4 De l’homme moyen comme déchéance statistique de l’Homme ordinaire

 

 

« Non seulement les chiffres nous gouvernent, mais encore ils montrent comment le monde est gouverné.

GŒTHE

 

« Il existe dans l’homme moral abandonné à lui-même un point autour duquel toutes les passions, toutes les forces qui le dominent se font équilibre. Ce point est analogue à celui qu’on désigne dans les corps sous le nom de “centre de gravité” : je le nomme centre moral. »

De l’homme,

L. -A. QUÉTELET

 

 

Une telle physique sociale est esquissée par le sociologue et astronome belge Lambert-Adolphe Quételet dans sa théorie de l’« homme moyen[24] » qui réussit à hisser les grandes collections de Robinsons-particules à la dignité d’objet d’une mathématique appliquée, la « statistique morale ».

Nous venons de voir avec quel talent Hobbes avait, par sa dislocation de l’Homme ordinaire, préparé le terrain pour ce que Quételet appelle une anatomie qui étudierait les parties du corps social, tout comme l’anatomie végétale, animale ou humaine décompose en parties tout être organisé et doué de vie. Cette anatomie – dont Quételet souligne qu’on « l’a désignée improprement sous le nom de statistique » – permet d’opérer sur les amas de Robinsons comme sur les amas d’étoiles et faire du chiffre avec le poids et la taille des corps, la taille des parties de corps – jambes, poitrines… –, la forme des nez et des crânes, et même leur instinct à copuler maritalement, leurs suicides et leurs crimes. Le corps et les parties de corps des Robinsons, leurs comportements sociaux obéissent, pour de gros amas, à des lois, certes invisibles pour le profane ou pour l’humaniste puritain mais révélées par l’existence de moyennes particulièrement stables et pouvant donc fonctionner comme des paramètres, tout comme il existe des paramètres et des lois universelles pour les tas de sable.

Quételet souligne très bien ce paradoxe : le « sage » est celui dont le libre arbitre agit comme un ressort oscillant autour d’un état moyen raisonnable, celui de l’« homme moyen » :

« Quelles que soient les circonstances dans lesquelles il se trouve, le sage ne s’écarte que peu de l’état moyen dans lequel il croit devoir se resserrer. Ce n’est que chez les hommes entièrement abandonnés à la fougue de leurs passions qu’on voit ces transitions brusques, fidèles reflets de toutes les causes extérieures qui agissent sur eux.

« Ainsi donc, le libre arbitre, bien loin de porter obstacle à la production régulière des phénomènes sociaux, la favorise au contraire. Un peuple qui ne serait formé que de sages offrirait annuellement le retour le plus constant des mêmes faits. Cela peut expliquer ce qui semblait d’abord un paradoxe, c’est-à-dire que les phénomènes sociaux, influencés par le libre arbitre de l’homme, procèdent, d’année en année, avec plus de régularité que les phénomènes purement influencés par des causes matérielles et fortuites[25]. »

Le « sage » se confond donc avec une créature, l’« homme moyen », que les physiciens qualifieraient volontiers d’adiabatique, créature aux antipodes du dionysiaque ou du démoniaque, aux comportements aussi subversifs que les perturbations séculaires des planètes.

Quételet précise ensuite que « l’homme moyen est à la nation ce que le centre de gravité est à un corps[26] ». Il faut prendre cette métaphore très au sérieux. L’« homme moyen » est donc capable de résumer toutes les forces vives d’une nation tout comme le centre de gravité est capable de concentrer en un point toutes les pesanteurs dispersées dans un solide, de les coaliser en une masse unique.

En résumant ainsi une nation, l’« homme moyen » fournit un point d’appui particulièrement précieux pour guider toute stratégie conservatrice et réaliser son vieux rêve : capter l’inertie des Robinsons de Hobbes, en les stockant dans d’énormes silos d’hommes moyens, pour en faire une force politique, une opinion, dont on peut connaître l’évolution par des sondages appropriés.

Pour Quételet, il y a une excellence de la moyenne comme telle, que ce soit dans l’ordre du Bon ou du Beau : le plus beau visage est celui qui s’obtient en prenant la moyenne des traits de la totalité d’une population, comme la conduite la plus sage est celle qui approche le mieux l’ensemble des comportements de l’homme moyen. La conclusion s’impose alors naturellement : les grands hommes, les « génies », sont ceux qui parviennent à incarner au mieux l’« homme moyen », puisque ce dernier possède une capacité maximale pour concentrer et résumer toute une époque.

Tradition romantique du génie et « anatomie sociale » à la Quételet s’opposent ici absolument : pour la première, le singulier est absolument premier et absolument concret, à vocation nécessairement universelle, tandis que, pour la seconde, le singulier est une fiction abstraite résultant de la dissolution-agrégation de particuliers dans une moyenne, fiction qui ne peut être approchée « réellement » que par des copies particulières, l’exemple classique étant celui de la distribution de taille des conscrits qui apparaissent comme les mesures d’une « grandeur physique » existant indépendamment de ces mesures. C’est le même empirisme puéril qui prétend voir le cercle de la géométrie pure comme la moyenne de la multitude des cercles sensibles et qui, loin d’atteindre un concret apte à susciter de nouveaux gestes et de nouvelles actions, fétichise les « chiffres » vomis par le Jupiter contemporain : le Quantum. Ces chiffres, éructés par centaines, font valeurs et encouragent, surveillent, récompensent ou punissent.

Comme le Chaos, le Quantum est une entité ventriloque qui « exprime » objectivement des millions de volontés et surplombe avec une dignité de sénateur les fluctuations induites par les agités et les excentriques. Avec l’« homme moyen » et le dieu Quantum, la niaiserie socio-politologique pavoise : il y a bien une musique des sphères pour les consommateurs de yaourts, pour les états d’âme des catégories socio-professionnelles et des tranches d’âge, musique tout aussi sublime que celle des astres !

Pourquoi les chiffres fascinent-ils tant de simples d’esprit et les impatients toujours friands de références et de certitudes ? Un chiffre ne se discute pas, en quelque sorte par définition ; il y a bien une virilité imbécile du chiffre entêté et toujours prêt à s’abriter derrière une espèce d’immunité scientifique.

Ces certitudes sont obtenues par la « clarté » de l’évidence du chiffre qui gomme les conditions de la genèse des individus sur lesquels la statistique travaille. Il y a donc une imposture du chiffre somme toute assez proche de celle, plus baroque, du chaos. Comme nous l’avions déjà remarqué, le chaos prétend délivrer un individu, ou une structure, à partir d’une bouillie démocratique de possibles, alors que l’imposture du chiffre, plus primitive, s’impose avec toute la crudité du comique troupier.

Il existe bien pourtant une intelligence politique et militaire du Nombre, non comme juxtaposition d’unités de détresse, comme « population » saisie par la taille, le poids ou par des « comportements sociaux », mais comme coalition forçant l’événement et animant un combat.

Le Nombre qui combat ne surplombe pas un ensemble d’individus accomplis – comme le ferait le nombre cardinal d’une collection –, mais catalyse une individuation nouvelle permettant d’accéder collectivement à une plasticité supérieure. Cette plasticité, qui échappe totalement aux découpages par agrégats d’« hommes moyens », se situe aux antipodes de l’individualisme de masse si admiré par certains socio-politologues.

Cette plasticité et cette intelligence du nombre avaient déjà fasciné les chefs militaires de la Grande Guerre. Ils avaient admiré et craint cette espèce d’amibe géante prête à déborder les frontières : « Ils admiraient les propriétés physiques, antérieures et comme indifférentes à toute stratégie, du “million d’hommes” ; sa fluidité, son aptitude à réparer sur place les trous qu’on lui fait ; à envelopper, engluer, amortir la pointe qui le pénètre ; à ployer sous le coup, à s’incurver sans se rompre ; à s’allonger par coulures à travers tout un territoire pour y tendre une frontière provisoire et vivante, le million d’hommes se trouvant juste appartenir au même ordre de grandeur que les dimensions des États[27]… »

Que faire de ce levain prometteur, de ce protoplasme dont chaque frémissement peut déployer une dimension nouvelle, de cette innocente gravité du « million d’hommes » ? Nous connaissons trop bien la suite : la marche forcée vers les « lendemains qui chantent », vers la « Race » et l’« Espace vital » a, à sa manière, donné un « poids politique » et un impact à cette amibe géante en lui fabriquant un destin de chair à canon ou à haut-fourneau.

Le New Deal inventa – c’est son mérite – une solution plus raisonnable. Une astucieuse chimie sociale permit de préserver les qualités naturelles de cette masse : homogénéité, élasticité, tout en canalisant ses potentiels vers les demandes d’un Grand Marché. On éliminait ainsi toutes ces dimensions dangereuses, « antérieures et comme indifférentes à toute stratégie » dont l’articulation risquait de transformer les dizaines de millions d’hommes en bombe vivante. On disposait de tous les avantages d’une chair à ratifier, décidément plus sage – et quelquefois bien plus mobilisable – que la chair à canon et ses prestations mécaniques. On avait réussi à écarteler la belle imité mobile de Jules Romains, à exorciser tout ce qui fait que les cinq cent mille sont toujours bien plus que la juxtaposition de cinq cent mille individus.

Il fallait aussi recoller les morceaux, leur donner un semblant d’« identité collective ». Le concept d’« homme moyen » permettait d’injecter dans la chair à bon choix une autorité statistique et morale. Il ne restait plus qu’à l’articuler avec les demandes du Grand Marché : ne seront désormais tolérées que les seules demandes et les conflits susceptibles d’être fluidifiés par un marché ou apaisés par un groupe de médiateurs spécialisés. Cette chimie sociale laisse naturellement un goudron de demandes et désirs jugés trop turbulents – ou « immatures ». Nous verrons que ce goudron sera pourtant recyclé par une panoplie de « diabolisations » visant à une coagulation de groupes d’« hommes moyens », pour constituer des « majorités morales » légitimées par un nombre qui n’est pas celui des combattants – celui des meutes et des forêts qui marchent[28] –, mais celui des réservoirs et des alambics du ressentiment, des volants d’inertie, des photographies numériques des « tendances socio-économiques ». C’est en articulant trois entités redoutables : le Nombre ventriloque de l’« opinion », le Nombre clignotant des « grands équilibres socio-économiques » et enfin le Nombre-chiffre de la statistique mathématique[29], qu’il est devenu la pièce maîtresse de la crétinisation impliquée par l’équation : Marché = Démocratie = Majorité d’hommes moyens, laquelle légitime les démocraties-marchés et dont la contestation frise désormais le sacrilège : « Vous méprisez le peuple, vous fuyez la réalité », etc.