De 1639 à 1854, le shogunat des Tokugawa (époque aussi désignée sous le nom de leur capitale, Edo) refusa obstinément de rentrer en relation avec d’autres nations que les Hollandais, les Coréens et les marchands chinois, et interdit plus longtemps encore à ses ressortissants de quitter l’archipel : une longue période de « fermeture des pays » (sakoku) qui, à vrai dire, n’était pas une exception en Asie orientale, mais qui eut une influence déterminante sur l’évolution de ce pays. Que s’était-il passé ?
C’est la Chine des Ming qui, au XIVe-XVIe siècle, avait montré l’exemple en instaurant « l’interdiction maritime », une politique restreignant sévèrement le commerce maritime et la navigation pour mieux contrôler les populations côtières. Mais depuis les années 1530, l’exploitation de leurs gisements d’argent avait fourni aux Japonais une marchandise avidement recherchée par les marchands chinois. Des réseaux florissants de contrebandiers et de pirates, ainsi que les Portugais installés à Macao à partir des années 1550, permirent de tourner les interdictions des Ming pour échanger clandestinement l’argent japonais contre de la soie de Chine ; du coup, les autorités impériales chinoises elles-mêmes finirent par assouplir l’« interdiction maritime » en 1567. Surtout, après la période d’anarchie que traversa l’archipel japonais au cours du XVIe siècle, la renaissance d’un pouvoir fort avec la réunification du pays par Toyotomi Hideyoshi en 1590, puis la victoire de Tokugawa Ieyasu dix ans plus tard modifièrent la donne des relations internationales en Asie orientale.
Toyotomi Hideyoshi, très intéressé par les profits de ce commerce au long cours, souhaitait le développer encore davantage. Mais il aurait fallu pour cela en passer par les conditions du système de commerce tributaire des Ming, c’est-à-dire se reconnaître formellement vassal de la cour de Pékin. Le nouvel hégémon, qui avait conquis le pouvoir les armes à la main, n’envisageait nullement de s’humilier devant quelque souverain que ce fût, et ambitionnait au contraire de prolonger ses conquêtes hors de l’archipel. Son dessein grandiose n’aboutit cependant qu’à deux agressions désastreuses de la Corée en 1592 et 1597, et sa mort en 1598 mit un terme définitif aux tentatives pour réaliser ces rêves d’expansion.
Dès qu’il eut triomphé de ses rivaux en 1600, Tokugawa Ieyasu fit du rétablissement des relations avec la Corée et la Chine un des objectifs prioritaires de sa diplomatie. Mais les tentatives d’approche de la cour des Ming butèrent toujours sur des questions de préséance, et n’aboutirent jamais. Toutefois, des solutions de contournement permirent de continuer à s’approvisionner en marchandises chinoises : le Japon d’Ieyasu noua des liens avec la Corée et les royaumes vietnamiens ou des principautés du Sud-Est asiatique qui participaient officiellement au système de commerce tributaire avec les Ming, et offraient ainsi un accès indirect aux coûteux articles chinois. L’invasion et la transformation en protectorat de l’archipel des Ryûkyû par le fief de Satsuma en 1609 concouraient au même dessein : en prenant le contrôle de ce petit royaume tributaire de la Chine, dont ils laissèrent en place la dynastie, les dirigeants japonais mettaient surtout la main sur ses échanges commerciaux avec la cour des Ming.
À partir des années 1600, les Hollandais puis les Anglais vinrent à leur tour offrir leurs services d’intermédiaires dans les trafics avec la Chine et le reste de l’Asie. C’est alors qu’Ieyasu établit son contrôle sur le commerce entre le Japon et l’étranger, en le réglementant par l’émission de certificats, dits « lettres au sceau vermillon », qui autorisaient leurs possesseurs à faire du négoce entre l’archipel et les autres pays. Le shogun, en fixant les règles du commerce des peuples étrangers avec le Japon, reprenait à son compte l’arsenal symbolique de la puissance impériale chinoise : par cette inversion des rôles, il s’affirmait comme un souverain accordant aux autres nations la grâce de commercer avec son pays, tout en garantissant par sa puissance et son autorité la sécurité des échanges.
Cela n’empêcha pas le commerce international d’être, sous le gouvernement des deux premiers shoguns de la période d’Edo, extrêmement florissant. Il soutint un mouvement d’expansion dans le Sud-Est asiatique de commerçants et mercenaires originaires de l’archipel qui implantèrent des « quartiers japonais » (nihonmachi) à Manille, Batavia, Ayutaya (Siam) ou Hoi-An (Vietnam).
À la même époque, cependant, certains facteurs vinrent restreindre le cadre des échanges du Japon avec le reste du monde. D’abord, la volonté des Tokugawa de renforcer leur mainmise sur l’archipel entraîna, entre autres, l’interdiction signifiée en 1609 aux autres maisons guerrières de construire des navires de gros tonnage, une décision qui les écartait du grand commerce international.
Par ailleurs, la persécution des chrétiens, amorcée dans les dernières années d’Ieyasu, si elle n’amena pas immédiatement une rupture avec les marchands des nations catholiques ou protestantes, limita sévèrement leur accès au territoire japonais et les assigna à résidence dans deux comptoirs : Hirado, où les Hollandais demeurèrent seuls après le départ des Anglais en 1623, et Nagasaki, qui abritait les Portugais.
C’est sous le troisième shogun, Iemitsu, que la volonté d’éviter toute infiltration de chrétiens ou d’idées subversives conduisit dans les années 1630 à l’adoption d’une série de mesures désignées plus tard par l’historiographie comme la « fermeture du pays » : dès 1633, les Japonais résidant outre-mer, parmi lesquels de nombreux convertis, furent interdits de séjour dans l’archipel ; et il fut strictement défendu en 1635 aux marins nippons de s’aventurer hors des eaux de leur pays.
Ce fut en fin de compte le grand soulèvement paysan de Shimabara en 1637, où les chrétiens japonais jouèrent les premiers rôles, qui incita Iemitsu à rompre définitivement toute relation avec les marchands issus des nations catholiques, pour éradiquer définitivement une religion perçue comme une menace pour son régime. Alors qu’on expulsait les métis d’Européens, les Portugais furent chassés en 1639 ; deux ans plus tard on fermait le comptoir de Hirado et on déplaça les Hollandais à Nagasaki dans un îlot artificiel et exigu : Dejima. Les Chinois eux aussi ne furent plus autorisés qu’à se rendre dans ce port. Lorsqu’en 1640 les Portugais demandèrent une réouverture des relations commerciales, pour toute réponse l’équipage européen du navire fut exécuté. Les Anglais essuyèrent à leur tour un refus en 1673, sans autre dommage.
Les turbulences que traversait l’Asie orientale dans les années 1630-1640 jouèrent aussi sans doute un rôle important dans le repli de la politique extérieure du shogunat au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle. La montée de la puissance mandchoue au nord de la Chine apparaissait comme une menace : après la capitulation de la Corée en 1637, puis la dislocation de l’empire des Ming, la chute de Pékin en 1644 et l’installation de la nouvelle dynastie sous le nom de Qing, on craignait de voir l’archipel envahi à son tour. La mise en état de défense du pays contre les Occidentaux fut d’ailleurs un des instruments dont Iemitsu usa pour parfaire la mainmise du shogunat sur les daimyos de l’archipel.
La propagande des Tokugawa, en s’inspirant des modèles chinois, construisit un édifice idéologique chargé de glorifier le régime : tout devait faire croire que le Japon était devenu le centre de la civilisation, en lieu et place d’un Empire chinois tombé aux mains des « barbares ». Les nations autorisées à maintenir des liens diplomatiques ou commerciaux avec l’archipel étaient plus ou moins présentées comme des pays tributaires, même si la Corée, par exemple, ne s’est jamais reconnue vassale du Japon.
Après le gouvernement d’Iemitsu, la sévère restriction des relations des Japonais avec l’extérieur fut considérée par les gouvernants comme l’une des lois fondatrices du régime des Tokugawa. Et de fait, la « fermeture du pays » constitua indéniablement un des fondements de la longévité et de la stabilité de la suprématie shogunale, en permettant sa coexistence pacifique avec de fortes autonomies régionales issues de la féodalité de la fin du Moyen Âge.
Mais cette « Grande Paix » (taihei) de deux cent cinquante ans succédant aux luttes intestines de la période médiévale, et dont les shoguns Tokugawa firent une des principales justifications de leur hégémonie, ne doit pas faire oublier l’inspiration fondamentalement militaire qui régentait l’ordre social et politique. Le sakoku était bien la condition sine qua non pour établir un contrôle idéologique et politique parfois assez pesant sur les populations japonaises. Sous couvert de traquer les « chrétiens cachés », on institutionnalisa la surveillance entre voisins et la responsabilité collective, les importations d’ouvrages étrangers furent étroitement contrôlés.
Cependant, comme ses prédécesseurs, Iemitsu chercha, en réalité, à trouver un équilibre entre le prestige et la stabilité de son régime, et l’alimentation de l’archipel en productions venues de l’outremer. Car le volume des importations de marchandises chinoises ou exotiques, tout comme celui des exportations d’argent, continua à rester très élevé jusqu’à la fin du XVIIe siècle. La domination mandchoue sur la Chine ouvrit même une ère de stabilité et de prospérité en Asie orientale. Les Qing laissèrent les marchands chinois commercer avec l’archipel et, en feignant d’ignorer la mainmise des Japonais sur le royaume des Ryûkyû, maintinrent un commerce tributaire avec lui.
En cette fin de XVIIe siècle, le Japon conservait trois ouvertures principales sur le monde extérieur : Nagasaki, Okinawa (la principale île de l’archipel de Ryûkû), Tsushima (une île au milieu du détroit de Corée). Il faut y ajouter les confins septentrionaux, dans les parages de l’île d’Ezo (actuelle Hokkaidô) et de la mer d’Okhotsk : les Japonais s’y procuraient auprès des Aïnous toutes sortes de marchandises très recherchées, des fourrures ou des produits de la mer par exemple, et même des soieries chinoises usagées.
De son côté, le Japon continua à être, avec le Pérou, le plus grand pourvoyeur mondial d’argent, avant que ses gisements ne se tarissent à partir des années 1660 ; par la suite, ce fut son cuivre qui irrigua des courants monétaires jusqu’à la Baltique. Par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes orientales hollandaise, les porcelaines japonaises se vendaient en Perse et en Europe, où les artisans de Delft ou de Meissen se mirent à les imiter. On le voit : la « fermeture » du Japon ne signifia nullement son retrait d’un commerce mondialisé depuis l’époque des Grandes Découvertes.
En 1668, le gouvernement du quatrième shogun, Tokugawa Ietsuna, commença cependant à endiguer les exportations d’un argent devenu de plus en plus rare, avant que son successeur, Tsunayoshi, ne restreigne les importations de soie chinoise. Mais tout au long du XVIIe siècle, dans le contexte de la « Grande Paix » imposé par les Tokugawa, le Japon connut une formidable croissance. L’essor de la population, qui passa de peut-être 12 ou 15 millions d’individus au début de la période d’Edo à environ 31 millions en 1721, l’extension des terres cultivées, la prospérité des villes nouvelles, nourrirent l’augmentation et la diversification de la production, ainsi que l’intensification des échanges internes.
C’est ainsi qu’au cours du XVIIe siècle, le coton, qui au Moyen Âge faisait encore figure de textile de luxe importé de Corée ou de Chine, fut produit au Japon en quantité suffisante pour devenir le principal textile d’habillement dans toutes les couches de la population. La diminution des importations de soie chinoise imposée par le shogunat stimula la production japonaise qui ne cessa d’accroître son volume et d’améliorer sa qualité pour répondre à la demande interne. Il en alla de même avec le sucre de canne, importé à grands frais au début de la période d’Edo mais produit en quantité au Japon dans la première moitié du XIXe siècle.
Dans ces conditions, les importations étrangères devinrent de moins en moins indispensables, et le commerce avec les Chinois ne cessa de décliner à Nagasaki durant le XVIIIe siècle. On estime par conséquent qu’au moment de l’ouverture des ports dans les années 1850-1860, le Japon pouvait subvenir seul à l’essentiel de la consommation du pays. Dans les années 1770, l’archipel se mit même à exporter certaines de ses spécialités appréciées des Chinois, comme les ormeaux, les ailerons de requin et d’autres produits de la mer, afin d’obtenir de l’argent, en inversant ainsi les termes de l’échange tels qu’ils existaient au XVIIe siècle.
Même si la « fermeture du pays » n’eut pas à l’origine de motivation économique, certains historiens japonais, comme Kawakatsu Heita, font de la limitation des échanges extérieurs l’une des clés du développement économique de l’époque d’Edo : elle aurait permis aux Japonais de se libérer de leur dépendance envers les productions chinoises, à peu près à l’époque où l’Angleterre s’affranchissait des approvisionnements en cotonnades indiennes. Mais alors que l’expansion économique européenne alla de pair avec une expansion coloniale et la conquête de nouvelles zones de production et de consommation hors de la métropole, la dynamique de la croissance du Japon de la période d’Edo fut essentiellement tournée vers la construction d’un marché intérieur. Toutefois, même si le progrès général de la production et des conditions de vie durant la période d’Edo est indéniable, la politique du shogunat avait aussi ses inconvénients : malgré l’amélioration des techniques agricoles (utilisation massive des engrais, développement de la double ou triple récolte sur une même parcelle), l’impossibilité de recourir à des importations pour surmonter les crises de subsistance explique en partie les ravages de famines générales qui frappèrent le pays jusque dans les années 1830.
Mais pourquoi le Japon, tout aussi fermé que la Chine ou la Corée, souffrit-il beaucoup moins que ses deux voisins du choc avec les puissances impérialistes et de la réouverture des ports sous la contrainte au XIXe siècle ?
Pour l’historien démographe Hayami Akira, le facteur clé est peut-être à rechercher dans la stabilisation démographique nippone au XVIIIe siècle, découlant selon lui d’une volonté des populations de maintenir un certain niveau de vie dans un contexte climatique difficile, alors que la population chinoise, elle, continuait à augmenter pour finalement s’appauvrir. Des dirigeants plus ouverts aux perspectives de profit du commerce, une situation de concurrence économique entre les fiefs, provoquée par le maintien d’un relatif morcellement politique du pays, tout cela dut aussi jouer à terme à l’avantage du Japon.
Ce qui différencie les Japonais de la période d’Edo de leurs voisins continentaux fut aussi le degré de curiosité de leurs élites par rapport aux évolutions du reste du monde et la diffusion des informations sur l’étranger et ses savoirs. Alors même que le gouvernement de Tokugawa Iemitsu imposait un contrôle très strict sur les échanges avec l’extérieur, y compris sur les importations d’ouvrages étrangers (toujours par crainte de la propagande chrétienne), les dirigeants promouvaient les études chinoises pour se donner les moyens de bâtir un régime stable, inspiré par les savoirs politiques, administratifs, techniques, expérimentés sur le continent. L’époque d’Edo fut en particulier celle où le néoconfucianisme, doctrine importée de Chine qui reposait sur des valeurs comme la déférence, le respect de l’ordre et de l’État, et qui amena aussi un souci plus grand du bien-être de leurs sujets chez les gouvernants, sortit des monastères et de la cour de Kyôto pour devenir, à la place du bouddhisme, la référence intellectuelle dominante.
Les technologies de l’agronomie chinoise ou de sa médecine connurent également une diffusion sans précédent depuis le régime des Codes, dans le Japon antique du début du VIIIe siècle. Bien qu’on n’envoyât plus d’étudiants sur le continent, comme dans l’Antiquité, la culture chinoise, adaptée aux réalités japonaises, servit une fois encore de modèle de civilisation et irrigua le Japon, tout au long du XVIIe siècle, avec la bénédiction des Tokugawa.
Cette ouverture volontariste aux acquis des expériences continentales semblait inscrire encore davantage le Japon dans l’espace sinisé de l’Asie orientale. Cependant, si la culture chinoise s’avéra au XVIIe siècle un instrument efficace pour discréditer l’influence chrétienne, elle ne put imposer au Japon sur le long terme une hégémonie absolue capable d’étouffer toute autre influence.
Dès le début du XVIIIe siècle en effet, les élites japonaises s’avisèrent à nouveau de l’intérêt des savoirs des Occidentaux, qui apportaient un complément appréciable aux ouvrages chinois dans des domaines comme les sciences naturelles, l’astronomie ou la géographie. À partir du gouvernement du huitième shogun, Tokugawa Yoshimune (1684-1751), les restrictions qui pesaient sur les importations de livres européens et sur leurs traductions ou adaptations en chinois furent assouplies. Cette décision fit de Nagasaki, où arrivaient les livres importés par la Compagnie des Indes orientales, un centre intellectuel dynamique où s’épanouirent au cours du XVIIIe siècle les « études hollandaises » (rangaku), c’est-à-dire l’assimilation des connaissances des Occidentaux à travers des traductions scientifiques d’ouvrages en néerlandais.
C’est ainsi que, par exemple, les théories de Newton furent présentées au Japon entre 1798 et 1802 par Shizuki Tadao – l’inventeur du mot sakoku. La médecine occidentale rencontra également un grand succès. Un tournant capital dans le développement des « études hollandaises » fut l’édition en 1774, sous le titre du Nouveau Livre d’anatomie, du Anatomische Tabellen de l’Allemand Johann Adam Kulmus, traduit à partir du néerlandais grâce à une équipe de savants dirigés par Sugita Genpaku. En 1793 était publié L’Indispensable de la théorie occidentale en pathologie interne, premier manuel de médecine générale européenne mis à la disposition des praticiens japonais. Le milieu médical, jusqu’alors dominé par les savoirs chinois, devint dès lors au XIXe siècle un puissant vecteur de l’implantation des sciences occidentales dans l’archipel.
La curiosité finit par déborder les seuls savoirs pratiques et les milieux de spécialistes néerlandophones : les informations sur l’art militaire ou l’histoire récente des pays européens se répandirent dans les milieux dirigeants et les élites intellectuelles. Dès les années 1840, on rédigeait ainsi au Japon des biographies de Napoléon.
L’attention que l’aristocratie guerrière de la fin de la période d’Edo porta aux connaissances sur l’Occident fut stimulée par le retour des Européens dans les parages du Japon. Les Russes, dont la progression vers la mer du Japon avait été bloquée par la Chine dans les années 1680, approchèrent des confins septentrionaux de l’archipel par les Kouriles et Sakhaline à la fin du XVIIIe siècle. Puis ce fut au tour des Anglais, en particulier après les guerres napoléoniennes, de réapparaître aux abords de l’archipel.
Les tentatives insistantes de ces nations ou de leurs marchands pour obtenir des autorisations de commercer conduisirent dans un premier temps les autorités shogunales à faire montre de fermeté, en promulguant en 1825 un « ordre de tir à vue sur les navires étrangers ». Mais la réflexion des intellectuels et des politiques sur le mouvement d’expansion des nations européennes commençait déjà à modifier les perceptions de l’environnement international. Dès les dernières années du XVIIIe siècle, le penseur Honda Toshiaki remettait en cause, dans ses ouvrages sur le gouvernement et l’économie, la limitation des contacts avec l’extérieur imposée par les Tokugawa.
Ce furent les nouvelles de la première guerre de l’opium opposant l’Angleterre et la Chine en 1840 qui firent brutalement prendre conscience aux Japonais de leur position de faiblesse, et de la nouvelle donne en train de se mettre en place en Asie orientale. La défaite humiliante et complètement inattendue des Qing devant l’Angleterre fit tout à la fois la démonstration de la supériorité de la technologie militaire des Occidentaux, et des risques qu’encouraient les pays trop sûrs d’eux qui s’aventuraient à les mépriser.
Aussi, dans les années 1840, tout en maintenant son refus d’accueillir de nouvelles nations, le shogunat renonça à renvoyer les étrangers à coups de canon, et les laissa même s’infiltrer progressivement dans le royaume des Ryûkyû. Et dans plusieurs fiefs, on lança des politiques volontaristes d’acquisition des savoirs occidentaux, pour renforcer la puissance du pays.
Quel bilan tirer de cette longue période ? À partir de l’ère Meiji, la querelle sur les bienfaits ou les méfaits supposés de la « fermeture du pays » fit rage dans le monde intellectuel : les controverses historiques servaient d’arguments pour des considérations idéologiques sur le caractère plus ou moins « attardé », ou plus ou moins « original », du Japon par rapport à la civilisation occidentale. Mais ces débats se sont à présent apaisés. Le Japon ne fut pas aussi fermé au monde extérieur qu’on l’a prétendu, et l’archipel s’avéra beaucoup plus réceptif aux évolutions du reste du monde que son voisin coréen par exemple. C’est pour cette raison que certains historiens japonais préfèrent utiliser le terme d’« ouverture sélective ».
Il n’en reste pas moins vrai que l’environnement créé par le sakoku, en façonnant les mentalités à un moment clé de la construction nationale, devait avoir une influence profonde sur les représentations que les Japonais se faisaient, et continuent dans une certaine mesure à se faire, de leur identité. Les Tokugawa, grâce à leur contrôle sur les relations extérieures, avaient pu imposer la fiction d’un monde centré sur le Japon, confirmant par sa stabilité le caractère exceptionnel du « pays divin » et de ses dirigeants.
L’irénisme qui prévaut parfois de nos jours dans la réévaluation du sakoku et de la « Grande Paix » des Tokugawa ne doit pas en camoufler les aspects moins positifs. L’exaltation chauvine de la supériorité du Japon cultivée dans le contexte de la fermeture du pays finit par déboucher, à la fin du shogunat, sur l’éclosion de la mouvance xénophobe des partisans de l’« expulsion des barbares » après l’ouverture des ports dans les années 1850-1860. Ce furent ces mouvements qui entretinrent une agitation terroriste contre les étrangers « bestiaux » et les dirigeants shogunaux.
Quant à la conviction du caractère unique, mais toujours menacé, du peuple nippon, elle continua à irriguer à des degrés divers le nationalisme du Japon, même après son adoption de la civilisation occidentale ; sous ses formes les moins virulentes, elle alimente toujours un fort atavisme insulaire et particulariste dans la population.
Et pourtant… Dans la nuit du 25 avril 1854, alors que mouillait à Shimoda l’escadre du commodore Perry qui venait de signer le premier accord entre les États-Unis et les autorités shogunales pour une timide ouverture de l’archipel, les marins américains eurent la surprise de recevoir la visite clandestine de deux jeunes Japonais. Il s’agissait de guerriers qui se déclarèrent résolus à violer les lois de leur pays pour s’embarquer sur les navires étrangers et partir à la découverte du monde.
L’un de ces samouraïs téméraires était Yoshida Shôin, penseur confucéen et ardent patriote, qui devint, après l’échec de cette tentative d’évasion de l’archipel, l’une des grandes sources d’inspiration des activistes xénophobes : plusieurs tombeurs des Tokugawa et des hommes d’État de premier plan de l’ère Meiji se formèrent à son école. Ses prêches et ses menées contre la politique étrangère et les dirigeants du shogunat poussèrent le gouvernement d’Edo à le faire exécuter en 1859, à l’âge de 29 ans. En dépit de son nationalisme intransigeant, ce même Yoshida Shôin ne renia pas son désir de voyages ultramarins, justifié selon lui par la nécessité de mieux connaître l’étranger pour pouvoir lui résister efficacement.
Il s’expliquait ainsi dans ses Suppléments aux conférences sur le Mencius (1855-1856) : « Cependant je pense que l’artillerie, les navires de guerre ou la médecine des barbares, leurs études astronomiques ou géographiques, tout cela est d’une grande utilité pour notre pays, et que nous devrions les introduire chez nous en masse. […] Lorsque les sages souverains du passé prenaient des hommes à leur service, ils ne rejetaient pas d’autres sages sous prétexte qu’ils étaient des barbares. »
Crainte devant l’Occident, mais en même temps fascination pour ses savoirs ; amour de la patrie, mais aussi soif d’horizons nouveaux : Yoshida Shôin incarne les contradictions d’une époque et d’une génération pour laquelle le cadre étriqué où la maintenaient les Tokugawa était devenu une source de frustration. Une génération d’où sortirent les fondateurs du Japon moderne de Meiji.