3 Les Robinsons-particules de Hobbes : Arithmétique politique et empirisme mercantile
Si l’imposture du Chaos se révèle aussi coriace, c’est parce qu’elle semble avoir donné consistance au mythe d’un pouvoir invisible, d’un opérateur à la fois ingénieur et arbitre, plein de sollicitude pour chaque atome de volonté, et qui ne demande qu’à « laisser surgir » et à « laisser être ». Nous allons voir que ce jeu innocent s’inscrit pourtant dans la ligne d’une expérience de pensée bien plus cruelle, celle de la fiction de l’état de nature de Hobbes, qui fonde et introduit la « Philosophie civile », « Science des conséquences des accidents des corps politiques ».
Cette Philosophie civile apparaît dans Le Léviathan comme le second volet qui complète le tableau général de la Science, et fait contrepoids à la Philosophie naturelle (ou « Science des conséquences des accidents des Corps naturels ») [15].
Il n’est donc pas surprenant que la fiction de Hobbes nous transporte dans le monde des « Corps politiques » et qu’elle soit dans ce monde un peu comme le calque de la fameuse expérience de pensée de Galilée qui se propulse dans un espace infini, épuré de toutes les forces, de toutes les fictions, pour mettre en scène la particule libre, pure impulsion soustraite à la causalité. Pour articuler la Mathématique – Science des figures et des nombres – et la Mécanique, Galilée a bien vu qu’il devait s’imposer une espèce d’ascèse qui incarne la Géométrie et l’Algèbre de manière minimale en dépouillant les corps de toutes leurs qualités.
C’est dans une optique tout à fait voisine qu’il convient d’apprécier la fiction de l’état naturel forgée par Hobbes : saisir le degré zéro du politique en se risquant à concevoir la dislocation complète de ce que nous appellerions maintenant le « donné socio-historique » et énoncer un principe d’inertie régissant les comportements des volontés libres et solitaires[16].
Comment donner une cohésion, dans l’espace et dans le temps, à cette multitude de Robinsons-particules, tenaillés par une faim au futur[17], par des appétits anticipant sur d’autres appétits, et donc plus féroces et plus vicieux que les bêtes ? Nous connaissons la réponse de Hobbes : seul un Souverain permet de maîtriser ce Chaos de volontés hostiles s’efforçant de vivre par et pour elles-mêmes, mais vouées en fait à la misère absolue de la contingence mécanique ; nos Robinsons ne sont que des billes pouvant à tout instant être brisées par d’autres billes plus rusées ou plus massives. C’est d’ailleurs cette extrême crudité du mécanique associé au contingent qui nourrit la fiction de Hobbes et permet de fonder une Arithmétique politique[18], dépassant donc de très loin ce que la tradition affirme être le projet central du Léviathan : la légitimation de la monarchie absolue.
Comme les particules libres de Galilée, les Robinsons de Hobbes doivent d’abord être conçus comme des unités destinées à être additionnées, chacune d’elles pouvant être équilibrée par un agrégat convenable de certaines autres. Hobbes souligne bien que les différences de force physique ou de talent sont négligeables : plusieurs hommes peuvent s’allier contre un seul. Vus du point de vue de la souveraineté absolue, ces Robinsons, si féroces soient-ils, ne sont que des grains de sable, des unités de convoitise, des boules de billard pathétiques se faisant la guerre, que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence.
Si le Souverain peut prétendre s’identifier à un centre de cœrcition absolue, c’est parce qu’il fonctionne d’abord comme horizon-opérateur qui « met en perspective », qui fabrique d’emblée de l’homogène pour discerner ensuite et distribuer les distinctions. Ce qui est crucial ici, c’est la capacité du Souverain à tirer parti d’un état de contingence mécanique pour le transformer en champ d’équivalence. Ces équivalences et les opérations qu’elles permettent deviennent « naturelles » si on réussit, comme Hobbes, à exhiber et présenter comme évidentes des unités de mesure pour les Corps politiques, des capsules minimales de libertés empiriques capables de stocker les deux espèces de « facultés naturelles » – celles du Corps et celles de l’Esprit[19] – dont disposent les Robinsons.
Ce champ d’équivalence permet bien sûr de comparer, de grouper et de disperser à loisir les Corps politiques, opérations indispensables à la constitution non seulement de forces militaires, mais aussi et surtout de normes de substitution pour les appétits et les talents et donc l’établissement de contrats d’échange. Ainsi le Robinson-particule qui, pour le Souverain, chef des armées, est surtout une unité minimale de force militaire, de chair à canon, peut aussi se transformer en chair à contrat. L’expérience de pensée de Hobbes ne se contente pas de légitimer la soumission à un centre incarné dans le corps visible du Souverain, elle permet de concevoir la multitude des Robinsons comme une masse possédant tous les caractères de fluidité, de prédictibilité, d’« opérativité » impersonnelle d’un marché[20]. Comme champ de rationalité socio-économique, le marché implique la mise en évidence d’une équivalence des Robinsons, d’une « égalité » appréciée du point de vue de la détresse et de la férocité. Cette mise en évidence est cruciale : tant qu’elle n’est pas établie, la férocité et la détresse demeurent « irrationnelles » – non parce qu’elles excèdent de loin celles des bêtes – mais parce qu’elles ne sont pas socialement « opérationnelles » et ne peuvent donc prétendre au « naturel » du confort et de l’habitude. Elles ne sont donc pas aptes à être domestiquées comme matériau affectif d’une Physique Sociale qui viserait à les calculer, les stocker et les échanger, en prétendant surplomber tous les litiges pour légitimer des conventions dépassant le pathos des plaideurs. Cette prétention à incarner en quelque sorte la ruse de l’Histoire est d’ailleurs l’un des fondements les plus coriaces de ce qu’il faut bien appeler l’Ordre cyber-mercantile contemporain.
Pour s’imposer, l’Ordre a besoin de plusieurs compagnes ou compagnons dont nous ferons la connaissance au cours des pages qui suivent : l’empiriste mercantile, le populiste classique, le (la) populiste urbain (e), dont nous croquerons deux prototypes, Bécassine Turbo-Diesel et Gédéon Cyber-Plus, gorgés de toute la légèreté vorace de la « société tertiaire de services ». L’empiriste mercantile est le plus « philosophe » de cette sinistre équipe ; il aime séduire et se présenter comme un sympathique démarcheur ambulant, complice de l’Homme ordinaire, un Monsieur tout-le-monde, « qui aime la vie ».
Pour l’empiriste mercantile, rien ne doit être négligé pour détourner l’Homme ordinaire des vaines spéculations et des « sophistiqueries » des philosophes toujours entêtés à refuser de voir ce qui saute aux yeux de tout le monde : « Tout ce dont je vous parle, vous pouvez le rencontrer au coin de la rue. N’est-il pas naturel que, livrés à eux-mêmes, les hommes soient des Robinsons féroces ? »
Notre démarcheur réussit même un exploit : celui de ne pas ennuyer l’Homme ordinaire en l’initiant aux austères catéchismes de l’« individualisme méthodologique » et du « choix rationnel »[21] qu’il adore illustrer par de savoureuses histoires de cafétérias de campus[22] ou, mieux encore, par des robinsonnades épicées des querelles de ménage de Robinson et Vendredi, censées préluder à ce qui est supposé être leur « accord rationnel ».
« Pour des gens rationnels comme vous et moi, n’est-il pas naturel que, au lieu de se livrer au pillage réciproque, Robinson et Vendredi s’entendent pour utiliser au mieux leurs talents et maximiser le bonheur de leur couple ? N’est-il pas naturel que Robinson garde le fusil pour chasser et que Vendredi, plus agile, continue à grimper au cocotier ? » L’empiriste mercantile ne cesse de jurer sur la tête de la démocratie, comme Tartuffe jurait sur celle de tous les saints et aime même se faire reconnaître comme le compagnon postmoderne des Niveleurs de la révolution anglaise qui pensaient que « l’homme le plus pauvre de l’Angleterre a une vie à vivre, tout comme le plus puissant[23] ».
L’empiriste mercantile, comme les Niveleurs, soutient bien le droit de chaque homme ordinaire à « vivre sa vie », à égalité avec celui des puissants. Mais cette égalité n’est nullement, comme chez les Niveleurs, la condition d’épanouissement des individus singuliers dont l’empiriste mercantile n’a que faire et que de toute manière il ne rencontre pas au coin de la rue. C’est l’égalité dans la détresse des atomes d’offre et de demande – si cruciale pour la stabilité de l’ordre cyber-mercantile – qui intéresse l’empiriste mercantile, « égalité » dont il se réclame et qu’il agite comme un étendard généreux pour faire oublier que toute une physique sociale a été requise pour disloquer l’Homme ordinaire et installer la cinématique des Corps politiques de Hobbes.