9 Les « Becassine Mémorial Lectures » sur le populisme urbain

 

« Alors on positive, les mecs… on positive !

Vite, on positive car il faut être pragmatique. »

Conversation de bistrot entendue entre

prépas H. E. C. dans un grand lycée parisien

 

 

Tout paraît opposer les Bécassines et les Gédéons de l’ère pré-industrielle et industrielle, enlisés dans une espèce de niaiserie sincère et tellurique, leur horizon borné par le clocher ou le bistrot de banlieue, à toute la populace new-age branchée, volatile, qui se flatte de caqueter électroniquement de Londres à Tokyo ou de Paris à Honolulu. Par souci de précision, nous exhiberons deux prototypes pittoresques, Bécassine Turbo-Diesel et Gédéon Cyber-Plus (ou, pour faire plus court, Turbo-Bécassine et Cyber-Gédéon, voire Néo-Bécassine et Néo-Gédéon), exemplaires de ce cynisme yuppie personnalisé et décontracté qui se réclame du « chacun son truc », expression aussi indispensable à l’hygiène « créative vitale de la société civile » et à l’élimination de ses « viscosités sociales » que la bouteille d’eau minérale qui ne quitte jamais notre Néo-Bécassine et lui permet « de mieux vivre la ville ».

La prolifération des Turbo-Bécassines ou des Cyber-Gédéons et l’émergence concomitante d’un certain snobisme de masse sont des signes qui ne trompent pas ; ce sont les critères d’entrée dans la société tertiaire de services, critères presque aussi fiables que les discontinuités qui, dans une flore ou dans une faune, marquent le franchissement de telle ou telle zone climatique. Bien avant le grouillement spectaculaire du cynisme yuppie, décuplé par les viviers de l’administration Mitterrand des années 80, certains observateurs perspicaces avaient reconnu dans certains caprices culturels de l’époque – nomadisme middle class, nouvelle philosophie, etc. – le type même de produits de masse exigé par les Néo-Bécassines pour la décennie à venir.

Suivre le parcours de chaque génération des Bécassines est d’ailleurs très édifiant. Commençons par la grand-mère, Bécassine Gribouille, dont les parents venaient de sortir d’une société – la société primaire-rurale – pour qui la fabrication de 2 700 calories par jour était encore un effort[74]. Bécassine Turbo-Diesel observe avec beaucoup de tendresse sa grand-mère accorder tant de soins à la confection de confitures de coings ou de rillettes écologiques. Elle lui pardonne même son incapacité à penser en temps réel et ses sursauts de frayeur lorsque Singapour se manifeste à l’autre bout du fil.

Notre Turbo-Bécassine est infiniment plus agacée par sa mère, Bécassine Pétroleuse, qui, entre autres toupets, a celui de s’endormir en lisant les livres qu’elle lui conseille : « Maman, tu exagères… tu devrais avoir honte ! S’endormir en lisant Francis Fukuyama ou Alain Touraine ! L’autre soir, tu as même ronflé en lisant Alain Mine… Tu devrais pourtant savoir que ces auteurs que tu confonds avec tes somnifères sont lus et relus par ma génération qui fait entendre sa différence. Oui enfin, j’veux dire, la vôtre s’est fait avoir… et tu continues de fuir la réalité de l’économie de marché et de regarder la démocratie avec la franchise d’un âne qui recule… Pourtant, un prix Nobel qui, comme toi, avait fumé des joints dans sa jeunesse a bien dit et redit que le marché était l’utopie libertaire enfin devenue bien réelle et palpable… l’âge de la science est enfin arrivé… C’est l’âge adulte de la politique. Oui, enfin j’veux dire, ce qui compte, c’est l’auto-régulation sociale… Pourquoi se fatiguer puisque la nature a fait le travail pour nous ?… Enfin, maman, tu boudes la vie… Oui, enfin j’veux dire, tu as même perdu ce sens du festif de ta génération ! »

Le « oui, enfin j’veux dire » est un des rares tics communs aux deux générations de Bécassines. Pour la Pétroleuse, c’était une manière de se démarquer du bourgeois qui décide, du maître qui énonce et qui explicite sans hésiter, de toute cette virilité péremptoire qui sait rejeter dans l’incongruité et dans la confusion du bégaiement toute velléité de désaccord. Ce bégaiement était farouchement revendiqué par Bécassine-Pétroleuse, comme bégaiement convivial, comme une acné juvénile, une moustache de maturité, comme une manière très adolescente de s’imposer par sa timidité même, d’accumuler toutes les fausses audaces en maquillant toutes ses gaffes en maladresses gracieuses et, en cas d’échec patent, de se replier sans trop de frais sur une de ces poses prépubères d’ados à problèmes presque trentenaires qui découragent toute velléité de châtiment.

Très différent est le « oui, enfin j’veux dire » de la tranche d’âge des Bécassines-Diesel. (On peut certes parler de la génération des Bécassines-Pétroleuses, mais il eût été excessif de parler de « tranche d’âge » à son propos.) La tranche d’âge cyber-turbo a su transformer le « oui, enfin j’veux dire » en stratégie demi-mondaine de gaucherie délibérée, visant à gérer au mieux ce capital d’élégante timidité et de vanité craintive censées être les privilèges de l’adolescent. Il a fallu plus de quinze ans pour assurer la complète métamorphose du « oui, enfin j’veux dire » prépubère des Pétroleuses en « oui, enfin j’veux dire » technico-commercial des Turbo-Bécassines et des Cyber-Gédéons – bien souvent associé à l’exportation d’un curriculum vitae, et donc tiraillé entre humilité et cynisme sucré. Si pathétique soit-il, le « oui, enfin j’veux dire » contemporain, à la fois insolemment adolescent et piteusement adulte, fait désormais partie de l’équipement mondain de ce que certains sociologues appellent les « adulescents ».

Encore très jeune fille, Bécassine-Diesel avait rêvé d’être nommée adulescente-panéliste Biba, marchepied infaillible pour optimiser une carrière cyber-politique, réduisant à des poses provinciales les intrigues des poules les plus lancées de l’ère industrielle. Elle est désormais une jeune femme mûre, « singulière et cosmopolite », capable de proférer un « oui, enfin j’veux dire » dont la féroce indécision emporte tout : du contrat mirobolant d’incinérateurs d’ordures signé avec un ou deux « dragons » jusqu’à l’exclusivité du mobilier urbain de Valparaiso.

« Eh bien oui, enfin j’veux dire… à la limite nous sommes la Nouvelle Hanse, la France qui compte… Nous sommes la frange la plus bestiale et la plus festive des adulescents contemporains. Nous sommes des monstres urbains porteurs d’espoir. Nous avons voté “oui” à Maastricht pour regarder l’Europe droit au fond des yeux… bien au-delà du Caucase ! Car nous sommes déjà fin prêts pour la cyber-compote ludique de l’argent, de la ville et de la démocratie, et ne passons pas notre temps à préférer la France qui perd à la France qui gagne… »

Le triomphe de cette « Nouvelle Hanse » et de son élégance vorace a d’ailleurs été salué avec enthousiasme par un socio-politiste qui y vit la déroute des Gribouilles et des Pétroleuses. Au risque d’ennuyer le lecteur, il convient de citer ici longuement ce qui est devenu un manifeste des Néo-Bécassines et des Néo-Gédéons du monde entier[75].

« Pour la première fois, la recomposition l’emporte désormais sur la décomposition. C’est d’abord vrai pour la dimension sociologique du vote [lors du référendum sur le traité de Maastricht]. Pour la première fois depuis l’institution du suffrage universel, une majorité s’est constituée sans – c’est-à-dire contre – à la fois les ouvriers et les paysans. Cette possibilité avait été ouverte par les évolutions de la structure sociale : le dernier recensement a montré que le bloc cadres supérieurs et cadres moyens constitue la première force démographique parmi les actifs. Cet événement revêt une signification. D’une part, il signifie la défaite politique des “perdants” sociaux, qui cessent d’être les arbitres de la légitimation des grands courants politiques. […]

« Les patrons dynamiques, innovateurs et exportateurs n’ont plus besoin de traîner les BOF, qui, eux, cèdent plus ardemment que jamais à l’idéologie beauf. Les intellectuels ne voient plus l’intérêt de continuer à se prétendre mandataires naturels du prolétariat : l’affaiblissement des grands récits eschatologiques[76] leur a enlevé le goût du sacrifice pour un “peuple” dont, en outre, la crise d’existence renforce les inclinations corporatistes, peu compatibles avec les nouveaux universalismes. […]

« Riches et cultivés se sont donc retrouvés, pour des raisons différentes mais convergentes, en faveur de l’Europe. Marché et culture, finances et communication ont en commun de se penser et de s’organiser en réseaux à plusieurs échelles, du local au mondial, sans donner à une seule l’exclusivité. C’est justement l’inverse qui unit la “France qui perd” : la crispation ethnique, géopolitique et socio-économique sur un échelon unique, celui de l’État-nation. […]

« L’espace du “oui” n’est pas un territoire mais un réseau. Les points qui le composent ne se touchent que par les lignes des flux de l’information et de la culture. Il n’est qu’un élément d’une vaste Hanse européenne – dont les points se trouvent à une heure d’avion, bientôt à deux ou trois heures de TGV – elle-même connectée à d’autres réseaux, ceux des mégapoles nord-américaines et japonaises. Beaucoup de Parisiens à forte identité “centrale” se sentent plus proches de New York que de la “province”. […]

« La victoire de l’urbanité et l’alliance des grandes villes qu’elle suppose constitueraient, si elles se confirmaient, une rupture spectaculaire. Aujourd’hui, Montpellier et Toulouse ne veulent plus mourir pour les viticulteurs et les producteurs de maïs. […]

« La culture, la ville, l’Europe : ce ne sont pas là des rencontres de circonstance. Chacun des termes constitue en somme une métaphore des deux autres. Les détenteurs de capital culturel et de capital urbain délivrent donc un message qui va au-delà de la seule question européenne et annonce de nouvelles configurations du discours et de l’action politiques. Ils expriment l’émergence d’une conception post-économiciste et post-étatiste du social… »

Il y a quelque chose de réjouissant dans ce manifeste ! C’est un véritable morceau d’anthologie, car il y a peu de compilations aussi scrupuleuses de tous les tics et de toutes les niaiseries branchées de l’anarcho-mercantilisme contemporain et de son narcissisme urbain : fascination pour les réseaux d’une « urbanité » qui réconcilierait enfin le marché et la culture, l’argent et la communication, clins d’œil appuyés aux « inclus », aux « riches et aux cultivés », qui peuvent enfin jouir sans entraves, et bien sûr à tous les « détenteurs de capital culturel et urbain », à toutes ces élites du créatif enfin libérées des « perdants sociaux » et rendues au fluide et au volatil.

Cette fascination pour la fluidité et les réseaux – frisant le pathétique pour les Turbo-Bécassines et les Cyber-Gédéons – résulte d’une confusion entre horizontalité et démocratie. Elle s’acharne à faire le siège de forteresses abandonnées sans comprendre que l’effectivité véritable du pouvoir est d’autant plus féroce qu’elle est invisible, que les formations horizontales qui esquissent la future Ville mondiale[77], bien loin de « démocratiser », accélèrent la concentration de foyers de décision capables d’agir discrètement partout et nulle part sans que cette confrontation soit compromise par toute la pompe de verticalités trop visibles.

Si le narcissisme urbain se réclame de l’« humilité » grouillante des réseaux, c’est bien sûr pour se parer des prestiges du combat médiéval de la place du marché contre le donjon, et donner un peu de panache au carnaval cybernétique de la ville, de la démocratie et de l’argent. Toutes les Turbo-Bécassines et tous les Cyber-Gédéons aiment répéter que les places de ce banquet s’arrachent à guichet fermé, que la modernité ne repasse pas les plats – même pour les beaux yeux de leur tranche d’âge – et qu’il est urgent de se faire Trans-Bécassine et Trans-Gédéon « cosmopolites » en voltigeant les pieds légers de ville en ville pour marquer fermement son appartenance à la « Nouvelle Hanse ».

Car c’est ici toute l’imposture du cosmopolitisme et du narcissisme citadins des Néo-Bécassines et des Néo-Gédéons : prétendre renouer avec toutes les splendeurs de l’urbanité naissante, qui au Moyen Âge et durant la Renaissance enchevêtraient les talents pour les intensifier en un nouvel espace-temps, alors qu’eux ne font que tirer profit d’une mise en place, d’un double mouvement qui à la fois pulvérise et compactifie l’espace-temps pour lui subordonner un espace socio-communicationnel régenté par le parking et le téléphone mobile. L’espace-temps de la ville relève désormais de la gestion économétrique du stockage de compétences pour chaque mètre cube par seconde, et de l’optimisation du nombre de rencontres d’individus fonctionnels, rencontres naturellement promues à la dignité postmoderne d’« événements ».

C’est pourquoi l’élite de la « Nouvelle Hanse » aime à se délecter de l’engloutissement de ce qu’elle appelle l’espace-temps de la deuxième vague – celui de la société industrielle. Bécassine Turbo-Diesel et Gédéon Cyber-Plus aiment se dire « nihilistes précoces », tout en restant « romantiques quelque part ». Ils adorent papoter villes d’eau en se félicitant que Marienbad soit enfin débarrassée des prolos retraités et ait pu retrouver sa « vocation cosmopolite » de résidence des princes et des artistes. Le comble de l’extase cyber-bourgeoise ? Une journée épuisante passée à traquer les soldes « les plus sympas » et conclue par un « Oui, enfin j’veux dire… Descartes, Voltaire, Leibniz feraient comme nous. Eux aussi étaient déjà cosmopolites… ».

Nous venons de mettre le doigt sur l’une des manies les plus écœurantes du populisme urbain et de son cosmopolitisme d’aéroport : se goinfrer des « best of » de la planète en prétendant se réclamer d’un cosmopolitisme qui s’animait d’une passion de l’humanité et visait à la libérer de l’abjection de la nécessité. Il pariait sur la capacité de chaque homme et de chaque peuple à ne plus se laisser écraser par l’ordre des causalités naturelles ou par celui – quelquefois pire – des hiérarchies requises par la commande sociale. Ce pari avait donc une vocation universelle et refusait la tutelle de toute particularité ; la liberté, pour être réelle, devait marcher main dans la main avec la fraternité. Nous sommes bien loin du cosmopolitisme du populisme urbain et de ses ingrédients « universalistes » ! De toute manière, pour la grande majorité des Turbo-Bécassines et des Cyber-Gédéons, le cosmopolitisme est d’abord une certaine manière transcontinentale de rester chez soi et entre soi en téléportant l’élégance prédatrice qui distingue immédiatement le monstre urbain porteur d’espoir – le (ou la) mutant (e) de la Nouvelle Hanse – des Gribouilles ou des Pétroleuses, accablés de patience végétative ou de militantisme dinosauresque.

Comme d’autres de leurs camarades de leur tranche d’âge, Turbo et Cyber Plus se veulent les disciples de Maître Gary Becker, prix Nobel d’économie[78], connu dans le monde entier comme l’Ignace de Loyola de la Contre-Réforme libérale, comme le pionnier qui a réussi à s’immiscer avec ferveur dans la spiritualité du marché et à montrer que celle-ci ne tolère aucune concession : toute vie humaine n’est que la gestion optimale par un égoïsme rationnel d’une conduite de survie dans un monde soumis à la rareté.

Grâce à Maître Becker, la Fin du politique et l’Ère du cerveau sont à portée de la génération turbo-cyber qui aime répéter :

« Nous optimisons comme d’autres respirent ! Nous sommes la première génération à “internaliser[79]” tous les comportements comme comportements de rareté avec une telle perfection. Rien n’y échappe, y compris les problèmes de couple, de suicide et d’altruisme, jusque-là confisqués par les fumeuses théories des Pétroleuses.

« Prenons l’exemple du couple… Se marier, n’est-ce pas affronter un marché de biens et services spécifique avec ses règles, ses investissements – les enfants – et sa compétition pour des ressources rares – Q. I., sex-appeal, éducation, fortune – qui savent caresser les courbes d’utilité dans le sens du poil ? Un couple est-il durable s’il ne réussit pas à accroître la fonction d’utilité de chaque partenaire ? »

C’est d’ailleurs une fidélité inconditionnelle au principe d’optimisation de l’utilité qui a permis au Maître de prouver que le couple standard de la classe moyenne occidentale constituait la forme la plus achevée de rationalité, tant du point de vue de la cohabitation – vivre sous le même toit maximise les rencontres aux moindres frais – que de celui de la copulation et de la fructification espérée de celle-ci. En montrant par exemple que trois couples standards outputent plus d’unités socio-domestiques que deux mâles et quatre femelles, Maître Becker a imposé le choix de ce couple standard comme étalon incontestable de la future classe moyenne mondiale.

L’adhésion fervente à la spiritualité du marché conduit d’ailleurs à des constatations encore plus bouleversantes. On ne peut plus désormais ignorer la bonne nouvelle : l’approche des économistes est la sœur jumelle de celle des socio-biologistes, car elles se laissent conduire toutes deux par le même principe fondamental de compétition pour les ressources rares ! Les courbes d’utilité chères à l’économiste peuvent être reliées à des paramètres génétiques impliquant en quelque sorte que sélection naturelle et rationalité individuelle se renforcent l’une l’autre.