12 Vers la fin ou le début de l’Histoire : yaourtière à classe moyenne ou héroïsme du quelconque ?
« L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant la religion que l’ennemi accepté… Un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent un semblant d’issue à l’ennui. La vie humaine aspire aux passions et retrouve ses exigences. »
G. BATAILLE
Il faudra pourtant beaucoup d’éloquence à la Grande Armée pour faire oublier que nous serons bientôt sept milliards à être victimes de cette malédiction qui, voici presque deux siècles, scandalisait Burke : « Plus on produit de richesses, plus il y a de paupérisme ! » La révolution cybernétique, la fameuse « troisième vague » qui promettait de nous libérer, semble souvent synonyme de misère pour les plus démunis et d’indigence intellectuelle pour les plus aisés.
Le travail est écartelé entre le travail-corvée de la survie et le travail-performance de la Surclasse. C’est négliger que seul le travail-patience engage une amplification inouïe de la liberté, à la fois en extension, par le biais d’un développement de la puissance d’agir de chacun, et en intensité, par la découverte d’une plasticité propre à l’individuation humaine.
Nous touchons peut-être ici le point sensible de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise contemporaine » ou l’« échec de la modernité » : laisser dégrader le travail-patience – le vrai créateur de richesses – au bénéfice du travail-corvée de la survie et du travail-performance esclave de l’impatience. Nous sommes ici au comble du paradoxe : l’extension inouïe des prolongements techniques du corps, qui devait hisser l’humanité au-dessus de l’abjection des « nécessités naturelles », conduit, à l’échelle de la planète entière, à des situations de détresse totale, bien pires que celle des Indiens d’Amazonie qui, du point de vue des « ressources rares » cher aux économistes, sont pourtant à la limite de la survie…
Promouvoir un travail sans temporalité propre, totalement inféodé à la commande sociale – qu’elle vienne du fouet et de la faim pour le travail-corvée ou d’une psychologie mutilée de cyber-zombie pour la Surclasse –, incapable de s’articuler avec une intensification de l’individuation pour de grandes masses humaines, bref, se contenter de faire proliférer les cas particuliers d’une espèce : serait-ce tout ce qu’il reste à espérer de l’humanité ?
En tout cas, l’ennui règne… Les Pénates – les petites unités de liberté domestique – montrent ici toute leur faiblesse ; elles ne font que s’entasser, incapables de bondir au-dessus d’elles-mêmes, comme seuls peuvent le faire les fragments d’Athéna.
On redoute le moment pénible où les Turbo-Bécassines et les Cyber-Gédéons bâilleront entre deux mauvaises digestions en dodelinant de la tête comme l’âne de Buridan : « J’hésite entre ça et ça, mais au fond, c’est la même chose. » Il faut donc injecter de la Différence en permanence, et ces maudits pays du Sud savent heureusement produire autre chose que de la graine de terroriste, de drogué ou de la chair pour pédophile. En respectant les seuils de tolérance, ils contribueront avec zèle au service de la Différence car « le Nord a besoin de créateurs du Sud pour nourrir ses propres objets-nomades de musiques, d’images, de cultures ou de cuisines lointaines[106] ».
L’Élite consensuelle elle-même n’échappe pas à ces moments d’écœurement, elle a trop bien réussi à désosser la « populace générique », à lui ôter toute énergie : la chair à bon choix ne se dérange même plus pour ratifier. On se désespère : où est le Père Noël qui fera émerger un « grand projet » ? Bien sûr, l’État « fonctionne » toujours, mais jamais une fonction n’a accouché d’un projet ! L’État n’est plus que « celui de la détresse et de l’entendement[107] », qu’un veilleur de nuit incapable de stimuler les citoyens-thermostats, enlisés dans leur « pragmatisme ».
À fluidité mondiale, détresse mondiale ! On ne peut espérer que les États restent les seuls maîtres d’œuvre de la Grande Charte sanitaire du mental qui s’esquisse. Les ministères de la lutte du Bien contre le Mal de chaque pays pourront sans doute assumer la sous-traitance indigène des Justes causes, mais il semble que seules les sectes multinationales de la superstition – comme l’Unification Church, l’Église de Scientologie, etc. – soient aptes à répondre à la formidable demande du Grand Marché de l’angoisse qui émerge avec le cyber-bétail de la neurocratie, friand d’épopées rudimentaires et de « messages simples et forts ». Le recyclage des junkies leur a d’ailleurs déjà permis de promouvoir des techniques de mutilation et de désarticulation des syntaxes destinées à exporter des gesticulations et des modes d’être pour des milliards d’« individus ».
La société thermo-civile ne peut tenir ses promesses : la tyrannie et la médiocrité de la demande socio-économique ont vaincu ce qui prétendait incarner le dynamisme et la légitimité d’une nouvelle micro-politique postmoderne.
Elle a bien accouché d’un « équilibre », mais ce n’est pas une unité vivante, ce n’est qu’un « équilibre général », une immense mer des Sargasses avachie sur elle-même. Le « bruit de fond » du Pr Wiener gagne du terrain, mais l’enthousiasme est à marée basse. L’esprit d’entreprise meurt doucement : Keynes rejoint Bataille et… Hölderlin, qui savait que « si l’enthousiasme meurt, les dieux meurent aussi… », lorsqu’il écrivait :
« Une grande partie de nos initiatives dans l’ordre du bien, de l’agréable ou de l’utile procèdent plus d’un optimisme spontané que d’une prévision mathématique. Lorsqu’il faut un long délai pour qu’elles produisent leur plein effet, nos décisions de faire quelque chose de positif doivent être considérées pour la plupart comme une manifestation de notre enthousiasme naturel, comme l’effet d’un besoin instinctif d’agir plutôt que de ne rien faire, et non comme le résultat d’une moyenne pondérée de bénéfices numériques multipliés par des probabilités numériques. L’entreprise ne fait croire qu’à elle-même que le principal moteur de son activité réside dans les affirmations de son prospectus, si sincères qu’elles puissent être. Le calcul exact des bénéfices à venir y joue un rôle à peine plus grand que dans une expédition au pôle Sud. Aussi bien, si l’enthousiasme faiblit, si l’optimisme naturel chancelle, et si par suite on est abandonné au seul ressort de la prévision mathématique, l’entreprise s’évanouit et meurt, alors que les craintes de pertes peuvent être aussi dépourvues de base logique que l’étaient auparavant les espoirs de profit. On a raison de dire que l’entreprise suscitée par la foi dans l’avenir bénéficie à la communauté tout entière. Mais pour que l’initiative individuelle lui donne une activité suffisante, il faut que la prévision rationnelle soit secondée et soutenue par l’enthousiasme[108]. De même que l’homme valide chasse la pensée de la mort, l’optimisme fait oublier aux pionniers l’idée de la ruine finale qui les attend souvent, l’expérience ne leur laissant à cet égard pas plus d’illusion qu’à nous-mêmes[109]. »
Incapable de comprendre le travail comme patience, débitant l’ennui, l’envie et le ressentiment comme des saucisses, l’ingénierie consensuelle a-t-elle aussi vaincu à jamais le politique et Pareto aurait-il raison ? L’Histoire ne ferait-elle que déployer ses phases comme les oscillations d’un pendule : jeunesse, maturité, décadence, les élites se succédant comme le cycle des vaches maigres et des vaches grasses, et leurs dépouilles s’accumulant comme des fossiles ? L’Histoire ne serait-elle qu’un cimetière d’aristocraties[110], qu’une interminable chronique de triomphes aussi éphémères et aussi dérisoires que les pugilats perpétuels du Grand Festin naturel où s’engloutissent les espèces ?
À la mesquinerie de l’« homme moyen », incapable d’enthousiasme et vautré dans le pluralisme – ce multiple anesthésié – -, il convient d’opposer l’homme quelconque, capable d’éveiller le geste politique qui déborde toute routine et tout possible anticipé. Car il existe un héroïsme du quelconque, de ce quelconque qui, à la fois singulier et innocent, peut être porteur d’un exceptionnel dont Cari Schmitt disait qu’il pense « le général avec toute l’énergie de la passion[111] ».
C’est précisément cet exceptionnel qui manifeste l’excellence du politique en tant que tel, comme ce qui, selon Hegel, a essentiellement à voir avec l’héroïque et le superflu, comme le lieu de décisions étrangères aux démarches « naturelles », aux considérations statistiques et aux anticipations de la psychologie des foules. L’exceptionnel foisonne dans les démocraties-marchés, mais l’Élite consensuelle le confisque comme notoriété, ou comme « ressource rare » ou, pis, comme résidu nostalgique de l’« extrême » et complémentaire du territoire de l’« homme moyen ».
Pourtant, si l’exceptionnel ne « sort » pas d’un Chaos de possibles, il ne se définit pas pour autant par opposition à l’« homme moyen ». L’exceptionnel n’est pas un privilège réservé aux « grands noms » : le héros du quelconque peut être un Niveleur, un Sans-culotte ou un Résistant anonyme, mais qui sait que la liberté cogne comme un fait et ne se réduit pas à un « choix ». Le héros du quelconque ne se dérobe pas derrière une déduction ou une optimisation ; nous sommes loin des pilotages de la Main invisible, des décisions « à petits pas » émergeant péniblement des spéculations des lobbies. Seul l’héroïsme du quelconque peut sauver la société civile de ses lâchetés et de ses égoïsmes ; il ne gère pas au mieux des coalitions d’individus accomplis – fussent-elles épicées de « chaotique » – mais propulse dans le collectif des individuations nouvelles. C’est pourquoi il possède cette capacité de nous ébranler absolument – qui pourrait oublier les marins du Potemkine ou les cheminots de la Bataille du rail ? –, d’amplifier nos possibles et nous sauver de l’immonde condition d’« espèce humaine » sans le secours d’un Dieu, et donc de faire que l’Histoire ne se résume pas à la conquête de « niches écologiques » assurant la prolifération optimale de peuplades.
C’est donc l’héroïsme du quelconque qui sauve le principe démocratique et fait qu’il ne se réduit pas à un « choix de société », à une forme prise parmi d’autres et qui s’impose comme un moindre mal[112]. La démocratie ne se déduit d’une optimisation de possibles préexistants mais surgit par le pari, infiniment plus généreux et donc infiniment plus risqué, d’une excellence des virtualités de la multitude et de l’aptitude de celle-ci à la dispenser. À ce pari s’associe le principe de l’innocence de l’exception : nul individu, nul lobby, nulle communauté, nul parti ne possède de vocation privilégiée à l’exercice du pouvoir et donc, pas de démocratie sans production démocratique de l’élite ! La démocratie « vaut » parce qu’elle laisse une chance à cet héroïsme du quelconque dont, jusqu’à présent, l’Histoire n’a toléré que les balbutiements.
Et si l’on décidait enfin de comprendre autrement la Grande amibe le milliard d’hommes ? Pour cela il ne suffira pas d’optimiser les gains et les caprices des cyber-nomades. Il faudra amplifier et approfondir la démocratie en révélant une affinité plus subtile entre l’individuel et le collectif. Cette dimension nouvelle sautera pardessus les « prédictions », les « choix réversibles » et les « opinions », les pacotilles de la Diversité et des quant-à-soi. Ce point de plus haute liberté appellera les décisions les plus irréversibles. Inutile de sonder la mer des Sargasses pour piéger cette dimension zéro, ce cœur où palpitent toutes les ambiguïtés et toutes les puissances.
Et si l’horoscope des « grandes tendances » se trompait ? Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre, une humanité-pulpe d’où s’enrouleraient toutes les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme : « À chacun selon sa singularité. » De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devrons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu.