Asie-Pacifique : un océan de violences

L’Histoire : Peut-on dire que la Seconde Guerre mondiale a commencé en Asie en 1937, avec la guerre sino-japonaise ?

Jean-Louis Margolin : Dans ce que j’appelle, à la suite d’un certain nombre d’historiens asiatiques, « la guerre de l’Asie-Pacifique », il y a eu deux grandes phases : une première strictement asiatique, essentiellement sino-japonaise, puis, à partir de 1941, une deuxième pendant laquelle la guerre s’élargit à l’ensemble du Pacifique. Il n’y a pas de rupture entre les deux phases, Pearl Harbor représentant avant tout pour Tokyo un moyen de se sortir de l’enlisement sur le continent chinois. En ce sens, le conflit sino-japonais s’inscrit dans la Seconde Guerre mondiale.

S’il est assez facile de déterminer quand la guerre de l’Asie-Pacifique se termine – avec la capitulation du Japon le 15 août 1945 –, il est plus complexe de savoir quand elle commence. Pour certains historiens japonais, elle débute dès le 18 septembre 1931 avec le coup de force nippon de Moukden, en Mandchourie. Cette attaque déclenche l’occupation complète de cette région, puis la formation en 1932 de l’État fantoche du Manchoukouo, protectorat japonais détaché de la Chine.

Cet épisode, bien qu’il constitue effectivement la première agression de grande dimension contre la Chine, reste en fait militairement et stratégiquement limité. Dans les années qui suivent, plusieurs accords sont signés entre les deux gouvernements, ou entre les états-majors locaux ; aucune opération militaire d’envergure n’est lancée entre 1932 et 1937. « L’incident de Shanghai », qui oppose au début de 1932 trois divisions de la marine nippone aux forces chinoises, demeure un cas isolé.

Je préfère donc en rester à la date assez classique du 7 juillet 1937 et à l’incident du pont Marco-Polo : ce jour-là un accrochage entre soldats en patrouille, au sud-ouest de Pékin, provoque une riposte chinoise qui marque le début de la guerre sino-japonaise. La bataille de Shanghai, d’août à novembre 1937, est la plus grande de ce conflit.

L’H. : Pourquoi le Japon a-t-il attaqué ?

J.-L. M. : La Chine peut apporter au Japon ce qu’il ne possède à l’évidence pas : une profondeur stratégique considérable, une position centrale sur le continent asiatique et des matières premières, dont le précieux minerai de fer qui lui fait cruellement défaut. En 1912, le vieil empire finit par s’effondrer ; l’anarchie s’installe. Dans chaque province, des seigneurs de la guerre se taillent des royaumes semi-indépendants. Pour le Japon, c’est l’occasion idéale d’affirmer sa puissance.

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le Japon copie l’attitude des grandes nations européennes impérialistes. Se constituer un empire colonial est pour lui la meilleure garantie de ne pas être lui-même colonisé.

Il n’existe par contre chez les Japonais à l’encontre des Chinois ni racisme de principe, ni volonté d’extermination ou d’éradication culturelle. Mais les Japonais de l’époque sont convaincus de la supériorité morale de leur pays et l’opposent à l’abaissement et la veulerie qu’ils attribuent aux Chinois contemporains, descendants dégénérés de la Chine mythifiée qui, au Ier millénaire de notre ère, avait fait don de sa civilisation au Japon. Cette certitude d’accomplir sur le continent une mission civilisatrice (ou, en termes confucéens, d’y « manifester son respect filial ») favorisera en fait des comportements de grande violence.

L’H. : Qu’est-ce qui déclenche l’attaque contre les États-Unis en décembre 1941 ?

J.-L. M. : C’est le résultat d’une véritable fuite en avant du Japon. Dès août 1940, profitant de la faiblesse de la France et de l’Angleterre, le Japon installe des troupes d’occupation au Tonkin, puis en juillet 1941 dans le reste de l’Indochine. Cette volonté d’hégémonie sur la région n’est évidemment pas acceptable par les autres puissances, à commencer par l’Union soviétique – il ne faut pas oublier que l’URSS est frontalière du Japon et de la Mandchourie, que l’île de Sakhaline est divisée entre les deux pays. L’URSS n’a pas l’intention de laisser le Japon dominer l’ensemble de la Chine, et aide les Chinois contre les Japonais.

À partir de 1941, les choses changent : l’URSS ayant fort à faire ailleurs, son aide à la Chine va devenir insignifiante. Le Japon signe en avril 1941 un pacte de neutralité avec l’URSS. À cette date, les États-Unis et les puissances anglo-saxonnes sont devenus ses principaux adversaires. De fait, les États-Unis, implantés aux Philippines et ayant plusieurs positions dans le Pacifique central, dont l’archipel d’Hawaï et l’île de Guam, ne peuvent accepter l’hégémonie japonaise en Asie du Sud-Est et sur un océan dont ils sont eux-mêmes bordiers.

En septembre 1940, la formation de l’Axe – l’alliance tripartite entre l’Allemagne, l’Italie et le Japon – fait basculer le Japon dans le camp ennemi de la Grande-Bretagne (qui a des possessions importantes dans cette partie du monde : Malaisie, Birmanie, Singapour…), de l’Australie (qui est le plus souvent alignée sur la position britannique) et des Pays-Bas (qui, bien qu’occupés, ne sont pas sortis de la guerre, leur gouvernement en exil continuant de contrôler les colonies des Indes néerlandaises, source majeure d’approvisionnement en pétrole).

Les États-Unis font néanmoins encore preuve de patience : de mars à décembre 1941, on négocie sans relâche à Washington. C’est le Japon qui va inciter Roosevelt à adopter une position de plus en plus ferme. L’occupation complète de l’Indochine en juillet 1941 entraîne un gel des avoirs japonais et un embargo total des matières stratégiques. Le Japon se retrouve privé à la fois de la ferraille américaine, indispensable à sa sidérurgie, et de pétrole néerlandais.

En novembre 1941, le secrétaire d’État américain Cordell Hull envoie une note en forme d’ultimatum à Tokyo. Il somme le Japon de renoncer à de nouvelles conquêtes asiatiques et surtout de prévoir un plan de retrait de ses forces en Chine. Bien que ces propositions soient à l’évidence inacceptables pour le Japon, il est inepte de dire que les États-Unis l’ont acculé à la guerre. En réalité, le Japon, après avoir eu les coudées franches pendant des années, a fini par se heurter à un mur – celui des intérêts vitaux de Washington. Les relations entre les deux pays ne se gâtent que très tardivement.

L’H. : Comment expliquer l’alliance du Japon avec l’Allemagne en 1940 ?

J.-L. M. : Avec cette alliance, le Japon semble avoir commis un acte aberrant. Concrètement, elle ne va rien lui apporter. Il n’y aura aucune opération commune. En fait, les Japonais ont cru habile de se rallier au vainqueur des puissances coloniales européennes, qu’il croit capable de l’aider à assurer sa domination sur l’ensemble de l’Extrême-Orient, où l’Allemagne – seule des grandes puissances – n’a aucune position ni revendication.

Mais intervient aussi, de la part des dirigeants japonais, un alignement idéologique évident. Il faut évoquer ce que j’ai appelé, après de nombreuses hésitations et en ayant bien conscience des différences avec le modèle européen, le « fascisme japonais ». Il existe incontestablement une fascination des Japonais pour le fascisme italien, puis pour le national-socialisme allemand. Cela ne signifie pas qu’ils reprennent à leur compte la totalité de ces idéologies. Il n’y a au Japon ni parti unique ni chef charismatique, et le discours, essentiellement néotraditionaliste, n’a rien de révolutionnaire. Alors que les terres qu’ils vont dominer comptaient environ 15 000 Juifs (pour la plupart des réfugiés d’Europe centrale), les Japonais ne participeront pas à la politique d’extermination.

Reste que le système fasciste leur apparaît comme un modèle d’efficacité, notamment l’« État total » qui intervient dans tous les domaines et qui encadre étroitement dès le temps de paix la population autour d’une mystique nationaliste à connotations guerrières. Le système japonais est le seul au monde à partager avec l’Allemagne et l’Italie d’une part la mobilisation totale de l’ensemble des énergies du pays en vue de la construction d’une armée puissante, d’autre part la volonté inflexible d’expansion militaire. En fait, l’Italie, l’Allemagne et le Japon ont la même façon de considérer que la politique n’est qu’une façon de faire la guerre par d’autres moyens.

Avec l’Italie fasciste, mais surtout avec l’Allemagne nazie, le Japon des années 1930 partage l’ultranationalisme, la haine pour la démocratie, le culte du guerrier et une fascination quasi morbide pour la souffrance et la mort.

L’H. : C’est ce qui favorise l’arrivée au pouvoir de l’armée ?

J.-L. M. : L’armée se retrouve de facto à la tête de l’État à partir de 1936 : la plupart des Premiers ministres, une grande partie des ministres sont dès lors des militaires, et la composition aussi bien que le programme des gouvernements sont décidés en concertation avec les États-majors. En février 1938, les militaires imposent une loi de mobilisation nationale qui leur permet de s’emparer de l’ensemble des leviers de commande et d’obtenir un droit de contrôle sur l’industrie en cas de guerre, ce qui sera effectif en 1941.

Cette armée organisée à l’occidentale est cependant caractérisée par un néotraditionalisme (en 1935, on contraint officiers et sous-officiers à porter le sabre), une grande rigidité (les militaires du rang sont constamment brutalisés par leurs supérieurs) et une hiérarchie presque féodale (on voit des soldats japonais se disputer l’honneur de savonner le dos de leurs sous-officiers). La discipline est d’une grande sévérité, le moindre signe de peur entraînant des peines extrêmement lourdes – alors même qu’il y aura très peu de sanctions pour crime de guerre.

L’armée est massivement composée de ruraux, qui ont souvent vécu misérablement et sont rarement sortis de leur région d’origine. Cela les rend extrêmement malléables et soumis. Ils vivent eux-mêmes dans des conditions suffisamment rudes pour ne pas être très compatissants vis-à-vis des souffrances d’autrui.

Le nombre de soldats va s’accroître progressivement. Avant 1941, la mobilisation est loin d’être générale ; on compte entre 1 et 1,5 million de soldats en Chine et en Mandchourie. Mais, à la fin de la guerre, en 1944, ils sont environ 9,5 millions.

L’H. : Vous avez évoqué la violence de l’armée. Cette violence est-elle générale ? Quelle forme prend-elle ?

J.-L. M. : Il y a d’abord les crimes et tueries perpétrés dans le cadre des combats, cette longue traînée de sang qui correspond aux huit années de guerre entre 1937 et 1945. Tout commence par un grand massacre, celui de Nankin (alors la capitale chinoise) en décembre 1937, qui fait entre 50 000 et 90 000 morts. Cela se termine par un autre massacre d’ampleur à peu près équivalente aux Philippines, à Manille, en février-mars 1945.

À Nankin, ce sont avant tout les prisonniers de guerre chinois qui sont visés, même si la population civile a subi des coups très durs. À Manille, l’armée japonaise ne se trouvant plus dans un contexte de conquête, il s’agit plutôt d’une sorte de massacre indiscriminé et anarchique de la population civile.

Entre ces épisodes, il n’y a pas de massacres de même ampleur, mais on retrouve une forte tendance à utiliser une extrême violence dès que l’occasion se présente. Cette violence se concentre sur les populations les plus rebelles. Les Chinois sont particulièrement visés, en Chine et ailleurs. Quand l’armée japonaise arrive à Singapour en février 1942, elle tue ainsi entre 5 000 et 10 000 jeunes Chinois, en représailles de l’aide financière considérable apportée par les Chinois d’outre-mer à la république de Tchang Kaï-chek. Dans les zones du nord de la Chine, où les guérillas sont particulièrement puissantes, des opérations de « pacification », dites sanko (les « trois-tout », c’est-à-dire tout tuer, tout brûler, tout détruire), font plusieurs millions de morts entre 1940 et 1943.

Les exactions touchent aussi les Philippins, qui résistent avec une grande énergie. Ces débordements de violence sont comparables aux atrocités commises par l’armée allemande. Si un attentat est perpétré contre un soldat japonais, c’est toute la population d’un village qui est souvent anéantie. En Asie, les « Oradour-sur-Glane » se comptent par dizaines aux Philippines et par centaines, voire par milliers en Chine.

Cette violence se retrouve à une moindre échelle dans tous les pays contrôlés par l’armée japonaise. À partir de décembre 1941, elle s’exerce également aux dépens des Occidentaux militaires et civils, en particulier aux Indes néerlandaises, qui comptent 200 000 Hollandais et métis.

Il y a aussi des cas d’utilisation de cobayes humains pour des expérimentations médicales, bactériologiques et chimiques. On inocule des maladies, on place des hommes dans des conditions de dépressurisation ou de froid extrêmes. Certaines unités, comme la 731 qui possède ses propres centres de recherche en Mandchourie, sont spécialisées dans ce domaine.

La brutalité n’épargne pas les soldats japonais eux-mêmes : lors des retraites, il n’est pas rare que les soldats blessés qui ralentissent la marche soient exécutés. Et, en cas de défaite, ils sont pratiquement contraints au suicide.

L’H. : Vous avez dit qu’à Nankin les prisonniers chinois avaient été abattus par dizaines de milliers. Est-ce toujours le cas ?

J.-L. M. : Les prisonniers chinois ont été particulièrement maltraités. Aucun dispositif de prise en charge n’avait été prévu pour eux, ce qui pousse à les exécuter – à l’exception de ceux, minoritaires, intégrés à l’effort de guerre nippon, soit comme coolies militaires, soit comme travailleurs forcés au Japon, soit encore comme troupes auxiliaires « collaboratrices ».

Il y eut aussi plus de 300 000 prisonniers de guerre des armées occidentales, dont une bonne moitié est composée de soldats asiatiques. Ces derniers seront pour une large part relâchés rapidement, parce que les Japonais se veulent les libérateurs de l’Asie. Les souffrances se sont concentrées sur les quelque 144 000 prisonniers restants, essentiellement des Hollandais, des Britanniques, des Australiens et des Américains, mais aussi une douzaine de milliers de Français (en Indochine). Leur taux de mortalité a été d’environ 27 % – à comparer avec les 4 % de mortalité parmi les prisonniers occidentaux de l’Allemagne nazie.

Les soldats subissent tout ce qu’un prisonnier de guerre peut connaître de pire : l’entassement, la faim, la chaleur ou le froid, et l’absence de soins médicaux, malgré les miracles accomplis par les médecins militaires de leurs unités.

La seule clause de la convention de Genève respectée par les Japonais est le traitement particulier réservé aux officiers qui, par exemple, ne sont pas astreints au travail forcé. Les simples soldats sont soumis à des travaux épuisants. Le chantier le plus emblématique est celui du chemin de fer dit « de la mort », 415 kilomètres de voies ferrées entre la Thaïlande et la Birmanie, symbolisé par le tristement célèbre pont de la rivière Kwai : 12 000 prisonniers occidentaux et quelque 70 000 travailleurs asiatiques sont morts dans la construction des voies. Les mines et chantiers navals, au Japon ou à Taiwan, furent également des lieux effroyables.

Il faut aussi mentionner les « marches de la mort ». La plus connue est celle de Bataan, aux Philippines, en avril 1942, à laquelle ne survécurent pas au moins 5 600 prisonniers américains et philippins. L’approvisionnement en eau leur fut notamment interdit plusieurs jours durant. Mais il faudrait aussi citer ces 1 200 Australiens détenus à Sandakan (Bornéo) en 1945, et contraints à parcourir 260 kilomètres dans une jungle montagneuse, sans nourriture adéquate : il n’y eut que 6 survivants, tous des évadés.

L’H. : Et les civils, comment sont-ils traités ?

J.-L. M. : Pas beaucoup mieux. J’ai déjà évoqué ceux qui furent tués lors des massacres de Nankin, de Manille, de Singapour, etc. Ailleurs, dans les camps d’internement, les conditions d’existence des quelque 140 000 civils ressortissants des pays occidentaux opposés au Japon ne sont guère meilleures que celles de leurs soldats prisonniers. À ces massacres, il faudrait ajouter des viols innombrables. À Nankin, on estime que furent violentées entre 8 000 et 20 000 femmes chinoises, pratiquement de tous les âges. Ces crimes s’observent dans toutes les régions occupées.

Les Japonais ont mis en place pendant la guerre un système de prostitution aux armées. On recrutait des jeunes femmes, souvent coréennes, soit en les trompant sur leur emploi futur, soit en les achetant à leurs familles, soit en utilisant les réseaux proxénètes déjà existants. Certaines de ces « femmes de réconfort » furent purement et simplement enlevées. Les sévices souvent subis s’ajoutèrent aux souffrances partagées avec les soldats en campagne. Même si ces femmes étaient généralement payées, ce vaste système prostitutionnel, largement sous contrainte, organisé par l’armée à l’échelle d’une région entière, est d’une ampleur sans égale dans le reste du monde en guerre.

L’H. : Il y a enfin les spoliations économiques ?

J.-L. M. : Oui, j’ai déjà dit quelques mots du travail forcé qui touche les prisonniers occidentaux ; il concerne également la population des territoires occupés. Les colonies (principalement la Corée et Taiwan) sont cependant moins cyniquement traitées que les pays conquis, englobés à partir d’août 1940 dans une bien mal nommée « sphère de coprospérité de la Grande Asie de l’Est », dont Tokyo prétend assurer l’autosuffisance, après l’avoir « libérée » de l’impérialisme occidental. Elle se transforme rapidement en « sphère de co-pauvreté », à une échelle jusque-là inconnue, et plus encore d’exploitation forcenée des ressources comme des populations, au service de l’effort de guerre nippon.

En Indonésie, on appelle jusqu’à aujourd’hui les travailleurs forcés, dont la condition est quasiment servile, les romusha (« travailleur » en japonais). Les conditions de travail sont terrifiantes, avec une mortalité très élevée, souvent supérieure à celle des prisonniers de guerre occidentaux, entre autres parce que les romusha ne bénéficient pas des soins des médecins militaires.

L’exploitation des ressources fut assez comparable à ce qu’on connaissait alors en Europe. Une grande partie de la production est captée par l’armée japonaise, surtout le riz, les plantes textiles et les matériaux stratégiques, à commencer par le pétrole. On recourt aux réquisitions, aux cultures forcées, aux livraisons à prix imposés, au marché noir, et souvent au pillage pur et simple. Une fois les réserves de riz épuisées, et alors que les communications sont de plus en plus entravées par le développement des opérations militaires, soit à partir de 1944, une famine généralisée tend à se développer. Elle fera à Java environ 2 millions de morts (sur les 50 millions d’habitants de l’île). De la même manière on comptera au moins 500 000 victimes au Tonkin. Dix pour cent de la population de la prospère Singapour périt en 1944-1945, principalement de maladies induites par la faim.

On peut aussi ajouter que l’armée japonaise s’est transformée en Chine en véritable pourvoyeuse de drogue. Pour se rallier à bon compte les collaborateurs chinois, elle a encouragé et facilité à leur intention le trafic d’opium et d’héroïne, qui avait été largement éradiqué auparavant. La consommation d’opiacés va connaître une véritable explosion, grâce à une armée japonaise qui va jusqu’à convoyer la drogue ou patronner sa commercialisation. Cela aura un impact social considérable dans des villes comme Nankin ou Shanghai, où la criminalité explose.

L’H. : Pourquoi toutes ces exactions ?

J.-L. M. : Les exactions n’obéissent pas à une logique fondée sur une idéologie exterminationniste. Encore une fois, je voudrais souligner qu’il n’y a pas de politique génocidaire, et pas même de politique systématique de massacres.

Ce qui est à l’inverse frappant, c’est l’extraordinaire facilité avec laquelle les soldats japonais tuent, parfois seulement pour s’amuser. En Chine, on fait des concours de tirs sur des passants, on s’exerce au maniement du sabre ou de la baïonnette sur des cobayes humains. Cette facilité du passage à l’acte ne constitue pas un quelconque invariant de la psyché nippone. Elle se rattache clairement au contexte idéologique des années 1930 et 1940. Dans ce contexte, l’État et la collectivité, définis dans les termes nébuleux de la mystique impériale, sont placés au-dessus de tout, l’individu n’est plus rien. Significativement, les militaires et les médecins de l’unité 731, à Harbin, appelaient les cobayes humains utilisés pour leurs expériences des maruta, c’est-à-dire des « morceaux de bois ». L’individu n’est plus qu’un objet, corvéable à l’infini, chair à canon, et sur lequel il devient licite de frapper, même à la hache…

Cela concernera aussi les Japonais eux-mêmes. Vers la fin de la guerre, lors de la bataille d’Okinawa, l’armée japonaise n’hésitera pas à se servir de civils comme de boucliers humains.

L’H. : Il n’y a pas eu de résistance à cette idéologie ?

J.-L. M. : Très peu. Il n’y a pas eu de mouvements organisés, au moins à l’intérieur du pays. Certains intellectuels, chrétiens en particulier, ont critiqué le régime, en termes plus ou moins radicaux. Ils ont en général perdu leur poste et ont été interdits de publier, mais ils ne furent pas dans l’ensemble emprisonnés. Ils représentent une infime minorité. On a une impression de quasi-unanimisme autour de la mystique impériale : les cadres communistes eux-mêmes, presque tous, après quelques années de prison, se « convertissent » (c’est l’expression d’alors) à l’ultranationalisme.

Il est vrai que tous les Japonais baignent dans cette idéologie depuis le début des années 1930 : à l’école, dans les médias, pendant leur service militaire et dans les nombreuses structures d’encadrement (jeunes, femmes, réservistes, associations de voisinage…) qui mobilisent la population même en temps de paix. Aucun habitant ne peut échapper à ce bourrage de crâne. Il y a donc un consensus extrêmement fort.

L’H. : Quand sont apparus les kamikazes ?

J.-L. M. : Très peu de Japonais se sont rendus pendant la guerre, sauf en Mandchourie en août 1945. Les soldats préfèrent généralement la mort à l’infamie de la reddition. On connaît des cas de militaires japonais qui refusent de croire en 1945 à la capitulation du Japon, parfois des mois durant, et accusent de trahison ceux qui doutent. De très nombreux prisonniers nippons refusent que la Croix-Rouge prévienne leur famille. Ils préfèrent qu’elle les croie morts plutôt que de leur infliger le déshonneur de la capture.

Les kamikazes sont plus banalement dénommés pendant la guerre « Corps spécial d’attaque » (Tokkôtai). Recrutés par milliers parmi les étudiants aux sursis résiliés, tous volontaires, ils ne constituent qu’un recours désespéré, alors que le Japon a déjà perdu la guerre : ils ne sont pas engagés avant octobre 1944, lors du débarquement américain aux Philippines. Ils représentent une réponse rationnelle à la double pénurie (pilotes expérimentés et carburant) qui menace alors de paralyser l’aviation japonaise.

C’est en janvier 1932, lors de l’incident de Shanghai : une bataille rangée qui va durer des semaines et faire plusieurs milliers de morts dans la ville, qu’on voit – dit-on – quelques jeunes soldats japonais s’entourer le corps d’explosifs et se précipiter sur les tranchées chinoises pour s’y faire sauter. Ils deviennent immédiatement des héros nationaux. À ma connaissance, c’est la première fois que ce genre de phénomène apparaît dans l’histoire de l’humanité.

L’expérience des kamikazes est encore omniprésente dans le Japon d’aujourd’hui, et suscite une intense émotion, même chez les plus antimilitaristes. Plus généralement, les 2,5 millions de soldats morts pour l’empereur depuis la restauration Meiji sont tous qualifiés de divinités, dans le sanctuaire shinto de Yasukuni, qui en tient le registre.

L’H. : Sans Hiroshima et Nagasaki, le Japon se serait-il rendu ?

J.-L. M. : Oui, assurément. Le pays avait perdu ses alliés, sa marine en quasi-totalité, et presque tout contact avec ses conquêtes d’Asie du Sud-Est et leurs matières premières ; surtout, un nouvel adversaire, l’URSS, était apparu le 8 août 1945 et avait disloqué en quelques jours l’armée du Kwantung, en Mandchourie.

Mais le personnel dirigeant nippon s’obstinant à n’accepter qu’une paix de compromis, les Alliés auraient certainement été contraints à un débarquement au Japon même, où plusieurs millions d’hommes restaient mobilisés, et parfois solidement armés. La guerre se serait probablement prolongée pendant six mois ou un an. Des dizaines de milliers d’Américains de plus auraient été tués, ce qui aurait pu aller jusqu’à doubler les pertes des États-Unis dans la guerre du Pacifique (101 000 tués pour 184 000 face à l’Allemagne et l’Italie).

En outre, de nombreux Japonais préférant se sacrifier (et sacrifier leurs concitoyens) plutôt que de se rendre, les populations de la sphère nippone vivant dans des conditions toujours plus dégradées, la prolongation de la guerre aurait à coup sûr entraîné des millions de morts supplémentaires. Il serait délicat d’être plus précis, mais on arrive à la fin de la guerre à 150 000 morts par semaine, dont une grande majorité de civils, du fait de la famine qui se généralise.

L’H. : Quel est le bilan des victimes de la guerre ?

J.-L. M. : Il est difficile de faire un compte exact, en particulier pour les pertes chinoises. Ce qui est à peu près assuré, ce sont les morts au combat. On compte environ 7 millions de victimes parmi les soldats : 2 millions de Japonais et quelque 3 millions de Chinois, auxquels on peut ajouter environ 200 000 Occidentaux (principalement Américains, Britanniques, Australiens et Néerlandais, sans oublier quelques milliers de Français d’Indochine) et une centaine de milliers de combattants d’autres pays d’Asie. On estime par ailleurs que 1,4 million de soldats chinois sont morts à l’écart des zones de combat : maladies, blessures, manque de soins, faim…

Tout cela est d’assez peu de poids comparé aux victimes civiles : elles représentent en dehors du Japon près de 80 % des pertes, pourcentage bien supérieur à ce qui se passait sur le théâtre européen, même en y incluant la Shoah. Au total, on estime le bilan à 27 millions de morts, dont quelque 20 millions de civils. Le chiffre est à comparer aux 36 millions de morts côté européen20 : les pertes en Asie représentent 40 % du total des pertes de la Seconde Guerre mondiale.

Le Japon compterait au total 3 millions de morts. Parmi les morts civils, 1 million en tout, 400 000 ont été victimes des bombardements (dont la moitié, 200 000, lors des explosions nucléaires).

Les plus grandes pertes là aussi ont été chinoises, mais les chiffres sont sujets à discussion. Les différents gouvernements chinois ont fourni des évaluations très variables. Entre 1945 et aujourd’hui, on est passé de 10 à 35 millions de morts. Le chiffre de 15 millions, qui fut fourni peu après la fin du conflit par les autorités du Guomindang, ne paraît pas invraisemblable. Des victimes civiles asiatiques, deux tiers vraisemblablement moururent de faim, un quart furent assassinées, un dixième périrent d’épuisement au travail. On comprend les considérables enjeux de mémoire que représente cette guerre en Asie…

Note

20. Ces chiffres ne sont pas définitifs, en particulier du fait des importantes incertitudes qui subsistent sur les victimes chinoises et soviétiques, civiles surtout.