Le procès des criminels de guerre japonais

Quand s’ouvre la première séance du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, le 3 mai 1946, son président, l’Australien William Webb, déclare : « Il n’y a pas eu de procès criminel plus important que celui-ci dans toute l’histoire. »

Les travaux du tribunal ont revêtu, en raison de l’immensité de la zone d’action de l’armée japonaise durant la guerre sino-japonaise et la guerre du Pacifique, une grande importance pour les pays qui bordent l’océan Pacifique et ceux d’Asie orientale, ainsi que pour plusieurs nations européennes.

Lors de l’ouverture du procès de Tokyo, le Japon est un pays ruiné, dévasté. Il a perdu durant la guerre (qui pour lui a commencé dès 1937) au moins 2,7 millions d’hommes et un quart de ses richesses. De nombreuses cités sont en grande partie détruites : Tokyo à 65 %, Nagoya à 87 %. Deux villes ont été soumises au feu atomique. Neuf millions de personnes sont sans abri, 6,5 millions sont à rapatrier depuis l’Asie, la Sibérie et les îles du Pacifique – dont environ 3 millions de civils. Le pays est asphyxié économiquement, au bord de la famine, et ne tourne guère que par le marché noir auquel les élites et l’armée participent en pillant les stocks militaires. La pègre prospère sur ce terreau fertile, tolérée par des autorités qui comptent sur elle pour les aider à lutter contre les communistes.

Le pays est dirigé en droit par un conseil interallié, mais de fait par le commandant suprême des forces alliées (Supreme Commander of Allied Powers, SCAP), le général américain Douglas MacArthur. L’empereur reste en place, mais on se demande s’il ne va pas abdiquer en faveur de son fils, ou être jugé par les alliés pour crimes de guerre.

Pourtant, le procès de Tokyo, qui est l’équivalent asiatique du procès de Nuremberg, reste mal connu. On le présente volontiers comme un procès de vainqueurs, qui n’aurait eu pour but que de justifier la vindicte des États-Unis ulcérés par l’attaque japonaise contre Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Il s’agirait donc d’un procès politique destiné à satisfaire l’opinion publique et les militaires américains, sans pour autant empêcher l’occupation du Japon et mécontenter le peuple japonais.

Le travail du tribunal repose sur une période qui va de 1928 à 1945. L’année 1928 correspond à l’assassinat, en Mandchourie, du « seigneur de la guerre » Chang Tso-lin par les troupes japonaises : l’événement sera perçu rétrospectivement comme un prélude à la mainmise du Japon sur la Mandchourie. Trois ans plus tard, le Japon s’empare de la totalité de cette région et constitue l’État fantoche du Mandchoukouo.

En juillet 1937, les forces japonaises attaquent les troupes chinoises près de Pékin. Devant le refus du président du gouvernement nationaliste Tchang Kaï-chek de céder, elles étendent rapidement le champ de leurs opérations et, après la prise de Nankin le 13 décembre, mettent à sac la ville : on estime le nombre total de leurs victimes civiles entre 260 000 et 350 000, et entre 20 000 et 80 000 celui des femmes violées. Les attaques, sans déclaration de guerre, contre les États-Unis à Pearl Harbor, dans les îles Hawaii, et contre le Royaume-Uni en Malaisie en décembre 1941 contreviennent, elles aussi, au droit international en vigueur à l’époque.

Mais ce qui retient surtout l’attention des Alliés en 1946, ce sont les mauvais traitements et le travail forcé infligés entre 1941 et 1945 à une grande partie des prisonniers de guerre détenus par le Japon, et ce malgré la promesse faite au gouvernement américain de respecter les termes de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre – convention que le Japon, d’ailleurs, n’a pas signée.

Quelles causes invoquer quand on tâche d’expliquer les crimes japonais durant la guerre ? Le Japon, tout comme les autres armées du XXe siècle, subit ce que George Mosse a appelé le processus de « brutalisation »50 : la violence tend à être banalisée. Avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, l’armée japonaise est réputée être celle, avec l’armée soviétique, où la discipline est la plus impitoyable. Les brimades subies par les soldats ont probablement joué un grand rôle dans leur attitude violente à l’encontre des populations civiles et des prisonniers.

Une certaine rigidification des principes de commandement a constitué, elle aussi, une cause de la brutalité des troupes nipponnes. Ainsi, un ordre signé en 1941 par le ministre de l’Armée de terre, Tojo Hideki, le senjinkun, interdisait de se rendre, ce qui eut un effet néfaste, non seulement sur les soldats japonais, mais également sur leurs prisonniers : survivre à la défaite fut alors considéré comme infamant.

Enfin, le mépris à l’égard des populations asiatiques, et notamment des Chinois, enseigné dès l’école primaire, a certainement ôté aux troupes japonaises tout frein psychologique concernant leur attitude vis-à-vis des populations civiles d’Asie.

Parmi les crimes de guerre japonais, on peut citer les massacres et le pillage à grande échelle commis en Chine de 1937 à 1945, l’utilisation d’armes chimiques et bactériologiques, les mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre, la mise en esclavage de populations civiles asiatiques dans le but de faire avancer des travaux d’intérêt stratégique (fabrication d’armes et production minière, construction de voies ferrées, etc.), l’esclavage sexuel imposé à de nombreuses femmes coréennes, chinoises, javanaises ou encore néerlandaises.

Tout au long des quatre années que dure dans le Pacifique le second conflit mondial, Washington ne cesse de mettre en garde Tokyo contre d’éventuelles exactions contre les soldats américains – l’armée nipponne a une image détestable depuis le massacre de Nankin. Devant le flot d’informations qui leur parviennent sur les crimes commis par les puissances de l’Axe, les Alliés ne se contentent bientôt plus de menaces : ils créent le 7 octobre 1942 à Londres un Comité des nations unies sur les crimes de guerre et, un an plus tard, le 10 octobre 1943, avec la participation des Soviétiques, la Commission des nations unies sur les crimes de guerre.

Le 1er novembre 1943, Roosevelt, Churchill et Staline signent la déclaration de Moscou sur les actes inhumains. Pour juger les suspects de crimes de guerre, la déclaration prévoit deux cas de figure : le premier est le jugement des personnes ayant exercé des responsabilités à l’échelon local dans le pays où ils ont commis leurs forfaits et selon le droit du pays en question ; le second est le jugement en Allemagne, par les quatre pays alliés, des principaux dirigeants nazis. La distinction est donc de nature spatiale, elle ne se fait pas selon la gravité des crimes commis. À première vue, le Japon n’est pas directement concerné. En fait, cette déclaration sert de cadre juridique au procès de Nuremberg. Mais la jurisprudence de ce dernier est au fondement du procès de Tokyo.

Du point de vue du théâtre asiatique proprement dit, la première étape sur la voie du jugement des criminels de guerre japonais est la formation le 10 mai 1944, à la suite d’une proposition chinoise, de la Commission restreinte pour l’Extrême-Orient. Elle a pour tâche de réunir des preuves et des témoignages, d’établir des listes de suspects, d’examiner les problèmes juridiques et d’en informer les gouvernements intéressés.

Le 26 juillet 1945, les gouvernements américain, britannique et chinois signent la déclaration de Potsdam qui enjoint au Japon de se rendre ; l’article 10 prévoit en outre l’application d’une justice sévère à l’endroit des criminels de guerre. L’Union soviétique ne la signe que le 8 août, après avoir in extremis déclaré la guerre au Japon. Ce dernier accepte le 14 août, quelques jours après l’explosion de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, les termes de la déclaration de Potsdam, qui devient la base juridique du procès à venir des dirigeants japonais et qui entérine la reddition du pays.

Entre-temps, Américains, Britanniques, Français et Soviétiques ont signé le 8 août les accords de Londres relatifs à la poursuite et au châtiment des criminels de guerre des pays de l’Axe. Deux nouveaux chefs d’accusation sont établis : celui de crime contre la paix et celui de crime contre l’humanité. C’est cet imposant arsenal juridique que le commandant suprême des forces d’occupation alliées au Japon a en main lorsque, le 19 janvier 1946, il établit la charte du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient. Douglas MacArthur estime pourtant personnellement qu’on devrait se limiter à l’attaque de Pearl Harbor comme chef d’accusation.

La charte comporte, par rapport à son modèle de Nuremberg, deux différences importantes. D’une part, la définition du crime contre l’humanité est modifiée pour pouvoir être appliquée à ceux qui se sont rendus coupables de crimes non seulement sur les populations civiles mais sur les combattants eux-mêmes. D’autre part, la présence d’un avocat auprès des suspects durant la totalité des interrogatoires n’est plus obligatoire.

En avril 1946, il est décidé que les pays signataires de l’acte de capitulation du Japon – l’Australie, le Canada, la Chine, les États-Unis, la France, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Union soviétique –, ainsi que l’Inde et les Philippines, pourront chacun déléguer un juge et un procureur au Tribunal militaire international.

Certains de ces pays se trouvent dans une situation ambiguë à l’égard du Japon. C’est le cas en particulier de la France, dont les Japonais ont respecté la souveraineté en Indochine pendant la presque totalité de la guerre du Pacifique – à tel point que Paris peut apparaître alors comme un allié objectif de Tokyo. Dès septembre 1940, l’Indochine a servi de base de départ aux attaques nipponnes et fourni à l’empire du Soleil-Levant des produits agricoles et des matières premières.

Néanmoins, la déclaration de guerre de la France libre au Japon le 8 décembre 1941 justifie la présence d’un représentant français, le juge Bernard, au procès de Tokyo, tandis que la liquidation, en mars 1945, de la présence française en Indochine par l’armée japonaise vaut à la France un statut de victime de l’impérialisme nippon.

Une fois définie la charte du Tribunal militaire international, les ordres d’arrestation des suspects sont lancés par MacArthur et transmis au gouvernement japonais : ils concernent des membres du gouvernement de Tojo Hideki (1941-1944) qui ont pris la responsabilité de déclencher la guerre du Pacifique ; des diplomates qui ont œuvré en faveur de l’alliance avec l’Allemagne ; des militaires qui ont occupé des postes importants en Chine ou en Corée. Certains d’entre eux, comme l’ancien Premier ministre Konoe Fumimaro (1937-1939 et 1940-1941), parviennent à se suicider avant d’être appréhendés. D’autres sont détenus en Union soviétique.

Les arrestations commencent dès le 11 septembre 1945, soit neuf jours seulement après la signature de l’acte de reddition du Japon. Deux mois plus tard, un bureau d’accusation international est établi sous la présidence du procureur américain Joseph Keenan. Avocat proche du président Roosevelt, ce dernier a été l’une des figures de la lutte contre la pègre de Chicago dans les années 1930. Chargé de l’accusation américaine au procès de Tokyo malgré son incompétence en matière de droit international, il a été désigné, à son arrivée à Tokyo, chef du groupe d’accusation international par MacArthur – dont il respectera à la lettre les instructions.

L’attention se concentre alors sur les suspects de crimes contre la paix, les criminels de la catégorie A, c’est-à-dire ceux accusés de porter une responsabilité centrale dans le déclenchement et la menée de la guerre51. Dans un premier temps, le 8 avril 1946, 26 personnes sont retenues pour entrer dans cette catégorie. Parmi elles Tojo, Premier ministre au moment du déclenchement de l’attaque de Pearl Harbor, est assimilé rapidement à une sorte de Hitler nippon.

Les Soviétiques obtiennent eux la mise en accusation du diplomate Shigemitsu Mamoru (ministre des Affaires étrangères de 1943 à 1945) et du militaire Umezu Yoshijiro (commandant des forces japonaises de Mandchourie et ambassadeur au Mandchoukouo).

De son côté, le procureur australien Alan Mansfield va jusqu’à proposer l’inculpation de l’empereur Hiro-Hito. Mais il se heurte au refus de Keenan qui craint qu’une telle initiative nuise à la bonne marche du procès. En effet, depuis sa rencontre avec Hiro-Hito le 27 septembre 1945, MacArthur est persuadé que les Américains doivent maintenir l’empereur sur son trône s’ils souhaitent assurer la sécurité des troupes d’occupation.

Les séances du tribunal ont lieu dans un quartier proche du centre de Tokyo, à Ichigaya, dans les bâtiments de l’ancien état-major impérial. Près de 200 000 personnes, dont 150 000 Japonais, y assisteront durant deux ans et demi. Sept agences de presse, parmi lesquelles l’Agence France-Presse, couvrent le procès, qui se déroule en anglais et en japonais, avec une traduction simultanée en russe et en français.

Concernant l’ouverture du procès, Arnold Brackman, alors correspondant, raconte : « 26 des 28 accusés de crimes de guerre de la catégorie A [accusés de crimes contre la paix] avaient été emprisonnés à la prison de Sugamo depuis leur arrestation. Isolés du reste de la communauté de la prison dans leurs cellules individuelles, ils allaient enfin comparaître devant la cour. Le jour de l’ouverture, ils prirent leur petit déjeuner plus tôt qu’à l’accoutumée et furent précipités dans un bus aux fenêtres couvertes de papier. Escorté par un convoi de la police militaire, le bus apparut à l’entrée ouest du tribunal à 8 h 30, heure réglementaire. Il était prévu que le tribunal commençât ses travaux à 10 h 30. Conformément à ce qu’ils n’avaient cessé de faire ces derniers mois, les défendeurs patientèrent.

« À Sugamo, Yoshio Kodama, qui attendait d’être mis en accusation ou d’être relâché, écrivit dans son journal qu’il avait, ce jour-là, jeté un œil à sa fenêtre et avait aperçu Tojo monter dans le bus. Pendant la guerre, il avait souvent vu Tojo conduire sa berline à travers l’esplanade du Palais impérial accompagné d’une escorte, en tant que Premier ministre et ministre de la Guerre de l’empire. “Maintenant, lorsque je le vois être embarqué dans un bus gardé à l’avant et à l’arrière par des membres de la police militaire américaine, j’ai l’impression que tout cela n’a guère de sens, écrit Kodama. Mais je suppose qu’à la lumière de l’histoire, cela est tout à fait significatif52.” »

Le témoignage du dernier empereur de Chine, Puyi, qui avait été placé par les Japonais à la tête de l’État fantoche du Mandchoukouo est un des temps forts du procès. Puyi, avant de tomber dans l’oubli pour n’être ressuscité que par le film de Bernardo Bertolucci, Le Dernier Empereur, est alors un personnage célèbre. Détenu par les Soviétiques, il est acheminé tout spécialement à Tokyo pour témoigner. La salle est comble lorsqu’il est appelé à la barre, et il est le seul témoin à être directement interrogé par le procureur en chef, Joseph Keenan. Mais, face à la confusion de sa déposition, l’accusation renoncera à utiliser son témoignage.

Le moment le plus marquant demeure toutefois l’interrogatoire de Tojo. L’ancien Premier ministre déclare d’abord que pas un Japonais n’aurait désobéi à la volonté de l’empereur : cela revient à faire endosser à Hiro-Hito la responsabilité du déclenchement de la guerre du Pacifique… Le lendemain, il se ravise et prétend avoir agi contre l’avis de son souverain. On apprendra plus tard que c’est une intervention des Américains auprès de l’avocat de Tojo qui l’a amené à couvrir l’empereur en se sacrifiant.

Les accusés sont assistés au minimum de deux avocats, un Japonais et un Américain. À la différence du procès de Nuremberg, seuls des individus sont visés. Aucune institution n’est jugée à Tokyo, de telle sorte qu’il demeure difficile d’établir les responsabilités précises de l’état-major de l’armée de terre, du haut commandement de la marine ou du grand conseil impérial. En revanche, et toujours à la différence de Nuremberg, on a retenu à Tokyo comme chef d’accusation la responsabilité négative dans l’exécution des crimes, en d’autres termes le fait de ne pas avoir empêché que des crimes soient commis par des subordonnés. C’est un grave précédent en matière de droit international, qui va permettre de mettre en accusation des suspects contre lesquels il n’existe aucune preuve de responsabilité positive.

Pour l’opinion japonaise, la condamnation à mort de Hirota Koki est la plus choquante : cet ancien Premier ministre considéré comme modéré n’avait pas réussi à empêcher le sac de Nankin ; c’est pour cette raison qu’il est exécuté. De son côté, Matsui Iwane, commandant de l’armée japonaise qui s’était jetée à l’assaut de la capitale chinoise à la fin de l’année 1937, est condamné pour son « refus de prise de responsabilité afin de réfréner des actes illégaux », c’est-à-dire pour ne pas avoir pu ou voulu empêcher de tels crimes.

Or Matsui, semble-t-il, était absent durant l’essentiel du massacre. Malade et nommé commandant de l’ensemble du théâtre d’opérations chinois le 2 décembre, il avait été remplacé à Nankin par un oncle de l’empereur, Asaka Yasuhiko : c’est sous le commandement de ce dernier que les exactions ont été perpétrées. Asaka n’en est pas moins exonéré de toute poursuite, en raison de son appartenance à la famille impériale.

Le déroulement du procès n’est pas allé sans heurts, ce qui explique aussi sa durée – deux ans et demi. Le juge australien Webb, nommé président du tribunal par MacArthur, critiqué par ses collègues pour son autoritarisme, est mis en cause par la défense pour avoir déjà enquêté en tant que procureur sur les crimes commis par les Japonais en Nouvelle-Guinée. Il en est de même du procureur philippin Delfin Jaranilla, dont on met en cause l’impartialité car il avait participé, en tant que prisonnier des Japonais, à la « marche de la mort de Bataan53 ». La désunion qui règne au sein de l’imposant groupe constitué par la centaine d’avocats japonais et américains provoque également de nombreux conflits.

De fait, dès le début, le procès de Tokyo a suscité les controverses. Depuis, en Occident, certains, tel l’historien britannique Richard Minear, n’ont pas hésité à le qualifier de procès destiné à venger les Anglo-Saxons. Ces derniers auraient attribué au Japon un plan d’agression inexistant, des crimes contre l’humanité qui n’en étaient pas et condamné des hommes sans véritables preuves.

Au Japon, il fut perçu de manière ambivalente. Plus que la question de l’application de lois rétroactives – qui s’est également posée à Nuremberg –, c’est le manque de preuves à charge irréfutables qui a jeté une ombre sur les débats. En effet, le délai entre l’acceptation par le Japon des termes de la déclaration de Potsdam, le 14 août 1945, et l’arrivée des troupes d’occupation le 30 du même mois, a laissé le temps aux autorités nipponnes de brûler l’essentiel de leurs archives. Les juges ont donc dû accorder la primauté aux témoignages : pas moins de 419 témoins se succèdent à la barre durant le procès.

De plus, les Anglo-Saxons ont cherché coûte que coûte à appliquer la thèse du complot contre la paix, comme cela avait été fait à Nuremberg. Or, dans le cas japonais, la rotation rapide des principaux responsables civils et militaires aux postes de commandement fragilise considérablement ce type d’accusation. Entre 1928 et 1945, le seul à rester à son poste est l’empereur. Mais sa non-comparution fait douter de la bonne foi du tribunal.

À regarder de plus près le verdict, on peut constater en outre que les membres de l’armée de terre ont représenté à eux seuls la moitié des 28 accusés et 6 des 7 condamnés à mort. Il semble que les accusateurs américains, qui connaissaient très mal les dirigeants et le fonctionnement des institutions politiques et militaires japonaises, aient été les victimes d’une véritable opération d’intoxication menée par les diplomates et les marins nippons pour rejeter sur leurs rivaux l’essentiel de la responsabilité des crimes imputés à leur pays. Cette diabolisation de l’armée de terre a permis aux Américains de présenter Hiro-Hito comme un prisonnier des militaires. Affirmation fausse, même s’il est vrai qu’à partir de la fin des années 1920 les militaires sont intervenus de plus en plus fréquemment dans les affaires politiques.

Le verdict du procès de Tokyo soulève encore d’autres questions : 7 accusés sont condamnés à mort, 16 à la réclusion à perpétuité, 1 à vingt ans de prison, 1 à sept ans ; 2 sont décédés durant le procès, 1 a été déclaré mentalement irresponsable.

Il avait été prévu que les condamnations pouvaient être prononcées à la majorité simple, y compris en cas de peine capitale. Or, très vite, les juges américain, britannique, soviétique, chinois, néo-zélandais et canadien se constituent en groupe et rédigent le verdict sans même prendre la peine de consulter les cinq autres juges, qui refusent dès lors de s’associer aux conclusions. Le juge français Henri Bernard et le juge australien et président du tribunal William Webb s’opposent au groupe majoritaire sur des principes juridiques. De son côté, le juge néerlandais Bert Röling nie la culpabilité de certains accusés, tandis que le juge indien Radhabinod Pal considère que tous les inculpés sont innocents. Enfin le juge philippin Delfin Jaranilla soutient que le verdict est trop clément.

Cette cacophonie ne contribue pas à améliorer l’image du procès de Tokyo. D’autant que l’attitude des Alliés pendant et après la guerre n’est pas exempte de critiques. Les Soviétiques ont attaqué le Japon en août 1945 en contrevenant au pacte de non-agression qu’ils avaient signé à Moscou en avril 1941. Après la guerre, au mépris du droit international, ils ont imposé le travail forcé à la majorité de leurs prisonniers de guerre japonais.

Mais la plus grave mise en cause porte naturellement sur les Américains, du fait des bombardements atomiques en août 1945. Lorsque la défense a tenté de soulever cette question, le président Webb l’a rejetée sous prétexte qu’elle ne relevait pas de la juridiction du tribunal. La question des armes chimiques et bactériologiques japonaises, testées sur des cobayes chinois, russes et occidentaux et utilisées en Chine, a fait douter un peu plus de la sincérité de l’Oncle Sam. En effet il a été prouvé que les Américains, désireux de combler leur retard en la matière, ont garanti une totale immunité aux membres de l’unité 731 en échange des résultats de leurs travaux.

C’est la guerre froide qui finira de discréditer le procès de Tokyo. En effet, tous ceux qui auraient dû être traduits en justice, lors d’un deuxième ou d’un troisième procès, sont libérés, tant est devenue impossible la collaboration entre les États-Unis et l’Union soviétique.

Le procès pâtit du changement radical de la politique menée au Japon par les Américains. Jusqu’alors, les autorités d’occupation avaient encouragé la formation de syndicats, laissé se réformer et agir librement le parti communiste, favorisé libertés individuelles et réformes sociales. Or la peur d’une contagion communiste après la victoire de Mao Zedong en Chine en octobre 1949 conduit à une « purge rouge » : la coopération des élites civiles japonaises et des autorités d’occupation américaines paraît désormais indispensable.

Ainsi se maintient au pouvoir toute une classe de fonctionnaires du Japon d’avant-guerre. On assiste même au retour d’importants dirigeants de la Seconde Guerre mondiale : ainsi Kishi Nobusuke, ancien suspect de crimes de guerre de la catégorie A, relâché après le procès de Tokyo, et qui devient Premier ministre dès 1957…

Ces élites parfois compromises ont beaucoup fait pour freiner l’enseignement de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans les écoles japonaises et contribué à une quasi-amnésie collective des crimes de guerre. De manière caractéristique, Tojo continue d’être perçu comme un bouc émissaire, et si les Japonais ont quelque chose à lui reprocher, c’est moins d’avoir provoqué ou couvert un certain nombre de crimes de guerre que d’avoir engagé son pays dans un conflit qu’il était incapable de remporter.

Notes

50. G. L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Paris, Hachette Littératures, 1999.
51. De nombreux procès de criminels de catégories B et C, responsables à un échelon local, ont lieu dans les pays où ont été commis les forfaits, selon le droit de ces pays. Plus de 25 000 Japonais – y compris des Coréens et des Taiwanais, sujets japonais au moment des faits – sont arrêtés, 5 700 sont jugés et 984 condamnés à mort. Cf. Franck Michelin, « Les Coréens enrôlés dans l’armée japonaise et les procès de l’après-guerre », Cipango, Cahier d’études japonaises no 9, 2000.
52. A. C. Brackman, The Other Nuremberg. The untold story of the Tokyo War crimes trial, New York, William Morrow and Cie, 1987, p. 85-86.
53. En mai 1942, 76 000 soldats américains et philippins se rendent aux forces japonaises, à Bataan et Corregidor. Ils doivent faire 120 km de marche forcée pour atteindre leurs camps de détention. Plus de 10 000 hommes périssent durant cette « marche de la mort », qui dure une semaine.