La vérité sur le « miracle » économique

L’Histoire : Quel est l’état de l’économie japonaise au moment de la capitulation ?

Sébastien Lechevalier : Environ 3 millions de Japonais sur 73 millions (en 1940) sont morts dans le conflit. Quant aux pertes matérielles, on estime en général qu’un quart des actifs physiques (les immeubles, les usines, les infrastructures, etc.) ont été démolis. La destruction des villes (Hiroshima et Nagasaki bien sûr, mais aussi la plupart des grandes villes comme Tokyo, Ôsaka et Nagoya) a été particulièrement dramatique. Cela fait régresser le Japon à peu près au niveau de 1935.

Pourtant, d’un point de vue purement économique, le bilan des années de guerre n’est pas entièrement négatif. Les besoins de production d’armes ont conduit à la forte croissance des usines et des équipements dans les industries lourdes (notamment acier et chimie). Par exemple, la capacité de production d’acier était de 3 millions de tonnes en 1937 et elle est montée jusqu’à 6,6 millions de tonnes pendant la guerre ; à la fin du conflit, 5,6 millions de tonnes étaient encore en place, malgré les destructions. Dans le même temps, la main-d’œuvre spécialisée a été préservée.

C’est pendant le conflit que l’économie japonaise a acquis ses caractéristiques d’après-guerre. 1) L’habitude de faire appel à la sous-traitance, notamment dans les industries de machinerie et d’équipement, assure la souplesse et la réactivité au système. 2) La mise en place, en 1943, d’un système spécifique de financement stable, centré sur une banque principale, pour les entreprises produisant des munitions, est à l’origine de l’institutionnalisation de la banque principale après guerre80. 3) La forte intervention de l’État a perduré après-guerre, sous la forme atténuée du « contrôle administratif », le fameux MITI (ministère de l’Industrie et du Commerce). Ces trois éléments font partie des clés du miracle économique japonais après 1945.

L’H. : Quel rôle ont joué les Américains dans la reconstruction du pays ?

S. L. : Le 2 septembre 1945, la capitulation est signée à bord du Missouri, qui mouille dans la baie de Tokyo. Quelques jours plus tard, les forces d’occupation américaines débarquent. Cette occupation durera jusqu’en avril 1952. Jusqu’en octobre 1948, les deux mots d’ordre sont démilitarisation et démocratisation : l’objectif de l’occupant américain est à la fois de « punir » le Japon et de s’assurer qu’il ne sera plus jamais tenté par la guerre. Même si cela n’était pas là l’objectif des occupants, la période de démocratisation prépare à bien des égards la reconstruction proprement dite. Les réformes adoptées sous la direction du général Douglas MacArthur, commandant suprême des forces alliées (SCAP), vont dans ce sens.

1) En 1947, la dissolution des zaibatsu (notamment les quatre grands, Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo et Yasuda) crée un nouvel environnement concurrentiel qui stimule les entrepreneurs.

2) En avril 1947, une loi antimonopole interdit toute activité de cartel. Une politique de déconcentration lui est associée – ses effets seront limités puisque seulement 17 compagnies seront concernées sur les 300 initialement visées par la loi.

3) En novembre 1946, la réforme agraire limite la propriété de terres agricoles à 1 hectare (de quoi faire vivre une famille nombreuse mais aussi de commercialiser la majeure partie de la production), le reste devant être vendu aux métayers. En favorisant l’introduction de nouvelles technologies (fertilisants par exemple), elle améliore la productivité et par conséquent les revenus de la population agricole, créant un cercle vertueux.

4) Quant aux syndicats, ils sont démocratisés par trois lois successives (loi sur les syndicats, loi sur les standards du travail et loi sur les ajustements des relations de travail) qui fondent de nouvelles relations professionnelles. Concrètement, les employés obtiennent le droit de former des syndicats indépendamment de la direction de l’entreprise, même si, dans les faits, le patronat continue à contrôler étroitement la plupart des initiatives.

Jusqu’à l’automne 1948, la responsabilité de la reconstruction elle-même a cependant été laissée aux Japonais. L’initiative la plus remarquable est celle de Tanzan Ishibashi, ministre des Finances dans le cabinet de Yoshida Shigeru à partir de juillet 1946, qui met en place un système de production prioritaire (keisha seisan hoshiki). Le principe est de sélectionner des industries – surtout l’acier et le charbon –, auxquelles on réserve des fonds. Son succès a cependant été limité par l’inflation, qui atteint en 1948 127 % par an.

À l’automne 1948, le contexte international change : la guerre froide s’intensifie et la chute de la Chine aux mains des communistes semble inévitable. Pour les Américains, la priorité est d’assurer le redressement du Japon, de favoriser une reconstruction rapide et d’en faire un allié privilégié des États-Unis. C’est le plan Dodge, mis en place en avril 1949, dont la ligne de base est la restauration des principes de libre marché, ce qui se traduit par exemple par la fin des subventions et l’interdiction de la Banque de financement de la reconstruction. Dans le même temps, l’environnement est stabilisé avec la fixation du fameux taux de change de 1 dollar pour 360 yens, qui perdure jusqu’à l’abandon de la convertibilité du dollar en or en 1971.

Le véritable tournant dans la reconstruction du Japon et dans la relance de l’économie intervient au début de la guerre de Corée, en juin 1950. Pour leurs besoins considérables en matériels, les Américains font alors appel à l’industrie japonaise, ce qui constitue le choc positif initial dont a besoin le tissu productif pour se relancer. L’indice de production industrielle, fixé à 100 en 1949, passe de 123 en 1950 à 240 en 1954 ! C’est certainement là la principale contribution américaine à la reconstruction de l’économie japonaise.

L’H. : Et le début du « miracle » japonais…

S. L. : Reprenons la chronologie. On peut grossièrement distinguer quatre périodes depuis 1945.

1) Celle de l’après-guerre, que l’on vient de décrire. Cette période se termine au début des années 1950 quand on retrouve le niveau du PIB d’avant-guerre.

2) S’ouvre alors ce que l’on appelle la période de « Haute Croissance » (1950-1974), qui correspond peu ou prou à nos Trente Glorieuses, et pendant laquelle l’économie japonaise croît à un rythme annuel de 10 %. C’est à la fin de cette période, alors que le Japon a rattrapé les pays européens, que l’on parle de « miracle japonais ». Pendant cette période, les principaux secteurs d’activité sont le textile, la sidérurgie, la chimie puis la machinerie.

3) Une période de « chocs et ajustements réussis ». Malgré une série de chocs négatifs – fin du système de Bretton Woods en 1971, double choc pétrolier en 1973 et 1979 et endaka (appréciation du yen) qui suit les accords du Plaza de 1985 –, l’économie japonaise continue à faire beaucoup mieux que ses principaux compétiteurs (5 % en moyenne sur la période).

4) Enfin, au début des années 1990, alors que les théories du modèle japonais sont au faîte de leur influence intellectuelle, le pays entre dans ce qu’on a appelé la « décennie perdue », marquée par un nouveau ralentissement de la croissance (1 % en moyenne, soit deux fois moins qu’en France pendant la même période) et une crise financière.

Cette exceptionnelle croissance japonaise de l’après-guerre est le résultat de la mobilisation du capital, du rattrapage technologique du point de vue de l’offre, et de l’investissement du point de vue de la demande. À bien des égards, cette période est similaire aux Trente Glorieuses que connaît la France au même moment, la seule différence étant que la croissance française repose relativement plus sur le progrès technique que sur le capital. À partir du milieu des années 1970 et jusqu’au début des années 1990, alors que le progrès technique continue d’être un facteur clé du point de vue de l’offre, ce sont les exportations qui tirent la croissance du point de vue de la demande.

L’H. : C’est cela, le modèle japonais ?

S. L. : Ce « modèle » a fortement évolué au cours du temps : avant la guerre, l’économie japonaise était une économie de marché de type américain. Ce qu’on appelle couramment le « modèle japonais », tel qu’il a été théorisé dans les années 1970 et 1980, s’est mis en place après 1945.

Mais, quand il s’agit de définir en économiste ce qu’est le modèle japonais, on est un peu gêné car il y a au moins autant de théories sur le sujet que d’économistes spécialistes de la question… On peut en gros les classer en deux grandes catégories : ceux qui mettent l’accent sur l’organisation de la firme (le niveau microéconomique) et ceux qui insistent sur l’efficacité de la coordination économique et sociale dans son ensemble (le niveau macroéconomique). Pour les premiers, le modèle de la firme japonaise repose sur des relations de long terme entre partenaires, qui maximise la croissance de la firme. Ce modèle s’oppose donc point par point au modèle de la firme américaine fondé sur des relations de court terme entre employés (y compris managers) et actionnaires, dont l’objectif est la maximisation du profit dans le court terme. Les autres insistent sur les formes de coordination qui assurent la cohérence de ce système fortement décentralisé, au niveau privé – les keiretsu (qui ont pris la suite des zaibatsu), la sous-traitance, et le shunto (négociations salariales de printemps coordonnées par secteur) – et au niveau public – politique industrielle notamment.

On peut conclure que c’est l’interaction de ces deux niveaux – micro et macro – qui définit l’originalité du modèle.

L’H. : Qu’est-ce qu’on appelle le « toyotisme » dont on dit qu’il est la clé du succès des entreprises japonaises ?

S. L. : À partir des années 1950, Toyota a développé un système de production particulier, le « Toyota Productive System » (TPS). Il s’agit d’une forme d’intensification du travail, à l’image du taylorisme. Mais, à la différence du taylorisme, qui s’appuie sur la mécanisation, ce système repose sur l’« humanisation » de la production.

En un mot, il s’agit de faire intervenir l’homme plus souvent sur la chaîne de production, en comptant sur son « sens de la crise ». On peut résumer le système en deux principes simples. D’une part, on fait entrer les fluctuations de la demande sur le lieu de production (en termes de variété et de quantité). D’autre part, on fait porter l’effort d’adaptation sur les travailleurs au niveau de l’atelier, qui est le cœur de la création de la valeur ajoutée.

Le « sens de la crise » que l’on demande aux employés est censé être porteur de créativité et de mouvement. Pour ne pas dégénérer en un pur stress organisationnel, il doit être contrebalancé par des facteurs de stabilité (sécurité de l’emploi, notamment), qui constituent le cœur du toyotisme. Pour le dire autrement, la réussite du système est fortement conditionnée par ce qu’on peut qualifier de « rapport salarial toyotiste » : les conditions de carrière, la sécurité de l’emploi, la répartition dans l’entreprise, en bref tout ce qui assure la reproduction de la force de travail et son implication dans le processus de production – c’est tout cela le toyotisme.

L’implication remarquable des salariés de Toyota ne tient donc pas à un prétendu trait culturel immuable (l’obéissance par exemple !) mais à un contrat implicite de type donnant-donnant. C’est cet ensemble – système de production de Toyota + rapport donnant-donnant – qui est à l’origine de la formidable réussite de l’entreprise, en plus des stratégies de marketing et d’internationalisation.

L’H. : Ce système de production a-t-il été généralisé à d’autres entreprises ?

S. L. : La réponse est clairement non : tout n’est pas toyotiste au Japon et il est essentiel de distinguer le modèle japonais du système de production de Toyota. Plusieurs grandes entreprises ont tenté d’adopter le TPS dans les années 1980. Certaines ont réussi (comme Denso, initialement un sous-traitant de Toyota qui fabrique des composants électroniques pour les automobiles et qui est depuis devenu indépendant), d’autres non (Sony par exemple). Les tentatives de transfert ont été modestes et limitées.

Ajoutons que le système de production de Toyota et le toyotisme sont, je vous l’ai dit, un cas tout à fait particulier. De fait, on dit souvent que dans les années 1960, l’entreprise la plus représentative du « modèle japonais » du point de vue de l’organisation du travail n’est pas Toyota, mais Matsushita.

L’H. : Au total, comment caractériser ce mode d’organisation du travail ?

S. L. : La représentation habituelle du système, ce sont les « trois trésors » – l’emploi à vie, le salaire à l’ancienneté et le syndicat d’entreprise –, mais cette image, qui correspond à une certaine réalité, doit être relativisée.

D’abord, ce système d’emploi, qui se met en place au début des années 1950, est le produit d’un contexte très particulier, marqué, depuis la fin des années 1930 par un déficit de main-d’œuvre qualifiée. Sa principale caractéristique n’est pas tant l’emploi à vie (qui mérite plutôt la qualification d’emploi « de long terme ») ou le salaire à l’ancienneté (qui n’est qu’une composante de la formation des salaires) que ce que l’économiste japonais Koike appelle « the white collarization of blue collar workers », c’est-à-dire l’égalité de traitement entre les ouvriers (cols bleus) et les employés (cols blancs).

La mobilité du travail n’est pas absente de ce système, mais elle est concentrée en début et en fin de carrière. Quant à la pratique des licenciements, elle n’est pas rare, mais le plus souvent en dernier ressort, après que tous les autres instruments de flexibilité (réduction des heures supplémentaires, mobilité interne, réduction des embauches, etc.) ont été mis en œuvre.

Quant au salaire à l’ancienneté, il n’est en fait pas très différent de ce qu’on observe dans les grandes entreprises manufacturières d’Europe ou des États-Unis, à la différence près que, au Japon, il s’applique également aux ouvriers. La spécificité japonaise, jusqu’au début des années 1990 se situe plutôt au niveau du shunto (« l’offensive de printemps »), cette négociation salariale entre patrons et syndicats dans les entreprises, coordonnée au niveau de chaque secteur de production (par exemple, sidérurgie, automobile).

Il faut également mentionner l’existence d’un système de bonus, bisannuel, qui représente parfois jusqu’à cinq salaires mensuels, et qui permet de faire dépendre les rémunérations des salariés en partie des performances de ces entreprises.

En conclusion, c’est un système d’incitation destiné à obtenir une forte implication des travailleurs. Cette dernière se traduit, par exemple, par des durées de travail plus longues qu’en France, mais moins longues qu’aux États-Unis dans les années 1990 (moins de 1 800 heures par an en moyenne au Japon contre moins de 1 600 en France et plus de 1 900 aux États-Unis).

L’H. : Où en est-on aujourd’hui ? Le Japon est-il devenu un pays comme les autres ?

S. L. : Pour beaucoup d’analystes, la période qui s’ouvre en 1992, cette « décennie perdue », signifie la fin du miracle japonais. Alors que le Japon a dépassé tous les pays européens et presque rattrapé les États-Unis, les vertus du modèle que l’on vient de décrire, qui était essentiellement tourné vers la croissance et le rattrapage, disparaissent.

Je ne souscris pas à cette analyse. En particulier parce que la longue stagnation de l’économie japonaise n’est pas due à un excès de régulation ou un manque de compétition ; elle résulte plutôt des effets néfastes de la dérégulation entreprise depuis le début des années 1980. Celle-ci a permis une meilleure insertion de l’économie japonaise dans l’économie mondiale et offert de nouvelles sources de financement aux entreprises (par exemple, l’émission d’obligations). Mais elle a favorisé la formation des bulles financières et foncières et, de façon encore plus profonde, elle a déstabilisé les formes de coordination précédemment décrites.

Les liens des keiretsu et de la sous-traitance se sont distendus et la politique industrielle est tombée en désuétude. À mon sens, le renouveau de l’économie japonaise que l’on observe à partir de 2005 s’explique de façon structurelle par l’émergence de nouvelles formes de coordination, par exemple la revitalisation de la politique publique d’innovation ou la formation d’alliances inédites entre des entreprises concurrentes pour développer des technologies innovantes et très coûteuses. Ce fut récemment le cas de Toshiba et Hitachi par exemple, ce qui aurait été impensable il y a dix ans.

L’H. : Le Japon est-il condamné à s’américaniser ?

S. L. : Le succès de Toyota est là pour rappeler qu’il est possible pour des entreprises japonaises de réussir tout en maintenant des principes d’organisation contraires à ce qu’on observe dans les entreprises américaines.

Cependant, dans le même temps, des entreprises, comme Nissan à la suite du plan de revitalisation initié par Carlos Ghosn dans le cadre de l’alliance avec Renault en 1999, ont clairement changé de modèle et se rapprochent d’un mode de gouvernance à l’anglo-saxonne, dans lequel les actionnaires et la rentabilité de court terme sont prioritaires par rapport aux employés et la croissance de l’entreprise. De la même façon, dans le secteur clé de l’électronique, alors que, comme on l’a rappelé, le modèle dominant était incarné par une entreprise comme Matsushita et qu’une entreprise comme Sony faisait figure d’exception (son mode de gouvernance a toujours été plus proche du modèle américain, ou, si l’on veut, du modèle de Nissan aujourd’hui), aujourd’hui, plusieurs entreprises (IBM Japan, Kyocera) suivent, avec succès, un modèle tout à fait différent.

Autrement dit, ce qui caractérise aujourd’hui le monde des entreprises nippones, ce n’est pas la fin du « modèle japonais » mais sa diversité croissante.

Note

80. Un mode de financement qui permet à chaque entreprise de faire appel principalement à une banque pour ses besoins en crédit, laquelle lui accorde des facilités en échange d’un droit de regard sur la gestion en cas de difficultés.