Introduction

Ainsi donc la question...

Peut-être ne peut-on poser la question Qu’est-ce que la philosophie? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. C’est une question qu’on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n’a plus rien à demander. Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c’était trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on l’exposait, on la dominait en passant plus qu’on n’était happé par elle. On n’était pas assez sobre. On avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu’elle était, sauf par exercice de style ; on n’avait pas atteint à ce point de non-style où l’on peut dire enfin : mais qu’est-ce que c’était, ce que j’ai fait toute ma vie ? Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges : Le Titien, Turner, Monet [1] . Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour qui ne se distingue plus d’une dernière question. Peut-être la Vie de Rancé marque-t-elle à la fois la vieillesse de Chateaubriand et le début de la littérature moderne [2] . Le cinéma aussi nous offre parfois ses dons du troisième âge, où Ivens par exemple mêle son rire à celui de la sorcière dans le vent déchaîné. De même en philosophie, la Critique du jugement de Kant est une oeuvre de vieillesse, une oeuvre déchaînée derrière laquelle ne cesseront de courir ses descendants : toutes les facultés de l’esprit franchissent leurs limites, ces mêmes limites que Kant avait si soigneusement fixées dans ses livres de maturité.

Nous ne pouvons pas prétendre à un tel statut. Simplement l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse qui n’a pas varié : la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser « entre amis », comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami. C’est l’heure où l’on dit : « c’était ça, mais je ne sais pas si je l’ai bien dit, ni si j’ai été assez convaincant ». Et l’on s’aperçoit qu’il importe peu d’avoir bien dit ou d’avoir été convaincant, puisque de toute manière c’est ça maintenant.

Les concepts, nous le verrons, ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. Ami est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philosophie : les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces « amis » qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce serait les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement [3] . Mais il n’y aurait pas seulement différence de degré, comme sur une échelle, entre le philosophe et le sage : le vieux sage venu d’Orient pense peut-être par Figure, tandis que le philosophe invente et pense le Concept. La sagesse a beaucoup changé. Il est d’autant plus difficile de savoir ce que signifie « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel et une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois : le bon menuisier est en puissance du bois, il est l’ami du bois ? La question est importante, puisque l’ami tel qu’il apparaît dans la philosophie ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante, un vécu transcendantal. Avec la philosophie, les Grecs font subir un coup de force à l’ami qui n’est plus en rapport avec un autre, mais avec une Entité, une Objectité, une Essence. Ami de Platon, mais plus encore ami de la sagesse, du vrai ou du concept, Philalèthe et Théophile... Le philosophe s’y connaît en concepts, et en manque de concepts, il sait lesquels sont inviables, arbitraires ou inconsistants, ne tiennent pas un instant, lesquels au contraire sont bien faits et témoignent d’une création même inquiétante ou dangereuse.

Que veut dire ami, quand il devient personnage conceptuel, ou condition pour l’exercice de la pensée ? Ou bien amant, n’est-ce pas plutôt amant ? Et l’ami ne va-t-il pas réintroduire jusque dans la pensée un rapport vital avec l’Autre qu’on avait cru exclure de la pensée pure ? Ou bien encore ne s’agit-il pas de quelqu’un d’autre que l’ami ou l’amant ? Car si le philosophe est l’ami ou l’amant de la sagesse, n’est-ce pas parce qu’il y prétend, s’y efforçant en puissance plutôt que la possédant en acte ? L’ami serait donc aussi le prétendant, et celui dont il se dirait l’ami, ce serait la Chose sur laquelle porterait la prétention, mais non pas le tiers, qui deviendrait au contraire un rival ? L’amitié comporterait autant de méfiance émulante à l’égard du rival que d’amoureuse tension vers l’objet du désir. Quand l’amitié se tournerait vers l’essence, les deux amis seraient comme le prétendant et le rival (mais qui les distinguerait ?). C’est sous ce premier trait que la philosophie semble une chose grecque et coïncide avec l’apport des cités : avoir formé des sociétés d’amis ou d’égaux, mais aussi bien avoir promu entre elles et en chacune des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définit par l’amphisbetesis). La rivalité des hommes libres, un athlétisme généralisé : l’agôn [4] . C’est à l’amitié de concilier l’intégrité de l’essence et la rivalité des prétendants. N’est-ce pas une trop grande tâche ?

L’ami, l’amant, le prétendant, le rival sont des déterminations transcendantales qui ne perdent pas pour cela leur existence intense et animée, dans un même personnage ou dans plusieurs. Et quand aujourd’hui Maurice Blanchot, qui fait partie des rares penseurs à considérer le sens du mot « ami » dans philosophie, reprend cette question intérieure des conditions de la pensée comme telle, n’est-ce pas de nouveaux personnages conceptuels encore qu’il introduit au sein du plus pur Pensé, des personnages peu grecs cette fois, venus d’ailleurs, comme s’ils étaient passés par une catastrophe qui les entraîne vers de nouvelles relations vivantes promues à l’état de caractères a priori un détournement, une certaine fatigue, une certaine détresse entre amis qui convertit l’amitié même à la pensée du concept comme méfiance et patience infinies [5] ? La liste des personnages conceptuels n’est jamais close, et par là joue un rôle important dans l’évolution ou les mutations de la philosophie ; leur diversité doit être comprise, sans être réduite à l’unité déjà complexe du philosophe grec.

Le philosophe est l’ami du concept, il est en puissance de concept. C’est dire que la philosophie n’est pas un simple art de former, d’inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts. L’ami serait l’ami de ses propres créations ? Ou bien est-ce l’acte du concept qui renvoie à la puissance de l’ami, dans l’unité du créateur et de son double ? Créer des concepts toujours nouveaux, c’est l’objet de la philosophie. C’est parce que le concept doit être créé qu’il renvoie au philosophe comme à celui qui l’a en puissance, ou qui en a la puissance et la compétence. On ne peut pas objecter que la création se dit plutôt du sensible et des arts, tant l’art fait exister des entités spirituelles, et tant les concepts philosophiques sont aussi des « sensibilia ». A dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer des concepts au sens strict. Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n’y a pas de ciel pour les concepts. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent. Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie quand il écrivit « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il ait enseigné le contraire...) [6] . Platon disait qu’il fallait contempler les Idées, mais il avait fallu d’abord qu’il crée le concept d’Idée. Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas créé ses concepts ?

Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même si elle a pu croire être tantôt l’un, tantôt l’autre, en raison de la capacité de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de leurs propres concepts. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la réflexion, mais on lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du « consensus » et non du concept. L’idée d’une conversation démocratique occidentale entre amis n’a jamais produit le moindre concept ; elle vient peut-être des Grecs, mais ceux-ci s’en méfiaient tellement, et lui faisaient subir un si rude traitement, que le concept était plutôt comme l’oiseau soliloque ironique qui survolait le champ de bataille des opinions rivales anéanties (les hôtes ivres du banquet). La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions. La contemplation, la réflexion, la communication ne sont pas des disciplines, mais des machines à constituer des Universaux dans toutes les disciplines. Les Universaux de contemplation, puis de réflexion, sont comme les deux illusions que la philosophie a déjà parcourues dans son rêve de dominer les autres disciplines (idéalisme objectif et idéalisme subjectif), et la philosophie ne s’honore pas davantage en se présentant comme une nouvelle Athènes et en se rabattant sur des Universaux de la communication qui fourniraient les règles d’une maîtrise imaginaire des marchés et des médias (idéalisme intersubjectif). Toute création est singulière, et le concept comme création proprement philosophique est toujours une singularité. Le premier principe de la philosophie est que les Universaux n’expliquent rien, ils doivent être eux-mêmes expliqués.

Se connaître soi-même - apprendre à penser - faire comme si rien n’allait de soi - s’étonner, « s’étonner que l’étant est »..., ces déterminations de la philosophie et beaucoup d’autres forment des attitudes intéressantes, quoique lassantes à la longue, mais elles ne constituent pas une occupation bien définie, une activité précise, même d’un point de vue pédagogique. On peut considérer comme décisive, au contraire, cette définition de la philosophie : connaissance par purs concepts. Mais il n’y a pas lieu d’opposer la connaissance par concepts, et par construction de concepts dans l’expérience possible ou l’intuition. Car, suivant le verdict nietzschéen, vous ne connaîtrez rien par concepts si vous ne les avez pas d’abord créés, c’est-à-dire construits dans une intuition qui leur est propre : un champ, un plan, un sol, qui ne se confond pas avec eux, mais qui abrite leurs germes et les personnages qui les cultivent. Le constructivisme exige que toute création soit une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome. Créer des concepts, au moins, c’est faire quelque chose. La question de l’usage ou de l’utilité de la philosophie, ou même de sa nocivité (à qui nuit-elle ?) en est modifiée.

Beaucoup de problèmes se pressent sous les yeux hallucinés d’un vieil homme qui verrait s’affronter toutes sortes de concepts philosophiques et de personnages conceptuels. Et d’abord les concepts sont et restent signés, substance d’Aristote, cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de Kant, puissance de Schelling, durée de Bergson... Mais aussi certains réclament un mot extraordinaire, parfois barbare ou choquant, qui doit les désigner, tandis que d’autres se contentent d’un mot courant très ordinaire qui se gonfle d’harmoniques si lointaines qu’elles risquent d’être imperceptibles à une oreille non philosophique. Certains sollicitent des archaïsmes, d’autres des néologismes, traversés d’exercices étymologiques presque fous : l’étymologie comme athlétisme proprement philosophique. Il doit y avoir dans chaque cas une étrange nécessité de ces mots et de leur choix, comme élément de style. Le baptême du concept sollicite un goût proprement philosophique qui procède avec violence ou avec insinuation, et qui constitue dans la langue une langue de la philosophie, non seulement un vocabulaire, mais une syntaxe atteignant au sublime ou à une grande beauté. Or, quoique datés, signés et baptisés, les concepts ont leur manière de ne pas mourir, et pourtant sont soumis à des contraintes de renouvellement, de remplacement, de mutation qui donnent à la philosophie une histoire et aussi une géographie agitées dont chaque moment, chaque lieu se conservent, mais dans le temps, et passent, mais en dehors du temps. Si les concepts ne cessent pas de changer, on demandera quelle unité demeure pour les philosophies ? Est-ce la même chose pour les sciences, pour les arts qui ne procèdent pas par concepts ? Et qu’en est-il de leur histoire respective ? Si la philosophie est cette création continuée de concepts, on demandera évidemment ce qu’est un concept comme Idée philosophique, mais aussi en quoi consistent les autres Idées créatrices qui ne sont pas des concepts, qui reviennent aux sciences et aux arts, qui ont leur propre histoire et leur propre devenir, et leurs propres rapports variables entre elles et avec la philosophie. L’exclusivité de la création des concepts assure à la philosophie une fonction, mais ne lui donne aucune prééminence, aucun privilège, tant il y a d’autres façons de penser et de créer, d’autres modes d’idéation qui n’ont pas à passer par les concepts, ainsi la pensée scientifique. Et l’on reviendra toujours à la question de savoir à quoi sert cette activité de créer des concepts, telle qu’elle se différencie de l’activité scientifique ou artistique : pourquoi faut-il créer des concepts, et toujours de nouveaux concepts, sous quelle nécessité, à quel usage ? Pour quoi faire ? La réponse d’après laquelle la grandeur de la philosophie serait justement de ne servir à rien est une coquetterie qui n’amuse même plus les jeunes gens. En tout cas, nous n’avons jamais eu de problème concernant la mort de la métaphysique ou le dépassement de la philosophie : ce sont d’inutiles, de pénibles radotages. On parle de la faillite des systèmes aujourd’hui, alors que c’est seulement le concept de système qui a changé. S’il y a lieu et temps de créer des concepts, l’opération qui y procède s’appellera toujours philosophie, ou ne s’en distinguerait même pas si on lui donnait un autre nom.

Nous savons pourtant que l’ami ou l’amant comme prétendant ne va pas sans rivaux. Si la philosophie a une origine grecque autant qu’on veut bien le dire, c’est parce que la cité, à la différence des empires ou des États, invente l’agôn comme règle d’une société des « amis », la communauté des hommes libres en tant que rivaux (citoyens). C’est la situation constante que décrit Platon : si chaque citoyen prétend à quelque chose, il rencontre nécessairement des rivaux, si bien qu’il faut pouvoir juger du bien-fondé des prétentions. Le menuisier prétend au bois, mais se heurte au forestier, au bûcheron, au charpentier qui disent : c’est moi, c’est moi l’ami du bois. S’il s’agit de prendre soin des hommes, il y a beaucoup de prétendants qui se présentent comme l’ami de l’homme, le paysan qui le nourrit, le tisserand qui l’habille, le médecin qui le soigne, le guerrier qui le protège [7] . Et si, dans tous ces cas, la sélection se fait malgré tout dans un cercle quelque peu restreint, il n’en est plus de même en politique où n’importe qui peut prétendre à n’importe quoi, dans la démocratie athénienne telle que la voit Platon. D’où la nécessité pour Platon d’une remise en ordre, où l’on crée les instances grâce auxquelles juger du bien-fondé des prétentions : ce sont les Idées comme concepts philosophiques. Mais même là ne va-t-on pas rencontrer toutes sortes de prétendants pour dire : le vrai philosophe, c’est moi, c’est moi l’ami de la Sagesse ou du Bien-fondé ? La rivalité culmine avec celle du philosophe et du sophiste, qui s’arrachent les dépouilles du vieux sage, mais comment distinguer le faux ami du vrai, et le concept du simulacre ? Le simulateur et l’ami : c’est tout un théâtre platonicien qui fait proliférer les personnages conceptuels en les dotant des puissances du comique et du tragique.

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. Mais comme la philosophie avait de plus en plus méconnu sa vocation de créer des concepts, pour se réfugier dans les Universaux, on ne savait plus très bien de quoi il était question. S’agissait-il de renoncer à toute création de concept au profit d’une stricte science de l’homme, ou bien au contraire de transformer la nature des concepts en en faisant tantôt des représentations collectives, tantôt des conceptions du monde créées par les peuples, leurs forces vitales, historiques et spirituelles ? Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginés dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà... Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique...) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou oeuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes. Ainsi donc la question de la philosophie est le point singulier où le concept et la création se rapportent l’un à l’autre.

Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la nature du concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considérer comme une connaissance ou une représentation données, qui s’expliquaient par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation) ou d’en faire usage (jugement). Mais le concept n’est pas donné, il est créé, à créer ; il n’est pas formé, il se pose lui-même en lui-même, auto-position. Les deux s’impliquent, puisque ce qui est véritablement créé, du vivant à l’oeuvre d’art, jouit par là même d’une auto-position de soi, ou d’un caractère autopoiétique à quoi on le reconnaît. D’autant plus le concept est créé, d’autant plus il se pose. Ce qui dépend d’une libre activité créatrice, c’est aussi ce qui se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement : le plus subjectif sera le plus objectif. Ce sont les post-kantiens qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept comme réalité philosophique, notamment Schelling et Hegel. Hegel a défini puissamment le concept par les Figures de sa création et les Moments de son autoposition : les figures sont devenues des appartenances du concept, parce qu’elles constituent le côté sous lequel le concept est créé par et dans la conscience, à travers la succession des esprits, tandis que les moments dressent l’autre côté suivant lequel le concept se pose lui-même et réunit les esprits dans l’absolu du Soi. Hegel montrait ainsi que le concept n’a rien à voir avec une idée générale ou abstraite, pas plus qu’avec une Sagesse incréée qui ne dépendrait pas de la philosophie même. Mais c’était au prix d’une extension indéterminée de la philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement indépendant des sciences et des arts, parce qu’elle reconstituait des universaux avec ses propres moments, et ne traitait plus qu’en figurants fantômes les personnages de sa propre création. Les post-kantiens tournaient autour d’une encyclopédie universelle du concept, qui renvoyait la création de celui-ci à une pure subjectivité, au lieu de se donner une tâche plus modeste, une pédagogie du concept, qui devrait analyser les conditions de création comme facteurs de moments restant singuliers [8] . Si les trois âges du concept sont l’encyclopédie, la pédagogie et la formation professionnelle commerciale, seul le second peut nous empêcher de tomber des sommets du premier dans le désastre absolu du troisième, désastre absolu pour la pensée, quels qu’en soient bien entendu les bénéfices sociaux du point de vue du capitalisme universel.

[ 1 ] Cf. L’oeuvre ultime, de Cézanne à Dubuffet, Fondation Maeght, préface de Jean-Louis Prat.

[ 2 ] Barbéris, Chateaubriand, Ed. Larousse : « Rancé, livre sur la vieillesse comme impossible valeur, est un livre écrit contre la vieillesse au pouvoir : c’est un livre de ruines universelles où s’affirme seul le pouvoir de l’écriture. »

[ 3 ] Kojève, « Tyrannie et sagesse », p. 235 (in Léo Strauss, De la tyrannie, Gallimard).

[ 4 ] Par exemple Xénophon, République des Lacédémoniens, W, 5. Detienne et Vernant ont particulièrement analysé ces aspects de la cité.

[ 5 ] Sur le rapport de l’amitié avec la possibilité de penser, dans le monde moderne, cf. Blanchot, L’amitié, et L’entretien infini (le dialogue des deux fatigués), Gallimard. Et Mascolo, Autour d’un effort de mémoire, Ed. Nadeau.

[ 6 ] Nietzsche, Posthumes 1884-1885, Œuvres philosophiques XI, Gallimard, p. 215-216 (sur « l’art de la méfiance »).

[ 7 ] Platon, Politique, 268a, 279a

[ 8 ] Sous une forme volontairement scolaire, Frédéric Cossutta a proposé une pédagogie du concept très intéressante : Eléments pour la lecture des textes philosophiques, Ed. Bordas.