11 Les chevaliers dissidents du professeur Walras ou du droit de cuissage économique
« La très bonne santé de l’économie américaine a comme conséquence… d’inquiéter les milieux financiers et boursiers. »
Le Monde, 19 septembre 1994.
« En dessous de 100 000 F par mois, il n’y a que des imbéciles. »
Un financier cité par Claude Julien, Le Monde diplomatique, avril 1995.
S’il visitait le Grand Campus ou l’un de ses modèles réduits, la Grande Yaourtière de Singapour, Monsieur Prudhomme s’inquiéterait peut-être : « Mes arrière-petits-neveux postindustriels ne sont-ils pas allés trop loin ? N’ont-ils pas sabordé l’idée même de concurrence ? » Ou encore : « Avec leur chasse aux viscosités et aux déséquilibres, n’ont-ils pas tué la poule aux œufs d’or ? » Monsieur Prudhomme verrait juste : il n’y a plus de concurrence en situation de concurrence parfaite, et la promesse d’un monde « purement informationnel » de citoyens-thermostats est un fantasme aussi puéril que le moteur perpétuel ! Aveuglé par son immense naïveté, l’« anarchiste rationnel » a oublié qu’au paradoxe du marché parfait – « pas de concurrence en situation de concurrence parfaite » – répond celui de la communication parfaite : « La communication parfaite ne communique rien ! » Il rêve d’une expression si transparente et si pure que parler – et donc penser – devient inutile… sans se rendre compte qu’il ne fait que singer puérilement la fiction, chère à Walras, du marché parfait sans friction ni violence et de ses enchères qui pourraient rivaliser avec les soirées les plus élégantes.
Avec le Grand Gala des petits tâtonnements du marché, inauguré par le professeur Walras, la théorie économique néoclassique[90] a réussi à mettre en scène le plus paradoxal des rituels mondains : juxtaposer des Robinsons-particules de Hobbes, métamorphosés en hommes du monde paisibles et rationnels s’affrontant courtoisement en deux camps – celui de l’offre et celui de la demande –, arbitrés par un secrétaire de marché débonnaire capable de flairer des prix d’équilibre comme les sourciers les nappes d’eau et veillant à ce que chacun ne succombe jamais aux tentations de l’imitation envieuse et bestiale des foules, en jouissant de toute la béatitude de l’optimisation des préférences individuelles.
Remarquons aussi que le Grand Gala ne tolère aucune tricherie : chaque opérateur-festivalier bénéficie pour l’orientation de ses calculs d’une information gratuite et instantanée, ce qui décourage toute spéculation en rendant impossible tout rendement supérieur à celui du marché. Concurrence parfaite qui élimine toute concurrence, information parfaite qui n’informe de rien, communication parfaite qui ne communique rien, voilà de quoi agacer beaucoup de Turbo-Bécassines et les Cyber-Gédéons ! Plus les Robinsons optimiseurs vivent dans l’harmonie et plus ils s’évaporent ! Nous touchons ici du doigt toute la mystification de la fluidité parfaite du marché néoclassique et on pressent bien que le capitaliste-gangster qui se concocte une situation d’oligopole incarne beaucoup mieux l’esprit de compétition que les opérateurs-festivaliers du professeur Walras ! Le Grand Gala néoclassique permet de masquer toute la dissymétrie délibérée qui organise les réseaux des démocraties-marchés. Car, de même que la chevalerie anglaise distinguait ceux qui sont nés pour suer et ceux qui sont nés pour commander (« We aren’t born to sweat but to command[91] »), il faut bien séparer les Chevaliers de la finance, possédant en quelque sorte le droit de cuissage moderne – celui de « symétriser » les autres –, des patients du futur cyber-bétail, gogos-nomades symétrisables à merci.
Les chevaliers sont habiles et savent flatter les gogos-nomades : « Vous, les gens simples, avez beaucoup de chance – être symétrisé, c’est participer au grand jeu démocratique. » Ils savent materner les catégories socio-professionnelles, mais aussi donner la punition aux mauvais élèves qui se laissent tenter par la « nostalgie », voire le « romantisme », la paresse ou l’esprit de résistance si nuisibles à l’hygiène des marchés. « Allons, messieurs les ménages, vous devriez consommer plus ! Allons, les 26-40 ans, encore un effort sur les téléphones mobiles ! Allons, les cheminots, il va falloir perdre un peu de graisse… »
C’est ici qu’intervient l’aile « explicative » de la Boîte noire[92], commise à la communication avec les tranches d’âge et à la fabrication d’un parler-vrai ciblé, si cruciale pour la stabilité des démocraties-marchés. Il s’agit de tempérer l’« objectivité » abrupte des « chiffres » et des « graphiques[93] », par une espèce de bienveillance exhibitionniste à tout ce qui est « concret et quotidien » : panier de la ménagère, projets de salle de bains ou de chambre à coucher pour jeune couple, etc. Comment ne pas aimer cet argent palpable comme une botte de poireaux ou « pratique » comme un aspirateur, complice moderne des Pénates, cet argent innocent et bucolique tel le rêve Bécassine-Gribouille, cet argent qui ne prétend être que le « voile neutre » d’échanges aussi « naturels » que le troc de côtelettes de porc contre du cyber-matos.
« L’argent ? C’est le miracle tout simple qui vous permet de transporter un veau dans votre cabas… », aiment répéter les Chevaliers opérateurs, oubliant que derrière la tête de veau ou la côtelette de porc il y a le marché à terme de la viande sur pied et des carcasses de porcs, et que, derrière ce marché, se profile le marché à terme des devises, des taux d’intérêt et bien d’autres degrés encore plus proches de la volatilité absolue, totalement inaccessibles à ce que le gros comique boursier répertorie comme la veuve de Carpentras ou la chaisière du parc de Rambouillet.
Il serait bien inconvenant de parler de « neutralité de la monnaie » aux turbulents Chevaliers de la spéculation, aux Grands prêtres du fluide et du chaotique, virtuoses des contagions mimétiques et des stratégies autovalidantes, aux Maîtres du crédit qui peuvent se payer sur le futur, imposer leurs dettes comme moyens de règlement et donc s’assurer la maîtrise des « horizons économiques ». Nos Chevaliers aiment se délecter « démocratiquement » du marché, mais ce marché n’est pas fluide et homogène comme celui qui est offert à la veuve de Carpentras ou aux Cyber-Gédéons et Turbo-Bécassines de deuxième rang. Ceux-ci sont gentiment priés de rester à leur place, celle des Pénates et de la domesticité, et de ne pas trop s’approcher du vrai marché, celui des connaisseurs, des « teneurs de marchés », qui savent bien qu’il ne se réduit jamais à un simple réajustement comptable, qu’il est prise de contrôle ; que la valeur d’une entreprise est de plus en plus liée aux modalités de sa gestion et surtout aux anticipations de contrôle ; que la comptabilité n’est pas objective mais objectivante, que les bilans utilisant les « valeurs réelles » – les paramètres fondamentaux – doivent toujours être rééquilibrés par une valeur sans marché qui échappe complètement aux critères de symétrie d’information et qui est fabriquée par des bulles de rumeurs très éloignées des élégantes criées de l’économie néoclassique.
Le Chevalier opérateur se veut vaillant et brutal, toujours aux avant-postes du volatil, en amont de ce qui vient tout juste d’être défriché comme nouvelle matière première de marché, et prêt à affronter à bras-le-corps le Grand Dragon de la contingence :
« Nous, grands prédateurs des démocraties-marchés, nous nourrissons des fluctuations des marchés, nous protégeons la veuve de Carpentras et l’éleveur du MiddleWest comme les chevaliers d’autrefois protégeaient la veuve et l’orphelin. Nous surfons sur l’écume de la vague de la fureur économique : devant nous la lave toute fumante des fluctuations, derrière nous la nouvelle matière première encore toute chaude… Nous sommes vraiment les alchimistes de l’ultramodernité, et entre nos mains le risque devient pépite d’or. Gloire aux pionniers, aux ingénieurs financiers de Chicago qui, voici plus de vingt ans, ont compris que le dollar était la vraie matière première, bien plus volatile et bien plus prometteuse que la viande sur pied !
« Nous sommes au sommet de la grande chaîne des prédations. Nous sommes un stimulant nécessaire[94]. Le crabe mange le plancton, l’homme moyen mange le crabe… Pourquoi ne pas continuer ? Après tout, la finance, comme le rire, est le propre de l’homme. Il est bien normal que l’homme moyen nous paie tribut comme le manant d’autrefois payait la protection du donjon. Nous apprivoisons la contingence et prenons le risque de vivre sur le dos d’un tigre, pour que les investisseurs institutionnels – les « zinzins », qui passent leur temps à nous singer – puissent faire brouter tranquillement leurs gogos dans les pâturages que nous avons aménagés pour eux !
« Nous sommes les grands fluidificateurs. Grâce à nous, la mamie de Sacramento (Californie) peut continuer à vivre longtemps grâce aux dockers de Hongkong et, réciproquement, la veuve de Carpentras peut aider à irriguer un village du Niger… » Mais gare au laxisme : « les marchés votent chaque jour et punissent les États arrogants[95] », ces « mauvais élèves » trop conservateurs et accrochés à préserver leurs systèmes d’éducation et de santé.
Tout désormais peut être matière première de marché, d’ailleurs vite reléguée au peloton des « sous-jacents » pour spéculations pépères et remplacée par une autre matière plus innovante, plus volatile, plus apte à raccourcir le chemin qui mène de l’argent à l’argent. La matière première – l’intendance – suit toujours…
Être capable de transformer n’importe quoi ou n’importe qui en matière première : telle pourrait être la définition du droit du cuissage économique et financier des chevaliers-opérateurs. C’est aussi le critère qui permet de distinguer cette caste du néoprolétariat, du futur cyber-bétail de la neurocratie, joyau sophistiqué de la chaîne de prédation toujours inachevée, amorcée par les silos de soja, les stocks d’oignons, de carcasses de porc… et complétée par l’apothéose mondiale du Grand Marché à terme des neurones sur pied, plus volatils – et plus rentables – que toute la viande sur pied de la Grande Prairie. Les neurones sur pied jouiront certes d’une existence plus confortable que les serfs ou les ouvriers des filatures, mais ils n’échapperont pas facilement au destin de matière première auto-régulable d’un marché aussi prédictible et aussi homogène qu’un gaz parfait, matière offerte en atomes de détresse mutilés de tout pouvoir de négociation pour louer leur mental, cervelle par cervelle.
A toute cette matière première éminemment ductile, s’opposent tout le luxe et l’insolence des Chevaliers, l’arrogance du droit de cuissage des prédateurs créatifs de la future Surclasse, irrationnels, imprédictibles, bêtes noires des banques centrales et enviés par les Turbo-Bécassines et les Cyber-Gédéons du monde entier.
Les Chevaliers-opérateurs méritent-ils bien leurs privilèges ? Sont-ils bien les vaillants croisés de l’autorégulation rationnelle, protecteurs des marchés contre les fluctuations ? Sont-ils toujours à la pointe du combat contre les hystéries imitatrices des foules ? Bref, ont-ils le courage de se déterminer comme contre-courant acheteur, quand tous les Topazes postmodernes vendent en masse ? Maîtriser le vrai marché, beaucoup plus avide de rumeurs que de bilans, n’est certes pas tâche facile. Chacun s’épie et tente de rendre « informative » toute intervention distillée par quelque divinité boursière réputée farouchement imprédictible – ce qui est censé décourager toute imitation – et dont le moindre borborygme s’impose comme prophétie auto-validante : « Pourquoi Soros a-t-il éternué ce matin à sa conférence de presse ? Pourquoi son opérateur favori a-t-il acheté cent mille carcasses de porc ? »
Rappelons-nous le Grand Concours de beauté de Keynes[96] : tout le problème consiste à anticiper les anticipations des autres, à se singulariser en imitant tout le monde avant tout le monde, à deviner les « équilibres » surgissant de cyber-psychodrames joués à l’échelle du monde. L’attitude rationnelle n’est plus celle de la discipline lucide qu’exige toute auto-régulation – « acheter quand tout le monde vend et vendre quand tout le monde achète » –, mais celle qui récompense l’opportunisme servile des acrobates des « bulles spéculatives ».
Mais l’imitation est contagieuse. Tout le monde, des groupies proches des divinités boursières auto-validantes aux « zinzins » chargés d’affaires des veuves de Carpentras, finit par deviner qu’il faut imiter les chevaliers pour arracher quelques miettes du butin. Bouclant ainsi un magnifique cercle vicieux, cette insurrection des gogos de la matière première tertiaire indigne l’élite des prédateurs, garante des vertus de la contingence. « Le marché devient trop mercantile comme quelquefois l’eau est trop liquide ! Est-ce notre faute si tout le monde veut nous imiter, depuis les “zinzins” jusqu’à la chaisière de Rambouillet ? Mais ils finiront tous par boire la tasse : le vrai marché se chargera bien d’éduquer tous ces Topazes qui ne veulent pas rester à leur place. »
Car naturellement, quelquefois les « fondamentaux[97] » prennent leur revanche sur la volatilité, lors de ce qui est pudiquement appelé un « ajustement de croissance ». Tout le monde est puni car tout le monde a oublié que l’argent apparu par simple claquement de doigt d’un « junk-bond » peut s’évaporer aussi vite et que la lampe d’Aladin des « innovations financières » fonctionne dans les deux sens. La tricherie du « vrai marché » devient manifeste : la multiplication des instruments de gestion des risques, en induisant une prolifération des maillons fragiles au sein des marchés de gros de la liquidité, renforce le droit de cuissage de certains Chevaliers et réduit donc encore plus le nombre de ceux qui disposent d’une information prompte et sûre.
Mais il y a plus grave que le folklore spectaculaire des « crises de liquidités » et des « bulles spéculatives ». C’est la notion de risque qui est elle-même corrompue et, selon Keynes : « l’expérience n’indique pas clairement que la politique du placement qui est socialement avantageuse coïncide avec celle qui rapporte le plus. » Les risques de l’innovation et la soif de « palpable », de capitaux faciles à liquider, contamine tout le monde, des Topazes postmodernes à la chaisière de Rambouillet, de moins en moins enclins à construire une école en Patagonie ou à irriguer un village du Niger. Bien sûr, tout cela se répercute sur les « zinzins » censés incarner la citoyenneté financière du « vrai marché » et manifester la bienveillance caritative des Bourses de Francfort, New York, Londres ou Tokyo pour Tombouctou ou Bogota.
Tout cela ruine la prétention des prédateurs financiers, protecteurs chevaleresques de l’innovation et de l’hygiène de l’esprit d’entreprise, toujours menacé par la contamination mercantile et les caprices de la volatilité. Comment légitimer désormais le privilège de dissymétrie des princes de l’autorégulation, contraints d’imiter les gogos et même, parfois, de s’humilier à solliciter l’aide du fameux « prêteur de dernier ressort[98] », bref à s’humilier devant la matière première tertiaire ?
Pourtant, les Chevaliers-opérateurs n’ont pas dit leur dernier mot ; ils savent que, transformés en « hommes moyens » et segmentés en tranches, les gogos deviennent inoffensifs et conspirent même à un équilibre qui, loin de tendre vers une extension pour chacun de la capacité d’agir, induit et renforce un équilibre des inégalités. Car tout le jeu consiste, comme pour le marché financier, à créer de la dissymétrie, à organiser des groupes de pression, à accaparer l’espace-temps public, à se jucher sur des points clefs, à proliférer en réseaux pour faire triompher son « message », et c’est bien ce qui ruine les prétentions démocratiques d’un équilibre fondé sur le principe « un homme = une voix », impliquant que Monsieur X, chômeur, « pèse théoriquement » autant que Monsieur Y, « leader d’opinion ».
Mais tout le monde a deviné que la corpulence politique de Monsieur Y ne s’apprécie pas par la simple considération de Monsieur Y comme unité de vote et simple citoyen-thermostat, consommateur de biens et services politiques, mais par la capacité (directe ou indirecte) d’infléchir en sa faveur les équilibres sécrétés par la Boîte noire. Il est évident que l’heure que consacre Monsieur Y à la politique est infiniment plus gratifiante que celle de Monsieur X. Lequel aura, bien sûr, toute latitude pour partager de manière optimale son temps entre la politique et d’autres activités, tout en sachant que chaque minute investie a bien peu de chances de fructifier en output politique favorable. Monsieur X est une unité de vote qui ne compte pas et, pis, toutes les démarches qui prouveraient sa bonne volonté envers la démocratie-marché risquent de se retourner contre lui en légitimant un accroissement des inégalités : on comprend que Monsieur X, écœuré, aille rejoindre le cloaque de l’apathie politique.
Paradoxalement, cette attraction de l’apathie semble être appréciée par certains politologues, qui y voient une garantie de stabilité. Ils peuvent même s’extasier devant ce miracle de l’auto-organisation de la société civile : le Chaos des opinions sécrète un paramètre capable d’éliminer les canards boiteux par l’apathie ! Il faut donc élever celle-ci à la dignité de paramètre utile, puissant stimulant de l’hygiène systémique : « Il n’est pas exact qu’un taux de participation élevé joue toujours en faveur de la démocratie… Un accroissement du pourcentage de participation peut être l’indice d’un affaiblissement de la cohésion sociale qui entraînera la démocratie à sa perte ; à l’inverse, l’opinion répandue que le “résultat ne pourrait pas changer grand-chose”, en diminuant la participation, peut contribuer à la stabilité du régime. Un problème important se pose pour les théoriciens de la démocratie, c’est de savoir quel peut être le pourcentage optimal de participation électorale qui permet à une société de maintenir ses institutions démocratiques sans que l’âpreté des luttes de parti menace sa cohésion[99]. »
Nous retrouvons l’obsession de la démocratie-marché : la symétrie entre Main invisible et Boîte noire doit être impitoyable et exige que les exclus de la prospérité économique tendent à coïncider exactement avec les apathiques du jeu politique, réalisant une identification de deux dissymétries sociales majeures.
Une fois de plus, le dissymétrique et l’inégal volent au secours de la fluidité parfaite de la démocratie-marché ! Une question se pose alors : doit-on prendre au sérieux les politologues-économistes qui pourchassent les viscosités susceptibles de freiner la grande équivalence politico-économique et la convergence vers le point fixe qui ne cesse de se dérober, même et surtout dans les conditions idéales d’un modèle mathématique ? On a pu montrer en effet que, dans un monde où tous les politiciens-entrepreneurs agissent rationnellement, un équilibre n’émerge que si les citoyens-consommateurs agissent irrationnellement. La politologie mathématique montre également qu’un gouvernement démocratique exige une dissymétrie de l’information et que, dans un système à deux parties, le vote irrationnel – celui qui est suscité par des programmes vagues et ambigus – doit être encouragé pour forcer la décision[100].
Il en résulte facilement que le citoyen désireux d’optimiser son temps, mais écarté des lobbies et des sources d’information, devra renoncer à s’informer par lui-même : l’apathie et le conformisme sont donc pour lui des conduites rationnelles !
Les théorèmes précédents montrent donc que la démocratie-marché est telle que plus elle approche son modèle idéal – information homogène de l’électorat, triomphe de la rationalité optimisante… – plus elle devient autocontradictoire ! Elle ne peut être sauvée que par ce qu’elle prétendait bannir : la dissymétrie artificielle du « volontarisme », le noyau du décisif ouvrant un irréversible du politique qui échappe à la simple sommation des possibles – fussent-ils « auto-organisés » – politique qui saute par-dessus les « complexités », au nez et à la barbe de tous les modèles servilement importés des sciences de la nature.
Un choix collectif ne résulte jamais d’une sommation de goûts individuels. Bien avant d’en connaître la preuve mathématique, Edward Bernays, neveu de Freud et fondateur de l’American Public Relations, avait très bien compris la nécessité d’injecter volontairement une certaine dissymétrie pour parvenir à un contrôle social de masse :
« Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres au fonctionnement de l’esprit de groupe, il devient possible de contrôler et d’embrigader les masses selon notre volonté et sans qu’elles en prennent conscience. La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique[101]. Ce mécanisme invisible de la société constitue un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre pays. Ce sont les minorités intelligentes qui se doivent de faire un usage systématique et continu de la propagande[102]. »
Ce sont souvent les « bêtes noires » qui incarnent cette « manipulation intelligente », et nous avons vu à quel point la dissymétrie de la gouvernementalité peut agir sans prendre de gants. Avec beaucoup de lucidité, Schumpeter conclut son analyse du modèle de la démocratie-marché en remarquant :
« L’analyse des débats politiques mène à penser que les volontés sont fabriquées… de manière tout à fait identique à la publicité pour la vente de produits… Les gens ne sont appelés ni à poser les problèmes, ni à prendre les décisions… les questions et les décisions qui engagent leur destin sont soulevées pour eux et non par eux[103]. »
La démocratie-marché est essentiellement une compétition entre élites ; les décisions, les « outputs » politiques, ne s’épanouissent pas d’elles-mêmes, et, plus est amorcée la Triple Alliance de l’identification des marchés économiques, politiques et communicationnels, plus s’impose la nécessité d’une dissymétrie préfabriquée par les ingénieurs sociaux du consensus. Cette dissymétrie a désormais une vocation globale – culturelle, politique, économique –, une société civile à l’échelon planétaire inspirant une offensive qui a réussi à réunir l’anarchie, le juridisme, l’empirisme logique[104] et le mercantilisme sous un même étendard : celui de la Grande Armée du néoconservatisme festif, celui du Dieu unique ragaillardi par le Chaos et le réseau, celui des sociologues-mercenaires de la Trilatérale, des grognards désabusés de la postmodernité et du postindustriel, des publicistes des droits de l’homme et des groupies du post-totalitaire et, pour terminer la marche, celui des maquignons du dressage cognitif. La Grande Armée abat ses atouts sans complexe : elle se fait fort de conjuguer les talents des vestes en tweed des sciences molles et ceux des blouses blanches des sciences dures, de célébrer les retrouvailles des scientifiques impatients de « philosopher de quelque chose » et des penseurs soucieux de se rendre utiles et de « prédire quelque chose ».
Ce ne sont pas les robots qui nous menacent mais ce rapport instrumental au langage – porté aux nues par l’empiriste mercantile –, qui prétend le dépouiller de toute ambiguïté afin que toute opération cognitive puisse être vue comme une suite d’étapes élémentaires. Ce rapport s’articule avec une soumission de plus en plus étriquée à la commande sociale associée à une demande de « philosophie sérieuse » adressée aux « grands savants ». On ne compte plus les « dialogues » ou les « réflexions éthiques », différant par leur contenu scientifique mais identifiables par leur rationalisme endimanché et le ton désabusé qui sied à la philosophie en chaise longue. Nous sommes ici, bien sûr, aux antipodes des philosophies dangereuses réclamées par Deleuze et Foucault : ce rationalisme éthique ne menace que par son inertie et sa lourdeur – comme une barge à la dérive. La commande sociale est naturellement friande de scientisme grassouillet, et c’est pourquoi le brillant scientifique brusquement soucieux de « supplément d’âme » philosophique devient une entité burlesque incontournable de notre modernité. La conclusion, style « conseil aux jeunes », devient même un genre littéraire : fuyez les « philosophes » ! Il s’agit bien entendu de fuir les « vrais », tous ces magnifiques voyous de la pensée qui ne tremblent ni devant le sacré ni devant la science. Croquez à belles dents dans la belle pomme de l’« ère post-métaphysique », l’ère de l’échange démocratique entre cyber-puceaux qui peuplent les campus contemporains et combinent des compétences forçant l’admiration à des niaiseries de post-adolescents.
Cette niaiserie tourne malheureusement quelquefois au vinaigre populiste, en soupçonnant de parasitisme toute activité qui ne manifeste pas immédiatement une certaine « visibilité opérationnelle ». C’est la fameuse « défaite de Platon », censée conclure ce qui n’est qu’une guerre envieuse contre toutes les activités théoriques fondamentales jugées trop « contemplatives », incapables de faire la preuve de leur adaptation rapide à la commande sociale et dont il convient en ces temps de lutte pour la survie économique de se débarrasser comme de courtisanes au luxe insolent. Et l’empiriste mercantile de beugler : « Il est temps de réquisitionner la science et la religion et de mettre à contribution tous ces savants qui ne fichent rien et tous ces prêtres qui font la guérilla ! Tout de même, il faut bien que l’Univers ait commencé quelque part ! » Certains répondent déjà à l’appel, surtout aux États-Unis : « Rassurez-vous, il n’y a pas que du zéro ! C’est bien Dieu qui distille sa mélodie secrète depuis le big-bang… » Le pharmacien de Carpentras peut dormir tranquille : « Ouf ! Tout reste bien en ordre ! L’Univers a un sens, une place et une date, il ne se promène pas n’importe où et n’importe comment ! Un grand biologiste français a d’ailleurs prouvé que la pensée se localisait sagement dans le cerveau et que, en comptant suffisamment de moutons, on pouvait devenir mathématicien… Ah ! si l’on pouvait trouver la Grande Formule qui ne fabrique que des braves gens et des Einstein comme des saucisses. »
La Grande Armée entend bien mater tous ces intellectuels fauteurs de troubles qui ne respectent rien, ni la modernité, ni la démocratie-marché ! Il convient de ne montrer aucune indulgence envers cette « tradition aristocratique des intellectuels de l’Europe continentale », de ces « figures à qui une espèce d’exaltation romantique confère une position privilégiée » et qui espèrent trouver une rédemption à leur crise morale en se réclamant d’une « critique radicale arrogante » qui parvient mal à masquer le « ritualisme et l’apitoiement sur soi[105] ».
Il convient de relever le défi lancé par les fauteurs de troubles, par les intellectuels et les groupes proches qui affirment leur dégoût de la corruption, du matérialisme et de l’inefficacité de la démocratie-marché, qui dénoncent la soumission des gouvernements démocratiques au capitalisme de monopole, contribuant à provoquer « l’effondrement des moyens traditionnels de contrôle social et la délégitimation de l’autorité politique et des autres formes d’autorité ».
Pourtant, il ne faut pas désespérer, car les intellectuels gardiens des valeurs, les « value-oriented intellectuals », ne disparaissent pas : « Ils trouvent un nouveau champ, en plein développement : celui de la communication… » Quant aux autres, à tous ceux qui n’ont pas su rallier à temps la Grande Armée et l’offensive généralisée du management et de l’esprit gestionnaire – de cet esprit dont Deleuze a pu écrire : « La famille, l’école, l’armée, l’usine, sont… des figures chiffrées, déformables et transformables, d’une même entreprise qui n’a plus que des gestionnaires » –, ceux-là ne méritent aucune pitié ; ils devraient savoir que l’Histoire ne repasse pas les plats et qu’ils auraient dû, depuis longtemps, se recycler comme « politologues », rompus aux dialogues de table ronde, interlocuteurs privilégiés des citoyens-thermostats, habiles à faire oublier un statut obscur de « chercheur » en sociologie électorale, en conjuguant l’austérité du savant et la décontraction bellâtre du diplômé de Sciences-po.