2 Du Chaos comme imposture et de l’autorégulation comme néoconservatisme festif

 

 

La superstition réclame toujours un Diable, qui exsude la méchanceté et dispense d’affronter le feu du négatif, et un Prince charmant, qui éveille les vertus par un simple baiser. Pour le premier, notre époque a trouvé un figurant, le Mal radical – l’« absolu du nuisible » –, et, pour le second, le Chaos, son double un peu inquiétant au premier abord, mais somme toute bien commode car affublé de « créativité » et possédant la vertu de fabriquer magiquement de la singularité comme certaines plantes la vertu dormitive. Le Chaos aimerait se donner comme le Prince charmant qui éveille les virtualités. N’est-il pas tout simplement qu’un sinistre pugilat de possibles, une copulation abjecte de la règle et du hasard ? Rappelons-nous Milton : « Le Chaos siège en arbitre. Et son jugement ne fait qu’envenimer la querelle qui assure son règne. Au-dessous de lui, la Chance est juge suprême… »

Depuis plus de quinze ans, le Chaos tient le haut du pavé. Pourquoi est-il si fascinant ? Désormais, mathématiques et sciences physiques n’hésitent plus à s’aventurer dans cet espace que se disputent le confus, l’obscur, le désordre, mais aussi le singulier d’où émergent de nouveaux modes de contempler et d’agir. Cela ne peut laisser la philosophie indifférente, pour le meilleur et pour le pire. Il est toujours tentant de renoncer à saisir le Chaos comme un épanouissement de virtualités et de l’accepter comme une nouvelle donnée « naturelle », comme une compétition de possibles, certes quelquefois un peu hirsutes mais déjà domestiqués et tout juste assez insolents pour donner des frissons à l’« honnête homme » du XXe siècle, à l’« humaniste honnête », lequel raffole de ces histoires d’hippopotames qui en bâillant déclenchent une tempête au nord de la Baltique.

La philosophie semble enfin être soulagée d’un problème qui lui tenait à cœur – celui de la richesse de l’obscur –, que s’efforçaient de résoudre les cosmogonies sans Création, toujours inaugurées par un Chaos d’eaux dormantes primordiales, mélange équivoque de Ciel et de Terre en état de putréfaction ontologique… et qui resterait captif de cet état si un autre Dieu ne se décidait à les séparer[9].

Ces cosmogonies donnent une des clefs pour saisir la fascination trouble qui émane du Chaos ; celui-ci installe la pensée dans un espace que l’on souhaite fécond mais qui est déjà rongé par l’opposition virulente de deux principes ; le Chaos est l’équilibre indécis de deux forces, équilibre incapable d’assumer l’ambiguïté lovée et exaltée dans un couple[10]. Il se donne comme une totalité précaire où s’affrontent déjà les possibles qu’il est censé dispenser.

C’est tout son paradoxe : être d’emblée déchiré par des rivaux auxquels il doit donner naissance, se résigner à n’être qu’une neutralisation en abandonnant la belle ambition de déployer un spectre de virtualités, et apparaître comme une dialectique bâclée, limitée au pressentiment trouble d’une multiplicité hantée par une Unité originaire, elle-même toujours déjà contaminée par le Divers. C’est pourquoi la fascination exercée par les théories scientifiques modernes du chaos n’est pas exempte d’équivoque : elle conjugue deux séductions, celle du confort de l’opérativité et celle de l’émerveillement face à tout ce qui est sur le point d’apparaître.

Ainsi semble dissipée toute la perplexité qui accompagne inexorablement le « chaotisant » et que Bergson a très bien décrite, dans son Évolution créatrice, comme résultant du balancement de l’esprit qui fait la navette entre un ordre simplement mécanique et un ordre expressément voulu. C’est précisément cette distinction nette entre ces deux ordres qui permet d’éliminer l’équivoque dont vit le désordre. Bergson montre d’abord qu’une théorie de la connaissance, si elle veut être conséquente, devra commencer par détruire l’espèce de superstition qui conduit à s’imaginer qu’il pourrait ne pas y avoir d’ordre du tout. Il donne un exemple, crucial et fonctionnant comme une véritable expérience de pensée, celle d’une émergence progressive du chaotisant :

« Nous commençons par penser l’univers physique tel que nous le connaissons, avec des effets et des causes bien proportionnés les uns aux autres ; puis, par une série de décrets arbitraires, nous augmentons, nous diminuons, supprimons, de manière à obtenir ce que nous appelons le désordre[11]. »

L’effet saisissant de l’exemple est dû, bien sûr, au fait que le Vouloir semble surgir du confort de l’ordre des causalités habituelles pour hanter toutes les choses ; un tel spectacle inquiète bien plus que la pure livraison d’une figure du chaotique : ce qui semblait placidement domestiqué par les lois de la physique succombe à l’affrontement de l’ordre du Vouloir et de l’ordre du Mécanique, et plus exactement à la victoire du caprice sur ce dernier et sa subversion par une multitude de volontés élémentaires, autant que nous imaginons d’apparitions et de disparitions de phénomènes. Selon Bergson, seule une Volonté supérieure pourrait mettre de l’ordre dans cette colonie de volontés pulvérisées. Certes, « notre volonté est là », mais elle « s’objective elle-même tour à tour dans chacune de ces volontés capricieuses ».

La dislocation de l’ordre du Mécanique appelle le fantôme d’une volonté hésitant entre rester la gardienne de l’unité et se disperser dans une constellation de volitions élémentaires, et faisant planer sur celles-ci une « intention simple ». C’est d’ailleurs ce qui rend si remarquable l’analyse de Bergson : nous faire vivre son exemple comme une expérience de pensée qui bascule dans un vertige de la pensée devant l’inquiétante rébellion de la volonté aussitôt que cèdent les entraves des habitudes et des proportions ordinaires, rébellion qui ruine l’ordre du Mécanique dans les choses tout en laissant planer une « intention » au-dessus d’elles.

Cette expérience nous renvoie d’ailleurs à l’art des grands maîtres de la nature morte, à leur capacité à insinuer qu’il y a une menace terrible dans une coupe renversée, dans une dégringolade de pommes ou de grappes de raisins, ou dans un panier dégoulinant de gibier, que la trêve des Pénates a fait long feu, que les plis soignés de la nappe au coin de la table vont basculer en cataracte et rejoindre les lourds affaissements des bas de tableau, que quelque conjuration se trame entre les victuailles, les bougeoirs et les assiettes pour se laisser engloutir dans une impitoyable guerre des choses…

Ici est bien portée à son comble la perplexité décrite par Bergson devant le conflit de ces deux ordres à la fois présents et absents, devant une indétermination nullement saisie comme créatrice, devant une pluralité qui prolifère sans maîtrise, et qui culmine lorsque l’ordre du Vouloir prend sa revanche sur l’ordre du mécanique en voie de dissolution. C’est le cas lorsque est tentée une déformation non cohérente – non disciplinée par une contemplation ferme – des lois de la physique : les nécessités mécaniques, les routines laissent place au chaos des volontés éparpillées, capricieuses. Nous sommes ici aux antipodes de la sérénité des expériences de pensée par lesquelles le géomètre ou le physicien se soustrait à l’ordre des causes – sans pour cela se réfugier dans un ciel d’intelligibles.

Echapper aux caprices de l’ordre des choses implique la résolution la plus extrême, et c’est pourquoi ces expériences mettent en scène des situations et libèrent les gestes les plus incongrus qui soient. Cette incongruité radicale, obtenue au prix d’une des disciplines de pensée les plus rigoureuses, est à mille lieues des séductions du « chaotisant », censé dispenser – comme une lampe d’Aladin – les formes les plus variées à partir de particularités éparpillées. Quelle aubaine pour le penseur un peu pressé : l’ordre surgit du Hasard et se laisse enfin cueillir aux moindres frais !

Le Grand Chaudron baroque du chaotisant réussirait donc à incarner le mythe de l’auto-émergence, celui d’une opération innocente, oubliant que toute opération suppose – implicitement ou explicitement – la mise au point d’un dispositif d’équivalence, parfois très brutal, et une distinction – souvent encore plus féroce – entre des « opérateurs » et des « opérés » qui ne se laissent pas discerner aussi placidement que le beurre du babeurre. Il aura donc fallu que quelque chose soit tranché, qu’il y ait eu affrontement – et peut-être combat – et qu’une symétrie ait été irréversiblement brisée.

Individus remarquables et structures ordonnées semblant gracieusement dispensés par une bouillie aléatoire d’unités particulières ou de possibles déjà donnés : voilà de quoi séduire les savants soucieux, au soir de leur vie, de faire partager au monde leurs « angoisses éthiques » et leur « regard sur la connaissance », et surtout, bien sûr, de quoi exciter les appétits des économistes et des politologues toujours à l’affût d’un parapluie de rigueur scientifique.

Rassurons le lecteur ! C’est toujours la même imposture qui alimente le Grand Chaudron : ignorer ou feindre d’ignorer que la panoplie d’illustrations[12] empruntées à la science – censée donner un peu de vertèbres à la pensée chaotisante – vise à masquer une dissymétrie cruciale dans les données d’un problème – de mathématiques, de physique ou de chimie – pour mettre en scène le Miracle de l’auto-émergence, l’élection d’une structure remarquable à partir d’ingrédients censés être parfaitement symétriques ou parfaitement contingents. Pour l’« humaniste honnête » toujours un peu gogo devant la science, l’effet est garanti : comment ne pas être bouleversé devant cette énigme : l’accouchement du Singulier à partir du Rien ?

« Sommes-nous si en retard ? La Nature ne serait-elle pas plus libertaire que nous ? Ne nous donne-t-elle pas là une belle leçon de démocratie ? » s’interrogent gravement les Tartuffes saltimbanques de l’auto-organisation. Plus fraîchement cyniques et moins cuistres, leurs homologues victoriens se délectaient déjà de la fameuse comptine de l’île des Chèvres et des Chiens[13]. Abandonnés sur une île déserte, quelques exemplaires des deux espèces se reproduisent, conduisant en quelques années à une certaine stabilité de la population prédatrice et de la population herbivore. Quoi de plus édifiant que cet équilibre qui émerge du Chaos des crocs et des estomacs ? La réponse s’impose : il faut que la société des hommes bannisse tout « volontarisme » et tout « interventionnisme » pour ne pas troubler l’auto-organisation du Chaos des appétits économiques qui saura trier ceux qui mangent de ceux qui seront mangés.

Comment ne pas s’incliner devant cet Élu de l’invisible ? Comment refuser de voir que la chimie et la biologie modernes, pétries de cybernétique, nous donnent enfin la clef d’une gestion scientifique et indolore de la souveraineté politique ? Le socio-économiste von Hayek[14] remarque que le pouvoir émanant d’un particulier expressément repérable – d’un « tyran » – devient très vite haïssable, et certainement beaucoup plus insupportable que les pressions exercées par une entité anonyme et non localisée – une opinion publique ou un marché –, entité que l’on serait tenté de qualifier de ventriloque. C’est pourquoi le Chaos des opinions, des offres et des demandes économiques particulières force le respect – comme toutes les entités ventriloques aux voix sans visage qui parlent avec leurs viscères.

La mystification socio-politique du Chaos cumule deux avantages : elle est une pensée bien plus avantageuse que dangereuse, et légitime une espèce d’autodomination drapée de tous les prestiges « libertaires » et baroques de théories scientifiques, dont certaines prétendraient même avoir vaincu le « vieux déterminisme ». Nous pouvons apprécier toute la force de la séduction crétinisante du « chaotisant » et de l’« auto-organisationnel », force massive comme celle des miracles et propre à exciter les convoitises des économistes, des esthètes postmodernes, bref de tous les « chercheurs » socio-politologues, et de tout ce qui se nourrit du déclin de la pensée du politique comme tel.

Comme toutes les métaphores non créatrices – qu’il est bien tentant d’appeler les métaphores de deuxième lit, le Chaos, le Fractal, la Catastrophe se contentent d’« illustrer » et de « donner vie à » un modèle importé, clefs en main, de théories mathématiques et faisant donc l’économie, sans expérience de pensée propre légitimant le choix des variables, des paramètres qui articulent les mathématiques pures aux causalités réelles.