6. Prospects et concepts

La logique est réductionniste, non par accident, mais par essence et nécessairement : elle veut faire du concept une fonction suivant la voie tracée par Frege et Russell. Mais, pour cela, il faut d’abord que la fonction ne se définisse pas seulement dans une proposition mathématique ou scientifique, mais caractérise un ordre plus général de proposition comme l’exprimé des phrases d’une langue naturelle. Il faut donc inventer un nouveau type de fonction, proprement logique. La fonction propositionnelle « x est humain » marque bien la position d’une variable indépendante qui n’appartient pas à la fonction comme telle, mais sans laquelle la fonction est incomplète. La fonction complète est faite d’une ou plusieurs « paires ordonnées ». C’est un rapport de dépendance ou de correspondance (raison nécessaire) qui définit la fonction, si bien que « être humain » n’est même pas la fonction, mais la valeur de f(a) pour une variable x. Il importe peu que la plupart des propositions aient plusieurs variables indépendantes ; et même que la notion de variable, en tant que liée à un nombre indéterminé, soit remplacée par celle d’argument, qui implique une assomption disjonctive dans des limites ou un intervalle. Le rapport à la variable ou à l’argument indépendant de la fonction propositionnelle définit la référence de la proposition, ou la valeur-de-vérité (« vrai » et « faux ») de la fonction pour l’argument : Jean est un homme, mais Bill est un chat... L’ensemble des valeurs de vérité d’une fonction qui déterminent des propositions affirmatives vraies constitue l’extension d’un concept les objets du concept occupent la place des variables ou arguments de la fonction propositionnelle pour lesquels la proposition est vraie, ou sa référence remplie. Le concept lui-même est ainsi fonction pour l’ensemble des objets qui constituent son extension. Tout concept complet est un ensemble en ce sens, et a un nombre déterminé ; les objets du concept sont les éléments de l’ensemble [1] .

Encore faut-il fixer des conditions de la référence qui donnent les limites ou intervalles dans lesquels une variable entre dans une proposition vraie : X est un homme, Jean est un homme, parce qu’il a fait ceci, parce qu’il se présente ainsi... De telles conditions de références constituent, non pas la compréhension, mais l’intension du concept. Ce sont des présentations ou des descriptions logiques, des intervalles, des potentiels ou « mondes possibles », comme disent les logiciens, des axes de coordonnées, des états de choses ou situations, des sous-ensembles du concept : l’étoile du soir et l’étoile du matin. Par exemple, un concept à un seul élément, le concept de Napoléon 1er, a pour intension « le vainqueur d’Iéna », « le vaincu de Waterloo »... On voit bien qu’aucune différence de nature ne sépare ici l’intension et l’extension, puisque toutes deux ont trait à la référence, l’intension étant seulement condition de référence et constituant une endo-référence de la proposition, l’extension constituant l’exo-référence. On ne sort pas de la référence en s’élevant jusqu’à sa condition ; on reste dans l’extensionalité. La question est plutôt de savoir comment on arrive, à travers ces présentations intentionnelles, à une détermination univoque des objets ou éléments du concept, des variables propositionnelles, des arguments de la fonction du point de vue de l’exo-référence (ou de la représentation) : c’est le problème du nom propre, et l’affaire d’une identification ou individuation logique qui nous fait passer des états de choses à la chose ou au corps (objet), par des opérations de quantification qui permettent aussi bien d’assigner les prédicats essentiels de la chose, comme ce qui constitue enfin la compréhension du concept. Vénus (l’étoile du soir et l’étoile du matin) est une planète dont le temps de révolution est inférieur à celui de la terre... « Vainqueur d’Iéna » est une description ou présentation, tandis que « général » est un prédicat de Bonaparte, « empereur » un prédicat de Napoléon, bien qu’être nommé général ou sacré empereur soient des descriptions. Le « concept propositionnel » évolue donc tout entier dans le cercle de la référence, en tant qu’il opère une logicisation des fonctifs qui deviennent ainsi les prospects d’une proposition (passage de la proposition scientifique à la proposition logique).

Les phrases n’ont pas d’auto-référence, comme le montre le paradoxe du « je mens ». Même les performatifs ne sont pas auto-référentiels, mais impliquent une exo-référence de la proposition (l’action qui lui est liée par convention, et qu’on accomplit en énonçant la proposition) et une endo-référence (le titre ou l’état de choses sous lequel on est habilité à formuler l’énoncé : par exemple, l’intension du concept dans l’énoncé « je le jure » est témoin au tribunal, enfant auquel on reproche quelque chose, amoureux qui se déclare, etc.) [2] . En revanche, si l’on prête à la phrase une auto-consistance, celle-ci ne peut résider que dans la non-contradiction formelle de la proposition ou des propositions entre elles. Mais c’est dire que les propositions ne jouissent matériellement d’aucune endo-consistance, ni exo-consistance. Dans la mesure où un nombre cardinal appartient au concept propositionnel, la logique des propositions a besoin d’une démonstration scientifique de la consistance de l’arithmétique des nombres entiers, à partir d’axiomes ; or suivant les deux aspects du théorème de Gödel, la démonstration de consistance de l’arithmétique ne peut pas être représentée à l’intérieur du système (il n’y a pas d’endo-consistance), et le système se heurte nécessairement à des énoncés vrais qui ne sont pourtant pas démontrables, qui restent indécidables (il n’y a pas d’exo-consistance, ou le système consistant ne peut pas être complet). Bref, en devenant propositionnel, le concept perd tous les caractères qu’il possédait comme concept philosophique, son auto-référence, son endo-consistance et son exo-consistance. C’est qu’un régime d’indépendance a remplacé celui de l’inséparabilité (indépendance des variables, des axiomes, et des propositions indécidables). Même les mondes possibles comme conditions de référence sont coupés du concept d’Autrui qui leur donnerait consistance (si bien que la logique se trouve étrangement désarmée devant le solipsisme). Le concept en général n’a plus un chiffre, mais un nombre arithmétique ; l’indécidable ne marque plus l’inséparabilité des composantes intentionnelles (zone d’indiscernabilité) mais au contraire la nécessité de les distinguer suivant l’exigence de la référence qui rend toute consistance (l’auto-consistance) « incertaine ». Le nombre lui-même marque un principe général de séparation : « le concept lettre du mot Zahl sépare Z de a, a de h, etc. ». Les fonctions tirent toute leur puissance de la référence, soit à des états de choses, soit à des choses, soit à d’autres propositions il est fatal que la réduction du concept à la fonction le prive de tous ses caractères propres qui renvoyaient à une autre dimension.

Les actes de référence sont des mouvements finis de la pensée par lesquels la science constitue ou modifie des états de choses et des corps. On peut dire aussi que l’homme historique opère de telles modifications, mais dans des conditions qui sont celles du vécu où les fonctifs sont remplacés par des perceptions, des affections et des actions. Il n’en est plus de même pour la logique : comme elle considère la référence vide en elle-même comme simple valeur de vérité, elle ne peut que l’appliquer à des états de choses ou à des corps déjà constitués, soit dans des propositions acquises de la science, soit dans des propositions de fait (Napoléon est le vaincu de Waterloo), soit dans de simples opinions (« X croit que... »). Tous ces types de propositions sont des prospects, à valeur d’information. La logique a donc un paradigme, elle est même le troisième cas de paradigme, qui n’est plus celui de la religion ni de la science, et qui est comme la recognition du vrai dans les prospects ou les propositions informatives. L’expression savante « méta-mathématique » montre bien le passage de l’énoncé scientifique à la proposition logique sous une forme de recognition. C’est la projection de ce paradigme qui fait que les concepts logiques ne sont à leur tour que des figures, et que la logique est une idéographie. La logique des propositions a besoin d’une méthode de projection, et le théorème de Gödel lui-même invente un modèle projectif [3] . C’est comme une déformation réglée, oblique, de la référence par rapport à son statut scientifique. La logique a l’air de se débattre éternellement dans la question complexe de sa différence avec la psychologie ; pourtant, on lui accorde aisément qu’elle érige en modèle une image en droit de la pensée, qui n’est nullement psychologique (sans être normative pour autant). La question réside plutôt dans la valeur de cette image en droit, et dans ce qu’elle prétend nous apprendre sur les mécanismes d’une pensée pure.

De tous les mouvements même finis de la pensée, la forme de la recognition est certainement celle qui va le moins loin, la plus pauvre et la plus puérile. De tout temps, la philosophie a croisé ce danger qui consiste à mesurer la pensée à des occurrences aussi inintéressantes que de dire « bonjour, Théodore » quand c’est Théétete qui passe ; l’image classique de la pensée n’était pas à l’abri de ces aventures qui tiennent à la recognition du vrai. On aura peine à croire que les problèmes de la pensée, aussi bien en science qu’en philosophie, soient concernés par de tels cas : un problème en tant que création de pensée n’a rien à voir avec une interrogation, qui n’est qu’une proposition suspendue, le double exsangue d’une proposition affirmative censée lui servir de réponse (ex quel est l’auteur de Waverley ? », « Scott est-il l’auteur de Waverley ? ») La logique est toujours vaincue par elle-même, c’est-à-dire par l’insignifiance des cas dont elle se nourrit. Dans son désir de supplanter la philosophie, la logique détache la proposition de toutes ses dimensions psychologiques, mais conserve d’autant plus l’ensemble des postulats qui limitait et soumettait la pensée aux contraintes d’une recognition du vrai dans la proposition [4] . Et quand la logique se hasarde dans un calcul des problèmes, c’est en le décalquant du calcul des propositions, en isomorphisme avec lui. On dirait moins un jeu d’échecs ou de langage qu’un jeu pour questions télévisées. Mais les problèmes ne sont jamais propositionnels.

Plutôt qu’un enchaînement de propositions, il vaudrait mieux dégager le flux du monologue intérieur, ou les étranges bifurcations de la conversation la plus ordinaire, en les séparant eux aussi de leurs adhérences psychologiques et sociologiques, pour pouvoir montrer comment la pensée comme telle produit quelque chose d’intéressant, quand elle accède au mouvement infini qui la libère du vrai comme paradigme supposé et reconquiert une puissance immanente de création. Mais pour cela il faudrait que la pensée remonte à l’intérieur des états de choses ou des corps scientifiques en voie de constitution, afin de pénétrer dans la consistance, c’est-à-dire dans la sphère du virtuel qui ne fait que s’actualiser en eux. Il faudrait remonter le chemin que la science descend, et tout au bas duquel la logique installe ses camps. (De même pour l’Histoire, où il faudrait atteindre à la nuée non-historique qui déborde les facteurs actuels au profit d’une création de nouveauté.) Mais cette sphère du virtuel, cette Pensée-Nature, c’est ce que la logique n’est capable que de montrer, suivant un mot célèbre, sans pouvoir jamais le saisir dans des propositions, ni le rapporter à une référence. Alors la logique se tait, et elle n’est intéressante que quand elle se tait. Paradigme pour paradigme, elle rejoint alors une sorte de bouddhisme zen.

En confondant les concepts avec des fonctions, la logique fait comme si la science s’occupait déjà de concepts, ou formait des concepts de première zone. Mais elle doit elle-même doubler les fonctions scientifiques avec des fonctions logiques, qui sont censées former une nouvelle classe de concepts purement logiques, ou de deuxième zone. C’est une véritable haine qui anime la logique, dans sa rivalité ou sa volonté de supplanter la philosophie. Elle tue le concept deux fois. Pourtant le concept renaît, parce qu’il n’est pas une fonction scientifique, et parce qu’il n’est pas une proposition logique : il n’appartient à aucun système discursif, il n’a pas de référence. Le concept se montre, et ne fait que se montrer. Les concepts sont bien des monstres qui renaissent de leurs débris.

La logique elle-même laisse parfois renaître les concepts philosophiques, mais sous quelle forme et dans quel état ? Comme les concepts en général ont trouvé un statut pseudorigoureux dans les fonctions scientifiques et logiques, la philosophie hérite de concepts de troisième zone, qui échappent au nombre et ne constituent plus des ensembles bien définis, bien découpés, rapportables à des mélanges assignables comme états de choses physico-mathématiques. Ce sont plutôt des ensembles vagues ou flous, simples agrégats de perceptions et d’affections, qui se forment dans le vécu comme immanent à un sujet, à une conscience. Ce sont des multiplicités qualitatives ou intensives, tel le « rouge », le « chauve », où l’on ne peut pas décider si certains éléments appartiennent ou non à l’ensemble. Ces ensembles vécus s’expriment dans une troisième sorte de prospects, non plus des énoncés scientifiques ou des propositions logiques, mais de pures et simples opinions du sujet, des évaluations subjectives ou jugements de goût : c’est déjà du rouge, il est presque chauve... Toutefois, même pour un ennemi de la philosophie, ce n’est pas dans ces jugements empiriques qu’on trouve immédiatement le refuge des concepts philosophiques. Il faut dégager des fonctions dont ces ensembles flous, ces contenus vécus sont seulement les variables. Et, à ce point, nous nous trouvons devant une alternative : ou bien l’on arrivera à reconstituer pour ces variables des fonctions scientifiques ou logiques, qui rendront définitivement inutile l’appel à des concepts philosophiques [5] ; ou bien l’on devra inventer un nouveau type de fonction proprement philosophique, troisième zone où tout semble bizarrement se retourner, puisqu’elle sera chargée de supporter les deux autres.

Si le monde du vécu est comme la terre qui doit fonder ou supporter la science et la logique des états de choses, il est clair que des concepts apparemment philosophiques sont requis pour opérer cette fondation première. Le concept philosophique requiert alors une « appartenance » à un sujet, et non plus une appartenance à un ensemble. Non pas que le concept philosophique se confonde avec le simple vécu, même défini comme une multiplicité de fusion, ou comme immanence d’un flux au sujet ; le vécu ne fournit que des variables, tandis que les concepts doivent encore définir de véritables fonctions. Ces fonctions auront seulement référence au vécu, comme les fonctions scientifiques aux états de choses. Les concepts philosophiques seront des fonctions du vécu, comme les concepts scientifiques sont des fonctions d’états de choses ; mais mainte nant l’ordre ou la dérivation changent de sens, puisque ces fonctions du vécu deviennent premières. C’est une logique transcendantale (on peut l’appeler aussi dialectique), qui épouse la terre et tout ce qu’elle porte, et qui sert de sol primordial à la logique formelle et aux sciences régionales dérivées. Il faudra donc qu’au sein même de l’immanence du vécu à un sujet on découvre des actes de transcendance de ce sujet, capables de constituer les nouvelles fonctions de variables ou les références conceptuelles : le sujet, en ce sens, n’est plus solipsiste et empirique, mais transcendantal. Nous avons vu que Kant avait commencé à accomplir cette tâche, en montrant comment les concepts philosophiques se rapportaient nécessairement à l’expérience vécue par des propositions ou jugement a priori comme fonctions d’un tout de l’expérience possible. Mais c’est Husserl qui va jusqu’au bout en découvrant, dans les multiplicités non-numériques ou les ensembles fusionnels immanents perceptivo-affectifs, la triple racine des actes de transcendance (pensée) par lesquels le sujet constitue d’abord un monde sensible peuplé d’objets, puis un monde intersubjectif peuplé d’autrui, enfin un monde idéel commun que peupleront les formations scientifiques, mathématiques et logique. Les nombreux concepts phénoménologiques ou philosophiques (tels que « l’être dans le monde », « la chair », « l’idéalité », etc.) seront l’expression de ces actes. Ce ne sont pas seulement des vécus immanents au sujet solipsiste, mais les références du sujet transcendantal au vécu ; ce ne sont pas des variables perceptivo-affectives, mais les grandes fonctions qui trouvent dans ces variables leur parcours respectif de vérité. Ce ne sont pas des ensembles vagues ou flous, des sous-ensembles, mais des totalisations qui excèdent toute puissance des ensembles. Ce ne sont pas seulement des jugements ou des opinions empiriques, mais des proto-croyances, des Urdoxa, des opinions originaires comme propositions [6] . Ce ne sont pas les contenus successifs du flux d’immanence, mais les actes de transcendance qui le traversent et l’emportent en déterminant les « significations » de la totalité potentielle du vécu. Le concept comme signification est tout cela à la fois, immanence du vécu au sujet, acte de transcendance du sujet par rapport aux variations du vécu, totalisation du vécu ou fonction de ces actes. On dirait que les concepts philosophiques ne se sauvent qu’en acceptant de devenir des fonctions spéciales, et en dénaturant l’immanence dont ils ont encore besoin : comme l’immanence n’est plus que celle du vécu, elle est forcément immanence à un sujet, dont les actes (fonctions) seront les concepts relatifs à ce vécu — comme nous l’avons vu suivant la longue dénaturation du plan d’immanence.

Bien qu’il soit dangereux pour la philosophie de dépendre de la générosité des logiciens, ou de leurs repentirs, on peut se demander si un équilibre précaire ne peut être trouvé entre les concepts scientifico-logiques et les concepts phénoménologiques-philosophiques. Gilles-Gaston Granger a pu proposer une répartition où le concept, étant d’abord déterminé comme fonction scientifique et logique, laisse pourtant une place de troisième zone, mais autonome, à des fonctions philosophiques, fonctions ou significations du vécu comme totalité virtuelle (les ensembles flous semblent jouer un rôle de charnière entre les deux formes de concepts) [7] . La science s’est donc arrogé le concept, mais il y a quand même des concepts non-scientifiques, qu’on supporte à des doses homéopathiques, c’est-à-dire phénoménologiques. D’où les plus étrangers hybrides qu’on voit naître aujourd’hui de frégo-husserlianisme ou même de wittgensteino-heideggérianisme. N’était-ce pas depuis longtemps déjà la situation de la philosophie en Amérique, avec un gros département de logique et un tout petit de phénoménologie, bien que les deux partis fussent le plus souvent en guerre ? C’est comme le pâté d’alouette, mais la part de l’alouette phénoménologique n’est même pas la plus exquise, c’est celle que le cheval logique concède parfois à la philosophie. C’est plutôt comme le rhinocéros et l’oiseau qui vit de ses parasites.

C’est une longue série de malentendus sur le concept. Il est vrai que le concept est flou, vague, mais non pas parce qu’il est sans contour : c’est parce qu’il est vagabond, non-discursif, en déplacement sur un plan d’immanence. Il est intentionnel ou modulaire, non pas parce qu’il a des conditions de référence, mais parce qu’il est composé de variations inséparables qui passent par des zones d’indiscernabilité, et en changent le contour. Il n’a pas du tout de référence, pas plus au vécu qu’aux états de choses, mais une consistance définie par ses composantes internes : ni dénotation d’état de choses ni signification du vécu, le concept est l’événement comme pur sens qui parcourt immédiatement les composantes. Il n’a pas de nombre, entier ni fractionnaire, pour compter les choses qui en présentent les propriétés, mais un chiffre qui en condense, en accumule les composantes parcourues et survolées. Le concept est une forme ou une force, jamais une fonction en aucun sens possible. Bref, il n’y a de concept que philosophique sur le plan d’immanence, et les fonctions scientifiques ou les propositions logiques ne sont pas des concepts.

Prospects désignent d’abord les éléments de la proposition (fonction propositionnelle, variables, valeur de vérité...), mais aussi les types de propositions divers ou modalités du jugement. Si le concept philosophique est confondu avec une fonction ou une proposition, ce ne sera pas sous une espèce scientifique ou même logique, mais par analogie, comme une fonction du vécu ou une proposition d’opinion (troisième type). Dès lors on doit produire un concept qui rende compte de cette situation : ce que l’opinion propose, c’est un certain rapport entre une perception extérieure comme état d’un sujet et une affection intérieure comme passage d’un état à un autre (exo et endoréférence). Nous dégageons une qualité supposée commune à plusieurs objets que nous percevons, et une affection supposée commune à plusieurs sujets qui l’éprouvent et saisissent avec nous cette qualité. L’opinion est la règle de correspondance de l’une à l’autre, c’est une fonction ou une proposition dont les arguments sont des perceptions et des affections, en ce sens fonction du vécu. Par exemple, nous saisissons une qualité perceptive commune aux chats, ou aux chiens, et un certain sentiment qui nous fait aimer, ou haïr, les uns, ou les autres : pour un groupe d’objets, on peut extraire beaucoup de qualités diverses, et former beaucoup de groupes de sujets très différents, attractifs ou répulsifs («société » de ceux qui aiment les chats, ou de ceux qui les détestent...), si bien que les opinions sont essentiellement l’objet d’une lutte ou d’un échange. C’est la conception populaire démocratique occidentale de la philosophie, où celle-ci se propose de fournir d’agréables ou agressives conversations de dîner chez M. Rorthy. Des opinions rivalisent à la table du banquet, n’est-ce pas l’Athènes éternelle, notre manière d’être encore des Grecs ? Les trois caractères sous lesquels on rapportait la philosophie à la cité grecque, c’étaient précisément la société des amis, la table d’immanence et les opinions qui s’affrontent. On objectera que les philosophes grecs n’ont cessé de dénoncer la doxa, et d’y opposer une épistémé comme savoir seul adéquat à la philosophie. Mais c’est une affaire embrouillée, et les philosophes, n’étant que des amis et non pas des sages, ont bien de la peine à quitter la doxa.

La doxa est un type de proposition qui se présente de la façon suivante : étant donné une situation vécue perceptive-affective (par exemple, on apporte du fromage à la table du banquet), quelqu’un en extrait une qualité pure (par exemple, odeur puante) ; mais en même temps qu’il abstrait la qualité, il s’identifie lui-même à un sujet générique éprouvant une affection commune (la société de ceux qui détestent le fromage — rivalisant à ce titre avec ceux qui l’aiment, le plus souvent en fonction d’une autre qualité). La « discussion » porte donc sur le choix de la qualité perceptive abstraite, et sur la puissance du sujet générique affecté. Par exemple, détester le fromage, est-ce se priver d’être un bon vivant ? Mais, « bon vivant », est-ce une affection génériquement enviable ? Ne faut-il pas dire que ceux qui aiment le fromage, et tous les bons vivants, puent eux-mêmes ? A moins que ce ne soient les ennemis du fromage qui puent. C’est comme l’histoire que racontait Hegel, la marchande à qui l’on a dit : « Vos œufs sont pourris, la vieille », et qui répond : « Pourri vous-même, et votre mère, et votre grand-mère » : l’opinion est une pensée abstraite, et l’injure joue un rôle efficace dans cette abstraction, parce que l’opinion exprime les fonctions générales d’états particuliers [8] . Elle tire de la perception une qualité abstraite et de l’affection une puissance générale : toute opinion est déjà politique en ce sens. C’est pourquoi tant de discussions peuvent s’énoncer ainsi : « moi en tant qu’homme, j’estime que toutes les femmes sont infidèles », « moi en tant que femme je pense que les hommes sont des menteurs ».

L’opinion est une pensée qui se moule étroitement sur la forme de la recognition : recognition d’une qualité dans la perception (contemplation), recognition d’un groupe dans l’affection (réflexion), recognition d’un rival dans la possibilité d’autres groupes et d’autres qualités (communication). Elle donne à la recognition du vrai une extension et des critères qui sont par nature ceux d’une « orthodoxie » : sera vraie une opinion qui coïncide avec celle du groupe auquel on appartiendra en la disant. On le voit bien dans certains concours : vous devez dire votre opinion, mais vous « gagnez » (vous avez dit vrai) si vous avez dit la même chose que la majorité de ceux qui participent au concours. L’opinion dans son essence est volonté de majorité, et parle déjà au nom d’une majorité. Même l’homme du « paradoxe » ne s’exprime avec tant de clins d’œil, et de sottise sûre de soi, que parce qu’il prétend exprimer l’opinion secrète de tout le monde, et être le porte-parole de ce que les autres n’osent pas dire. Encore n’est-ce que le premier pas du règne de l’opinion : celle-ci triomphe quand la qualité retenue cesse d’être la condition de constitution d’un groupe, mais n’est plus que l’image ou la « marque » du groupe constitué qui détermine lui-même le modèle perceptif et affectif, la qualité et l’affection que chacun doit acquérir. Alors le marketing apparaît comme le concept même : « nous, les concepteurs... ». Nous sommes à l’âge de la communication, mais toute âme bien née fuit et rampe au loin chaque fois qu’on lui propose une petite discussion, un colloque, une simple conversation. Dans toute conversation, c’est toujours le sort de la philosophie qui s’agite, et beaucoup de discussions philosophiques en tant que telles ne dépassent pas celle sur le fromage, injures comprises et affrontement de conceptions du monde. La philosophie de la communication s’épuise dans la recherche d’une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitaliste en personne.

EXEMPLE XI

En quoi cette situation concerne-t-elle les Grecs ? On dit souvent que, depuis Platon, les Grecs opposent la philosophie comme un savoir qui comprend encore les sciences, et l’opinion-doxa, qu’ils renvoient aux sophistes et rhéteurs. Mais nous avons appris que ce n’était pas une opposition simple si tranchée. Comment les philosophes posséderaient-ils le savoir, eux qui ne peuvent ni veulent restaurer le savoir des sages, et ne sont que des amis ? Et comment l’opinion serait-elle entièrement la chose des sophistes puisqu’elle reçoit une valeur-de-vérité [9] ?

De plus, il semble bien que les Grecs se faisaient de la science une idée assez claire qui ne se confondait pas avec la philosophie : c’était une connaissance de la cause, de la définition, une sorte de fonction déjà. Alors, tout le problème était : comment peut-on arriver aux définitions, à ces prémisses du syllogisme scientifique ou logique ? C’était grâce à la dialectique : une recherche qui tendait, sur un thème donné, à déterminer parmi les opinions celles qui étaient les plus vraisemblables par la qualité qu’elles extrayaient, les plus sages par les sujets qui les proféraient. Même chez Aristote, la dialectique des opinions était nécessaire pour déterminer les propositions scientifiques possibles, et chez Platon l’« opinion vraie » était le réquisit du savoir et des sciences. Déjà Parménide ne posait pas le savoir et l’opinion comme deux voies disjonctives [10] . Démocrates ou non, les Grecs opposaient moins le savoir et l’opinion qu’ils ne se débattaient parmi les opinions, et ne s’opposaient les uns aux autres, ne rivalisaient les uns avec les autres dans l’élément de l’opinion pure. Ce que les philosophes reprochaient aux sophistes, ce n’était pas de s’en tenir à la doxa, mais de mal choisir la qualité à extraire des perceptions, et le sujet générique à dégager des affections, si bien que les sophistes ne pouvaient pas atteindre à ce qu’il y avait de « vrai » dans une opinion : ils restaient prisonniers des variations du vécu. Les philosophes reprochaient aux sophistes de s’en tenir à n’importe quelle qualité sensible, par rapport à un homme individuel, ou par rapport au genre humain, ou par rapport au nomos de la cité (trois interprétations de l’Homme comme puissance, ou « mesure de toutes choses »). Mais eux, les philosophes platoniciens, avaient une extraordinaire réponse qui leur permettait, pensaient-ils, de sélectionner les opinions. Il fallait choisir la qualité qui était comme le déploiement du Beau dans telle situation vécue, et prendre pour sujet générique l’Homme inspiré par le Bien. Il fallait que les choses se déploient dans le beau, et que ses usagers s’inspirent du bien pour que l’opinion atteigne au Vrai. Ce n’était pas facile dans chaque cas. C’est le beau dans la Nature et le bien dans les esprits qui allaient définir la philosophie comme fonction de la vie variable. Ainsi la philosophie grecque est le moment du beau ; le beau et le bien sont les fonctions dont l’opinion est la valeur de vérité. Il fallait porter la perception jusqu’à la beauté du perçu (dokounta) et l’affection jusqu’à l’épreuve du bien (dokimôs) pour atteindre à l’opinion vraie : celle-ci ne serait plus l’opinion changeante et arbitraire, mais une opinion originaire, une proto-opinion qui nous rendrait à la patrie oubliée du concept, comme, dans la grande trilogie platonicienne, l’amour du Banquet, le délire du Phèdre, la mort du Phédon. Là au contraire où le sensible se présenterait sans beauté, réduit à l’illusion, et l’esprit sans bien, livré au simple plaisir, l’opinion resterait sophistique elle-même et fausse — le fromage peut-être, la boue, le poil... Toutefois, cette recherche passionnée de l’opinion vraie ne mène-t-elle pas les Platoniciens à une aporie, celle-là même qui s’exprime dans le plus étonnant dialogue, le Théétete? Il faut que le savoir soit transcendant, qu’il s’ajoute à l’opinion et s’en distingue pour la rendre vraie, mais il faut qu’il soit immanent pour qu’elle soit vraie comme opinion. La philosophie grecque reste encore attachée à cette vieille Sagesse toute prête à redéployer sa transcendance, bien qu’elle n’en ait plus que l’amitié, l’affection. Il faut l’immanence, mais qu’elle soit immanente à quelque chose de transcendant, l’idéalité. Le beau et le bien ne cessent de nous reconduire à la transcendance. C’est comme si l’opinion vraie réclamait encore un savoir qu’elle a pourtant destitué.

La phénoménologie ne recommence-t-elle pas une tentative analogue ? Car elle aussi part à la recherche des opinions originaires qui nous lient au monde comme à notre patrie (Terre). Et elle a besoin du beau et du bien pour que celles-ci ne se confondent pas avec l’opinion empirique variable, et que la perception et l’affection atteignent à leur valeur de vérité : il s’agit cette fois du beau dans l’art et de la constitution de l’humanité dans l’histoire. La phénoménologie a besoin de l’art, comme la logique de la science ; Erwin Strauss, Merleau-Ponty ou Maldiney ont besoin de Cézanne ou de la peinture chinoise. Le vécu ne fait pas du concept autre chose qu’une opinion empirique comme type psycho-sociologique. Il faut donc que l’immanence du vécu à un sujet transcendantal fasse de l’opinion une proto-opinion dans la constitution de laquelle entrent l’art et la culture, et qui s’exprime comme un acte de transcendance de ce sujet dans le vécu (communication), de manière à former une communauté des amis. Mais le sujet transcendantal husserlien ne cache-t-il pas l’homme européen dont le privilège est d’« européaniser » sans cesse, comme le Grec « grécisait », c’est-à-dire de dépasser les limites des autres cultures maintenues comme types psycho-sociaux ? N’est-on pas alors reconduit à la simple opinion du Capitaliste moyen, le grand Majeur, l’Ulysse moderne dont les perceptions sont des clichés, et les affections, des marques, dans un monde de communication devenu marketing, auquel même Cézanne ou Van Gogh ne peuvent échapper ? La distinction de l’originaire et du dérivé ne suffit pas elle-même à nous faire sortir du simple domaine de l’opinion, et l’Urdoxa ne nous élève pas jusqu’au concept. Comme dans l’aporie platonicienne, la phénoménologie n’a jamais eu tant besoin d’une sagesse supérieure, d’une « science rigoureuse », qu’au moment où elle nous invitait pourtant à y renoncer. La phénoménologie voulait renouveler nos concepts, en nous donnant des perceptions et des affections qui nous feraient naître au monde : non pas comme des bébés ou comme des hominiens, mais comme des êtres en droit dont les protoopinions seraient les fondations de ce monde. Mais on ne lutte pas contre les clichés perceptifs et affectifs si l’on ne lutte pas aussi contre la machine qui les produit. En invoquant le vécu primordial, en faisant de l’immanence une immanence à un sujet, la phénoménologie ne pouvait empêcher le sujet de former seulement des opinions qui tireraient déjà le cliché des nouvelles perceptions et affections promises. Nous continuerions à évoluer dans la forme de la recognition ; nous invoquerions l’art, mais sans atteindre aux concepts capables d’affronter l’affect et le percept artistiques. Les Grecs avec leurs cités, la phénoménologie avec nos sociétés occidentales, ont certainement raison de supposer l’opinion comme une des conditions de la philosophie. Mais la philosophie trouvera-t-elle la voie qui mène au concept en invoquant l’art comme le moyen d’approfondir l’opinion, et de découvrir des opinions originaires, ou bien faut-il avec l’art retourner l’opinion, l’élever au mouvement infini qui la remplace précisément par le concept ?

La confusion du concept avec la fonction est ruineuse à plusieurs égards pour le concept philosophique. Elle fait de la science le concept par excellence, qui s’exprime dans la proposition scientifique (le premier prospect). Elle remplace le concept philosophique par un concept logique, qui s’exprime dans les propositions de fait (second prospect). Elle laisse au concept philosophique une part réduite ou dégénérée, qu’il se taille dans le domaine de l’opinion (troisième prospect) en jouant de son amitié avec une sagesse supérieure ou une science rigoureuse. Mais le concept n’a sa place dans aucun de ces trois systèmes discursifs. Le concept n’est pas plus une fonction du vécu qu’une fonction scientifique ou logique. L’irréductibilité des concepts aux fonctions ne se découvre que si, au lieu de les confronter de manière indéterminée, on compare ce qui constitue la référence des unes et ce qui fait la consistance des autres. Les états de choses, les objets ou corps, les états vécus forment les références de fonction, tandis que les événements sont la consistance de concept. Ce sont ces termes qu’il faut considérer du point de vue d’une réduction possible.

EXEMPLE XII

Une telle comparaison semble correspondre à l’entreprise de Badiou, particulièrement intéressante dans la pensée contemporaine. Il se propose d’échelonner sur une ligne montante une série de facteurs qui vont des fonctions aux concepts. Il se donne une base, neutralisée par rapport aux concepts aussi bien qu’aux fonctions : une multiplicité quelconque présentée comme Ensemble élevable à l’infini. La première instance est la situation, quand l’ensemble est rapporté à des éléments qui sont sans doute des multiplicités, mais qui sont soumis à un régime du « compte pour un » (corps ou objets, unités de la situation). En second lieu, les états de situation sont les sous-ensembles, toujours en excès sur les éléments de l’ensemble ou les objets de la situation ; mais cet excès de l’état ne se laisse plus hiérarchiser comme chez Cantor, il est « inassignable », suivant une « ligne d’erre », conformément au développement de la théorie des ensembles. Reste qu’il doit être re-présenté dans la situation, cette fois comme « indiscernable » en même temps que la situation devient quasi complète : la ligne d’errance forme ici quatre figures, quatre boudes comme fonctions génériques (scientifique, artistique, politique ou doxique, amoureuse ou vécue), auxquelles correspondent des productions de « vérités ». Mais on atteint peut-être alors à une conversion d’immanence de la situation, conversion de l’excès au vide qui va réintroduire le transcendant : c’est le site événementiel, qui se tient au bord du vide dans la situation, et ne comporte plus d’unités, mais des singularités comme éléments dépendant des fonctions précédentes. Enfin l’événement lui-même apparaît (ou disparaît), moins comme une singularité que comme un point aléatoire séparé qui s’ajoute ou se soustrait au site, dans la transcendance du vide ou LA vérité comme vide, sans qu’on puisse décider de l’appartenance de l’événement à la situation dans laquelle se trouve son site (l’indécidable). Peut-être en revanche y a-t-il une intervention comme un jet de dé sur le site qui qualifie l’événement et le fait entrer dans la situation, une puissance de « faire » l’événement. C’est que l’événement est le concept, ou la philosophie comme concept, qui se distingue des quatre fonctions précédentes, bien qu’elle en reçoive des conditions, et leur en impose à son tour — que l’art soit fondamentalement « poème », et la science, ensembliste, et que l’amour soit l’inconscient de Lacan, et que la politique échappe à l’opinion-doxa [11] .

En partant d’une base neutralisée, l’ensemble, qui marque une multiplicité quelconque, Badiou dresse une ligne, unique bien qu’elle soit très complexe, sur laquelle les fonctions et le concept vont s’échelonner, celui-ci au-dessus de celles-là : la philosophie semble donc flotter dans une transcendance vide, concept inconditionné qui trouve dans les fonctions la totalité de ses conditions génériques (science, poésie, politique et amour). N’est-ce pas, sous l’apparence du multiple, le retour à une vieille conception de la philosophie supérieure ? Il nous semble que la théorie des multiplicités ne supporte pas l’hypothèse d’une multiplicité quelconque (même les mathématiques en ont assez de l’ensemblisme). Les multiplicités, il en faut au moins deux, deux types, dès le départ. Non pas que le dualisme vaille mieux que l’unité ; mais la multiplicité, c’est précisément ce qui se passe entre les deux. Dès lors, les deux types ne seront certainement pas l’un au-dessus de l’autre mais l’un à côté de l’autre, l’un contre l’autre, face à face ou dos à dos. Les fonctions et les concepts, les états de choses actuels et les événements virtuels sont deux types de multiplicités, qui ne se distribuent pas sur une ligne d’erre mais se rapportent à deux vecteurs qui se croisent, l’un d’après lequel les états de choses actualisent les événements, l’autre d’après lequel les événements absorbent (ou plutôt adsorbent) les états de choses.

Les états de choses sortent du chaos virtuel sous des conditions constituées par la limite (référence) : ce sont des actualités, bien que ce ne soit pas encore des corps ni même des choses, des unités ou des ensembles. Ce sont des masses de variables indépendantes, particules-trajectoires ou signes-vitesses. Ce sont des mélanges. Ces variables déterminent des singularités, en tant qu’elles entrent dans des coordonnées, et sont prises dans des rapports d’après lesquels l’une d’entre elles dépend d’un grand nombre d’autres, ou inversement beaucoup d’entre elles dépendent de l’une. A un tel état de choses se trouve associé un potentiel ou une puissance (l’importance de la formule leibnizienne mv2 vient de ce qu’elle introduit un potentiel dans l’état de choses). C’est que l’état de choses actualise une virtualité chaotique en entraînant avec lui un espace qui, sans doute, a cessé d’être virtuel, mais témoigne encore de son origine et sert de corrélat proprement indispensable à l’état. Par exemple, dans l’actualité du noyau atomique, le nucléon est encore proche du chaos et se trouve entouré d’un nuage de particules virtuelles constamment émises et réabsorbées ; mais, à un niveau plus poussé de l’actualisation, l’électron est en rapport avec un photon potentiel qui interagit sur le nucléon pour donner un nouvel état de la matière nucléaire. On ne peut pas séparer un état de choses du potentiel à travers lequel il opère, et sans lequel il n’aurait pas d’activité ou d’évolution (par exemple, catalyse). C’est à travers ce potentiel qu’il peut affronter des accidents, adjonctions, ablations ou même projections, comme on le voit déjà dans les figures géométriques ; ou bien perdre et gagner des variables, étendre des singularités jusqu’au voisinage de nouvelles ; ou bien suivre des bifurcations qui le transforment ; ou bien passer par un espace des phases dont le nombre de dimensions augmente avec les variables supplémentaires ; ou bien surtout individuer des corps dans le champ qu’il forme avec le potentiel. Aucune de ces opérations ne se fait toute seule, elles constituent toutes des « problèmes ». Le privilège du vivant est de reproduire du dedans le potentiel associé dans lequel il actualise son état et individualise son corps. Mais, dans tout domaine, le passage d’un état de choses au corps par l’intermédiaire d’un potentiel ou d’une puissance, ou plutôt la division des corps individués dans l’état de choses subsistant, représente un moment essentiel. On passe ici du mélange à l’interaction. Et enfin, les interactions des corps conditionnent une sensibilité, une proto-perceptibilité et une proto-affectivité qui s’expriment déjà dans les observateurs partiels attachés à l’état de choses, bien qu’elles n’achèvent leur actualisation que dans le vivant. Ce qu’on appelle « perception » n’est plus un état de choses, mais un état du corps en tant qu’induit par un autre corps, et « affection », le passage de cet état à un autre comme augmentation ou diminution du potentiel-puissance, sous l’action d’autres corps aucun n’est passif, mais tout est interaction, même la pesanteur. C’était la définition que Spinoza donnait de l’« affectio » et de l’« affectus » pour les corps pris dans un état de choses, et que Whitehead retrouvait quand il faisait de chaque chose une « préhension » d’autres choses, et du passage d’une préhension à une autre, un « feeling » positif ou négatif. L’interaction devient communication. L’état de choses (« public ») était le mélange des données actualisées par le monde dans son état antérieur, tandis que les corps sont de nouvelles actualisations dont les états « privés » redonnent des états de choses pour de nouveaux corps [12] . Même non-vivantes ou plutôt non-organiques, les choses ont un vécu, parce qu’elles sont des perceptions et des affections.

Quand la philosophie se compare à la science, il arrive qu’elle en propose une image trop simple qui fait rire les savants. Pourtant, même si la philosophie a le droit de présenter de la science une image dénuée de valeur scientifique (par concepts), elle n’a rien à gagner en lui assignant des bornes que les savants ne cessent de dépasser dans leurs démarches les plus élémentaires. Ainsi, quand la philosophie renvoie la science au « tout fait », et garde pour soi le « se-faisant », comme Bergson ou comme la phénoménologie, notamment chez Erwin Strauss, on ne court pas seulement le danger de rapprocher la philosophie d’un simple vécu, mais on offre de la science une mauvaise caricature : Paul Klee a certainement une vision plus juste lorsqu’il dit qu’en s’attaquant au fonctionnel les mathématiques et la physique prennent pour objet la formation même, et non la forme achevée [13] . Bien plus, quand on compare les multiplicités philosophiques et les multiplicités scientifiques, les multiplicités conceptuelles et les multiplicités fonctionnelles, il peut être beaucoup trop sommaire de définir ces dernières par des ensembles. Les ensembles, nous l’avons vu, n’ont d’intérêt que comme actualisation de la limite ; ils dépendent des fonctions et non l’inverse, et la fonction est le véritable objet de la science.

En premier lieu, les fonctions sont fonctions d’états de choses, et constituent alors des propositions scientifiques comme premier type de prospects : leurs arguments sont des variables indépendantes sur lesquelles s’exercent des mises en coordination et des potentialisations qui déterminent leurs rapports nécessaires. En second lieu, les fonctions sont des fonctions de choses, objets ou corps individués, qui constituent des propositions logiques : leurs arguments sont des termes singuliers pris comme atomes logiques indépendants, sur lesquels s’exercent des descriptions (état de choses logique) qui déterminent leurs prédicats. En troisième lieu, les fonctions de vécu ont pour arguments des perceptions et des affections, et constituent des opinions (doxa comme troisième type de prospect) : nous avons des opinions sur toute chose que nous percevons ou qui nous affecte, au point que les sciences de l’homme peuvent être considérées comme une vaste doxologie — mais les choses elles-mêmes sont des opinions génériques pour autant qu’elles ont des perceptions et des affections moléculaires, au sens où l’organisme le plus élémentaire se fait une proto-opinion sur l’eau, le carbone et les sels dont dépendent son état et sa puissance. Telle est la voie qui descend du virtuel aux états de choses et aux autres actualités : on ne rencontre pas de concept sur cette voie, mais des fonctions. La science descend de la virtualité chaotique aux états de choses et corps qui l’actualisent ; toutefois, elle est moins inspirée par le souci de s’unifier en un système actuel ordonné que par un désir de ne pas trop s’éloigner du chaos, de fouiller les potentiels pour saisir et entraîner une partie de ce qui la hante, le secret du chaos derrière elle, la pression du virtuel [14] .

Or, si l’on remonte la ligne au contraire, si l’on va des états de choses au virtuel, ce n’est pas la même ligne, parce que ce n’est pas le même virtuel (on peut donc aussi bien la descendre sans qu’elle se confonde, avec la précédente). Le virtuel n’est plus la virtualité chaotique, mais la virtualité devenue consistante, entité qui se forme sur un plan d’immanence qui coupe le chaos. C’est ce qu’on appelle l’Evénement, ou la part dans tout ce qui arrive de ce qui échappe à sa propre actualisation. L’événement n’est pas du tout l’état de choses, il s’actualise dans un état de choses, dans un corps, dans un vécu, mais il a une part ombrageuse et secrète qui ne cesse de se soustraire ou de s’ajouter à son actualisation : contrairement à l’état de choses, il ne commence ni ne finit, mais a gagné ou gardé le mouvement infini auquel il donne consistance. Il est le virtuel qui se distingue de l’actuel, mais un virtuel qui n’est plus chaotique, devenu consistant ou réel sur le plan d’immanence qui l’arrache au chaos. Réel sans être actuel, idéal sans être abstrait. On dirait qu’il est transcendant parce qu’il survole l’état de choses, mais c’est l’immanence pure qui lui donne la capacité de se survoler lui-même en lui-même et sur le plan. Ce qui est transcendant, trans-descendant, c’est plutôt l’état de choses dans lequel il s’actualise, mais, jusque dans cet état de choses, il est pure immanence de ce qui ne s’actualise pas ou de ce qui reste indifférent à l’actualisation, puisque sa réalité n’en dépend pas. L’événement est immatériel, incorporel, invivable : la pure réserve. Des deux penseurs qui ont le plus pénétré dans l’événement, Péguy et Blanchot, l’un dit qu’il faut distinguer d’une part l’état de choses, accompli ou en puissance d’accomplissement, en rapport au moins potentiel avec mon corps, avec moi-même, et d’autre part l’événement, que sa réalité même ne peut pas accomplir, l’interminable qui ne cesse ni ne commence, qui ne termine pas plus qu’il n’arrive, qui reste sans rapport avec moi et mon corps avec lui, le mouvement infini — et l’autre dit, d’une part l’état de choses le long duquel nous passons, nous-mêmes et notre corps, et d’autre part l’événement dans lequel nous nous enfonçons ou remontons, ce qui recommence sans avoir jamais commencé ni fini, l’internel immanent [15] .

Tout au long d’un état de choses, même un nuage ou un flux, nous cherchons à isoler des variables à tel ou tel instant, à voir quand il en intervient de nouvelles à partir d’un potentiel, dans quels rapports de dépendance elles peuvent entrer, par quelles singularités elles passent, quels seuils elles franchissent, quelles bifurcations elles prennent. Nous traçons les fonctions de l’état de choses : les différences entre le local et le global sont intérieures au domaine des fonctions (par exemple suivant que toutes les variables indépendantes peuvent être éliminées sauf une). Les différences entre le physico-mathématique, le logique et le vécu appartiennent aussi aux fonctions (suivant que les corps sont pris dans les singularités d’états de choses, ou comme termes singuliers eux-mêmes, ou d’après les seuils singuliers de perception et d’affection de l’un à l’autre). Un système actuel, un état de choses ou un domaine de fonction se définissent de toute façon comme un temps entre deux instants, ou des temps entre beaucoup d’instants. C’est pourquoi, lorsque Bergson dit qu’entre deux instants, si rapprochés soient-ils, il y a toujours du temps, il ne sort pas encore du domaine des fonctions et y introduit seulement un peu de vécu.

Mais, quand nous montons vers le virtuel, quand nous nous tournons vers la virtualité qui s’actualise dans l’état de choses, nous découvrons une tout autre réalité où nous n’avons plus à chercher ce qui se passe d’un point à un autre, d’un instant à un autre, parce qu’elle déborde toute fonction possible. Suivant les termes familiers qu’on a pu prêter à un savant, l’événement « ne se soucie pas de l’endroit où il est, et se fiche de savoir depuis combien de temps il existe », si bien que l’art et même la philosophie peuvent l’appréhender mieux que la science [16] . Ce n’est plus le temps qui est entre deux instants, c’est l’événement qui est un entre-temps : l’entre-temps n’est pas de l’éternel, mais ce n’est pas non plus du temps, c’est du devenir. L’entre-temps, l’événement est toujours un temps mort, là où il ne se passe rien, une attente infinie qui est déjà infiniment passée, attente et réserve. Ce temps mort ne succède pas à ce qui arrive, il coexiste avec l’instant ou le temps de l’accident, mais comme l’immensité du temps vide où on le voit encore à venir et déjà arrivé, dans l’étrange indifférence d’une intuition intellectuelle. Tous les entre-temps se superposent, tandis que les temps se succèdent. Dans chaque événement il y a beaucoup de composantes hétérogènes, toujours simultanées, puisqu’elles sont chacune un entre-temps, toutes dans l’entre-temps qui les fait communiquer par des zones d’indiscernabilité, d’indécidabilité : ce sont des variations, des modulations, des intermezzi, singularités d’un nouvel ordre infini. Chaque composante d’événement s’actualise ou s’effectue dans un instant, et l’événement, dans le temps qui passe entre ces instants ; mais rien ne se passe dans la virtualité qui n’a que des entre-temps comme composantes, et un événement comme devenir composé. Rien ne se passe là, mais tout devient, si bien que l’événement a le privilège de recommencer quand le temps est passé [17] . Rien ne se passe, et pourtant tout change, parce que le devenir ne cesse de repasser par ses composantes et de ramener l’événement qui s’actualise ailleurs, à un autre moment. Quand le temps passe et emmène l’instant, il y a toujours un entre-temps pour ramener l’événement. C’est un concept qui appréhende l’événement, son devenir, ses variations inséparables, tandis qu’une fonction saisit un état de choses, un temps et des variables, avec leurs rapports suivant le temps. Le concept a une puissance de répétition, qui se distingue de la puissance discursive de la fonction. Dans sa production et sa reproduction, le concept a la réalité d’un virtuel, d’un incorporel, d’un impassible, contrairement aux fonctions d’état actuel, aux fonctions de corps et de vécu. Dresser un concept n’est pas la même chose que tracer une fonction, bien qu’il y ait du mouvement des deux côtés, bien qu’il y ait des transformations et des créations dans un cas comme dans l’autre : les deux types de multiplicités s’entrecroisent.

Sans doute l’événement n’est pas seulement fait de variations inséparables, il est lui-même inséparable de l’état de choses, des corps et du vécu dans lesquels il s’actualise ou s’effectue. Mais on dira l’inverse aussi : l’état de choses n’est pas davantage séparable de l’événement qui déborde pourtant son actualisation de toute part. Il faut remonter jusqu’à l’événement qui donne sa consistance virtuelle au concept, autant que descendre jusqu’à l’état de choses actuel qui donne ses références à la fonction. De tout ce qu’un sujet peut vivre, du corps qui lui appartient, des corps et objets qui se distinguent du sien, et de l’état de choses ou du champ physico-mathématique qui les déterminent, il se dégage une vapeur qui ne leur ressemble pas, et qui prend le champ de bataille, la bataille et la blessure comme les composantes ou variations d’un événement pur, où subsiste seulement une allusion à ce qui concerne nos états. La philosophie comme gigantesque allusion. On actualise ou on effectue l’événement chaque fois qu’on l’engage, bon gré mal gré, dans un état de choses, mais on le contre-effectue chaque fois qu’on l’abstrait des états de choses pour en dégager le concept. Il y a une dignité de l’événement qui a toujours été inséparable de la philosophie comme « amor fati » : s’égaler à l’événement, ou devenir le fils de ses propres événements « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » [18] . Je suis né pour l’incarner comme événement parce que j’ai su la désincarner comme état de choses ou situation vécue. Il n’y a pas d’autre éthique que l’amor fati de la philosophie. La philosophie est toujours entre-temps. Celui qui contre-effectue l’événement, Mallarmé l’appelait le Mime, parce qu’il esquive l’état de choses et « se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace » [19] . Un tel mime ne reproduit pas l’état de choses, pas plus qu’il n’imite le vécu, il ne donne pas une image, mais construit le concept. De ce qui arrive, il ne cherche pas la fonction, mais extrait l’événement ou la part de ce qui ne se laisse pas actualiser, la réalité du concept. Non pas vouloir ce qui arrive, avec cette fausse volonté qui se plaint et se défend, et se perd en mimique, mais porter la plainte et la fureur au point où elles se retournent contre ce qui arrive, pour dresser l’événement, le dégager, l’extraire dans le concept vivant. Devenir digne de l’événement, la philosophie n’a pas d’autre but, et celui qui contre-effectue l’événement, c’est précisément le personnage conceptuel. Mime est un nom ambigu. C’est lui, le personnage conceptuel opérant le mouvement infini. Vouloir la guerre contre les guerres à venir et passées, l’agonie contre toutes les morts, et la blessure contre toutes les cicatrices, au nom du devenir et non pas de l’éternel : c’est en ce sens seulement que le concept rassemble.

On descend des virtuels aux états de choses actuels, on monte des états de choses aux virtuels, sans qu’on puisse les isoler les uns des autres. Mais ce n’est pas la même ligne qu’on monte et qu’on descend ainsi : l’actualisation et la contre-effectuation ne sont pas deux segments de la même ligne, mais des lignes différentes. Si l’on s’en tient aux fonctions scientifiques d’états de choses, on dira qu’elles ne se laissent pas isoler d’un virtuel qu’elles actualisent, mais ce virtuel se présente d’abord comme une nuée ou un brouillard, ou même comme un chaos, une virtualité chaotique plutôt que comme la réalité d’un événement ordonné dans le concept. C’est pourquoi souvent la philosophie semble à la science recouvrir un simple chaos, qui fait dire à celle-ci : vous n’avez le choix qu’entre le chaos et moi, la science. La ligne d’actualité trace un plan de référence qui recoupe le chaos : elle en tire des états de choses qui, certes, actualisent aussi dans leurs coordonnées les événements virtuels, mais n’en retiennent que des potentiels en voie d’actualisation déjà, faisant partie des fonctions. Inversement, si l’on considère les concepts philosophiques d’événements, leur virtualité renvoie au chaos, mais sur un plan d’immanence qui le recoupe à son tour, et n’en extrait que la consistance ou réalité du virtuel. Quant aux états de choses trop denses, ils sont sans doute adsorbés, contre-effectués par l’événement, mais on n’en trouve que des allusions sur le plan d’immanence et dans l’événement. Les deux lignes sont donc inséparables, mais indépendantes, chacune complète en elle-même : c’est comme les enveloppes des deux plans si divers. La philosophie ne peut parler de la science que par allusion, et la science ne peut parler de la philosophie que comme d’un nuage. Si les deux lignes sont inséparables, c’est dans leur suffisance respective, et les concepts philosophiques n’interviennent pas plus dans la constitution des fonctions scientifiques que les fonctions dans celle des concepts. C’est dans leur pleine maturité, et non dans le procès de leur constitution, que les concepts et les fonctions se croisent nécessairement, chacun n’étant créé que par ses moyens propres — dans chaque cas un plan, des éléments, des agents. C’est pourquoi il est toujours fâcheux que les savants fassent de la philosophie sans moyen réellement philosophique, ou que les philosophes fassent de la science sans moyen effectivement scientifique (nous n’avons pas prétendu le faire).

Le concept ne réfléchit pas sur la fonction, pas plus que la fonction ne s’applique au concept. Concept et fonction doivent se croiser, chacun suivant sa ligne. Les fonctions riemanniennes d’espace, par exemple, ne nous disent rien d’un concept d’espace riemannien propre à la philosophie : c’est dans la mesure où la philosophie est apte à le créer qu’on a le concept d’une fonction. De même, le nombre irrationnel se définit par une fonction comme limite commune de deux séries de rationnels dont l’une n’a pas de maximum, ou l’autre pas de minimum ; le concept, en revanche, ne renvoie pas à des séries de nombres, mais à des suites d’idées qui se ré-enchaînent par-dessus une lacune (au lieu de s’enchaîner par prolongement). La mort peut être assimilée à un état de choses scientifiquement déterminable, comme fonction de variables indépendantes, ou même comme fonction d’état vécu, mais apparaît aussi comme un événement pur dont les variations sont coextensives à la vie : les deux aspects très différents se trouvent chez Bichat. Goethe construit un grandiose concept de couleur, avec les variations inséparables de lumière et d’ombre, les zones d’indiscernabilité, les processus d’intensification qui montrent à quel point en philosophie aussi il y a des expérimentations, tandis que Newton avait construit la fonction de variables indépendantes ou la fréquence. Si la philosophie a fondamentalement besoin de la science qui lui est contemporaine, c’est parce que la science croise sans cesse la possibilité de concepts, et que les concepts comportent nécessairement des allusions à la science, qui ne sont ni des exemples, ni des applications, ni même des réflexions. Y a-t-il inversement des fonctions de concepts, fonctions proprement scientifiques ? Autant demander si la science, comme nous le croyons, a également et intensément besoin de la philosophie. Mais seuls les savants sont aptes à répondre à cette question.

[ 1 ] Cf. Russell, Principes de la mathématique, P.U.F., surtout appendice A, et Frege, Les fondements de l’arithmétique, Ed. du Seuil, S 48 et 54 ; Ecrits logiques et philosophiques, surtout « Fonction et concept », « Concept et objet », et pour la critique de la variable « Qu’est-ce qu’une fonction ? ». Cf. les commentaires de Claude Imbert dans ces deux livres, et Philippe de Rouilhan, Frege, les paradoxes de la représentation, Ed. de Minuit.

[ 2 ] Oswald Ducrot a critiqué le caractère auto-référentiel qu’on prête aux énoncés performatifs (ce qu’on fait en le disant : je jure, je promets, j’ordonne...). Dire et ne pas dire, Ed. Hermann, p. 72 sq.

[ 3 ] Sur la projection et la méthode de Gödel, Nagel et Newman, Le théorème de Gödel, Ed. du Seuil, p. 61-69.

[ 4 ] Sur la conception de la proposition interrogative par Frege, « Recherches logiques » (Ecrits logiques et philosophiques, p. 175). De même sur les trois éléments : la saisie de la pensée ou l’acte de penser; la recognition de la vérité d’une pensée, ou le jugement ; la manifestation du jugement ou l’affirmation. Et Russell, Principes de la mathématique, S 477.

[ 5 ] Par exemple, on introduit des degrés de vérité entre le vrai et le faux (1 et 0), qui ne sont pas des probabilités, mais opèrent une sorte de fractalisation des crêtes de vérité et des creux de fausseté, si bien que les ensembles flous redeviennent numériques, mais sous un nombre fractionnaire entre 0 et 1. La condition toutefois est que l’ensemble flou soit le sous-ensemble d’un ensemble normal, renvoyant à une fonction régulière. Cf. Arnold Kaufmann, Introduction à la théorie des sous-ensembles flous, Ed. Masson. Et Pascal Engel, La norme du vrai, Gallimard, qui consacre un chapitre au « vague ».

[ 6 ] Sur les trois transcendances qui apparaissent dans le champ d’immanence, la primordiale, l’intersubjective et l’objective, cf. Husserl, Méditations cartésiennes, Ed. Vrin, notamment S 55-56. Sur l’Urdoxa, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, notamment S 103-104 ; Expérience et jugement, P.U.F.

[ 7 ] G.-G. Granger, Pour la connaissance philosophique, ch. vi et vu. La connaissance du concept philosophique se réduit à la référence au vécu, dans la mesure où celle-ci le constitue comme « totalité virtuelle » : ce qui implique un sujet transcendantal, et Granger ne semble pas donner à « virtuel » un autre sens que le sens kantien d’un tout de l’expérience possible (p. 174-175). On remarquera le rôle hypothétique que Granger donne aux « concepts flous » dans le passage des concepts scientifiques aux concepts philosophiques.

[ 8 ] Sur la pensée abstraite et le jugement populaire, cf. le court texte de Hegel, Qui pense abstrait ? (Sämtliche Werke, XX, p. 445-450).

[ 9 ] Marcel Detienne montre que les philosophes se réclament d’un savoir qui ne se confond pas avec la vieille sagesse, et d’une opinion qui ne se confond pas avec celle des sophistes : Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque , Ed. Maspero, ch. p. 131 sq.

[ 10 ] Cf. l’analyse célèbre de Heidegger, et de Beaufret ( Le poème de Parménide , P.U.F., p. 31-34).

[ 11 ] Alain Badiou, L’être et l’événement, et Manifeste pour la philosophie, Ed. du Seuil. La théorie de Badiou est très complexe; nous craignons de lui avoir fait subir des simplifications excessives.

[ 12 ] Cf. Whitehead, Process and Reality, Free Press, p. 22-26.

[ 13 ] Klee, Théorie de l’art moderne, Ed. Gonthier, p. 48-49.

[ 14 ] La science n’éprouve pas seulement le besoin d’ordonner le chaos, mais de le voir, de le toucher, de le faire : cf. James Gleick, La théorie du chaos, Ed. Albin Michel. Gilles Châtelet montre comment les mathématiques et la physique tentent de retenir quelque chose d’une sphère du virtuel : Les enjeux du mobile, à paraître

[ 15 ] Péguy, Clio, Gallimard, p. 230, 265. Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, p. 104, 155, 160

[ 16 ] . Gleick, La théorie du chaos, p. 236

[ 17 ] . Sur l’entre-temps, on se reportera à un article très intense de Groethuysen, « De quelques aspects du temps », Recherches philosophiques, V, 1935-1936: « Tout événement est pour ainsi dire dans le temps où il ne se passe rien... ». Toute l’oeuvre romanesque de Lernet-Holonia se passe dans des entre-temps.

[ 18 ] Joe Bousquet, Les Capitales, Le Cercle du livre, p. 103.

[ 19 ] Mallarmé, « Mimique »,Œuvres, La Pléiade, p. 310.