4. Géophilosophie

Le sujet et l’objet donnent une mauvaise approximation de la pensée. Penser n’est ni un fil tendu entre un sujet et un objet, ni une révolution de l’un autour de l’autre. Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre. Kant est moins prisonnier qu’on ne croit des catégories d’objet et de sujet, puisque son idée de révolution copernicienne met directement la pensée en rapport avec la terre ; Husserl exige un sol pour la pensée, qui serait comme la terre en tant qu’elle ne se meut pas ni n’est en repos, comme intuition originaire. Nous avons vu pourtant que la terre ne cesse d’opérer un mouvement de déterritorialisation sur place par lequel elle dépasse tout territoire : elle est déterritorialisante et déterritorialisée. Elle se confond elle-même avec le mouvement de ceux qui quittent en masse leur territoire, langoustes qui se mettent à marcher en file au fond de l’eau, pèlerins ou chevaliers qui chevauchent une ligne de fuite céleste. La terre n’est pas un élément parmi les autres, elle réunit tous les éléments dans une même étreinte, mais se sert de l’un ou de l’autre pour déterritorialiser le territoire. Les mouvements de déterritorialisation ne sont pas séparables des territoires qui s’ouvrent sur un ailleurs, et les procès de reterritorialisation ne sont pas séparables de la terre qui redonne des territoires. Ce sont deux composantes, le territoire et la terre, avec deux zones d’indiscernabilité, la déterritorialisation (du territoire à la terre) et la reterritorialisation (de la terre au territoire). On ne peut pas dire lequel est premier. On demande en quel sens la Grèce est le territoire du philosophe ou la terre de la philosophie.

Les Etats et les Cités ont souvent été définis comme territoriaux, substituant un principe territorial au principe des lignages. Mais ce n’est pas exact : les groupes lignagers peuvent changer de territoire, ils ne se déterminent effectivement qu’en épousant un territoire ou une résidence dans une « lignée locale ». L’Etat et la Cité au contraire opèrent une déterritorialisation, parce que l’un juxtapose et compare les territoires agricoles en les rapportant à une Unité supérieure arithmétique, et l’autre adapte le territoire à une étendue géométrique prolongeable dans des circuits commerciaux. Spatium impérial de l’Etat ou extensio politique de la cité, c’est moins un principe territorial qu’une déterritorialisation, qu’on saisit sur le vif lorsque l’Etat s’approprie le territoire des groupes locaux, ou bien lorsque la cité se détourne de son arrière-pays ; la reterritorialisation se fait dans un cas sur le palais et ses stocks, dans l’autre cas sur l’agora et les réseaux marchands.

Dans les Etats impériaux, la déterritorialisation est de transcendance : elle tend à se faire en hauteur, verticalement, suivant une composante céleste de la terre. Le territoire est devenu terre déserte, mais un Etranger céleste vient refonder le territoire ou reterritorialiser la terre. Dans la cité, au contraire, la déterritorialisation est d’immanence : elle libère un Autochtone, c’est-à-dire une puissance de la terre qui suit une composante maritime, qui passe elle-même sous les eaux pour refonder le territoire (l’Erechteion, temple d’Athéna et de Poséidon). Il est vrai que les choses sont plus compliquées, parce que l’Etranger impérial a lui-même besoin d’autochtones survivants, et que l’Autochtone citoyen fait appel à des étrangers en fuite — mais justement ce ne sont pas du tout les mêmes types psycho-sociaux, pas plus que le polythéisme d’empire et le polythéisme de cité ne sont les mêmes figures religieuses [1] .

On dirait que la Grèce a une structure fractale, tant chaque point de la péninsule est proche de la mer, et tant la longueur des côtes est grande. Les peuples égéens, les cités de la Grèce antique et surtout Athènes l’autochtone ne sont pas les premières cités commerçantes. Mais ce sont les premières à être à la fois assez proches et assez loin des empires archaïques orientaux pour pouvoir en profiter sans suivre leur modèle : au lieu de s’établir dans leurs pores, elles baignent dans une nouvelle composante, elles font valoir un mode particulier de déterritorialisation qui procède par immanence, elles forment un milieu d’immanence. C’est comme un « marché international » en bordure de l’Orient, qui s’organise entre une multiplicité de cités indépendantes ou de sociétés distinctes, mais rattachées les unes aux autres, où les artisans et les marchands trouvent une liberté, une mobilité que les empires leur refusaient [2] . Ces types viennent de la bordure du monde grec, étrangers en fuite, en rupture d’empire, et colonisés d’Apollon. Non seulement les artisans et marchands, mais les philosophes : comme dit Faye, il faut un siècle pour que le nom de « philosophe », sans doute inventé par Héraclite d’Ephèse, trouve son corrélat dans le mot de « philosophie », sans doute inventé par Platon l’Athénien ; « Asie, Italie, Afrique, sont les phases odysséennes du parcours reliant le philosophos à la philosophie » [3] . Les philosophes sont des étrangers, mais la philosophie est grecque. Qu’est-ce que ces émigrés trouvent dans le milieu grec ? Trois choses au moins, qui sont les conditions de fait de la philosophie : une pure sociabilité comme milieu d’immanence, « nature intrinsèque de l’association », qui s’oppose à la souveraineté impériale, et qui n’implique aucun intérêt préalable, puisque les intérêts rivaux la supposent au contraire ; un certain plaisir de s’associer, qui constitue l’amitié, mais aussi de rompre l’association, qui constitue la rivalité (n’y avait-il pas déjà des « sociétés d’amis » formées par les émigrés, tels les Pythagoriciens, mais sociétés encore un peu secrètes qui trouveraient leur ouverture en Grèce ?) ; un goût pour l’opinion, inconcevable dans un empire, un goût pour l’échange d’opinions, pour la conversation [4] . Immanence, amitié, opinion, nous retrouvons toujours ces trois traits grecs. On n’y verra pas un monde plus doux, tant la sociabilité a ses cruautés, l’amitié ses rivalités, l’opinion ses antagonismes et revirements sanglants. Le miracle grec, c’est Salamine, où la Grèce échappe à l’Empire perse, et où le peuple autochtone qui a perdu son territoire l’emporte sur mer, se reterritorialise sur mer. La ligue de Délos est comme la fractalisation de la Grèce. Le lien le plus profond, pendant une période assez courte, fut entre la cité démocratique, la colonisation, la mer, et un nouvel impérialisme qui ne voit plus dans la mer une limite de son territoire ou un obstacle à son entreprise, mais un bain d’immanence élargie. Tout cela, et d’abord le lien de la philosophie avec la Grèce, semble avéré, mais marqué de détours et de contingence...

Physique, psychologique ou sociale, la déterritorialisation est relative tant qu’elle concerne le rapport historique de la terre avec les territoires qui s’y dessinent ou s’y effacent, son rapport géologique avec des ères et catastrophes, son rapport astronomique avec le cosmos et le système stellaire dont elle fait partie. Mais la déterritorialisation est absolue quand la terre passe dans le pur plan d’immanence d’une pensée — Etre, d’une pensée —Nature aux mouvements diagrammatiques infinis. Penser consiste à tendre un plan d’immanence qui absorbe la terre (ou plutôt l’« adsorbe »). La déterritorialisation d’un tel plan n’exclut pas une reterritorialisation, mais pose celle-ci comme la création d’une nouvelle terre à venir. Reste que la déterritorialisation absolue ne peut être pensée que suivant certains rapports à déterminer avec les déterritorialisations relatives, non seulement cosmiques, mais géographiques, historiques et psychosociales. Il y a toujours une manière dont la déterritorialisation absolue sur le plan d’immanence prend le relais d’une déterritorialisation relative dans un champ donné.

C’est là qu’une grande différence intervient suivant que la déterritorialisation relative est elle-même d’immanence ou de transcendance. Quand elle est transcendante, verticale, céleste, opérée par l’unité impériale, l’élément transcendant doit s’incliner ou subir une sorte de rotation pour s’inscrire sur le plan de la pensée-Nature toujours immanent : c’est d’après une spirale que la verticale céleste se couche sur l’horizontale du plan de pensée. Penser implique ici une projection du transcendant sur le plan d’immanence. La transcendance peut être tout à fait « vide » en elle-même, elle se remplit à mesure qu’elle s’incline et traverse différents niveaux hiérarchisés qui se projettent ensemble sur une région du plan, c’est-à-dire sur un aspect correspondant à un mouvement infini. Et quand la transcendance envahit l’absolu, ou quand un monothéisme remplace l’unité impériale, il en est de même à cet égard : le Dieu transcendant resterait vide, ou du moins « absconditus », s’il ne se projetait sur un plan d’immanence de la création où il trace les étapes de sa théophanie. Dans tous ces cas, unité impériale ou empire spirituel, la transcendance qui se projette sur le plan d’immanence le pave ou le peuple de Figures. C’est une sagesse, ou une religion, peu importe. C’est seulement de ce point de vue qu’on peut rapprocher les hexagrammes chinois, les mandalas hindous, les sephirot juifs, les « imaginaux » islamiques, les icônes chrétiennes : penser par figures. Les hexagrammes sont des combinaisons de traits continus et discontinus dérivant les uns des autres d’après les niveaux d’une spirale qui figure l’ensemble des moments sous lesquels le transcendant s’incline. Le mandala est une projection sur une surface, qui fait correspondre des niveaux divin, cosmique, politique, architectural, organique, comme autant de valeurs d’une même transcendance. C’est pourquoi la figure a une référence, et une référence par nature plurivoque et circulaire. Elle ne se définit certes pas par une ressemblance extérieure, qui reste prohibée, mais par une tension interne qui la rapporte au transcendant sur le plan d’immanence de la pensée. Bref, la figure est essentiellement paradigmatique, projective, hiérarchique, référentielle (les arts et les sciences aussi dressent de puissantes figures, mais ce qui les distingue de toute religion, ce n’est pas de prétendre à la ressemblance interdite, c’est d’émanciper tel ou tel niveau pour en faire de nouveaux plans de pensée sur lesquels les références et projections, nous le verrons, changent de nature).

Précédemment, pour aller vite, nous disions que les Grecs avaient inventé un plan d’immanence absolu. Mais l’originalité des Grecs, il faut plutôt la chercher dans le rapport du relatif et de l’absolu. Quand la déterritorialisation relative est elle-même horizontale, immanente, elle se conjugue avec la déterritorialisation absolue du plan d’immanence qui porte à l’infini, qui pousse à l’absolu les mouvements de la première en les transformant (le milieu, l’ami, l’opinion). L’immanence est redoublée. C’est là qu’on pense, non plus par figures, mais par concepts. C’est le concept qui vient peupler le plan d’immanence. Il n’y a plus projection dans une figure, mais connexion dans le concept. C’est pourquoi le concept lui-même abandonne toute référence pour ne retenir que des conjugaisons et des connexions qui constituent sa consistance. Le concept n’a pas d’autre règle que le voisinage, interne ou externe. Son voisinage ou consistance interne est assuré par la connexion de ses composantes dans des zones d’indiscernabilité ; son voisinage externe ou exo-consistance est assuré par les ponts qui vont d’un concept à un autre, quand les composantes de l’un sont saturées. Et c’est bien ce que signifie la création des concepts : connecter des composantes intérieures inséparables jusqu’à clôture ou saturation, telles qu’on ne peut plus en ajouter ou en retirer une sans changer le concept ; connecter le concept avec un autre, de telle manière que d’autres connexions changeraient leur nature. La plurivocité du concept dépend uniquement du voisinage (un concept peut en avoir plusieurs). Les concepts sont des aplats sans niveaux, des ordonnées sans hiérarchie. D’où l’importance en philosophie des questions : que mettre dans un concept, et avec quoi le co-mettre ? Quel concept faut-il mettre à côté de celui-ci, et quelles composantes dans chacun ? Ce sont les questions de la création de concepts. Les présocratiques traitent les éléments physiques comme des concepts : ils les prennent pour eux-mêmes indépendamment de toute référence, et cherchent seulement les bonnes règles de voisinage entre eux et dans leurs composantes éventuelles. S’ils varient dans leurs réponses, c’est parce qu’ils ne composent pas ces concepts élémentaires de la même façon, au-dedans et au-dehors. Le concept n’est pas paradigmatique, mais syntagmatique ; pas projectif, mais connecte ; pas hiérarchique, mais vicinal ; pas référent, mais consistant. Il est forcé dès lors que la philosophie, la science et l’art ne s’organisent plus comme les niveaux d’une même projection, et qu’ils ne se différencient même pas à partir d’une matrice commune, mais se posent ou se reconstituent immédiatement dans une indépendance respective, une division du travail qui suscite entre eux des rapports de connexion.

Faut-il en conclure à une opposition radicale entre les figures et les concepts ? La plupart des tentatives pour assigner leurs différences expriment seulement des jugements d’humeur qui se contentent de dévaloriser l’un des deux termes : tantôt l’on donne aux concepts le prestige de la raison, tandis que les figures sont renvoyées à la nuit de l’irrationnel et à ses symboles ; tantôt on donne aux figures les privilèges de la vie spirituelle, tandis que les concepts sont renvoyés aux mouvements artificiels d’un entendement mort. Et pourtant de troublantes affinités apparaissent, sur un plan d’immanence qui semble commun [5] . La pensée chinoise inscrit sur le plan, dans une sorte d’aller et retour, les mouvements diagrammatiques d’une pensée-Nature, yin et yang, et les hexagrammes sont les coupes du plan, les ordonnées intensives de ces mouvements infinis, avec leurs composantes en traits continus et discontinus. Mais de telles correspondances n’excluent pas une frontière, même difficile à discerner. C’est que les figures sont des projections sur le plan, qui impliquent quelque chose de vertical ou de transcendant ; les concepts en revanche n’impliquent que des voisinages et des raccordements sur horizon. Certes, le transcendant produit par projection une « absolutisation de l’immanence », comme François Jullien le montrait déjà pour la pensée chinoise. Mais tout autre est l’immanence de l’absolu dont la philosophie se réclame. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les figures tendent vers des concepts au point d’en approcher infiniment. Le christianisme du XVe au XVIIe siècle fait de l’impresa l’enveloppe d’un « concetto », mais le concetto n’a pas encore pris de consistance et dépend de la manière dont il est figuré ou même dissimulé. La question qui revient périodiquement « y a-t-il une philosophie chrétienne ? » signifie : le christianisme est-il capable de créer des concepts propres ? La croyance, l’angoisse, la faute, la liberté... ? Nous l’avons vu chez Pascal ou Kierkegaard : peut-être la croyance ne devient-elle un véritable concept que quand elle se fait croyance à ce monde-ci, et se connecte au lieu de se projeter. Peut-être la pensée chrétienne ne produit-elle de concept que par son athéisme, par l’athéisme qu’elle sécrète plus que toute autre religion. Pour les philosophes, l’athéisme n’est pas un problème, la mort de Dieu non plus, les problèmes ne commencent qu’ensuite, quand on a atteint à l’athéisme du concept. On s’étonne que tant de philosophes encore prennent au tragique la mort de Dieu. L’athéisme n’est pas un drame, mais la sérénité du philosophe et l’acquis de la philosophie. Il y a toujours un athéisme à extraire d’une religion. C’était vrai déjà de la pensée juive : elle pousse ses figures jusqu’au concept, mais n’y atteint qu’avec Spinoza l’athée. Et si les figures tendent ainsi vers des concepts, l’inverse est vrai également, et les concepts philosophiques reproduisent des figures chaque fois que l’immanence est attribuée à quelque chose, objectité de contemplation, sujet de réflexion, intersubjectivité de communication : les trois « figures » de la philosophie. Encore faut-il constater que les religions n’atteignent pas au concept sans se renier, tout comme les philosophies n’atteignent pas à la figure sans se trahir. Entre les figures et les concepts il y a différence de nature, mais aussi toutes les différences de degré possibles.

Peut-on parler d’une « philosophie » chinoise, hindoue, juive, islamique ? Oui, dans la mesure où penser se fait sur un plan d’immanence qui peut être peuplé de figures autant que de concepts. Ce plan d’immanence toutefois n’est pas exactement philosophique, mais pré-philosophique. Il est affecté par ce qui le peuple, et qui réagit sur lui, de telle manière qu’il ne devient philosophique que sous l’effet du concept : supposé par la philosophie, il n’est pas moins instauré par elle, et se déploie dans un rapport philosophique avec la non-philosophie. Dans le cas des figures, au contraire, le pré-philosophique montre que le plan d’immanence lui-même n’avait pas pour destination inévitable une création de concept ou une formation philosophique, mais pouvait se déployer dans des sagesses et des religions suivant une bifurcation qui conjurait d’avance la philosophie du point de vue de sa possibilité même. Ce que nous nions, c’est que la philosophie présente une nécessité interne, soit en elle-même, soit chez les Grecs (et l’idée d’un miracle grec ne serait qu’un autre aspect de cette pseudonécessité). Et pourtant la philosophie fut une chose grecque, bien qu’apportée par des migrants. Pour que la philosophie naisse, il a fallu une rencontre entre le milieu grec et le plan d’immanence de la pensée. Il a fallu la conjonction de deux mouvements de déterritorialisation très différents, le relatif et l’absolu, le premier opérant déjà dans l’immanence. Il a fallu que la déterritorialisation absolue du plan de pensée s’ajuste ou se connecte directement avec la déterritorialisation relative de la société grecque. Il a fallu la rencontre de l’ami et de la pensée. Bref, il y a bien une raison de la philosophie, mais c’est une raison synthétique, et contingente — une rencontre, une conjonction. Elle n’est pas insuffisante par elle-même, mais contingente en elle-même. Même dans le concept, la raison dépend d’une connexion des composantes, qui aurait pu être autre, avec d’autres voisinages. Le principe de raison tel qu’il apparaît en philosophie est un principe de raison contingente, et s’énonce : il n’y a de bonne raison que contingente, il n’y a d’histoire universelle que de la contingence.

EXEMPLE VII

Il est vain de chercher, comme Hegel ou Heidegger, une raison analytique et nécessaire qui unirait la philosophie à la Grèce. Parce que les Grecs sont des hommes libres, ils sont les premiers à saisir l’Objet dans un rapport avec le sujet : tel serait le concept, selon Hegel. Mais, parce que l’objet reste contemplé comme « beau », sans que son rapport au sujet soit encore déterminé, il faut attendre les stades suivants pour que ce rapport soit lui-même réfléchi, puis mis en mouvement ou communiqué. Il n’en reste pas moins que les Grecs ont inventé le premier stade à partir duquel tout se développe intérieurement au concept. L’Orient pensait, sans doute, mais il pensait l’objet en soi comme abstraction pure, l’universalité vide identique à la simple particularité : il lui manquait le rapport au sujet comme universalité concrète ou comme universelle individualité. L’Orient ignore le concept, parce qu’il se contente de faire coexister le vide le plus abstrait et l’étant le plus trivial, sans aucune médiation. Toutefois on ne voit pas très bien ce qui distingue le stade anté-philosophique d’Orient et le stade philosophique de la Grèce, puisque la pensée grecque n’est pas consciente du rapport au sujet qu’elle suppose sans savoir le réfléchir encore.

Aussi Heidegger déplace-t-il le problème, et situe le concept dans la différence de l’Etre et de l’étant plutôt que dans celle du sujet et de l’objet. Il considère le Grec comme l’autochtone plutôt que comme le libre citoyen (et toute la réflexion de Heidegger sur l’Etre et l’étant se rapproche de la Terre et du territoire, comme en témoignent les thèmes bâtir, habiter) : le propre du Grec est d’habiter l’Etre, et d’en avoir le mot. Déterritorialisé, le Grec se reterritorialise sur sa propre langue et son trésor linguistique, le verbe être. Aussi l’Orient n’est-il pas avant la philosophie, mais à côté, parce qu’il pense, mais ne pense pas l’Etre [6] . Et la philosophie même passe moins par des degrés du sujet et de l’objet, elle évolue moins qu’elle ne hante une structure de l’Etre. Les Grecs de Heidegger n’arrivent pas à « articuler » leur rapport à l’Etre ; ceux de Hegel n’arrivaient pas à réfléchir leur rapport au Sujet. Mais chez Heidegger il n’est pas question d’aller plus loin que les Grecs ; il suffit de reprendre leur mouvement dans une répétition recommençante, initiante. C’est que l’Etre en vertu de sa structure ne cesse de se détourner quand il se tourne, et que l’histoire de l’Etre ou de la Terre est celle de son détournement, de sa déterritorialisation dans le développement technico-mondial de la civilisation occidentale initiée par les Grecs et reterritorialisé sur le national-socialisme... Ce qui reste commun à Heidegger et à Hegel, c’est d’avoir conçu le rapport de la Grèce et de la philosophie comme une origine, et ainsi comme le point de départ d’une histoire intérieure à l’Occident, telle que la philosophie se confond nécessairement avec sa propre histoire. Si fort qu’il s’en soit approché, Heidegger trahit le mouvement de la déterritorialisation, parce qu’il le fige une fois pour toutes entre l’être et l’étant, entre le territoire grec et la Terre occidentale que les Grecs auraient nommée Etre.

Hegel et Heidegger restent historicistes, dans la mesure où ils posent l’histoire comme une forme d’intériorité dans laquelle le concept développe ou dévoile nécessairement son destin. La nécessité repose sur l’abstraction de l’élément historique rendu circulaire. On comprend mal alors l’imprévisible création des concepts. La philosophie est une géo-philosophie, exactement comme l’histoire est une géo-histoire du point de vue de Braudel. Pourquoi la philosophie en Grèce à tel moment ? Il en est comme pour le capitalisme selon Braudel : pourquoi le capitalisme en tels lieux et à tels moments, pourquoi pas en Chine à tel autre moment puisque tant de composantes y étaient déjà présentes ? La géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais mentale, comme le paysage. Elle arrache l’histoire au culte de la nécessité pour faire valoir l’irréductibilité de la contingence. Elle l’arrache au culte des origines pour affirmer la puissance d’un « milieu » (ce que la philosophie trouve chez les Grecs, disait Nietzsche, ce n’est pas une origine, mais un milieu, une ambiance, une atmosphère ambiante : le philosophe cesse d’être une comète...). Elle l’arrache aux structures pour tracer les lignes de fuite qui passent par le monde grec à travers la Méditerranée. Enfin elle arrache l’histoire à elle-même, pour découvrir les devenirs, qui ne sont pas de l’histoire même s’ils y retombent : l’histoire de la philosophie en Grèce ne doit pas cacher que les Grecs, chaque fois, ont d’abord à devenir philosophes, autant que les philosophes à devenir Grecs. Le « devenir » n’est pas de l’histoire ; aujourd’hui encore l’histoire désigne seulement l’ensemble des conditions si récentes qu’elles soient, dont on se détourne pour devenir, c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau. Les Grecs l’ont fait, mais il n’y a pas de détournement qui vaille une fois pour toutes. On ne peut pas réduire la philosophie à sa propre histoire, parce que la philosophie ne cesse de s’arracher à cette histoire pour créer de nouveaux concepts qui retombent dans l’histoire, mais n’en viennent pas. Comment quelque chose viendrait-il de l’histoire ? Sans l’histoire, le devenir resterait indéterminé, inconditionné, mais le devenir n’est pas historique. Les types psycho-sociaux sont de l’histoire, mais les personnages conceptuels sont du devenir. L’événement lui-même a besoin du devenir comme d’un élément non-historique. L’élément non-historique, dit Nietzsche, « ressemble à une atmosphère ambiante où seule peut s’engendrer la vie, qui disparaît de nouveau quand cette atmosphère s’anéantit ». C’est comme un moment de grâce, et « où y a-t-il des actes que l’homme eût été capable d’accomplir sans s’être enveloppé d’abord de cette nuée non-historique ? » [7] . Si la philosophie apparaît en Grèce, c’est en fonction d’une contingence plutôt que d’une nécessité, d’une ambiance ou d’un milieu plutôt que d’une origine, d’un devenir plutôt que d’une histoire, d’une géographie plutôt que d’une historiographie, d’une grâce plutôt que d’une nature.

Pourquoi la philosophie survit-elle à la Grèce ? On ne peut pas dire que le capitalisme à travers le Moyen Age soit la suite de la cité grecque (même les formes commerciales sont peu comparables). Mais, sous des raisons toujours contingentes, le capitalisme entraîne l’Europe dans une fantastique déterritorialisation relative qui renvoie d’abord à des villes-cités, et qui procède elle aussi par immanence. Les productions territoriales se rapportent à une forme commune immanente capable de parcourir les mers : la « richesse en général », le « travail tout court », et la rencontre entre les deux comme marchandise. Marx construit exactement un concept de capitalisme en déterminant les deux composantes principales, travail nu et richesse pure, avec leur zone d’indiscernabilité quand la richesse achète le travail. Pourquoi le capitalisme en Occident plutôt qu’en Chine au Ille siècle, ou même au VIIIe [8] ? C’est que l’Occident monte et ajuste lentement ces composantes, tandis que l’Orient les empêche de venir à terme. Seul l’Occident étend et propage ses foyers d’immanence. Le champ social ne renvoie plus, comme dans les empires, à une limite extérieure qui le borne en haut, mais à des limites intérieures immanentes qui ne cessent de se déplacer en agrandissant le système, et qui se reconstituent en se déplaçant [9] . Les obstacles extérieurs ne sont plus que technologiques, et seules subsistent les rivalités internes. Marché mondial qui s’étend jusqu’aux confins de la terre, avant de passer dans la galaxie : même les airs deviennent horizontaux. Ce n’est pas une suite de la tentative grecque, mais une reprise à une échelle précédemment inconnue, sous une autre forme et avec d’autres moyens, qui relance pourtant la combinaison dont les Grecs eurent l’initiative, l’impérialisme démocratique, la démocratie colonisatrice. L’Européen peut donc se considérer, non pas comme un type psycho-social parmi les autres, mais comme l’Homme par excellence, ainsi que le Grec l’avait déjà fait, mais avec beaucoup plus de force expansive et de volonté missionnaire que le Grec. Husserl disait que les peuples, même dans leur hostilité, se groupent en types qui ont un « chez-soi » territorial et une parenté familiale, tels les peuples de l’Inde ; mais seule l’Europe, malgré la rivalité de ses nations, proposerait à elle-même et aux autres peuples « une incitation à s’européaniser toujours davantage », si bien que c’est l’humanité tout entière qui s’apparente à soi dans cet Occident, comme elle le fit jadis en Grèce [10] . Toutefois, on a peine à croire que ce soit la montée « de la philosophie et des sciences co-incluses » qui explique ce privilège d’un sujet transcendantal proprement européen. Il faut bien que le mouvement infini de la pensée, ce que Husserl appelle Telos, entre en conjonction avec le grand mouvement relatif du capital qui ne cesse de se déterritorialiser pour assurer la puissance de l’Europe sur tous les autres peuples et leur reterritorialisation sur l’Europe. Le lien de la philosophie moderne avec le capitalisme est donc du même genre que celui de la philosophie antique avec la Grèce : la connexion d’un plan d’immanence absolu avec un milieu social relatif qui procède aussi par immanence. Ce n’est pas une continuité nécessaire qui va de la Grèce à l’Europe, du point de vue du développement de la philosophie, par l’intermédiaire du christianisme ; c’est le recommencement contingent d’un même processus contingent, avec d’autres données.

L’immense déterritorialisation relative du capitalisme mondial a besoin de se reterritorialiser sur l’Etat national moderne, qui trouve un aboutissement dans la démocratie, nouvelle société de « frères », version capitaliste de la société des amis. Comme le montre Braudel, le capitalisme est parti des villes-cités, mais celles-ci poussaient si loin la déterritorialisation qu’il fallut que les Etats modernes immanents tempèrent leur folie, les rattrapent et les investissent pour opérer les reterritorialisations nécessaires comme nouvelles limites internes [11] . Le capitalisme réactive le monde grec sur ces bases économiques, politiques et sociales. C’est la nouvelle Athènes. L’homme du capitalisme n’est pas Robinson, mais Ulysse, le plébéien rusé, l’homme moyen quelconque habitant des grandes villes, Prolétaire autochtone ou Migrant étranger qui se lancent dans le mouvement infini — la révolution. Ce n’est pas un cri, mais deux cris qui traversent le capitalisme et courent à la même déception : Emigrés de tous les pays, unissez-vous... Prolétaires de tous les pays... Aux deux pôles de l’Occident, l’Amérique et la Russie, le pragmatisme et le socialisme jouent le retour d’Ulysse, la nouvelle société des frères ou des camarades qui reprend le rêve grec et reconstitue la « dignité démocratique ».

En effet, la connexion de la philosophie antique avec la cité grecque, la connexion de la philosophie moderne avec le capitalisme ne sont pas idéologiques, et ne se contentent pas de pousser à l’infini des déterminations historiques et sociales pour en extraire des figures spirituelles. Certes, il peut être tentant de voir dans la philosophie un commerce agréable de l’esprit qui trouverait dans le concept sa marchandise propre, ou plutôt sa valeur d’échange du point de vue d’une sociabilité désintéressée nourrie de conversation démocratique occidentale, capable d’engendrer un consensus d’opinion, et de fournir une éthique à la communication comme l’art lui fournirait une esthétique. Si c’est une telle chose qu’on appelle philosophie, on comprend que le marketing s’empare du concept, et que le publicitaire se présente comme le concepteur par excellence, poète et penseur : le navrant n’est pas dans cette appropriation effrontée, mais d’abord dans la conception de la philosophie qui l’a rendue possible. Toutes proportions gardées, les Grecs étaient passés par des hontes semblables, avec certains sophistes. Mais, pour le salut de la philosophie moderne, celle-ci n’est pas plus l’amie du capitalisme que la philosophie antique n’était celle de la cité. La philosophie porte à l’absolu la déterritorialisation relative du capital, elle le fait passer sur le plan d’immanence comme mouvement de l’infini et le supprime en tant que limite intérieure, le retourne contre soi, pour en appeler à une nouvelle terre, à un nouveau peuple. Mais ainsi elle atteint à la forme non propositionnelle du concept où s’anéantissent la communication, l’échange, le consensus et l’opinion. C’est donc plus proche de ce qu’Adorno nommait « dialectique négative », et de ce que l’école de Francfort désignait comme « utopie ». En effet, c’est l’utopie qui fait la jonction de la philosophie avec son époque, capitalisme européen, mais déjà aussi cité grecque. Chaque fois, c’est avec l’utopie que la philosophie devient politique, et mène au plus haut point la critique de son époque. L’utopie ne se sépare pas du mouvement infini : elle désigne étymologiquement la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu. Le mot employé par l’utopiste Samuel Butler, « Erewhon », ne renvoie pas seulement à « No-where », ou Nulle part, mais à « Now-here », ici-maintenant. Ce qui compte n’est pas la prétendue distinction d’un socialisme utopique et d’un socialisme scientifique ; ce sont plutôt les divers types d’utopie, la révolution étant l’un de ces types. Il y a toujours dans l’utopie (comme dans la philosophie) le risque d’une restauration de la transcendance, et parfois son orgueilleuse affirmation, si bien qu’il faut distinguer les utopies autoritaires ou de transcendance, et les utopies libertaires, révolutionnaires, immanentes [12] . Mais justement, dire que la révolution est elle-même utopie d’immanence n’est pas dire que c’est un rêve, quelque chose qui ne se réalise pas ou qui ne se réalise qu’en se trahissant. Au contraire, c’est poser la révolution comme plan d’immanence, mouvement infini, survol absolu, mais en tant que ces traits se connectent avec ce qu’il y a de réel ici et maintenant dans la lutte contre le capitalisme, et relancent de nouvelles luttes chaque fois que la précédente est trahie. Le mot d’utopie désigne donc cette conjonction de la philosophie ou du concept avec le milieu présent : philosophie politique (peut-être toutefois l’utopie n’est-elle pas le meilleur mot, en raison du sens mutilé que l’opinion lui a donné).

Il n’est pas faux de dire que la révolution, « c’est la faute aux philosophes » (bien que ce ne soit pas les philosophes qui la mènent). Que les deux grandes révolutions modernes, l’américaine et la soviétique, aient si mal tourné n’empêche pas le concept de poursuivre sa voie immanente. Comme le /montrait Kant, le concept de révolution n’est pas dans la manière dont celle-ci peut être menée dans un champ social nécessairement relatif, mais dans « l’enthousiasme » avec lequel elle est pensée sur un plan d’immanence absolu, comme une présentation de l’infini dans l’ici-maintenant, qui ne comporte rien de rationnel ou même de raisonnable [13] . Le concept libère l’immanence de toutes les limites que le capital lui imposait encore (ou qu’elle s’imposait à elle-même sous la forme du capital apparaissant comme quelque chose de transcendant). Dans cet enthousiasme il s’agit pourtant moins d’une séparation du spectateur et de l’acteur que d’une distinction dans l’action même entre les facteurs historiques et « la nuée non-historique », entre l’état de choses et l’événement. A titre de concept et comme événement, la révolution est auto-référentielle ou jouit d’une auto-position qui se laisse appréhender dans un enthousiasme immanent sans que rien dans les états de choses ou le vécu puisse l’atténuer, même les déceptions de la raison. La révolution est la déterritorialisation absolue au point même où celle-ci fait appel à la nouvelle terre, au nouveau peuple.

La déterritorialisation absolue n’est pas sans reterritorialisation. La philosophie se reterritorialise sur le concept. Le concept n’est pas objet, mais territoire. Il n’a pas d’Objet, mais un territoire. Précisément à ce titre il a une forme passée, présente et peut-être à venir. La philosophie moderne se reterritorialise sur la Grèce comme forme de son propre passé. Ce sont les philosophes allemands surtout qui ont vécu le rapport avec la Grèce comme un rapport personnel. Mais justement ils se vivaient comme l’envers ou le contraire des Grecs, le symétrique inverse : les Grecs tenaient bien le plan d’immanence qu’ils construisaient dans l’enthousiasme et l’ivresse, mais ils devaient chercher avec quels concepts le remplir, pour ne pas retomber dans les figures d’Orient ; tandis que nous, nous avons des concepts, nous croyons les avoir, après tant de siècles de pensée occidentale, mais nous ne savons guère où les mettre, parce que nous manquons d’un véritable plan, distraits que nous sommes par la transcendance chrétienne. Bref, sous sa forme passée, le concept, c’est ce qui n’était pas encore. Nous, aujourd’hui, nous avons les concepts, mais les Grecs ne les avaient pas encore ; ils avaient le plan, que nous n’avons plus. C’est pourquoi les Grecs de Platon contemplent le concept, comme quelque chose qui est encore très loin et au-dessus, tandis que nous, nous avons le concept, nous l’avons dans l’esprit d’une manière innée, il suffit de réfléchir. C’est ce que Hölderlin exprimait si profondément : le « natal » des Grecs, c’est notre « étranger », ce que nous devons acquérir, tandis que notre natal, les Grecs au contraire avaient à l’acquérir comme leur étranger [14] . Ou bien Schelling : les Grecs vivaient et pensaient dans la Nature, mais ils laissaient l’Esprit dans les « mystères », tandis que nous, nous vivons, sentons et pensons dans l’Esprit, dans la réflexion, mais laissons la Nature dans un profond mystère alchimique que nous ne cessons de profaner. L’autochtone et l’étranger ne se séparent plus comme deux personnages distincts, mais se distribuent comme un seul et même personnage double, qui se dédouble à son tour en deux versions, présente et passée : ce qui était autochtone devient étranger, ce qui était étranger devient autochtone. Hölderlin en appelle de toutes ses forces à une « société des amis » comme condition de la pensée, mais c’est comme si cette société avait traversé une catastrophe qui change la nature de l’amitié. Nous nous reterritorialisons chez les Grecs, mais en fonction de ce qu’ils n’avaient pas et n’étaient pas encore, si bien que nous les reterritorialisons sur nous-mêmes.

La reterritorialisation philosophique a donc aussi une forme présente. Peut-on dire que la philosophie se reterritorialise sur l’Etat démocratique moderne et les droits de l’homme ? Mais, parce qu’il n’y a pas d’Etat démocratique universel, ce mouvement implique la particularité d’un Etat, d’un droit, ou l’esprit d’un peuple capable d’exprimer les droits de l’homme dans « son » Etat, et de dessiner la moderne société des frères. En effet, ce n’est pas seulement le philosophe qui a une nation, en tant qu’homme, c’est la philosophie qui se reterritorialise sur l’Etat national et l’esprit du peuple (le plus souvent ceux du philosophe, mais pas toujours). Ainsi Nietzsche a fondé la géo-philosophie en cherchant à déterminer les caractères nationaux de la philosophie française, anglaise et allemande. Mais pourquoi trois pays seulement furent-ils collectivement capables de produire de la philosophie dans le monde capitaliste ? Pourquoi pas l’Espagne, pourquoi pas l’Italie ? L’Italie notamment présentait un ensemble de cités déterritorialisées et une puissance maritime capables de renouveler les conditions d’un « miracle », et marqua le commencement d’une philosophie inégalable, mais qui avorta, et dont l’héritage passa plutôt en Allemagne (avec Leibniz et Schelling). Peut-être l’Espagne était-elle trop soumise à l’Eglise, et l’Italie trop « proche » du Saint-Siège ; ce qui sauva spirituellement l’Angleterre et l’Allemagne, ce fut peut-être la rupture avec le catholicisme, et la France, le gallicanisme... L’Italie et l’Espagne manquaient d’un « milieu » pour la philosophie, si bien que leurs penseurs restaient des « comètes », et qu’elles étaient prêtes à brûler leurs comètes. L’Italie et l’Espagne furent les deux pays occidentaux capables de développer puissamment le concettisme, c’est-à-dire ce compromis catholique du concept et de la figure, qui avait une grande valeur esthétique mais déguisait la philosophie, la détournait sur une rhétorique et empêchait une pleine possession du concept.

La forme présente s’énonce ainsi : nous avons les concepts ! Tandis que les Grecs ne les « avaient » pas encore, et les contemplaient de loin, ou les pressentaient : en découle la différence entre la réminiscence platonicienne et l’innéité cartésienne ou l’a-priori kantien. Mais la possession du concept ne semble pas coïncider avec la révolution, l’Etat démocratique et les droits de l’homme. S’il est vrai qu’en Amérique l’entreprise philosophique du pragmatisme, si méconnue en France, est en continuité avec la révolution démocratique et la nouvelle société des frères, il n’en est pas de même pour l’âge d’or de la philosophie française au XVIIe siècle, ni pour l’Angleterre au avine, ni pour l’Allemagne au XIXe. Mais c’est seulement dire que l’histoire des hommes et l’histoire de la philosophie n’ont pas le même rythme. Et la philosophie française se réclame déjà d’une république des esprits et d’une capacité de penser comme de « la chose la mieux partagée », qui finira par s’exprimer dans un cogito révolutionnaire ; l’Angleterre ne cessera de réfléchir sur son expérience révolutionnaire, et sera la première à demander pourquoi les révolutions tournent si mal dans les faits, quand elles promettent tant en esprit. L’Angleterre, l’Amérique et la France se vivent comme les trois terres des droits de l’homme. Quant à l’Allemagne, elle ne cessera pas de son côté de réfléchir sur la révolution française, comme ce qu’elle ne peut pas faire (elle manque de villes suffisamment déterritorialisées, elle souffre du poids d’un arrière-pays, le Land). Mais ce qu’elle ne peut pas faire, elle se donne pour tâche de le penser. Chaque fois, c’est conformément à l’esprit d’un peuple et à sa conception du droit que la philosophie trouve à se reterritorialiser dans le monde moderne. L’histoire de la philosophie est donc marquée par des caractères nationaux, ou plutôt nationalitaires, qui sont comme des « opinions » philosophiques.

EXEMPLE VIII

S’il est vrai que nous, hommes modernes, nous avons le concept, mais avons perdu de vue le plan d’immanence, le caractère français en philosophie a tendance à s’arranger de cette situation en soutenant les concepts par un simple ordre de la connaissance réflexive, un ordre des raisons, une « épistémologie ». C’est comme le recensement des terres habitables, civilisables, connaissables ou connues, qui se mesurent à une « prise » de conscience ou cogito, même si ce cogito doit devenir pré-réflexif, et cette conscience, non-thétique, pour cultiver les plus ingrates. Les Français sont comme des propriétaires terriens dont la rente est le cogito. Ils se sont toujours reterritorialisés sur la conscience. L’Allemagne, au contraire, ne renonce pas à l’absolu : elle se sert de la conscience, mais comme d’un moyen de déterritorialisation. Elle veut reconquérir le plan d’immanence grec, la terre inconnue qu’elle ressent maintenant comme sa propre barbarie, sa propre anarchie livrée aux nomades depuis la disparition des Grecs [15] . Aussi lui faut-il sans cesse déblayer et affermir ce sol, c’est-à-dire fonder. Une rage de fonder, de conquérir, inspire cette philosophie ; ce que les Grecs avaient par autochtonie, elle l’aura par conquête et fondation, si bien qu’elle rendra l’immanence immanente à quelque chose, à son propre Acte de philosopher, à sa propre subjectivité philosophante (le cogito prend donc un tout autre sens, puisqu’il conquiert et fixe le sol).

De ce point de vue, l’Angleterre est l’obsession de l’Allemagne ; car les Anglais sont précisément ces nomades qui traitent le plan d’immanence comme un sol meuble et mouvant, un champ d’expérience radical, un monde en archipel où ils se contentent de planter leurs tentes, d’île en île et sur mer. Les Anglais nomadisent sur la vieille terre grecque fracturée, fractalisée, étendue à tout l’univers. On ne peut même pas dire qu’ils aient les concepts, comme les Français ou les Allemands ; mais ils les acquièrent, ils ne croient qu’à l’acquis. Non pas parce que tout viendrait des sens, mais parce qu’on acquiert un concept en habitant, en plantant sa tente, en contractant une habitude. Dans la trinité Fonder-Bâtir-Habiter, ce sont les Français qui bâtissent, et les Allemands qui fondent, mais les Anglais habitent. Il leur suffit d’une tente. Ils se font de l’habitude une conception extraordinaire : on prend des habitudes en contemplant, et en contractant ce qu’on contemple. L’habitude est créatrice. La plante contemple l’eau, la terre, l’azote, le carbone, les chlorures et les sulfates, et les contracte pour acquérir son propre concept, et s’en remplir (enjoyment). Le concept est une habitude acquise en contemplant les éléments dont on procède (d’où la grécité très spéciale de la philosophie anglaise, son néo-platonisme empirique). Nous sommes tous des contemplations, donc des habitudes. Je est une habitude. Il y a concept partout où il y a habitude, et les habitudes se font et se défont sur le plan d’immanence de l’expérience radicale : ce sont des « conventions » [16] . C’est pourquoi la philosophie anglaise est une libre et sauvage création de concepts. Une proposition étant donnée, à quelle convention renvoie-t-elle, quelle est l’habitude qui en constitue le concept ? C’est la question du pragmatisme. Le droit anglais est de coutume ou de convention, comme le français, de contrat (système déductif), et l’allemand, d’institution (totalité organique). Quand la philosophie se reterritorialise sur l’Etat de droit, le philosophe devient professeur de philosophie, mais l’Allemand l’est par institution et fondement, le Français l’est par contrat, l’Anglais ne l’est que par convention.

S’il n’y a pas d’Etat démocratique universel, malgré le rêve de fondation de la philosophie allemande, c’est parce que la seule chose qui soit universelle dans le capitalisme, c’est le marché. Par opposition aux empires archaïques qui procédaient à des surcodages transcendants, le capitalisme fonctionne comme une axiomatique immanente de flux décodés (flux d’argent, de travail, de produits...). Les Etats nationaux ne sont plus des paradigmes de surcodage, mais constituent les « modèles de réalisation » de cette axiomatique immanente. Dans une axiomatique, les modèles ne renvoient pas à une transcendance, au contraire. C’est comme si la déterritorialisation des Etats modérait celle du capital, et fournissait à celui-ci les reterritorialisations compensatoires. Or les modèles de réalisation peuvent être très divers (démocratiques, dictatoriaux, totalitaires...), ils peuvent être réellement hétérogènes, ils n’en sont pas moins isomorphes par rapport au marché mondial, en tant que celui-ci ne suppose pas seulement, mais produit des inégalités de développement déterminantes. C’est pourquoi, comme on a souvent remarqué, les Etats démocratiques sont tellement liés, et compromis, avec les Etats dictatoriaux que la défense des droits de l’homme doit nécessairement passer par la critique interne de toute démocratie. Tout démocrate est aussi « l’autre Tartuffe » de Beaumarchais, le Tartuffe humanitaire comme disait Péguy. Certes, il n’y a pas lieu de croire que nous ne pouvons plus penser après Auschwitz, et que nous sommes tous responsables du nazisme, dans une culpabilité malsaine qui n’affecterait d’ailleurs que les victimes. Primo Levi dit : on ne nous fera pas prendre les victimes pour des bourreaux. Mais ce que le nazisme et les camps nous inspirent, dit-il, c’est beaucoup plus ou beaucoup moins : « la honte d’être un homme » (parce que même les survivants ont dû pactiser, se compromettre...) [17] . Ce ne sont pas seulement nos Etats, c’est chacun de nous, chaque démocrate, qui se trouve, non pas responsable du nazisme, mais souillé par lui. Il y a bien catastrophe, mais la catastrophe consiste en ceci que la société des frères ou des amis est passée par une telle épreuve qu’ils ne peuvent plus se regarder l’un l’autre, ou chacun soi-même, sans une « fatigue », peut-être une méfiance, qui deviennent des mouvements infinis de la pensée, qui ne suppriment pas l’amitié, mais lui donnent couleur moderne, et remplacent la simple « rivalité » des Grecs. Nous ne sommes plus des Grecs, et l’amitié n’est plus la même : Blanchot, Mascolo ont vu l’importance de cette mutation pour la pensée même.

Les droits de l’homme sont des axiomes : ils peuvent sur le marché coexister avec bien d’autres axiomes, notamment sur la sécurité de la propriété, qui les ignorent ou les suspendent encore plus qu’ils ne les contredisent : « l’impur mélange ou l’impur côte-à-côte », disait Nietzsche. Qui peut tenir et gérer la misère, et la déterritorialisation-reterritorialisation des bidonvilles, sauf des polices et des armées puissantes qui coexistent avec les démocraties ? Quelle social-démocratie n’a pas donné l’ordre de tirer quand la misère sort de son territoire ou ghetto ? Les droits ne sauvent ni les hommes ni une philosophie qui se reterritorialise sur l’Etat démocratique. Les droits de l’homme ne nous feront pas bénir le capitalisme. Et il faut beaucoup d’innocence, ou de rouerie, à une philosophie de la communication qui prétend restaurer la société des amis ou même des sages en formant une opinion universelle comme « consensus » capable de moraliser les nations, les Etats et le marché [18] . Les droits de l’homme ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droits. Et la honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.

Si la philosophie se reterritorialise sur le concept, elle n’en trouve pas la condition dans la forme présente de l’Etat démocratique, ou dans un cogito de communication plus douteux encore que le cogito de réflexion. Nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création. Nous manquons de résistance au présent. La création de concepts fait appel en elle-même à une forme future, elle appelle une nouvelle terre et un peuple qui n’existe pas encore. L’européanisation ne constitue pas un devenir, elle constitue seulement l’histoire du capitalisme qui empêche le devenir des peuples assujettis. L’art et la philosophie se rejoignent sur ce point, la constitution d’une terre et d’un peuple qui manquent, comme corrélat de la création. Ce ne sont pas des auteurs populistes mais les plus aristocratiques qui réclament cet avenir. Ce peuple et cette terre ne se trouveront pas dans nos démocraties. Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours de la majorité. C’est une position complexe, ambiguë, celle de beaucoup d’auteurs par rapport à la démocratie. L’affaire Heidegger est venue compliquer les choses : il a fallu qu’un grand philosophe se reterritorialise effectivement sur le nazisme pour que les commentaires les plus étranges se croisent, tantôt pour mettre en cause sa philosophie, tantôt pour l’absoudre au nom d’arguments si compliqués et contournés qu’on reste songeur. Ce n’est pas toujours facile d’être heideggérien. On aurait mieux compris qu’un grand peintre, un grand musicien tombent ainsi dans la honte (mais justement ils ne l’ont pas fait). Il a fallu que ce soit un philosophe, comme si la honte devait entrer dans la philosophie même. Il a voulu rejoindre les Grecs par les Allemands, au pire moment de leur histoire : qu’y a-t-il de pire, disait Nietzsche, que de se trouver devant un Allemand quand on attendait un Grec ? Comment les concepts (de Heidegger) ne seraient-ils pas intrinsèquement souillés par une reterritorialisation abjecte ? A moins que tous les concepts ne comportent cette zone grise et d’indiscernabilité où les lutteurs se confondent un instant sur le sol, et où l’œil fatigué du penseur prend l’un pour l’autre : non seulement l’Allemand pour un Grec, mais le fasciste pour un créateur d’existence et de liberté. Heidegger s’est perdu dans les chemins de la reterritorialisation, car ce sont des chemins sans balise ni parapet. Peut-être ce strict professeur était-il plus fou qu’il ne paraissait. Il s’est trompé de peuple, de terre, de sang. Car la race appelée par l’art ou la philosophie n’est pas celle qui se prétend pure, mais une race opprimée, bâtarde, inférieure, anarchique, nomade, irrémédiablement mineure — ceux-là que Kant excluait des voies de la nouvelle Critique... Artaud disait : écrire pour les analphabètes — parler pour les aphasiques, penser pour les acéphales. Mais que signifie « pour » ? Ce n’est pas « à l’intention de... », ni même « à la place de... ». C’est « devant ». C’est une question de devenir. Le penseur n’est pas acéphale, aphasique ou analphabète, mais le devient. Il devient Indien, n’en finit pas de le devenir, peut-être « pour que » l’Indien qui est Indien devienne lui-même autre chose et s’arrache à son agonie. On pense et on écrit pour les animaux mêmes. On devient animal pour que l’animal aussi devienne autre chose. L’agonie d’un rat ou l’exécution d’un veau restent présentes dans la pensée, non par pitié, mais comme la zone d’échange entre l’homme et l’animal, où quelque chose de l’un passe dans l’autre. C’est le rapport constitutif de la philosophie avec la non-philosophie. Le devenir est toujours double, et c’est ce double devenir qui constitue le peuple à venir et la nouvelle terre. Le philosophe doit devenir non-philosophe, pour que la non-philosophie devienne la terre et le peuple de la philosophie. Même un philosophe aussi bien considéré que l’évêque Berkeley ne cesse de dire : nous autres Irlandais, la populace... Le peuple est intérieur au penseur parce que c’est un « devenir-peuple », pour autant que le penseur est intérieur au peuple, comme devenir non moins illimité. L’artiste ou le philosophe sont bien incapables de créer un peuple, ils ne peuvent que l’appeler, de toutes leurs forces. Un peuple ne peut se créer que dans des souffrances abominables, et ne peut pas plus s’occuper d’art ou de philosophie. Mais les livres de philosophie et les œuvres d’art contiennent aussi leur somme inimaginable de souffrance qui fait pressentir l’avènement d’un peuple. Ils ont en commun de résister, résister à la mort, à la servitude, à l’intolérable, à la honte, au présent.

La déterritorialisation et la reterritorialisation se croisent dans le double devenir. On ne peut plus guère distinguer l’autochtone et l’étranger, parce que l’étranger devient autochtone chez l’autre qui ne l’est pas, en même temps que l’autochtone devient étranger, à soi-même, à sa propre classe, à sa propre nation, à sa propre langue : nous parlons la même langue, et pourtant je ne vous comprends pas... Devenir étranger à soi-même, et à sa propre langue et nation, n’est-ce pas le propre du philosophe et de la philosophie, leur « style », ce qu’on appelle un charabia philosophique ? Bref, la philosophie se reterritorialise trois fois, une fois dans le passé sur les Grecs, une fois dans le présent sur l’Etat démocratique, une fois dans l’avenir sur le nouveau peuple et la nouvelle terre. Les Grecs et les démocrates se déforment singulièrement dans ce miroir de l’avenir.

L’utopie n’est pas un bon concept parce que, même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. 11 naît dans l’Histoire, et y retombe, mais n’en est pas. Il n’a pas en lui-même de début ni de fin, mais seulement un milieu. Aussi est-il plus géographique qu’historique. Telles sont les révolutions et les sociétés d’amis, sociétés de résistance, car créer, c’est résister : de purs devenirs, de purs événements sur un plan d’immanence. Ce que l’Histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses ou dans le vécu, mais l’événement dans son devenir, dans sa consistance propre, dans son auto-position comme concept, échappe à l’Histoire. Les types psycho-sociaux sont historiques, mais les personnages conceptuels sont des événements. Tantôt l’on vieillit suivant l’Histoire, et avec elle, tantôt l’on devient vieux dans un événement très discret (peut-être le même événement qui permet de poser le problème « qu’est-ce que la philosophie ? »). Et c’est la même chose pour ceux qui meurent jeunes, il y a plusieurs manières de mourir ainsi. Penser, c’est expérimenter, mais l’expérimentation, c’est toujours ce qui est en train de se faire — le nouveau, le remarquable, l’intéressant, qui remplacent l’apparence de vérité et qui sont plus exigeants qu’elle. Ce qui est en train de se faire, ce n’est pas ce qui finit, mais pas davantage ce qui commence. L’histoire n’est pas expérimentation, elle est seulement l’ensemble des conditions presque négatives qui rendent possible l’expérimentation de quelque chose qui échappe à l’histoire. Sans l’histoire, l’expérimentation resterait indéterminée, inconditionnée, mais l’expérimentation n’est pas historique, elle est philosophique.

EXEMPLE IX

C’est dans un grand livre de philosophie que Péguy explique qu’il y a deux manières de considérer l’événement, l’une qui consiste à passer au long de l’événement, à en recueillir l’effectuation dans l’histoire, le conditionnement et le pourrissement dans l’histoire, mais l’autre à remonter l’événement, à s’installer en lui comme dans un devenir, à rajeunir et à vieillir en lui tout à la fois, à passer par toutes ses composantes ou singularités. Il se peut que rien ne change ou ne semble changer dans l’histoire, mais tout change dans l’événement, et nous changeons dans l’événement : « Il n’y a rien eu. Et un problème dont on ne voyait pas la fin, un problème sans issue... tout d’un coup n’existe plus et on se demande de quoi on parlait » ; il est passé dans d’autres problèmes ; « il n’y a rien eu et on est dans un nouveau peuple, dans un nouveau monde, dans un nouvel homme » [19] . Ce n’est plus de l’historique et ce n’est pas de l’éternel, dit Péguy, c’est de l’Internel. Voilà un nom qu’il a fallu que Péguy crée pour désigner un nouveau concept, et les composantes, les intensités de ce concept. Et n’est-ce pas quelque chose de semblable qu’un penseur loin de Péguy avait désigné du nom d’Intempestif ou d’Inactuel : la nuée non-historique qui n’a rien à voir avec l’éternel, le devenir sans lequel rien ne se ferait dans l’histoire, mais ne se confond pas avec elle. Par-dessous les Grecs et les Etats, il lance un peuple, une terre, comme la flèche et le disque d’un nouveau monde qui n’en finit pas, toujours en train de se faire : « agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur (je l’espère) d’un temps à venir ». Agir contre le passé, et ainsi sur le présent, en faveur (je l’espère) d’un avenir — mais l’avenir n’est pas un futur de l’histoire, même utopique, c’est l’infini Maintenant, le Nûn que Platon déjà distinguait de tout présent, l’Intensif ou l’Intempestif, non pas un instant, mais un devenir. N’est-ce pas encore ce que Foucault nommait l’Actuel? Mais comment le concept recevrait-il maintenant le nom d’actuel tandis que Nietzsche le nommait inactuel ? C’est que, pour Foucault, ce qui compte est la différence du présent et de l’actuel. Le nouveau, l’intéressant, c’est l’actuel. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais plutôt ce que nous devenons, ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre. Le présent, au contraire, c’est ce que nous sommes et, par là même, ce que nous cessons déjà d’être. Nous devons distinguer non seulement la part du passé et celle du présent, mais, plus profondément, celle du présent et celle de l’actuel [20] . Non pas que l’actuel soit la préfiguration même utopique d’un avenir encore de notre histoire, mais il est le maintenant de notre devenir. Lorsque Foucault admire Kant d’avoir posé le problème de la philosophie non pas par rapport à l’éternel mais par rapport au Maintenant, il veut dire que la philosophie n’a pas pour objet de contempler l’éternel, ni de réfléchir l’histoire, mais de diagnostiquer nos devenirs actuels : un devenir-révolutionnaire qui, selon Kant lui-même, ne se confond pas avec le passé, le présent ni l’avenir des révolutions. Un devenir-démocratique qui ne se confond pas avec ce que sont les Etats de droit, ou même un devenir-grec qui ne se confond pas avec ce que furent les Grecs. Diagnostiquer les devenirs dans chaque présent qui passe, c’est ce que Nietzsche assignait au philosophe comme médecin, « médecin de la civilisation » ou inventeur de nouveaux modes d’existence immanents. La philosophie éternelle, mais aussi l’histoire de la philosophie, font place à un devenir-philosophique. Quels devenirs nous traversent aujourd’hui, qui retombent dans l’histoire, mais qui n’en viennent pas, ou plutôt qui n’en viennent que pour en sortir ? L’Interne!, l’Intempestif, l’Actuel, voilà des exemples de concepts en philosophie ; des concepts exemplaires... Et si l’un appelle Actuel ce que l’autre appelait Inactuel, c’est seulement en vertu d’un chiffre du concept, en vertu de ses proximités et composantes dont de légers déplacements peuvent entraîner, comme disait Péguy, la modification d’un problème (le Temporellement-éternel chez Péguy, l’Eternité du devenir selon Nietzsche, le Dehors-intérieur avec Foucault).

[ 1 ] Marcel Detienne a profondément renouvelé ces problèmes : sur l’opposition de l’Étranger fondateur et de l’Autochtone, sur les mélanges complexes entre ces deux pôles, sur Erechtée, cf. « Qu’est-ce qu’un site ? », in Tracés de fondation, Ed. Peeters. Cf. aussi Giulia Sissa et Marcel Detienne, La vie quotidienne des dieux grecs, Hachette (sur Érechtée, ch. xiv, et sur la différence des deux polythéismes, ch. x).

[ 2 ] Ghilde, L’Europe préhistorique, Ed. Payot, p. 110-115.

[ 3 ] Jean-Pierre Faye, La raison narrative, Ed. Balland, p. 15-18. Cf. Clémence Ramnoux, in Histoire de la philosophie, Gallimard, I, p. 408-409 : la philosophie présocratique naît et grandit « en bordure de l’aire hellénique telle que la colonisation avait réussi à la définir vers la fin du vif et le début du VIe siècle, et là précisément où les Grecs affrontent, en relation de commerce et de guerre, les royaumes et les empires d’Orient », puis gagne « l’extrême ouest, les colonies de Sicile et d’Italie, à la faveur des migrations provoquées par les invasions iraniennes et les révolutions politiques... ». Nietzsche, Naissance de la philosophie, Gallimard, p. 131 « Imaginez que le philosophe soit un émigré arrivé chez les Grecs ; il en est ainsi de ces Préplatoniciens. Ce sont en quelque manière des étrangers dépaysés. »

[ 4 ] Sur cette sociabilité pure, « en deçà et au-delà du contenu particulier », et la démocratie, la conversation, cf. Simmel, Sociologie et épistémologie, P.U.F., ch. III.

[ 5 ] Certains auteurs reprennent aujourd’hui sur de nouvelles bases la question proprement philosophique, en se libérant des stéréotypes hégéliens ou heideggériens : sur une philosophie juive, les travaux de Lévinas et autour de Lévinas ( Les cahiers de la nuit surveillée , n° 3, 1984) ; sur une philosophie islamique, en fonction des travaux de Corbin, cf. Jambet ( La logique des Orientaux ,Ed. du Seuil) et Lardreau ( Discours philosophique et discours spirituel, Ed. du Seuil) ; sur une philosophie hindoue, en fonction de Masson-Oursel, cf. l’approche de Roger-Pol Droit ( L’oubli de l’Inde , P .U.F .);sur une philosophie chinoise, les études de François Cheng( Vide et plein, Ed. du Seuil), et de François Jullien ( Procès ou création, Ed. du Seuil) ; sur une philosophie japonaise, cf. René de Ceccaty et Nakamura ( Mille ans de littérature japonaise, et la traduction commentée du moine Dôgen, Ed. de la Différence).

[ 6 ] Cf. Jean Beaufret : « La source est partout, indéterminée, aussi bien chinoise, arabe qu’indienne... Mais voilà, il y a l’épisode grec, les Grecs eurent l’étrange privilège de nommer la source être... » (Ethernité n° 1, 1985).

[ 7 ] On ne verra ici que des allusions sommaires : au lien d’Eros et de la philia chez les Grecs ; au rôle de la Fiancée et du Séducteur chez Kierkegaard ; à la fonction noétique du Couple selon Klossowski (Les lois de l’hospitalité, Gallimard) ; à la constitution de la femme-philosophe selon Michèle Le Doeuff (L’étude et le rouet, Ed. du Seuil) ; au nouveau personnage de l’Ami chez Blanchot

[ 8 ] Cf. Balazs, La bureaucratie céleste, Gallimard, ch. XIII

[ 9 ] Marx, Le Capital, III, 3, conclusions : « La production capitaliste tend sans cesse à dépasser ces limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens qui, de nouveau et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières. La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même... »

[ 10 ] Husserl, La crise des sciences européennes..., Gallimard, p. 353-355 (cf. les commentaires de R.-P. Droit, L’oubli de l’Inde, p. 203-204).

[ 11 ] Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Ed. Armand Colin, I, p. 391-400.

[ 12 ] Sur ces types d’utopies, cf. Ernst Bloch, Le principe espérance, Gallimard, II. Et les commentaires de René Schérer sur l’utopie de Fourier dans ses rapports avec le mouvement, Pari sur l’impossible, Presses universitaires de Vincennes.

[ 13 ] Kant, Le conflit des facultés, II, S 6 (ce texte a retrouvé toute son importance aujourd’hui par les commentaires très différents de Foucault, Habermas et Lyotard).

[ 14 ] Hölderlin : les Grecs possèdent le grand Plan panique, qu’ils partagent avec l’Orient, mais ils doivent acquérir le concept ou la composition organique occidentale ; « chez nous, c’est l’inverse » (lettre à Bôlhendorf, 4 décembre 1801, et les commentaires de Jean Beaufret, in Hölderlin, Remarques sur Œdipe, Ed. 10-18, p. 8-11; cf. aussi Philippe Lacoue-Labarthe, L’imitation des modernes, Ed. Galilée). Même le texte célèbre de Renan sur le « miracle » grec a un mouvement complexe analogue : ce que les Grecs avaient par nature, nous ne pouvons le retrouver que par réflexion, en affrontant un oubli et un ennui fondamentaux ; nous ne sommes plus des Grecs, nous sommes des Bretons (Souvenirs d’enfance et de jeunesse).

[ 15 ] On se reportera aux premières lignes de la préface de la première édition de la Critique de la Raison pure : « Le terrain où se livrent les combats se nomme la Métaphysique... Au début, sous le règne des dogmatiques, son pouvoir était despotique. Mais, comme sa législation portait encore l’empreinte de l’antique barbarie, cette métaphysique tomba peu à peu, par suite de guerres intestines, dans une complète anarchie, et les sceptiques, espèces de nomades qui ont horreur de s’établir définitivement sur une terre, rompaient de temps en temps le lien social. Pourtant, comme ils n’étaient par bonheur qu’un petit nombre, ils ne purent empêcher leurs adversaires de s’essayer toujours de nouveau, mais du reste sans aucun plan entre eux concerté d’avance, à rétablir ce lien brisé... » Et sur l’île de fondation, le grand texte de « l’Analytique des principes », au début du chapitre m. Les Critiques ne comportent pas seulement une « histoire », mais surtout une géographie de la Raison, d’après laquelle on distingue un « champ », un « territoire » et un « domaine » du concept (Critique du jugement, introduction, S 2). Jean-Clet Martin a fait une belle analyse de cette géographie de la Raison pure chez Kant : Variations, à paraître.

[ 16 ] Hume, Traité de la nature humaine, Ed. Aubier, II, p. 608 : « Deux hommes qui tirent sur les avirons d’un canot le font d’après un accord ou une convention, bien qu’ils ne se soient jamais fait de promesses. »

[ 17 ] C’est un sentiment « composite » que Primo Levi décrit ainsi : honte que des hommes aient pu faire cela, honte que nous n’ayons pas pu l’empêcher, honte d’y avoir survécu, honte d’avoir été avili ou diminué. Cf. Les naufragés et les rescapés, Gallimard (et, sur « la zone grise », aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves... », p. 42).

[ 18 ] Sur la critique de « l’opinion démocratique », son modèle américain, et les mystifications des droits de l’homme ou de l’Etat de droit international, une des plus fortes analyses est celle de Michel Butel, L’Autre journal, n° 10, mars 1991, p. 21-25.

[ 19 ] Péguy, Clio, Gallimard, p. 266-269.

[ 20 ] Foucault, Archéologie du savoir, Gallimard, p. 172.