3. Les personnages conceptuels

EXEMPLE V

Le cogito de Descartes est créé comme concept, mais il a des présupposés. Ce n’est pas comme un concept en suppose d’autres (par exemple, « homme » suppose « animal » et « raisonnable »). Ici, les présupposés sont implicites, subjectifs, pré-conceptuels, et forment une image de la pensée : tout le monde sait ce que signifie penser. Tout le monde a la possibilité de penser, tout le monde veut le vrai... Y a-t-il autre chose que ces deux éléments : le concept, et le plan d’immanence ou image de la pensée qui va être occupé par des concepts de même groupe (le cogito et les concepts raccordables) ? Y a-t-il autre chose, dans le cas de Descartes, que le cogito créé et l’image présupposée de la pensée ? Il y a effectivement autre chose, un peu mystérieux, qui apparaît par moments, ou qui transparaît, et qui semble avoir une existence floue, intermédiaire entre le concept et le plan pré-conceptuel, allant de l’un à l’autre. Pour le moment, c’est l’Idiot : c’est lui qui dit Je, c’est lui qui lance le cogito, mais c’est lui aussi qui tient les présupposés subjectifs ou qui trace le plan. L’idiot, c’est le penseur privé par opposition au professeur public (le scolastique) : le professeur ne cesse de renvoyer à des concepts enseignés (l’homme-animal raisonnable), tandis que le penseur privé forme un concept avec des forces innées que chacun possède en droit pour son compte (je pense). Voilà un type très étrange de personnage, celui qui veut penser et qui pense par lui-même, par la « lumière naturelle ». L’idiot est un personnage conceptuel. Nous pouvons donner plus de précision à la question : y a-t-il des précurseurs du cogito ? D’où vient le personnage de l’idiot, comment est-il apparu, est-ce dans une atmosphère chrétienne, mais en réaction contre l’organisation « scolastique » du christianisme, contre l’organisation autoritaire de l’Église ? Est-ce qu’on en trouve déjà des traces chez saint Augustin ? Est-ce Nicolas de Cuse qui lui donne pleine valeur de personnage conceptuel ? Ce pourquoi ce philosophe serait proche du cogito, mais sans pouvoir encore le faire cristalliser comme concept [1] . En tout cas, l’histoire de la philosophie doit passer par l’étude de ces personnages, de leurs mutations suivant les plans, de leur variété suivant les concepts. Et la philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie.

L’idiot réapparaîtra dans une autre époque, dans un autre contexte, encore chrétien , mais russe. En devenant slave, l’idiot est resté le singulier ou le penseur privé, mais il a changé de singularité. C’est Chestov qui trouve dans Dostoïevski la puissance d’une nouvelle opposition du penseur privé et du professeur public [2] . L’ancien idiot voulait des évidences auxquelles il arriverait par lui-même : en attendant il douterait de tout, même de 3 + 2 = 5 ; il mettrait en doute toutes les vérités de la Nature. Le nouvel idiot ne veut pas du tout d’évidences, il ne se « résignera » jamais à ce que 3 + 2 = 5, il veut l’absurde — ce n’est pas la même image de la pensée. L’ancien idiot voulait le vrai, mais le nouveau veut faire de l’absurde la plus haute puissance de la pensée, c’est-à-dire créer. L’ancien idiot voulait ne rendre des comptes qu’à la raison, mais le nouvel idiot, plus proche de Job que de Socrate, veut qu’on lui rende compte de « chaque victime de l’Histoire », ce ne sont pas les mêmes concepts. Il n’acceptera jamais les vérités de l’Histoire. L’ancien idiot voulait se rendre compte par lui-même de ce qui était compréhensible ou non, raisonnable ou non, perdu ou sauvé, mais le nouvel idiot veut qu’on lui redonne le perdu, l’incompréhensible, l’absurde. Assurément, ce n’est pas le même personnage, il y a eu mutation. Et pourtant un fil ténu unit les deux idiots, comme s’il fallait que le premier perde la raison pour que le second retrouve ce que l’autre avait d’avance perdu en la gagnant. Descartes en Russie devenu fou ?

Il se peut que le personnage conceptuel apparaisse pour lui-même assez rarement, ou par allusion. Pourtant, il est là ; et, même i nnommé, souterrain, doit toujours être reconstitué par le lecteur. Parfois, quand il apparaît, il a un nom propre : Socrate est le principal personnage conceptuel du platonisme. Beaucoup de philosophes ont écrit des dialogues, mais il y a danger à confondre les personnages de dialogue et les personnages conceptuels : ils ne coïncident que nominalement et n’ont pas le même rôle. Le personnage de dialogue expose des concepts : dans le cas le plus simple, l’un d’entre eux, sympathique, est le représentant de l’auteur, tandis que les autres, plus ou moins antipathiques, renvoient à d’autres philosophies dont ils exposent les concepts de manière à les préparer pour les critiques ou les modifications que l’auteur va leur faire subir. Les personnages conceptuels en revanche opèrent les mouvements qui décrivent le plan d’immanence de l’auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts. Aussi, même quand ils sont « antipathiques », c’est en appartenant pleinement au plan que le philosophe considéré trace et aux concepts qu’il crée : ils marquent alors les dangers propres à ce plan, les mauvaises perceptions, les mauvais sentiments ou même les mouvements négatifs qui s’en dégagent, et vont eux-mêmes inspirer des concepts originaux dont le caractère répulsif reste une propriété constituante de cette philosophie. A plus forte raison pour les mouvements positifs du plan, les concepts attractifs et les personnages sympathiques : toute une Einfühlung philosophique. Et souvent, des uns aux autres, il y a de grandes ambiguïtés.

Le personnage conceptuel n’est pas le représentant du philosophe, c’est même l’inverse : le philosophe est seulement l’enveloppe de son principal personnage conceptuel et de tous les autres, qui sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie. Les personnages conceptuels sont les « hétéronymes » du philosophe, et le nom du philosophe, le simple pseudonyme de ses personnages. Je ne suis plus moi, mais une aptitude de la pensée à se voir et se développer à travers un plan qui me traverse en plusieurs endroits. Le personnage conceptuel n’a rien à voir avec une personnification abstraite, un symbole ou une allégorie, car il vit, il insiste. Le philosophe est l’idiosyncrasie de ses personnages conceptuels. C’est le destin du philosophe de devenir son ou ses personnages conceptuels, en même temps que ces personnages deviennent eux-mêmes autre chose que ce qu’ils sont historiquement, mythologiquement ou couramment (le Socrate de Platon, le Dionysos de Nietzsche, l’Idiot de Cuse). Le personnage conceptuel est le devenir ou le sujet d’une philosophie, qui vaut pour le philosophe, si bien que Cuse ou même Descartes devraient signer « l’Idiot », non moins que Nietzsche « l’Antéchrist » ou « Dionysos crucifié ». Les actes de parole dans la vie courante renvoient à des types psycho-sociaux qui témoignent en fait d’une troisième personne sous-jacente : je décrète la mobilisation en tant que président de la République, je te parle en tant que père... De même, l’embrayeur philosophique est un acte de parole à la troisième personne où c’est toujours un personnage conceptuel qui dit Je : je pense en tant qu’Idiot, je veux en tant que Zarathoustra, je danse en tant que Dionysos, je prétends en tant qu’Amant. Même la durée bergsonienne a besoin d’un coureur. Dans l’énonciation philosophique, on ne fait pas quelque chose en le disant, mais on fait le mouvement en le pensant, par l’intermédiaire d’un personnage conceptuel. Aussi les personnages conceptuels sont-ils les vrais agents d’énonciation. Qui est Je ?, c’est toujours une troisième personne.

Nous invoquons Nietzsche parce que peu de philosophes ont autant opéré avec des personnages conceptuels, sympathiques (Dionysos, Zarathoustra ) ou antipathiques (Christ, le Prêtre, les Hommes supérieurs, Socrate lui-même devenu antipa thique...). On pourrait croire que Nietzsche renonce aux concepts. Pourtant il en crée d’immenses et intenses (« forces », « valeur », « devenir », « vie », et des concepts répulsifs comme « ressentiment », « mauvaise conscience »...), autant qu’il trace un nouveau plan d’immanence (mouvements infinis de la volonté de puissance et de l’éternel retour) qui bouleverse l’image de la pensée (critique de la volonté de vérité). Mais jamais chez lui les personnages conceptuels impliqués ne restent sous-entendus. Il est vrai que leur manifestation pour elle-même suscite une ambiguïté, qui fait que beaucoup de lecteurs considèrent Nietzsche comme un poète, un thaumaturge ou un créateur de mythes. Mais les personnages conceptuels, chez Nietzsche et ailleurs, ne sont pas des personnifications mythiques, pas plus que des personnes historiques, pas plus que des héros littéraires ou romanesques. Ce n’est pas plus chez Nietzsche le Dionysos des mythes que, chez Platon, le Socrate de l’Histoire. Devenir n’est pas être, et Dionysos devient philosophe, en même temps que Nietzsche devient Dionysos. Là encore, c’est Platon qui commença : il devint Socrate, en même temps qu’il fit devenir Socrate philosophe.

La différence entre les personnages conceptuels et les figures esthétiques consiste d’abord en ceci : les uns sont des puissances de concepts, les autres, des puissances d’affects et de percepts. Les uns opèrent sur un plan d’immanence qui est une image de Pensée-Etre (noumène), les autres, sur un plan de composition comme image d’Univers (phénomène). Les grandes figures esthétiques de la pensée et du roman, mais aussi de la peinture, de la sculpture et de la musique, produisent des affects qui débordent les affections et perceptions ordinaires, autant que les concepts débordent les opinions courantes. Melville disait qu’un roman comporte une infinité de caractères intéressants, mais une seule Figure originale comme l’unique soleil d’une constellation d’univers, comme commencement des choses, ou comme le phare qui tire de l’ombre un univers caché : ainsi le capitaine Achab, ou Bartleby [3] . L’univers de Kleist est parcouru d’affects qui le traversent comme des flèches, ou qui se pétrifient soudain, là où se dressent la figure de Hombourg ou celle de Penthésilée. Les figures n’ont rien à voir avec la ressemblance ni la rhétorique, mais sont la condition sous laquelle les arts produisent des affects de pierre et de métal, de cordes et de vents, de lignes et de couleurs, sur un plan de composition d’univers. L’art et la philosophie recoupent le chaos, et l’affrontent, mais ce n’est pas le même plan de coupe, ce n’est pas la même manière de le peupler, ici constellations d’univers ou affects et percepts, là complexions d’immanence ou concepts. L’art ne pense pas moins que la philosophie, mais il pense par affects et pCe qui n’empêche pas que les deux entités passent souvent l’une dans l’autre, dans un devenir qui les emporte toutes deux, dans une intensité qui les co-détermine. La figure théâtrale et musicale de Don Juan devient personnage conceptuel avec Kierkegaard, et le personnage de Zarathoustra chez Nietzsche est déjà une grande figure de musique et de théâtre. C’est comme si des uns aux autres, non seulement des alliances, mais des bifurcations et des substitutions se produisaient. Dans la pensée contemporaine, Michel Guérin est un de ceux qui découvrent le plus profondément l’existence de personnages conceptuels au coeur de la philosophie ; mais il les définit dans un « logodrame » ou une « figurologie » qui met l’affect dans la pensée [4] . C’est que le concept comme tel peut être concept d’affect, autant que l’affect, affect de concept. Le plan de composition de l’art et le plan d’immanence de la philosophie peuvent se glisser l’un dans l’autre, au point que des pans de l’un soient occupés par des entités de l’autre. Dans chaque cas, en effet, le plan et ce qui l’occupe sont comme deux parties relativement distinctes, relativement hétérogènes. Un penseur peut donc modifier de façon décisive ce que signifie penser, dresser une nouvelle image de la pensée, instaurer un nouveau plan d’immanence, mais, au lieu de créer de nouveaux concepts qui l’occupent, il le peuple avec d’autres instances, d’autres entités, poétiques, romanesques, ou même picturales ou musicales. Et l’inverse aussi bien. Igitur est précisément un tel cas, personnage conceptuel transporté sur un plan de composition, figure esthétique entraînée sur un plan d’immanence : son nom propre est une conjonction. Ces penseurs sont « à moitié » philosophes, mais ils sont aussi beaucoup plus que philosophes, et pourtant ne sont pas des sages. Quelle force dans ces œuvres aux pieds déséquilibrés, Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Mallarmé, Kafka, Michaux, Pessoa, Artaud, beaucoup de romanciers anglais et américains, de Melville à Lawrence ou Miller, dont le lecteur découvre avec admiration qu’ils ont écrit le roman du spinozisme... Certes, ils ne font pas une synthèse d’art et de philosophie. Ils bifurquent et ne cessent de bifurquer. Ce sont des génies hybrides qui n’effacent pas la différence de nature, ne la comblent pas, mais font servir au contraire toutes les ressources de leur « athlétisme » à s’installer dans cette différence même, acrobates écartelés dans un perpétuel tour de force.

A plus forte raison, les personnages conceptuels (et aussi les figures esthétiques) sont irréductibles à des types psychosociaux , bien qu’il y ait encore ici des pénétrations incessantes. Simmel puis Goffman ont poussé très loin l’étude de ces types qui semblent souvent instables, dans les enclaves ou les marges d’une société : l’étranger, l’exclu, le migrant, le passant, l’autochtone, celui qui rentre dans son pays... [5] . Ce n’est pas par goût de l’anecdote. Il nous semble qu’un champ social comporte des structures et des fonctions, mais ne nous renseigne pas directement pour autant sur certains mouvements qui affectent le Socius. Déjà, chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature (l’éthologue dit que le partenaire ou l’ami d’un animal « vaut un chez-soi », ou que la famille est un « territoire mobile »). A plus forte raison l’hominien : dès son acte de naissance, il déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche ou rêve. Les ritournelles expriment ces dynamismes puissants : ma cabane au Canada... adieu je pars..., oui c’est moi il fallait que je revienne... On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être une déterritorialisation préalable ; ou bien tout est en même temps. Les champs sociaux sont d’inextricables nœuds où les trois mouvements se mêlent ; il faut donc, pour les démêler, diagnostiquer de véritables types ou personnages . Le commerçant achète dans un territoire, mais déterritorialise les produits en marchandises, et se reterritorialise sur les circuits commerciaux. Dans le capitalisme, le capital ou la propriété se déterritorialisent, cessent d’être fonciers, et se reterritorialisent sur des moyens de production, tandis que le travail de son côté devient travail « abstrait » reterritorialisé dans le salaire : ce pourquoi Marx ne parle pas seulement du capital, du travail, mais éprouve le besoin de dresser de véritables types psycho-sociaux, antipathiques ou sympathiques, LE capitaliste, LE prolétaire. Si l’on cherche l’originalité du monde grec, il faudra se demander quelle sorte de territoire les Grecs instaurent, comment ils se déterritorialisent, sur quoi ils se reterritorialisent, et pour cela dégager des types proprement grecs (par exemple l’Ami ?). Il n ‘est pas toujours facile de choisir les bons types à un moment donné, dans une société donnée : ainsi l’esclave affranchi comme type de déterritorialisation dans l’empire chinois Tcheou, figure d’Exclu, dont le sinologue Tökei a fait le portrait détaillé. Nous croyons que les types psycho-sociaux ont précisément ce sens : dans les circonstances les plus insignifiantes ou les plus importantes, rendre perceptibles les formations de territoires, les vecteurs de déterritorialisation, les procès de reterritorialisation.

Mais n’y a-t-il pas aussi des territoires et des déterritorialisations qui ne sont pas seulement physiques et mentales, mais spirituelles — pas seulement relatives, mais absolues en un sens à déterminer plus tard ? Quelle est la Patrie ou le Natal invoqués par le penseur, philosophe ou artiste ? La philosophie est inséparable d’un Natal dont témoignent aussi bien l’a-priori, l’innéité ou la réminiscence. Mais pourquoi cette patrie est-elle inconnue, perdue, oubliée, faisant du penseur un Exilé ? Qu’est-ce qui va lui redonner un équivalent de territoire, comme valant un chez-soi ? Quelles seront les ritournelles philosophiques ? Quel est le rapport de la pensée avec la Terre ? Socrate, l’Athénien qui n’aime pas voyager, est guidé par Parménide d’Elée quand il est jeune, remplacé par l’Etranger quand il a vieilli, comme si le platonisme avait besoin de deux personnages conceptuels au moins [6] . Quelle sorte d’étranger y a-t-il dans le philosophe, avec son air de revenir du pays des morts ? Les personnages conceptuels ont ce rôle, manifester les territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la pensée. Les personnages conceptuels sont des penseurs, uniquement des penseurs, et leurs traits personnalistiques se joignent étroitement aux traits diagrammatiques de la pensée et aux traits intensifs des concepts. Tel ou tel personnage conceptuel pense en nous, qui ne nous préexistait peut-être pas. Par exemple, si l’on dit qu’un personnage conceptuel bégaie, ce n’est plus un type qui bégaie dans une langue, mais un penseur qui fait bégayer tout le langage, et qui fait du bégaiement le trait de la pensée même en tant que langage : l’intéressant est alors «quelle est cette pensée qui ne peut que bégayer ? » Par exemple encore, si l’on dit qu’un personnage conceptuel est l’Ami, ou bien qu’il est le Juge, le Législateur, il ne s’agit plus d’états privés, publics ou juridiques, mais de ce qui revient en droit à la pensée et seulement à la pensée. Bègue, ami, juge, ne perdent pas leur existence concrète, au contraire ils en prennent une nouvelle comme conditions intérieures à la pensée pour son exercice réel avec tel ou tel personnage conceptuel. Ce ne sont pas deux amis qui s’exercent à penser, c’est la pensée qui exige que le penseur soit un ami, pour qu’elle se partage en elle-même et puisse s’exercer. C’est la pensée même qui exige ce partage de pensée entre amis. Ce ne sont plus des déterminations empiriques, psychologiques et sociales, encore moins des abstractions, mais des intercesseurs, des cristaux ou des germes de la pensée.

Même si le mot « absolu » se révèle exact, on ne croira pas que les déterritorialisations et reterritorialisations de pensée transcendent les psycho-sociales, mais pas davantage qu’elles s’y réduisent ou en soient une abstraction, une expression idéologique. C’est plutôt une conjonction, un système de renvois ou de relais perpétuels. Les traits des personnages conceptuels ont avec l’époque et le milieu historiques où ils apparaissent des rapports que les types psycho-sociaux permettent seuls d’évaluer. Mais, inversement, les mouvements physiques et mentaux des types psycho-sociaux, leurs symptômes pathologiques, leurs attitudes relationnelles, leurs modes existentiels, leurs statuts juridiques, deviennent susceptibles d’une détermination purement pensante et pensée qui les arrache aux états de choses historiques d’une société comme au vécu des individus, pour en faire des traits de personnages conceptuels, ou des événements de la pensée sur le plan qu’elle se trace ou sous les concepts qu’elle crée. Les personnages conceptuels et les types psychosociaux renvoient l’un à l’autre, et se conjuguent sans jamais se confondre.

Aucune liste de traits des personnages conceptuels ne peut être exhaustive, puisqu’il en naît constamment, et qu’ils varient avec les plans d’immanence. Et, sur un plan donné, différents genres de traits se mêlent pour composer un personnage. Nous présumons qu’il y a des traits pathiques : l’Idiot, celui qui veut penser par lui-même, et c’est un personnage qui peut muer, prendre un autre sens. Mais aussi un Fou, une sorte de fou, penseur cataleptique ou « momie » qui trouve dans la pensée une impuissance à penser. Ou bien un grand maniaque, un délirant, qui cherche ce qui précède la pensée, un Déjà-là, mais au sein de la pensée même... On a souvent rapproché la philosophie et la schizophrénie ; mais dans un cas le schizophrène est un personnage conceptuel qui vit intensément dans le penseur et le force à penser, dans l’autre cas c’est un type psycho-social qui refoule le vivant et lui vole sa pensée. Et les deux parfois se conjuguent, s’étreignent comme si à un événement trop fort répondait un état vécu trop difficile à supporter.

Il y a des traits relationnels : « l’Ami », mais un ami qui n’a plus de relation avec son ami que par une chose aimée porteuse de rivalité. C’est le « Prétendant » et le « Rival » qui se disputent la chose ou le concept, mais le concept a besoin d’un corps sensible inconscient, endormi, le « Garçon » qui s’ajoute aux personnages conceptuels. N’est-on pas déjà sur un autre plan, car l’amour est comme la violence qui force à penser, « Socrate amant », tandis que l’amitié demandait seulement un peu de bonne volonté ? Et comment empêcher une « Fiancée » de prendre à son tour le rôle de personnage conceptuel, quitte à courir à sa perte, mais non sans que le philosophe lui-même ne « devienne » femme ? Comme dit Kierkegaard (ou Kleist, ou Proust), une femme ne vaut-elle pas mieux que l’ami qui s’y connaît ? Et qu’arrive-t-il si la femme elle-même devient philosophe ? Ou bien un « Couple », qui serait intérieur à la pensée et ferait de « Socrate marié » le personnage conceptuel ? A moins que l’on ne soit reconduit à l’« Ami », mais après une trop forte épreuve, une catastrophe indicible, donc en un nouveau sens encore, dans une mutuelle détresse, une mutuelle fatigue qui forment un nouveau droit de la pensée (Socrate devenu juif). Non pas deux amis qui communiquent et se ressouviennent ensemble, mais passent au contraire par une amnésie ou une aphasie capables de fendre la pensée, de la diviser en elle-même. Les personnages prolifèrent et bifurquent, se heurtent, se remplacent... [7] .

II y a des traits dynamiques : si avancer, grimper, descendre sont des dynamismes de personnages conceptuels, sauter à la manière de Kierkegaard, danser comme Nietzsche, plonger comme Melville en sont d’autres, pour des athlètes philosophiques irréductibles les uns aux autres. Et si nos sports aujourd’hui sont en pleine mutation, si les vieilles activités productrices d’énergie font place à des exercices qui s’insèrent au contraire sur des faisceaux énergétiques existants, ce n’est pas seulement une mutation dans le type, ce sont d’autres traits dynamiques encore qui s’introduisent dans une pensée qui « glisse » avec de nouvelles matières d’être, vague ou neige, et font du penseur une sorte de surfeur comme personnage conceptuel ; nous renonçons alors à la valeur énergétique du type sportif, pour dégager la différence dynamique pure qui s’exprime dans un nouveau personnage conceptuel.

Il y a des traits juridiques, pour autant que la pensée ne cesse de réclamer ce qui lui revient en droit, et de s’affronter à la Justice depuis les présocratiques : mais est-ce le pouvoir du Prétendant, ou même du Plaignant, telle que la philosophie l’arrache au tribunal tragique grec ? Et ne sera-t-il pas longtemps interdit au philosophe d’être Juge, tout au plus docteur enrôlé dans la justice de Dieu, tant qu’il n’est pas lui-même accusé ? Est-ce un nouveau personnage conceptuel, quand Leibniz fait du philosophe l’Avocat d’un dieu partout menacé ? Et les empiristes, l’étrange personnage qu’ils lancent, avec l’Enquêteur ? C’est Kant qui fait enfin du philosophe un Juge, en même temps que la raison forme un tribunal, mais est-ce le pouvoir législatif d’un juge déterminant, ou le pouvoir judiciaire, la jurisprudence d’un juge réfléchissant ? Deux personnages conceptuels très différents. A moins que la pensée ne renverse tout, juges, avocats, plaignants, accusateurs et accusés, comme Alice sur un plan d’immanence où Justice égale Innocence, et où l’Innocent devient le personnage conceptuel qui n’a plus à se justifier, une sorte d’enfant-joueur contre lequel on ne peut plus rien, un Spinoza qui n’a laissé subsister nulle illusion de transcendance. Ne faut-il pas que le juge et l’innocent se confondent, c’est-à-dire que les êtres soient jugés du dedans : non pas du tout au nom de la Loi ou de Valeurs, ni même en vertu de leur conscience, mais par les critères purement immanents de leur existence (« par-delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas dire par-delà le bon et le mauvais... »).

Il y a en effet des traits existentiels Nietzsche disait que la philosophie invente des modes d’existence ou des possibilités de vie. C’est pourquoi il suffit de quelques anecdotes vitales pour faire le portrait d’une philosophie, comme Diogène Laërce sut le faire en écrivant le livre de chevet ou la légende dorée des philosophes, Empédocle et son volcan, Diogène et son tonneau. On objectera la vie très bourgeoise de la plupart des philosophes modernes ; mais le tire-bas de Kant n’est-il pas une anecdote vitale adéquate au système de la Raison [8] ? Et le goût de Spinoza pour les combats d’araignées vient de ce que ceux-ci reproduisent purement des rapports de modes dans le système de l’Ethique comme éthologie supérieure. C’est que ces anecdotes ne renvoient pas simplement à un type social ou même psychologique d’un philosophe (le prince Empédocle ou l’esclave Diogène), elles manifestent plutôt les personnages conceptuels qui l’habitent. Les possibilités de vie ou les modes d’existence ne peuvent s’inventer que sur un plan d’immanence qui développe la puissance de personnages conceptuels. Le visage et le corps des philosophes abritent ces personnages qui leur donnent souvent un air étrange, surtout dans le regard, comme si quelqu’un d’autre voyait à travers leurs yeux. Les anecdotes vitales racontent le rapport d’un personnage conceptuel avec des animaux, des plantes ou des rochers, rapport suivant lequel le philosophe lui-même devient quelque chose d’inattendu, et prend une ampleur tragique et comique qu’il n’aurait pas tout seul. Nous philosophes, c’est par nos personnages que nous devenons toujours autre chose, et que nous renaissons jardin public ou zoo.

EXEMPLE VI

Même les illusions de transcendance nous servent, et fournissent des anecdotes vitales. Car, quand nous nous vantons de rencontrer le transcendant dans l’immanence, nous ne faisons que recharger le plan d’immanence en immanence même : Kierkegaard saute hors du plan, mais ce qui lui est « redonné » dans cette suspension, dans cet arrêt de mouvement, c’est la fiancée ou le fils perdus, c’est l’existence sur le plan d’immanence [9] . Kierkegaard n’hésite pas à le dire : pour ce qui est de la transcendance, un peu de « résignation » suffirait, mais il faut en plus que l’immanence soit redonnée. Pascal parie pour l’existence transcendante de Dieu, mais l’enjeu du pari, ce sur quoi on parie, c’est l’existence immanente de celui qui croit que Dieu existe. Seule cette existence est capable de couvrir le plan d’immanence, d’acquérir le mouvement infini, de produire et de reproduire des intensités, tandis que l’existence de celui qui croit que Dieu n’existe pas tombe dans le négatif. Ici même on pourrait dire ce que François Jullien dit de la pensée chinoise, la transcendance y est relative et ne représente plus qu’une « absolutisation de l’immanence » [10] . Nous n’avons pas la moindre raison de penser que les modes d’existence aient besoin de valeurs transcendantes qui les compareraient, les sélectionneraient et décideraient que l’un est « meilleur » que l’autre. Au contraire, il n’y a de critères qu’immanents, et une possibilité de vie s’évalue en elle-même aux mouvements qu’elle trace et aux intensités qu’elle crée sur un plan d’immanence ; est rejeté ce qui ne trace ni ne crée. Un mode d’existence est bon ou mauvais, noble ou vulgaire, plein ou vide, indépendamment du Bien et du Mal, et de toute valeur transcendante : il n’y a jamais d’autre critère que la teneur d’existence, l’intensification de la vie. C’est ce que Pascal et Kierkegaard savent bien, eux qui s’y connaissent en mouvements infinis, et qui tirent de l’Ancien Testament de nouveaux personnages conceptuels capables de tenir tête à Socrate. Le « chevalier de la foi » de Kierkegaard, celui qui saute, ou le parieur de Pascal, celui qui lance les dés, sont les hommes d’une transcendance ou d’une foi. Mais ils ne cessent pas de recharger l’immanence : ce sont des philosophes, ou plutôt les intercesseurs, les personnages conceptuels qui valent pour ces deux philosophes, et qui ne se soucient plus de l’existence transcendante de Dieu, mais seulement des possibilités immanentes infinies qu’apporte l’existence de celui qui croit que Dieu existe.

Le problème changerait si c’était un autre plan d’immanence. Non pas que celui qui croit que Dieu n’existe pas pourrait alors prendre le dessus, puisqu’il appartient encore à l’ancien plan comme mouvement négatif. Mais, sur le nouveau plan, il se pourrait que le problème concerne maintenant l’existence de celui qui croit au monde, non pas même à l’existence du monde, mais à ses possibilités en mouvements et en intensités pour faire naître de nouveaux modes d’existence encore, plus proches des animaux et des rochers. Il se peut que croire en ce monde, en cette vie, soit devenu notre tâche la plus difficile, ou la tâche d’un mode d’existence à découvrir sur notre plan d’immanence aujourd’hui. C’est la conversion empiriste (nous avons tant de raisons de ne pas croire au monde des hommes, nous avons perdu le monde, pire qu’une fiancée, un fils ou un dieu...). Oui, le problème a changé.

Le personnage conceptuel et le plan d’immanence sont en présupposition réciproque. Tantôt le personnage semble précéder le plan, et tantôt le suivre. C’est qu’il apparaît deux fois, il intervient deux fois. D’une part, il plonge dans le chaos, il en tire des déterminations dont il va faire les traits diagrammatiques d’un plan d’immanence : c’est comme s’il s’emparait d’une poignée de dés, dans le hasard-chaos, pour les lancer sur une table. D’autre part, à chaque dé qui retombe il fait correspondre les traits intensifs d’un concept qui vient occuper telle ou telle région de la table, comme si celle-ci se fendait suivant les chiffres. Avec ses traits personnalistiques, le personnage conceptuel intervient donc entre le chaos et les traits diagrammatiques du plan d’immanence, mais aussi entre le plan et les traits intensifs des concepts qui viennent le peupler. Igitur. Les personnages conceptuels constituent les points de vue selon lesquels des plans d’immanence se distinguent ou se rapprochent, mais aussi les conditions sous lesquelles chaque plan se trouve rempli par des concepts de même groupe. Toute pensée est un Fiat, émet un coup de dés : constructivisme. Mais c’est un jeu très complexe, parce que le lancer est fait de mouvements infinis réversibles et pliés les uns dans les autres, si bien que la retombée ne peut se faire qu’à vitesse infinie en créant les formes finies qui correspondent aux ordonnées intensives de ces mouvements : tout concept est un chiffre qui ne préexistait pas. Les concepts ne se déduisent pas du plan, il faut le personnage conceptuel pour les créer sur le plan, comme il le faut pour tracer le plan lui-même, mais les deux opérations ne se confondent pas dans le personnage qui se présente lui-même comme un opérateur distinct.

Les plans sont innombrables, chacun à courbure variable, et se groupent ou se séparent d’après les points de vue constitués par les personnages. Chaque personnage a plusieurs traits, qui peuvent donner lieu à d’autres personnages, sur le même plan ou sur un autre : il y a une prolifération de personnages conceptuels. Il y a une infinité de concepts possibles sur un plan : ils résonnent, se raccordent, avec des ponts mobiles, mais il est impossible de prévoir l’allure qu’ils prennent en fonction des variations de courbure. Ils se créent par rafales et ne cessent de bifurquer. Le jeu est d’autant plus complexe que des mouvements négatifs infinis sont enveloppés dans les positifs sur chaque plan, exprimant les risques et dangers que la pensée affronte, les fausses perceptions et les mauvais sentiments qui l’entourent ; il y a aussi des personnages conceptuels antipathiques, qui collent étroitement aux sympathiques et dont ceux-ci n’arrivent pas à se dépétrer (ce n’est pas seulement Zarathoustra qui est hanté par « son » singe ou son bouffon, Dionysos qui ne se sépare pas du Christ, mais Socrate qui n’arrive pas à se distinguer de « son » sophiste, le philosophe critique qui n’arrête pas de conjurer ses mauvais doubles) ; il y a enfin des concepts répulsifs pris dans les attractifs, mais qui dessinent sur le plan des régions d’intensité basse ou vide, et qui ne cessent de s’isoler, de se désaccorder, de rompre les connexions (la transcendance elle-même n’a-t-elle pas « ses » concepts ?). Mais plus encore qu’une répartition vectorielle, les signes de plans, de personnages et de concepts sont ambigus, parce qu’ils se plient les uns dans les autres, s’étreignent ou voisinent. C’est pourquoi la philosophie opère toujours coup par coup.

La philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres, mais doit être considéré pour son compte : le plan pré-philosophique qu’elle doit tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit inventer et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer (consistance). Tracer, inventer, créer, c’est la trinité philosophique. Traits diagrammatiques, personnalistiques et intensifs. Il y a des groupes de concepts, suivant qu’ils résonnent ou lancent des ponts mobiles, couvrant un même plan d’immanence qui les raccorde les uns aux autres. Il y a des familles de plans, suivant que les mouvements infinis de la pensée se plient les uns dans les autres et composent des variations de courbure, ou au contraire sélectionnent des variétés non composables. Il y a des types de personnages, suivant leurs possibilités de rencontre même hostile sur un même plan et dans un groupe. Mais il est souvent difficile de déterminer si c’est le même groupe, le même type, la même famille. Il y faut tout un « goût ».

Comme aucun ne se déduit des autres, il faut une co-adaptation des trois. On appelle goût cette faculté philosophique de co-adaptation, et qui règle la création des concepts. Si l’on appelle Raison le tracé du plan, Imagination, l’invention des personnages, Entendement, la création des concepts, le goût apparaît comme la triple faculté du concept encore indéterminé, du personnage encore dans les limbes, du plan encore transparent. C’est pourquoi il faut créer, inventer, tracer, mais le goût est comme la règle de correspondance des trois instances qui diffèrent en nature. Ce n’est certes pas une faculté de mesure. On ne trouvera nulle mesure dans ces mouvements infinis qui composent le plan d’immanence, ces lignes accélérées sans contour, ces pentes et courbures, ni dans ces personnages toujours excessifs, parfois antipathiques, ou dans ces concepts aux formes irrégulières, aux intensités stridentes, aux couleurs si vives et barbares qu’elles peuvent inspirer une sorte de « dégoût » (notamment dans les concepts répulsifs). Pourtant, ce qui apparaît dans tous les cas comme goût philosophique, c’est l’amour du concept bien fait, en appelant « bien fait » non pas une modération du concept, mais une sorte de relance, de modulation où l’activité conceptuelle n’a pas de limite en elle-même, mais seulement dans les deux autres activités sans limites. Si les concepts préexistaient tout faits, ils auraient des limites à observer ; mais même le plan « pré-philosophique » n’est ainsi nommé que parce qu’on le trace comme présupposé, et non parce qu’il préexisterait sans être tracé. Les trois activités sont strictement simultanées et n’ont de rapports qu’incommensurables. La création des concepts n’a pas d’autre limite que le plan qu’ils viennent peupler, mais le plan lui-même est illimité, et son tracé ne se conforme qu’aux concepts à créer qu’il doit raccorder ou aux personnages à inventer qu’il doit entretenir. C’est comme en peinture : même pour les monstres et les nains, il y a un goût d’après lequel ils doivent être bien faits, ce qui ne veut pas dire affadis, mais leurs contours irréguliers mis en rapport avec une texture de la peau ou un fond de la Terre comme matière germinale dont ils semblent jouer. Il y a un goût de la couleur qui ne vient pas modérer la création de couleurs chez un grand peintre, mais au contraire la pousse jusqu’au point où celles-ci rencontrent leurs figures faites de contours, et leur plan fait d’aplats, de courbures, d’arabesques. Van Gogh ne pousse le jaune à l’illimité qu’en inventant l’homme-tournesol, et en traçant le plan des petites virgules infinies. Le goût des couleurs témoigne à la fois du respect nécessaire à leur approche, de la longue attente par laquelle il faut passer, mais aussi de la création sans limite qui les fait exister. Il en est de même du goût des concepts : le philosophe ne s’approche du concept indéterminé qu’avec crainte et respect, il hésite longtemps à se lancer, mais il ne peut déterminer de concept qu’en en créant sans mesure, avec pour seule règle un plan d’immanence qu’il trace, et pour seul compas les étranges personnages qu’il fait vivre. Le goût philosophique ne remplace pas la création ni ne la modère, c’est au contraire la création des concepts qui fait appel à un goût qui la module. La libre création de concepts déterminés a besoin d’un goût du concept indéterminé. Le goût est cette puissance, cet être-en puissance du concept : ce n’est certes pas pour des raisons « rationnelles ou raisonnables » que tel concept est créé, telles composantes choisies. Nietzsche a pressenti ce rapport de la création des concepts avec un goût proprement philosophique, et si le philosophe est celui qui crée les concepts, c’est grâce à une faculté de goût comme un « sapere » instinctif presque animal — un Fiat ou un Fatum qui donne à chaque philosophe le droit d’accéder à certains problèmes comme une empreinte marquée sur son nom, comme une affinité dont ses œuvres découleront [11] .

Un concept est privé de sens tant qu’il ne se raccorde pas à d’autres concepts, et n’est pas rattaché à un problème qu’il résout ou contribue à résoudre. Mais il importe de distinguer les problèmes philosophiques et les problèmes scientifiques. On ne gagnerait pas grand-chose en disant que la philosophie pose des « questions », puisque les questions sont seulement un mot pour désigner des problèmes irréductibles à ceux de la science. Comme les concepts ne sont pas propositionnels, ils ne peuvent pas renvoyer à des problèmes qui concerneraient les conditions en extensions de propositions assimilables à celles de la science. Si l’on tient quand même à traduire le concept philosophique en propositions, ce ne peut être que sous forme d’opinions plus ou moins vraisemblables, et sans valeur scientifique. Mais on se heurte ainsi à une difficulté que les Grecs affrontaient déjà. C’est même le troisième caractère sous lequel la philosophie passe pour une chose grecque : la cité grecque promeut l’ami ou le rival comme relation sociale, elle trace un plan d’immanence, mais aussi elle fait régner la libre opinion (doxa). La philosophie doit alors extraire des opinions un « savoir » qui les transforme, et qui ne se distingue pas moins de la science. Le problème philosophique consisterait donc à trouver dans chaque cas l’instance capable de mesurer une valeur de vérité des opinions opposables, soit en sélectionnant les unes comme plus sages que les autres, soit en fixant la part qui revient à chacune. Tel fut toujours le sens de ce qu’on appelle dialectique, et qui réduit la philosophie à l’interminable discussion [12] . On le voit chez Platon, où des universaux de contemplation sont censés mesurer la valeur respective des opinions rivales pour les élever au savoir ; il est vrai que les contradictions subsistantes chez Platon, dans les dialogues dits aporétiques, forcent déjà Aristote à orienter la recherche dialectique des problèmes vers des universaux de communication (les topiques). Chez Kant encore, le problème consistera dans la sélection ou le partage des opinions opposées, mais grâce à des universaux de réflexion, jusqu’à ce que Hegel ait l’idée de se servir de la contradiction des opinions rivales pour en extraire des propositions supra-scientifiques, capables de se mouvoir, de se contempler, se réfléchir, se communiquer en elles-mêmes et dans l’absolu. (proposition spéculative, où les opinions deviennent les moments du concept). Mais, sous les plus hautes ambitions de la dialectique, et quel que soit le génie des grands dialecticiens, on retombe dans la plus misérable condition, celle que Nietzsche diagnostiquait comme l’art de la plèbe, ou le mauvais goût en philosophie : la réduction du concept à des propositions comme simples opinions ; l’engloutissement du plan d’immanence dans les fausses perceptions et les mauvais sentiments (illusions de la transcendance ou des universaux) ; le modèle d’un savoir qui ne constitue qu’une opinion prétendue supérieure, Urdoxa ; le remplacement des personnages conceptuels par des professeurs ou chefs d’école. La dialectique prétend trouver une discursivité proprement philosophique, mais elle ne peut le faire qu’en enchaînant les opinions les unes aux autres. Elle a beau dépasser l’opinion vers le savoir, l’opinion perce et continue de percer. Même avec les ressources d’une Urdoxa, la philosophie reste une doxographie. C’est toujours la même mélancolie qui monte des Questions disputées et des Quodlibets du Moyen Age, où l’on apprend ce que chaque docteur a pensé sans savoir pourquoi il l’a pensé (l’Evénement), et qu’on retrouve dans beaucoup d’histoires de la philosophie où l’on passe en revue les solutions sans jamais savoir quel est le problème (la substance chez Aristote, chez Descartes, chez Leibniz...), puisque le problème est seulement décalqué des propositions qui lui servent de réponse.

Si la philosophie est paradoxale par nature, ce n’est pas parce qu’elle prend le parti des opinions les moins vraisemblables ni parce qu’elle maintient les opinions contradictoires, mais parce qu’elle se sert des phrases d’une langue standard pour exprimer quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’opinion ni même de la proposition. Le concept est bien une solution, mais le problème auquel il répond réside dans ses conditions de consistance intensionnelle, et non, comme en science, dans les conditions de référence des propositions extensionnelles. Si le concept est une solution, les conditions du problème philosophique sont sur le plan d’immanence qu’il suppose (à quel mouvement infini renvoie-t-il dans l’image de la pensée ?) et les inconnues du problème sont dans les personnages conceptuels qu’il mobilise (quel personnage précisément ?). Un concept comme celui de connaissance n’a de sens que par rapport à une image de la pensée à laquelle il renvoie, et à un personnage conceptuel dont il a besoin ; une autre image, un autre personnage réclament d’autres concepts (la croyance, par exemple, et l’Enquêteur). Une solution n’a pas de sens indépendamment d’un problème à déterminer dans ses conditions et ses inconnues, mais celles-ci non plus n’ont pas de sens indépendamment des solutions déterminables comme concepts. Les trois instances sont les unes dans les autres, mais elles ne sont pas de même nature, elles coexistent et subsistent sans disparaître l’une dans l’autre. Bergson, qui contribua tant à la compréhension de ce qu’est un problème philosophique, disait qu’un problème bien posé était un problème résolu. Mais cela ne veut pas dire qu’un problème est seulement l’ombre ou l’épiphénomène de ses solutions, ni que la solution n’est que la redondance ou la conséquence analytique du problème. C’est plutôt que les trois activités qui composent le constructionnisme ne cessent de se relayer, de se recouper, l’une précédant l’autre et tantôt l’inverse, l’une qui consiste à créer les concepts comme cas de solution, l’autre à tracer un plan et un mouvement sur le plan comme conditions d’un problème, l’autre à inventer un personnage comme l’inconnue du problème. L’ensemble du problème (dont la solution fait elle-même partie) consiste toujours à construire les deux autres quand le troisième est en cours. Nous avons vu comment, de Platon à Kant, la pensée, le « premier », le temps prenaient des concepts différents capables de déterminer des solutions, mais en fonction de présupposés qui déterminaient des problèmes différents ; car les mêmes termes peuvent apparaître deux fois, et même trois fois, une fois dans les solutions comme concepts, une autre fois dans les problèmes présupposés, une autre fois dans un personnage comme intermédiaire, intercesseur, mais c’est chaque fois sous une forme spécifique irréductible.

Aucune règle et surtout aucune discussion ne diront d’avance si c’est le bon plan, le bon personnage, le bon concept, car c’est chacun d’eux qui décide si les deux autres sont réussis ou non, mais chacun d’eux doit être construit pour son compte, l’un créé, l’autre inventé, l’autre tracé. On construit des problèmes et des solutions dont on peut dire « Manqué... Réussi... », mais seulement au fur et à mesure et suivant leurs coadaptations. Le constructivisme disqualifie toute discussion, qui retarderait les constructions nécessaires, comme il dénonce tous les universaux, la contemplation, la réflexion, la communication comme sources de ce qu’on appelle « faux problèmes » émanant des illusions qui entourent le plan. C’est tout ce qu’on peut dire d’avance. Il peut arriver que nous croyions avoir trouvé une solution, mais une nouvelle courbure du plan que nous n’avions pas vue d’abord vient relancer l’ensemble et poser de nouveaux problèmes, un nouveau train de problèmes, opérant par poussées successives et sollicitant des concepts à venir, à créer (nous ne savons même pas si ce n’est pas plutôt un nouveau plan qui se détache du précédent). Inversement, il peut arriver qu’un nouveau concept s’enfonce comme un coin entre deux concepts qu’on croyait voisins, sollicitant à son tour sur la table d’immanence la détermination d’un problème qui surgit comme une sorte de rallonge. La philosophie vit ainsi dans une crise permanente. Le plan opère par secousses, et les concepts procèdent par rafales, les personnages par saccades. Ce qui est problématique par nature, c’est le rapport des trois instances.

On ne peut pas dire d’avance si un problème est bien posé, si une solution convient, est bien le cas, si un personnage est viable. C’est que chacune des activités philosophiques ne trouve de critère que dans les deux autres, c’est pourquoi la philosophie se développe dans le paradoxe. La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec. Or on ne peut pas le savoir avant d’avoir construit. De beaucoup de livres de philosophie on ne dira pas qu’ils sont faux, car ce n’est rien dire, mais sans importance ni intérêt, justement parce qu’ils ne créent aucun concept, ni n’apportent une image de la pensée ou n’engendrent un personnage qui vaille la peine. Seuls les professeurs peuvent mettre « faux » dans la marge, et encore, mais les lecteurs ont plutôt des doutes sur l’importance et l’intérêt, c’est-à-dire la nouveauté de ce qu’on leur donne à lire. Ce sont les catégories de l’Esprit. Un grand personnage romanesque doit être un Original, un Unique, disait Melville ; un personnage conceptuel aussi. Même antipathique, il doit être remarquable ; même répulsif, un concept doit être intéressant. Quand Nietzsche construisait le concept de « mauvaise conscience », il pouvait y voir ce qu’il y a de plus dégoûtant dans le monde, il ne s’écriait pas moins : c’est là que l’homme commence à devenir intéressant !, et il estimait en effet qu’il venait de créer un nouveau concept pour l’homme, qui convenait à l’homme, en rapport avec un nouveau personnage conceptuel (le prêtre) et avec une nouvelle image de la pensée (la volonté de puissance appréhendée sous le trait négatif du nihilisme)... [13] .

La critique implique de nouveaux concepts (de la chose critiquée) autant que la création la plus positive. Les concepts doivent avoir des contours irréguliers moulés sur leur matière vivante. Qu’est-ce qui est inintéressant par nature ? Les concepts inconsistants, ce que Nietzsche appelait les « informes et fluides barbouillis de concepts » — ou bien au contraire les concepts trop réguliers, pétrifiés, réduits à une ossature ? Les concepts les plus universels, ceux qu’on présente comme des formes ou valeurs éternelles, sont à cet égard les plus squelettiques, les moins intéressants. On ne fait rien de positif, mais rien non plus dans le domaine de la critique ni de l’histoire, quand on se contente d’agiter de vieux concepts tout faits comme des squelettes destinés à intimider toute création, sans voir que les anciens philosophes auxquels on les emprunte faisaient déjà ce qu’on voudrait empêcher les modernes de faire : ils créaient leurs concepts, et ne se contentaient pas de nettoyer, de racler des os, comme le critique ou l’historien de notre époque. Même l’histoire de la philosophie est tout à fait inintéressante si elle ne se propose pas de réveiller un concept endormi, de le rejouer sur une nouvelle scène, fût-ce au prix de le tourner contre lui-même.

[ 1 ] Sur l’Idiot (le profane, le privé ou le particulier, par opposition au technicien et au savant) dam ses rapports avec la pensée, Nicolas de Cuse, Idiota (Œuvres choisies par M. de Gandillac, Ed. Aubier). Descartes reconstitue les trois personnages, sous le nom d’Eudoxe, l’idiot, Poliandre, le technicien, et Epistemon, le savant public : La recherche de la vérité par la lumière naturelle (Œuvres philosophiques, Ed. Alquié, Garnier, II). Sur les raisons pour lesquelles N. de Cuse n’aboutit pas à un cogito, cf. Gandillac, p. 26

[ 2 ] C’est d’abord à Kierkegaard que Chestov emprunte la nouvelle opposition : Kierkegaard et la philosophie existentielle, Ed. Vrin.

[ 3 ] Melville, Le grand escroc, Ed. de Minuit, ch. 44.

[ 4 ] Michel Guérin, La terreur et la pitié, Ed. Actes Sud.

[ 5 ] Cf. les analyses d’Isaac Joseph, qui se réclame de Simmel et de Goffman : Le passant considérable, Librairie des Méridiens.

[ 6 ] 6. Sur le personnage de l’Etranger chez Platon, J.-F. Mattéi, L’étranger et le simulacre, P.U.F.

[ 7 ] On ne verra ici que des allusions sommaires : au lien d’Eros et de la philia chez les Grecs ; au rôle de la Fiancée et du Séducteur chez Kierkegaard ; à la fonction noétique du Couple selon Klossowski (Les lois de l’hospitalité, Gallimard) ; à la constitution de la femme-philosophe selon Michèle Le Doeuff (L’étude et le rouet, Ed. du Seuil) ; au nouveau personnage de l’Ami chez Blanchot.

[ 8 ] Sur cet appareil complexe, cf. Thomas de Quincey, Les derniers jours d’Emmanuel Kant, Ed. Ombres.

[ 9 ] Kierkegaard, Crainte et tremblement, Ed. Aubier, p. 68.

[ 10 ] François Jullien, Procès ou création, Ed. du Seuil, p. 18, 117.

[ 11 ] Nietzsche, Musarion-Ausgabe, XVI, p. 35. Nietzsche invoque souvent un goût philosophique, et fait dériver le sage de « sapere » (« sapiens », le dégustateur, « sisyphos », l’homme au goût extrêmement « subtil ») : La naissance de la philosophie, Gallimard, p. 46.

[ 12 ] Cf. Bréhier, « La notion de problème en philosophie », Etudes de philosophie antique, P.U.F.

[ 13 ] Nietzsche, Généalogie de la morale , I, S 6