence du vécu à un sujet transcendantal a besoin de s’exprimer dans des fonctions transcendantes qui ne déterminent pas seulement l’expérience en général, mais qui traversent ici et maintenant le vécu lui-même, et s’y incarnent en constituant des sensations vivantes. L’être de la sensation, le bloc du percept et de l’affect, apparaîtra comme l’unité ou la réversibilité du sentant et du senti, leur intime entrelacement, à la manière de mains qui se serrent : c’est la chair qui va se dégager à la fois du corps vécu, du monde perçu, et de l’intentionnalité de l’un à l’autre encore trop liée à l’expérience — tandis que la chair nous donne l’être de la sensation, et porte l’opinion originaire distincte du jugement d’expérience. Chair du monde et chair du corps comme corrélats qui s’échangent, coïncidence idéale [17] . C’est un curieux Carnisme qui inspire ce dernier avatar de la phénoménologie, et la précipite dans le mystère de l’incarnation ; c’est une notion pieuse et sensuelle à la fois, un mélange de sensualité et de religion, sans lequel la chair, peut-être, ne tiendrait pas debout toute seule (elle descendrait le long des os, comme dans les figures de Bacon). La question de savoir si la chair est adéquate à l’art peut s’énoncer ainsi : est-elle capable de porter le percept et l’affect, de constituer l’être de sensation, ou bien n’est-ce pas elle qui doit être portée, et passer dans d’autres puissances de vie ?

La chair n’est pas la sensation, même si elle participe à sa révélation. Nous parlions trop vite en disant que la sensation incarne. La peinture fait la chair tantôt avec l’incarnat (superpositions de rouge et de blanc), tantôt avec des tons rompus (juxtaposition de complémentaires en proportions inégales). Mais ce qui constitue la sensation, c’est le devenir-animal, végétal, etc., qui monte sous les plages d’incarnat, dans le nu le plus gracieux, le plus délicat, comme la présence d’une bête écorchée, d’un fruit pelé, Vénus au miroir ; ou qui surgit dans la fusion, la cuisson, la coulée des tons rompus, comme la zone d’indiscernabilité de la bête et de l’homme. Peut-être serait-ce un brouillage ou un chaos, s’il n’y avait un deuxième élément pour faire tenir la chair. La chair n’est que le thermomètre d’un devenir. Trop tendre est la chair. Le deuxième élément, c’est moins l’os ou l’ossature que la maison, l’armature. Le corps s’épanouit dans la maison (ou un équivalent, une source, un bosquet). Or, ce qui définit la maison, ce sont les « pans », c’est-à-dire les morceaux de plans diversement orientés qui donnent à la chair son armature : avant-plan et arrière-plan, pans horizontaux, verticaux, gauche, droite, droits et obliques, rectilignes ou courbes... [18] . Ces pans sont des murs, mais aussi des sols, des portes, des fenêtres, des portes-fenêtres, des miroirs, qui donnent précisément à la sensation le pouvoir de tenir toute seule dans des cadres autonomes. Ce sont les faces du bloc de sensation. Et il y a certainement deux signes du génie des grands peintres, aussi bien que de leur humilité : le respect, presque une terreur, avec lequel ils approchent de la couleur et y entrent ; le soin avec lequel ils opèrent la jonction des pans ou des plans, dont dépend le type de profondeur. Sans ce respect et ce soin, la peinture est nulle, sans travail, sans pensée. Le difficile est de joindre, non pas les mains, mais les plans. Faire saillie avec des plans qui se joignent, ou au contraire les enfoncer, les couper. Les deux problèmes, l’architecture des plans et le régime de la couleur, se confondent souvent. La jonction des plans horizontaux et verticaux chez Cézanne : « les plans dans la couleur, les plans ! Le lieu coloré ou l’âme des plans fusionne... » Il n’y a pas deux grands peintres, ou même deux grandes œuvre s, qui opèrent de la même façon. Il y a pourtant des tendances chez un peintre : chez Giacometti par exemple, les plans horizontaux fuyants diffèrent à droite et à gauche, et semblent se réunir sur la chose (la chair de la petite pomme), mais comme une pince qui la tirerait en arrière et la ferait disparaître, si un plan vertical dont on ne voit que le fil sans épaisseur ne venait la fixer, la retenir au dernier moment, lui donner une existence durable, à la manière d’une longue épingle qui la traverse, et la rendra filiforme à son tour. La maison participe de tout un devenir. Elle est vie, « vie non-organique des choses ». Sous tous les modes possibles, c’est la jonction des plans aux mille orientations qui définit la maison-sensation. La maison même (ou son équivalent) est la jonction finie des plans colorés.

Le troisième élément, c’est l’univers, le cosmos. Et non seulement la maison ouverte communique avec le paysage, par une fenêtre ou un miroir, mais la maison la plus fermée est ouverte sur un univers. La maison de Monet se trouve sans cesse happée par les forces végétales d’un jardin déchaîné, cosmos aux roses. Un univers-cosmos n’est pas chair. Il n’est pas non plus pans, morceaux de plans qui se joignent, plans diversement orientés, bien que le raccordement de tous les plans à l’infini puisse le constituer. Mais l’univers se présente à la limite comme l’aplat, l’unique grand plan, le vide coloré, l’infini monochrome. La porte-fenêtre, comme chez Matisse, ne s’ouvre plus que sur un aplat noir. La chair, ou plutôt la figure, n’est plus l’habitant du lieu, de la maison, mais l’habitant d’un univers qui supporte la maison (devenir). C’est comme un passage du fini à l’infini, mais aussi du territoire à la déterritorialisation. C’est bien le moment de l’infini : des infinis infiniment variés. Chez Van Gogh, chez Gauguin, chez Bacon aujourd’hui, on voit surgir l’immédiate tension de la chair et de l’aplat, des coulées de tons rompus et de la plage infinie d’une pure couleur homogène, vive et saturée (« au lieu de peindre le mur banal du mesquin appartement, je peins l’infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche, le plus intense... ») [19] . Il est vrai que l’aplat monochrome est autre chose qu’un fond. Et quand la peinture veut recommencer à zéro, en construisant le percept comme un minimum avant le vide, ou en le rapprochant au maximum du concept, elle procède par monochromie libérée de toute maison ou de toute chair. C’est notamment le bleu qui se charge de l’infini, et qui fait du percept une « sensibilité cosmique », ou ce qu’il y a de plus conceptuel dans la nature, ou de plus « propositionnel », la couleur en l’absence de l’homme, l’homme passé dans la couleur ; mais, si le bleu (ou le noir ou le blanc) est parfaitement identique dans le tableau, ou d’un tableau à l’autre, c’est le peintre qui devient bleu — « Yves, le monochrome » — suivant un pur affect qui fait basculer l’univers dans le vide, et ne laisse plus rien à faire au peintre par excellence [20] .

Le vide coloré, ou plutôt colorant, est déjà force. La plupart des grands monochromes de la peinture moderne n’ont plus besoin de recourir à de petits bouquets muraux, mais présentent de subtiles variations imperceptibles (pourtant constitutives d’un percept), soit parce qu’ils sont coupés ou bordés d’un côté par une bande, un ruban, un pan d’une autre couleur ou d’un autre ton, qui changent l’intensité de l’aplat par voisinage ou éloignement, soit parce qu’ils présentent des figures linéaires ou circulaires presque virtuelles, ton sur ton, soit parce qu’ils sont troués ou fendus : ce sont des problèmes de jonction, là encore, mais singulièrement élargis. Bref, l’aplat vibre, s’étreint ou se fend, parce qu’il est porteur de forces entrevues. Et d’abord c’est ce que faisait la peinture abstraite : convoquer les forces, peupler l’aplat des forces qu’il porte, faire voir en elles-mêmes les forces invisibles, dresser des figures d’apparence géométrique, mais qui ne seraient plus que des forces, force de gravitation, de pesanteur, de rotation, de tourbillon, d’explosion, d’expansion, de germination, force du temps (comme on peut dire de la musique qu’elle fait entendre la force sonore du temps, par exemple avec Messiaen, ou de la littérature, avec Proust, qu’elle fait lire et concevoir la force illisible du temps). N’est-ce pas la définition du percept en personne : rendre sensibles les forces insensibles qui peuplent le monde, et qui nous affectent, nous font devenir ? Ce que Mondrian obtient par simples différences entre côtés d’un carré, et Kandinsky par les « tensions » linéaires, et Kupka par les plans courbes autour du point. Du fond des âges nous vient ce que Worringer appelait la ligne septentrionale, abstraite et infinie, ligne d’univers qui forme des rubans et des lanières, des roues et des turbines, toute une « géométrie vivante » « élevant à l’intuition les forces mécaniques », c onstituant une puissante vie non-organique [21] . L’éternel objet de la peinture : peindre les forces, comme le Tintoret.

Peut-être aussi bien retrouvons-nous la maison, et le corps ? C’est que l’aplat infini est souvent ce sur quoi s’ouvre la fenêtre ou la porte ; ou bien c’est le mur de la maison même, ou le sol. Van Gogh et Gauguin parsèment l’aplat de petits bouquets de fleurs pour en faire le papier mural sur lequel se détache le visage aux tons rompus. Et en effet, la maison ne nous abrite pas des forces cosmiques, tout au plus elle les filtre, elle les sélectionne. Elle en fait parfois des forces bienveillantes : jamais la peinture n’a fait voir la force d’Archimède, la force de poussée de l’eau sur un corps gracieux qui flotte dans la baignoire de la maison, comme Bonnard y a réussi dans « le Nu au bain ». Mais aussi, les forces les plus maléfiques peuvent entrer par la porte, entrouverte ou fermée : ce sont les forces cosmiques qui provoquent elles-mêmes les zones d’indiscernabilité dans les tons rompus d’un visage, le giflant, le griffant, le fondant en tout sens, et ce sont ces zones d’indiscernabilité qui révèlent les forces tapies dans l’aplat (Bacon). Il y a pleine complémentarité, étreinte des forces comme percepts et des devenirs comme affects. La ligne de force abstraite, selon Worringer, est riche en motifs animaliers. Aux forces cosmiques ou cosmogénétiques correspondent des devenirs-animaux, végétaux, moléculaires : jusqu’à ce que le corps s’évanouisse dans l’aplat ou rentre dans le mur, ou inversement que l’aplat se torde et tournoie dans la zone d’indiscernabilité du corps. Bref, l’être de sensation n’est pas la chair, mais le composé des forces non-humaines du cosmos, des devenirs non-humains de l’homme, et de la maison ambiguë qui les échange et les ajuste, les fait tournoyer comme des vents. La chair est seulement le révélateur qui disparaît dans ce qu’il révèle : le composé de sensations. Comme toute peinture, la peinture abstraite est sensation, rien que sensation. Chez Mondrian, c’est la chambre qui accède à l’être de sensation en divisant par pans colorés le plan vide infini, qui lui donne en retour un infini d’ouverture [22] . Chez Kandinsky, les maisons sont une des sources de l’abstraction qui consiste moins en figures géométriques qu’en trajets dynamiques et lignes d’erre, « chemins qui marchent » aux alentours. Chez Kupka, c’est d’abord sur le corps que le peintre taille des rubans ou des pans colorés, qui donneront dans le vide les plans courbes qui le peuplent en devenant des sensations cosmogénétiques. Est-ce la sensation spirituelle, ou déjà un concept vivant : la chambre, la maison, l’univers ? L’art abstrait, puis l’art conceptuel posent directement la question qui hante toute peinture — son rapport avec le concept, son rapport avec la fonction.

L’art commence peut-être avec l’animal, du moins avec l’animal qui taille un territoire et fait une maison (les deux sont corrélatifs ou même se confondent parfois dans ce qu’on appelle un habitat). Avec le système territoire-maison, beaucoup de fonctions organiques se transforment, sexualité, procréation, agressivité, alimentation, mais ce n’est pas cette transformation qui explique l’apparition du territoire et de la maison, ce serait plutôt l’inverse : le territoire implique l’émergence de qualités sensibles pures, sensibilia qui cessent d’être uniquement fonctionnelles et deviennent des traits d’expression, rendant possible une transformation des fonctions [23] . Sans doute cette expressivité est déjà diffuse dans la vie, et l’on peut dire que le simple lis des champs célèbre la gloire des cieux. Mais c’est avec le territoire et la maison qu’elle devient constructive, et dresse les monuments rituels d’une messe animale qui célèbre les qualités avant d’en tirer de nouvelles causalités et finalités. C’est cette émergence qui est déjà de l’art, non seulement dans le traitement de matériaux extérieurs, mais dans les postures et couleurs du corps, dans les chants et les cris qui marquent le territoire. C’est un jaillissement de traits, de couleurs et de sons, inséparables en tant qu’ils deviennent expressifs (concept philosophique de territoire). Le Scenopoïetes dentirostris, oiseau des forêts pluvieuses d’Australie, fait tomber de l’arbre les feuilles qu’il a coupées chaque matin, les retourne pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit ainsi une scène comme un ready-made, et chante juste au-dessus, sur une liane ou un rameau, d’un chant complexe composé de ses propres notes et de celles d’autres oiseaux qu’il imite dans les intervalles, tout en dégageant la racine jaune de plumes sous son bec : c’est un artiste complet [24] . Ce ne sont pas les synesthésies en pleine chair, ce sont ces blocs de sensations dans le territoire, couleurs, postures et sons, qui esquissent une œuvre d’art totale. Ces blocs sonores sont des ritournelles ; mais il y a aussi des ritournelles posturales et de couleurs ; et des postures et des couleurs s’introduisent toujours dans les ritournelles. Courbettes et redressements, rondes, traits de couleurs. La ritournelle tout entière est l’être de sensation. Les monuments sont des ritournelles. A cet égard, l’art ne cessera d’être hanté par l’animal. L’art de Kafka sera la plus profonde méditation sur le territoire et la maison, le terrier, les postures-portrait (la tête penchée de l’habitant avec le menton enfoncé dans la poitrine, ou au contraire « le grand honteux » qui perce le plafond avec son crâne anguleux), les sons-musique (les chiens qui sont musiciens par leurs postures mêmes, Joséphine la souris cantatrice dont on ne saura jamais si elle chante, Grégoire qui unit son piaulement au violon de sa sœur dans un rapport complexe chambre-maison-territoire). Voilà tout ce qu’il faut pour faire de l’art : une maison, des postures, des couleurs et des chants — à condition que tout cela s’ouvre et s’élance sur un vecteur fou comme un balai de sorcière, une ligne d’univers ou de déterritorialisation. « Perspective d’une chambre avec ses habitants » (Klee).

Chaque territoire, chaque habitat joint ses plans ou ses pans, non seulement spatio-temporels, mais qualitatifs par exemple une posture et un chant, un chant et une couleur, des percepts et des affects. Et chaque territoire englobe ou recoupe des territoires d’autres espèces, ou intercepte des trajets d’animaux sans territoire, formant des jonctions inter-spécifiques. C’est en ce sens que Uexkühl, sous un premier aspect, développe une conception de la Nature mélodique, polyphonique, contrapuntique. Non seulement le chant d’un oiseau a ses rapports de contrepoint, mais il peut en trouver avec le chant d’autres espèces, et peut lui-même imiter ces autres chants comme s’il s’agissait d’occuper un maximum de fréquences. La toile d’araignée contient « un portrait très subtil de la mouche » qui lui sert de contrepoint. La coquille comme maison du mollusque devient, lorsqu’il est mort, le contrepoint du Bernard-l’hermite qui en fait son propre habitat, grâce à sa queue qui n’est pas natatoire, mais préhensile, et lui permet de capturer la coquille vide. La Tique est organiquement construite de manière à trouver son contrepoint dans le mammifère quelconque qui passe sous sa branche, comme les feuilles de chêne rangées à la manière de tuiles, dans les gouttes de pluie qui ruissellent. Ce n’est pas une conception finaliste, mais mélodique, où l’on ne sait plus ce qui est de l’art ou de la nature (« la technique naturelle ») : il y a contrepoint chaque fois qu’une mélodie intervient comme « motif » dans une autre mélodie, comme dans les noces du bourdon et de la gueule de loup. Ces rapports de contrepoint joignent des plans, forment des composés de sensations, des blocs, et déterminent des devenirs. Mais ce ne sont pas seulement ces composés mélodiques déterminés qui constituent la nature, même généralisés ; il faut aussi, sous un autre aspect, un plan de composition symphonique infini : de la Maison à l’univers. De l’endo-sensation à l’exo-sensation. C’est que le territoire ne se contente pas d’isoler et de joindre, il ouvre sur des forces cosmiques qui montent du dedans ou qui viennent du dehors, et rend sensible leur effet sur l’habitant. C’est un plan de composition du chêne qui porte ou comporte la force de développement du gland et la force de formation des gouttes, ou de la tique, qui porte la force de la lumière capable d’attirer la bête à la pointe d’une branche, à une hauteur suffisante, et la force de pesanteur avec laquelle elle se laisse tomber sur le mammifère qui passe — et entre les deux rien, un vide effarant qui peut durer des années si le mammifère ne passe pas [25] . Et tantôt les forces se fondent les unes dans les autres en transitions subtiles, se décomposent à peine entrevues, tantôt elles alternent ou s’affrontent. Tantôt elles se laissent sélectionner par le territoire, et ce sont les plus bienveillantes qui entrent dans la maison. Tantôt elles lancent un appel mystérieux qui arrache l’habitant au territoire, et le précipite dans un voyage irrésistible, comme les pinsons qui se rassemblent soudainement par millions ou les langoustes qui entreprennent à la marche un immense pèlerinage au fond de l’eau. Tantôt elles s’abattent sur le territoire et le renversent, malveillantes, restaurant le chaos d’où il sortait à peine. Mais toujours, si la nature est comme l’art, c’est parce qu’elle conjugue de toutes les façons ces deux éléments vivants : la Maison et l’Univers, le Heimlich et le Unheimlich, le territoire et la déterritorialisation, les composés mélodiques finis et le grand plan de composition infini, la petite et la grande ritournelle.

L’art commence non pas avec la chair, mais avec la maison ; ce pourquoi l’architecture est le premier des arts. Quand Dubuffet cherche à cerner un certain état d’art brut, c’est d’abord vers la maison qu’il se tourne, et toute son œuvre se dresse entre l’architecture, la sculpture et la peinture. Et, à s’en tenir à la forme, l’architecture la plus savante ne cesse de faire des plans, des pans, et de les joindre. C’est pourquoi on peut la définir par le « cadre », un emboîtement de cadres diversement orientés, qui s’imposera aux autres arts, de la peinture au cinéma. On a présenté la préhistoire du tableau comme passant par la fresque dans le cadre du mur, le vitrail dans le cadre de la fenêtre, la mosaïque dans le cadre du sol : « Le cadre est l’ombilic qui rattache le tableau au monument dont il est la réduction », tel le cadre gothique avec colonnettes, ogive et flèche ajourée [26] . En faisant de l’architecture l’art premier du cadre, Bernard Cache peut énumérer un certain nombre de formes cadrantes qui ne préjugent d’aucun contenu concret ni fonction de l’édifice : le mur qui isole, la fenêtre qui capte ou sélectionne (en prise sur le territoire), le sol-plancher qui conjure ou raréfie (« raréfier le relief de la terre pour laisser libre cours aux trajectoires humaines »), le toit, qui enveloppe la singularité du lieu (« le toit en pente place l’édifice sur une colline... »). Emboîter ces cadres ou joindre tous ces plans, pan de mur, pan de fenêtre, pan de sol, pan de pente, est un système composé riche en points et contrepoints. Les cadres et leurs jonctions tiennent les composés de sensations, font tenir les figures, se confondent avec leur faire-tenir, leur propre tenue. Là sont les faces d’un dé de sensation. Les cadres ou les pans ne sont pas des coordonnées, ils appartiennent aux composés de sensations dont ils constituent les faces, les interfaces. Mais, si extensible que soit ce système, il faut encore un vaste plan de composition qui opère une sorte de décadrage suivant des lignes de fuite, qui ne passe par le territoire que pour l’ouvrir sur l’univers, qui va de la maison-territoire à la ville-cosmos, et qui dissout maintenant l’identité du lieu en variation de la Terre, une ville ayant moins un lieu que des vecteurs plissant la ligne abstraite du relief. C’est sur ce plan de composition comme sur « un espace vectoriel abstrait » que se tracent des figures géométriques, cône, prisme, dièdre, plan strict, qui ne sont plus que des forces cosmiques capables de se fondre, se transformer, s’affronter, alterner, monde d’avant l’homme, même s’il est produit par l’homme [27] . Il faut maintenant disjoindre les plans, pour les rapporter à leurs intervalles plutôt que les uns aux autres, et pour créer de nouveaux affects [28] . Or nous avons vu que la peinture suivait le même mouvement. Le cadre ou le bord du tableau est en premier lieu l’enveloppe extérieure d’une série de cadres ou de pans qui se joignent, en opérant des contrepoints de lignes et de couleurs, en déterminant des composés de sensations. Mais le tableau est traversé aussi par une puissance de décadrage qui l’ouvre sur un plan de composition ou un champ de forces infini. Ces procédés peuvent être très divers, même au niveau du cadre extérieur : formes irrégulières, côtés qui ne joignent pas, cadres peints ou pointillés de Seurat, carrés sur pointe de Mondrian, tout ce qui donne au tableau le pouvoir de sortir de la toile. Jamais le geste du peintre ne reste dans le cadre, il sort du cadre et ne commence pas avec lui.

Il ne semble pas que la littérature et particulièrement le roman soient dans une autre situation. Ce qui compte, ce ne sont pas les opinions des personnages d’après leurs types sociaux et leur caractère, comme dans les mauvais romans, mais les rapports de contrepoint dans lesquels elles entrent, et les composés de sensations que ces personnages éprouvent eux-mêmes ou font éprouver, dans leurs devenirs et leurs visions. Le contrepoint ne sert pas à rapporter des conversations, réelles ou fictives, mais à faire monter la folie de toute conversation, de tout dialogue, même intérieur. C’est tout cela que le romancier doit extraire des perceptions, affections et opinions de ses « modèles » psycho-sociaux, qui passent entièrement dans les percepts et les affects auxquels le personnage doit être élevé sans garder d’autre vie. Et cela implique un vaste plan de composition, non pas préconçu abstraitement, mais qui se construit à mesure que l’œuvre avance, ouvrant, brassant, défaisant et refaisant des composés de plus en plus illimités suivant la pénétration de forces cosmiques. La théorie du roman de Bakhtine va dans ce sens, en montrant de Rabelais à Dostoïevski la coexistence des composés contrapuntiques, polyphoniques et pluri-vocaux avec un plan de composition architectonique ou symphonique [29] . Un romancier comme Dos Passos a su atteindre à un art inouï du contrepoint dans les composés qu’il forme entre des personnages, des actualités, des biographies, des œils de caméra, en même temps qu’un plan de composition s’élargit à l’infini pour tout entraîner dans la Vie, dans la Mort, la ville cosmos. Et si nous revenons à Proust, c’est parce que, plus que tout autre, il a fait que les deux éléments se succèdent presque, bien que présents l’un dans l’autre ; le plan de composition se dégage peu à peu, pour la vie, pour la mort, des composés de sensation qu’il dresse au cours du temps perdu, jusqu’à paraître en lui-même avec le temps retrouvé, la force ou plutôt les forces du temps pur devenues sensibles. Tout commence par des Maisons, dont chacune doit joindre ses pans, et faire tenir des composés, Combray, l’hôtel de Guermantes, le salon Verdurin, et les maisons se joignent elles-mêmes suivant des interfaces, mais un Cosmos planétaire est déjà là, visible au télescope, qui les ruine ou les transforme, et les absorbe dans un infini de l’aplat. Tout commence par des ritournelles, dont chacune, comme la petite phrase de la sonate de Vinteuil, se compose non seulement en elle-même, mais avec d’autres sensations variables, celle d’une passante inconnue, celle du visage d’Odette, celle des feuillages du bois de Boulogne — et tout se termine à l’infini dans la grande Ritournelle, la phrase du septuor en perpétuelle métamorphose, le chant des univers, le monde d’avant l’homme ou d’après. De chaque chose finie, Proust fait un être de sensation, qui ne cesse de se conserver, mais en fuyant sur un plan de composition de l’Etre : « êtres de fuite »...

EXEMPLE XIII

Il ne semble pas que la musique soit dans une autre situation, peut-être même l’incarne-t-elle avec plus de puissance encore. On dit pourtant que le son n’a pas de cadre. Mais les composés de sensations, les blocs sonores n’en ont pas moins des pans ou des formes cadrantes qui doivent dans chaque cas se joindre en assurant une certaine fermeture. Les cas les plus simples sont l’air mélodique, qui est une ritournelle monophonique ; le motif, qui est déjà polyphonique, un élément d’une mélodie intervenant dans le développement d’une autre et faisant contrepoint ; le thème, comme objet de modifications harmoniques à travers les lignes mélodiques. Ces trois formes élémentaires construisent la maison sonore et son territoire. Elles correspondent aux trois modalités d’un être de sensation, car l’air est une vibration, le motif est une étreinte, un accouplement, tandis que le thème ne clôt pas sans desserrer, fendre et ouvrir aussi. En effet, le phénomène musical le plus important qui apparaît à mesure que les composés de sensations sonores deviennent plus complexes, c’est que leur clôture ou fermeture (par jonction de leurs cadres, de leurs pans) s’accompagne d’une possibilité d’ouverture sur un plan de composition de plus en plus illimité. Les êtres de musique sont comme les vivants selon Bergson, qui compensent leur clôture individuante par une ouverture faite de modulation, répétition, transposition, juxtaposition... Si l’on considère la sonate, on y trouve une forme cadrante particulièrement rigide fondée sur un bithématisme, et dont le premier mouvement présente les pans suivants : exposition du premier thème, transition, exposition du second thème, développements sur le premier ou le second, coda, développement du premier avec modulation, etc. C’est toute une maison avec ses pièces. Mais c’est plutôt le premier mouvement qui forme ainsi une cellule, et il est rare qu’un grand musicien suive la forme canonique ; les autres mouvements peuvent s’ouvrir, notamment le deuxième, par thème et variation, jusqu’à ce que Liszt assure une fusion des mouvements dans le « poème symphonique ». La sonate apparaît alors plutôt comme une forme-carrefour où, de la jonction des pans musicaux, de la clôture des composés sonores, naît l’ouverture d’un plan de composition.

A cet égard, le vieux procédé thème et variation, qui maintient le cadre harmonique du thème, cède la place à une sorte de décadrage quand le piano engendre les études de composition (Chopin, Schumann, Liszt) : c’est un nouveau moment essentiel, parce que le travail créateur ne porte plus sur les composés sonores, motifs et thèmes, quitte à en dégager un plan, mais au contraire porte directement sur le plan de composition lui-même, pour en faire naître des composés beaucoup plus libres et décadrés, presque des agrégats incomplets ou surchargés, en déséquilibre permanent. C’est la « couleur » du son qui compte de plus en plus. On passe de la Maison au Cosmos (suivant une formule que reprendra l’œuvre de Stockhausen). Le travail du plan de composition se développe dans deux directions qui entraîneront une désagrégation du cadre tonal : les immenses aplats de la variation continue qui font s’étreindre et s’unir les forces devenues sonores, chez Wagner, ou bien les tons rompus qui séparent et dispersent les forces en agençant leurs passages réversibles, chez Debussy. Univers-Wagner, univers-Debussy. Tous les airs, toutes les petites ritournelles cadrantes ou cadrées, enfantines, domestiques, professionnelles, nationales, territoriales, sont emportées dans la grande Ritournelle, un puissant chant de la terre — la déterritorialisée — qui s’élève avec Mahler, Berg ou Bartók. Et sans doute, chaque fois, le plan de composition engendre de nouvelles clôtures, comme dans la série. Mais, chaque fois, le geste du musicien consiste à décadrer, trouver l’ouverture, reprendre le plan de composition, suivant la formule qui obsède Boulez : tracer une transversale irréductible à la verticale harmonique comme à l’horizontale mélodique, qui entraîne des blocs sonores à l’individuation variable, mais aussi les ouvrir ou les fendre dans un espace-temps qui détermine leur densité et leur parcours sur le plan [30] La grande ritournelle s’élève à mesure qu’on s’éloigne de la maison, même si c’est pour y revenir, puisque plus personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons.

Composition, composition, c’est la seule définition de l’art. La composition est esthétique, et ce qui n’est pas composé n’est pas une œuvre d’art. On ne confondra pas toutefois la composition technique, travail du matériau qui fait souvent intervenir la science (mathématiques, physique, chimie, anatomie) et la composition esthétique, qui est le travail de la sensation. Seul ce dernier mérite pleinement le nom de composition, et jamais une œuvre d’art n’est faite par technique ou pour la technique. Certes, la technique comprend beaucoup de choses qui s’individualisent suivant chaque artiste et chaque œuvre : les mots et la syntaxe en littérature ; non seulement la toile en peinture, mais sa préparation, les pigments, leurs mélanges, les méthodes de perspective ; ou bien les douze sons de la musique occidentale, les instruments, les échelles, les hauteurs... Et le rapport entre les deux plans, le plan de composition technique et le plan de composition esthétique, ne cesse de varier historiquement. Soit deux états opposables dans la peinture à l’huile : dans un premier cas, le tableau est préparé par un fond blanc à la craie, sur lequel on dessine et on lave le dessin (ébauche), enfin l’on pose la couleur, les ombres et les lumières. Dans l’autre cas, le fond devient de plus en plus épais, opaque et absorbant, si bien qu’il se colore au lavage, et que le travail se fait en pleine pâte sur une gamme brune, les « repentirs » remplaçant l’ébauche : le peintre peindra sur couleur, puis couleur à côté de la couleur, les couleurs devenant de plus en plus accents, l’architecture étant assurée par « le contraste des complémentaires et la concordance des analogues » (Van Gogh) ; c’est par et dans la couleur qu’on trouvera l’architecture, même s’il faut renoncer aux accents pour reconstituer de grandes unités colorantes. Il est vrai que Xavier de Langlais voit dans ce second cas tout entier une longue décadence qui tombe dans l’éphémère et n’arrive pas à restaurer une architecture : le tableau s’assombrit, se ternit ou s’écaille vite [31] . Et sans doute cette remarque pose, au moins négativement, la question du progrès en art, puisque Langlais estime que la décadence commence déjà après Van Eyck (un peu comme certains arrêtent la musique avec le chant grégorien, ou la philosophie avec saint Thomas). Mais c’est une remarque technique qui concerne seulement le matériau : outre que la durée du matériau est très relative, la sensation est d’un autre ordre, et possède une existence en soi tant que le matériau dure. Le rapport de la sensation avec le matériau doit donc être évalué dans les limites de la durée du matériau quelle qu’elle soit. S’il y a progression en art, c’est parce que l’art ne peut vivre qu’en créant de nouveaux percepts et de nouveaux affects comme autant de détours, retours, lignes de partage, changements de niveaux et d’échelles... De ce point de vue, la distinction de deux états de la peinture à l’huile prend un tout autre aspect, esthétique et non plus technique — cette distinction ne se ramène évidemment pas à « représentatif ou non », puisqu’aucun art, aucune sensation n’ont jamais été représentatifs.

Dans le premier cas, la sensation se réalise dans le matériau, et n’existe pas hors de cette réalisation. On dirait que la sensation (le composé de sensations) se projette sur le plan de composition technique bien préparé, en sorte que le plan de composition esthétique vienne le recouvrir. Il faut donc que le matériau comprenne lui-même des mécanismes de perspective grâce auxquels la sensation projetée ne se réalise pas seulement en couvrant le tableau, mais suivant une profondeur. L’art jouit alors d’un semblant de transcendance, qui s’exprime non pas dans une chose à représenter, mais dans le caractère paradigmatique de la projection et dans le caractère « symbolique » de la perspective. La Figure est comme la fabulation selon Bergson elle a une origine religieuse. Mais, quand elle devient esthétique, sa transcendance sensitive entre dans une opposition sourde ou ouverte avec la transcendance supra-sensible des religions.

Dans le second cas, ce n’est plus la sensation qui se réalise dans le matériau, c’est plutôt le matériau qui passe dans la sensation. Bien sûr, la sensation n’existe pas plus en dehors de ce passage, et le plan de composition technique n’a pas plus d’autonomie que dans le premier cas : il ne vaut jamais pour lui-même. Mais on dirait maintenant qu’il monte dans le plan de composition esthétique, et lui donne une épaisseur propre, comme dit Damisch, indépendante de toute perspective et profondeur. C’est le moment où les figures de l’art se libèrent d’une transcendance apparente ou d’un modèle paradigmatique, et avouent leur athéisme innocent, leur paganisme. Et sans doute entre ces deux cas, ces deux états de la sensation, ces deux pôles de la technique, les transitions, les combinaisons et les coexistences se font constamment (par exemple le travail en pleine pâte du Titien ou de Rubens) : ce sont des pôles abstraits plus que des mouvements réellement distincts. Reste que la peinture moderne, même quand elle se contente de l’huile et du médium, se tourne de plus en plus vers le second pôle, et fait monter et passer le matériau « dans l’épaisseur » du plan de composition esthétique. C’est pourquoi il est si faux de définir la sensation dans la peinture moderne par l’assomption d’une planéité visuelle pure : l’erreur vient peut-être de ce que l’épaisseur n’a pas besoin d’être forte ou profonde. On a pu dire de Mondrian que c’était un peintre de l’épaisseur ; et quand Seurat définit la peinture comme « l’art de creuser une surface », il lui suffit de s’appuyer sur les creux et pleins du papier Canson. C’est une peinture qui n’a plus de fond, parce que le « dessous » émerge : la surface est creusable ou le plan de composition prend de l’épaisseur en tant que le matériau monte, indépendamment d’une profondeur ou perspective, indépendamment des ombres et même de l’ordre chromatique de la couleur (le coloriste arbitraire). On ne recouvre plus, on fait monter, accumuler, empiler, traverser, soulever, plier. C’est une promotion du sol, et la sculpture peut devenir plane, puisque le plan se stratifie. On ne peint plus « sur », mais « sous ». L’art informel a poussé très loin ces nouvelles puissances de texture, cette montée du sol avec Dubuffet ; et aussi l’expressionisme abstrait, l’art minimal, en procédant par imbibations, fibres, feuilletés, ou en usant de la tarlatane ou du tulle, de telle manière que le peintre puisse peindre derrière son tableau, dans un état de cécité [32] . Avec Hantaï, les pliages cachent à la vue du peintre ce qu’ils livrent à l’œil du spectateur, une fois dépliés. De toute manière et dans tous ses états, la peinture est pensée : la vision est par la pensée, et l’œil pense, plus encore qu’il n’écoute.

Hubert Damisch a fait de l’épaisseur du plan un véritable concept, en montrant que « le tressage pourrait bien remplir, pour la peinture à venir, un office analogue à celui qui fut celui de la perspective ». Ce qui n’est pas propre à la peinture, puisque Damisch retrouve la même distinction au niveau du plan architectural, quand Scarpa par exemple repousse le mouvement de la projection et les mécanismes de perspective pour inscrire les volumes dans l’épaisseur du plan même [33] . Et de la littérature à la musique une épaisseur matérielle s’affirme qui ne se laisse réduire à aucune profondeur formelle. C’est un trait caractéristique de la littérature moderne, quand les mots et la syntaxe montent dans le plan de composition, et le creusent, au lieu d’en opérer une mise en perspective. Et la musique quand elle renonce à la projection comme aux perspectives qu’imposent la hauteur, le tempérament et le chromatisme, pour donner au plan sonore une épaisseur singulière dont témoignent des éléments très divers : l’évolution des études pour piano, qui cessent d’être seulement techniques pour devenir « études de composition » (avec l’extension que leur donne Debussy) ; l’importance décisive que prend l’orchestration chez Berlioz ; la montée des timbres chez Stravinski et chez Boulez ; la prolifération des affects de percussion avec les métaux, les peaux et les bois, et leur alliage avec les instruments à vent pour constituer des blocs inséparables du matériau (Varèse) ; la redéfinition du percept en fonction du bruit, du son brut et complexe (Cage) ; non seulement l’élargissement du chromatisme à d’autres composantes que la hauteur, mais la tendance à une apparition non-chromatique du son dans un continuum infini (musique électronique ou électro-acoustique).

Il n’y a qu’un seul plan, au sens où l’art ne comporte pas d’autre plan que celui de la composition esthétique le plan technique en effet est nécessairement recouvert ou absorbé par le plan de composition esthétique. C’est à cette condition que la matière devient expressive : le composé de sensations se réalise dans le matériau, ou le matériau passe dans le composé, mais toujours de manière à se situer sur un plan de composition proprement esthétique. Il y a bien des problèmes techniques en art, et la science peut intervenir dans leur solution ; mais ils ne se posent qu’en fonction des problèmes de composition esthétique qui concernent les composés de sensations et le plan auquel ils se rapportent nécessairement avec leurs matériaux. Toute sensation est une question, même si le silence seul y répond. Le problème en art consiste toujours à trouver quel monument dresser sur tel plan, ou quel plan tirer sous tel monument, et les deux à la fois : ainsi chez Klee le « monument à la limite du pays fertile » et le « monument en pays fertile ». N’y a-t-il pas autant de plans différents que d’univers, d’auteurs ou même d’œuvres ? En fait, les univers, d’un art à l’autre autant que dans un même art, peuvent dériver les uns des autres, ou bien entrer dans des rapports de capture et former des constellations d’univers, indépendamment de toute dérivation, mais aussi se disperser dans des nébuleuses ou des systèmes stellaires différents, sous des distances qualitatives qui ne sont plus d’espace et de temps. C’est sur leurs lignes de fuite que les univers s’enchaînent ou se séparent, si bien que le plan peut être unique en même temps que les univers, multiples irréductibles.

Tout se joue (y compris la technique) entre les composés de sensations et le plan de composition esthétique. Or celui-ci ne vient pas avant, n’étant pas volontaire ou préconçu, n’ayant rien à voir avec un programme, mais il ne vient pas davantage après, bien que sa prise de conscience se fasse progressivement et surgisse souvent par après. La ville ne vient pas après la maison, ni le cosmos après le territoire. L’univers ne vient pas après la figure, et la figure est aptitude d’univers. Nous sommes allés de la sensation composée au plan de composition, mais pour reconnaître leur stricte coexistence ou leur complémentarité, l’un n’avançant que par l’autre. La sensation composée, faite de percepts et d’affects, déterritorialise le système de l’opinion qui réunissait les perceptions et affections dominantes dans un milieu naturel, historique et social. Mais la sensation composée se reterritorialise sur le plan de composition, parce qu’elle y dresse ses maisons, parce qu’elle s’y présente dans des cadres emboîtés ou des pans joints qui cernent ses composantes, paysages devenus purs percepts, personnages devenus purs affects. Et en même temps le plan de composition entraîne la sensation dans une déterritorialisation supérieure, la faisant passer par une sorte de décadrage qui l’ouvre et la fend sur un cosmos infini. Comme chez Pessoa, une sensation sur le plan n’occupe pas un lieu sans l’étendre, le distendre à la Terre entière, et libérer toutes les sensations qu’elle contient ouvrir ou fendre, égaler l’infini. Peut-être est-ce le propre de l’art, passer par le fini pour retrouver, redonner l’infini.

Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou concepts consistants, sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l’infini pour gagner la référence elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit chaque fois des états de choses, des fonctions ou propositions référentielles, sous l’action d’observateurs partiels. L’art veut créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l’action de figures esthétiques. Damisch a précisément analysé le tableau de Klee, « Egale infini ». Ce n’est certes pas une allégorie, mais le geste de peindre qui se présente comme peinture. Il nous semble que les taches brunes dansant dans la marge et traversant la toile sont le passage infini du chaos ; le semis de points sur la toile, divisé par des bâtonnets, est la sensation composée finie, mais s’ouvre sur le plan de composition qui nous rend l’infini, = oo. On ne croira pas cependant que l’art soit comme une synthèse de la science et de la philosophie, de la voie finie et de la voie infinie. Les trois voies sont spécifiques, aussi directes les unes que les autres, et se distinguent par la nature du plan et de ce qui l’occupe. Penser, c’est penser par concepts, ou bien par fonctions, ou bien par sensations, et l’une de ces pensées n’est pas meilleure qu’une autre, ou plus pleinement, plus complètement, plus synthétiquement « pensée ». Les cadres de l’art ne sont pas des coordonnées scientifiques, pas plus que les sensations ne sont des concepts ou l’inverse. Les deux tentatives récentes pour rapprocher l’art de la philosophie sont l’art abstrait et l’art conceptuel ; mais elles ne substituent pas le concept à la sensation, elles créent des sensations et non des concepts. L’art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non plus une sensation de mer ou d’arbre, mais une sensation du concept de mer ou du concept d’arbre. L’art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé (le catalogue qui réunit des œuvre s non montrées, le sol recouvert par sa propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan « flatbed ») pour que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l’infini : les choses, les images ou clichés, les propositions — une chose, sa photographie à la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire. Il n’est pas sûr pourtant qu’on atteigne ainsi, dans ce dernier cas, la sensation ni le concept, parce que le plan de composition tend à se faire « informatif », et que la sensation dépend de la simple « opinion » d’un spectateur auquel il appartient éventuellement de « matérialiser » ou non, c’est-à-dire de décider si c’est de l’art ou pas. Tant de peine pour retrouver à l’infini les perceptions et affections ordinaires, et ramener le concept à une doxa du corps social ou de la grande métropole américaine.

Les trois pensées se croisent, s’entrelacent, mais sans synthèse ni identification. La philosophie fait surgir des événements avec ses concepts, l’art dresse des monuments avec ses sensations, la science construit des états de choses avec ses fonctions. Un riche tissu de correspondances peut s’établir entre les plans. Mais le réseau a ses points culminants, là où la sensation devient elle-même sensation de concept ou de fonction, le concept, concept de fonction ou de sensation, la fonction, fonction de sensation ou de concept. Et l’un des éléments n’apparaît pas sans que l’autre ne puisse être encore à venir, encore indéterminé ou inconnu. Chaque élément créé sur un plan fait appel à d’autres éléments hétérogènes, qui restent à créer sur les autres plans : la pensée comme hétérogenèse. Il est vrai que ces points culminants comportent deux dangers extrêmes : ou bien nous reconduire à l’opinion dont nous voulions sortir, ou bien nous précipiter dans le chaos que nous voulions affronter.

[ 1 ] Edith Wharton, Les metteurs en scène, Ed. 10-18, p. 263. (11 s’agit d’un peintre académique et mondain, qui renonce à peindre après avoir découvert un petit tableau d’un de ses contemporains méconnu : « Et moi, je n’avais créé aucune de mes œuvres, je les avais simplement adoptées... »)

[ 2 ] Conversations avec Cézanne, Ed. Macula (Gasquet), p. 121.

[ 3 ] Cf. François Cheng, Vide et plein, Ed. du Seuil, p. 63 (citation du peintre Huang Pin-Hung).

[ 4 ] José Gil consacre un chapitre aux procédés par lesquels Pessoa extrait le percept à partir des perceptions vécues, notamment dans « L’ode maritime » ( Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, Ed. de la Différence, ch.II).

[ 5 ] José Gil consacre un chapitre aux procédés par lesquels Pessoa extrait le percept à partir des perceptions vécues, notamment dans « L’ode maritime » ( Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations , Ed. de la Différence, ch.II).

[ 6 ] Cézanne, op. cit., p. 113. Cf. Erwin Straus, Du sens des sens, Ed. Millon, p. 519 : « Les grands paysages ont tous un caractère visionnaire. La vision est ce qui de l’invisible devient visible... Le paysage est invisible parce que plus nous le conquérons, plus nous nous perdons en lui. Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination temporelle, spatiale, objective ; mais cet abandon n’atteint pas seulement l’objectif, il nous affecte nous-mêmes dans la même mesure. Dans le paysage, nous cessons d’être des êtres historiques, c’est-à-dire des êtres eux-mêmes objectivables. Nous n’avons pas de mémoire pour le paysage, nous n’en avons pas non plus pour nous dans le paysage. Nous rêvons en plein jour et les yeux ouverts. Nous sommes dérobés au monde objectif mais aussi à nous-mêmes. C’est le sentir. »

[ 7 ] Rossellini, Le cinéma révélé, Ed. de l’Etoile, p. 80-82.

[ 8 ] Dans le chapitre n des Deux Sources, Bergson analyse la fabulation comme une faculté visionnaire très différente de l’imagination, qui consiste à créer des dieux et des géants, « puissances semi-personnelles ou présences efficaces ». Elle s’exerce d’abord dans les religions, mais se développe librement dans l’art et la littérature.

[ 9 ] Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, Ed. 10-18, I, p. 230.

[ 10 ] Artaud, Le théâtre et son double (Œuvres complètes, Gallimard, IV, p. 154).

[ 11 ] Le Clézio, HAI, Ed. Flammarion, p. 7 (« je suis un Indien »... bien que je ne sache pas cultiver le maïs ni tailler une pirogue...). Dans un texte célèbre, Michaux parlait de la « santé » propre à l’art : postface à « Mes propriétés », La nuit remue , Gallimard, p. 193.

[ 12 ] André Dhôtel, Terres de mémoire, Ed. Universitaires, p. 225-226.

[ 13 ] Bergson, La pensée et le mouvant, Ed. du Centenaire, p. 1293-1294

[ 14 ] Ces trois questions reviennent souvent chez Proust : notamment Le temps retrouvé , La Pléiade, III, p. 895-896 (sur la vie, la vision et l’art comme création d’univers)

[ 15 ] Lowry, Au-dessous du volcan , Ed. Buchet-Chastel, p. 203.

[ 16 ] Mandelstam, Le bruit du temps, Ed. L’Age d’homme, p. 77

[ 17 ] Dès la Phénoménologie de l’expérience esthétique (P.U.F., 1953), Mikel Dufrenne faisait une sorte d’analytique des a-priori perceptifs et affectifs, qui fondaient la sensation comme rapport du corps et du monde. Il restait proche d’Erwin Straus. Mais y a-t-il un être de la sensation qui se manifesterait dans la chair ? C’était la voie de Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible : Dufrenne faisait valoir beaucoup de réserves concernant une telle ontologie de la chair ( L’oeil et l’oreille , Ed. L’Hexagone). Récemment, Didier Franck a repris le thème de Merleau-Ponty en montrant l’importance décisive de la chair selon Heidegger et déjà Husserl ( Heidegger et le problème de l’espace, Chair et corps , Ed. de Minuit). Tout ce problème est au centre d’une phénoménologie de l’art. Peut-être le livre encore inédit de Foucault, Les aveux de la chair , nous renseignerait-il sur les origines plus générales de la notion de chair, et sa portée chez les Pères de l’Eglise.

[ 18 ] Comme le montre Georges Didi-Huberman, la chair engendre un « doute » elle est trop proche du chaos ; d’où la nécessité d’une complémentarité entre l’« incarnat » et le « pan », thème essentiel de La peinture incarnée, repris et développé dans Devant l’image, Ed. de Minuit.

[ 19 ] Van Gogh, lettre à Théo, Correspondance complète , Gallimard-Grasset, III, p. 165. Les tons rompus et leur rapport avec l’aplat sont un thème fréquent de la correspondance. De même Gauguin, lettre à Schuffenecker, 8 octobre 1888, Lettres , Ed. Grasset, p. 140: « J’ai fait un portrait de moi pour Vincent... C’est je crois une de mes meilleures choses : absolument incompréhensible (par exemple) tellement il est abstrait... Le dessin en est tout à fait spécial, abstraction complète... La couleur est une couleur loin de la nature ; figurez-vous un vague souvenir de la poterie tordue par le grand feu. Tous les rouges, les violets, rayés par les éclats de feu comme une fournaise rayonnant aux yeux, siège des luttes de la pensée du peintre. Le tout sur un fond chrome parsemé de bouquets enfantins. Chambre de jeune fille pure. » C’est l’idée du « coloriste arbitraire », selon Van Gogh.

[ 20 ] Cf. Artstudio, n° 16, « Monochromes » (sur Klein, articles de Geneviève Monnier, et de Denys Riout ; et sur les « avatars actuels du monochrome », article de Pierre Sterckx).

[ 21 ] Worringer, L’art gothique , Gallimard.

[ 22 ] Mondrian, « Réalité naturelle et réalité abstraite » (in Seuphor, Piet Mondrian, sa vie, son œuvre , Ed. Flammarion) : sur la chambre et son dépliement. Michel Butor a analysé ce dépliement de la chambre en carrés ou rectangles, et l’ouverture sur un carré intérieur vide et blanc comme « promesse de chambre future » : Répertoire III, « Le carré et son habitant », Ed. de Minuit, p. 307-309, 314-315.

[ 23 ] Il nous semble que c’est le tort de Lorenz, de vouloir expliquer le territoire par une évolution des fonctions : L’agression, Ed. Flammarion.

[ 24 ] Marshall, Bowler Birds, Oxford at the Clarendon Press ; Gilliord, Birds of Paradise and Bowler Birds, Weidenfeld.

[ 25 ] Cf. le chef-d’œuvre de J. von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Théorie de la signification, Ed. Gonthier (p. 137-142 : « le contrepoint, motif du développement et de la morphogenèse »).

[ 26 ] Henry van de Velde, Déblaiement d’art, Archives d’architecture moderne, p. 20.

[ 27 ] Sur tous ces points, l’analyse des formes cadrantes et de la ville-cosmos (exemple de Lausanne), cf. Bernard Cache, L’ameublement du territoire paraître).

[ 28 ] C’est Pascal Bonitzer qui a formé le concept de décadrage, pour faire valoir au cinéma de nouveaux rapports entre les plans (Cahiers du cinéma, n° 284, janvier 1978) : plans « disjoints, concassés ou fragmentés» , grâce auxquels le cinéma devient un art en se dégageant des émotions les plus communes qui risquaient d’en empêcher le développement esthétique, et en produisant des affects nouveaux (Le champ aveugle, Ed. Cahiers du cinéma-Gallimard, « système des émotions»)

[ 29 ] Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard.

[ 30 ] Boulez, notamment Points de repère, Ed. Bourgois-Le Seuil, p. 159 sq. (Pensez la musique aujourd’hui, Ed. Gonthier, p. 59-62). L’extension de la série aux durées, intensités et timbres n’est pas un acte de clôture, mais au contraire une ouverture de ce qui se fermait dans la série des hauteurs.

[ 31 ] Xavier de Langlais, La technique de la peinture à l’huile, Ed. Flammarion. (Et Goethe, Traité des couleurs, Ed. Triades, S 902-909.)

[ 32 ] Cf. « Christian Bonnefoi, interviewé et commenté par Yves-Alain Bois », Macula, 5 -6.

[ 33 ] Damisch, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Ed. du Seuil, p. 275-305 (et p. 80, l’épaisseur du plan chez Pollock). Damisch est l’auteur qui a le plus insisté sur le rapport art-pensée, peinture-pensée, tel que Dubuffet notamment cherchait à l’instaurer. Mallarmé faisait de l’a épaisseur » du livre une dimension distincte de la profondeur : cf. Jacques Schérer, Le Livre de Mallarmé, Gallimard, p. 55 — thème que Boulez reprend à son compte pour la musique (Points de repère, p. 161).