1889, la première Constitution

Le Japon moderne naquit officiellement le 11 février 1889. Ce jour-là, l’empereur octroyait solennellement à ses sujets une constitution, inspirée du modèle prussien. La date n’avait pas été choisie au hasard. Depuis 1873, le 11 février marquait l’anniversaire officiel de l’accession au trône du premier empereur, le mythique Jimmu, en 660 av. J.-C. Deux mille cinq cent quarante-neuf ans plus tard, l’empereur Meiji choisissait d’enraciner la modernité dans les origines les plus lointaines de la dynastie impériale.

Des réjouissances étaient prévues à travers tout le pays, et surtout à Tokyo. La cérémonie de promulgation s’ouvrit à 9 heures du matin dans la Grande Salle du Palais impérial, en présence des membres du gouvernement, de la nouvelle aristocratie récemment instituée, et du corps diplomatique. Un seul siège demeurait inoccupé, celui du ministre de l’Éducation, Mon Arinori, dont personne ne parvenait à s’expliquer l’absence.

Mori – on ne l’apprendrait qu’en fin de journée – avait été poignardé à son domicile alors qu’il s’apprêtait à se rendre au Palais. Il mourrait le lendemain soir, à l’âge de 41 ans. L’assassinat de Mori trouvait son motif dans une profanation que ce dernier aurait commise, plus d’un an auparavant, lors d’une visite au grand sanctuaire shinto d’Ise. Il aurait alors poussé un rideau avec sa canne et foulé un parquet sans se déchausser. Son agresseur, un ex-samouraï du nom de Nishino Buntarô, fut décapité par l’un des gardes du ministre. Le sacrifice de sa vie et les lettres émouvantes qu’il laissait à ses parents et à son frère achevèrent de faire de Nishino un héros de légende, incarnation de l’ancien esprit samouraï, que le public pleura beaucoup plus que sa victime.

L’absence de Mori n’entrava pas le déroulement de la cérémonie qui se déroulait au Palais impérial. L’empereur lut le préambule de la Constitution, qui rappelait son appartenance personnelle à une « lignée ininterrompue et éternelle ». La cérémonie ne dura pas plus d’une dizaine de minutes. Les participants se virent ensuite remettre les versions japonaise et anglaise du texte.

Parmi les journaux mis en vente dans les rues ce jour-là, on trouvait un nouveau titre au nom frappant de simplicité, Nihon – le Japon. Son fondateur était un jeune journaliste ambitieux de 31 ans, Kuga Katsunan, qui aspirait à résoudre la question qui tourmentait sa génération : que signifie être Japonais dans le monde moderne ?

Si Kuga choisit le 11 février pour lancer son journal, c’était pour signifier que la Constitution marquait bien le succès de la modernisation, mais qu’elle symbolisait également l’ouverture d’un nouveau chapitre dans lequel le Japon devrait exprimer sa spécificité. En ce 11 février 1889, cependant, peu nombreux étaient ceux qui saisissaient la véritable portée des événements de la journée, ou comprenaient réellement le contenu de la Constitution. « Cette Constitution que l’on nous octroie, personne ne sait encore si c’est une pierre précieuse ou une tuile, et pourtant, tous s’enivrent déjà de son appellation. Ceci montre bien la stupidité de notre peuple », s’indignait déjà, quelques jours auparavant, Nakae Chômin, le traducteur de Rousseau en japonais.

La Constitution était pourtant le fruit d’un long processus. Depuis le milieu des années 1870, les dirigeants de Meiji avaient été soumis à la pression d’une opposition libérale représentant des couches sociales rurales ayant bénéficié de l’amélioration de la situation économique, qui revendiquaient un droit de regard sur l’usage de leurs impôts. En outre, Constitution et élections étaient considérées par les gouvernants japonais comme des développements inéluctables, indissociables de l’avancée de la civilisation, et également indispensables pour mobiliser un véritable soutien populaire au régime.

L’établissement d’un système constitutionnel dans les dix ans avait été annoncé dès 1881. La promesse fut tenue : la Constitution fut promulguée en 1889, et les premières élections se tinrent en 1890. La Constitution de Meiji fut un mariage de constitutionnalisme et d’absolutisme, destiné à renforcer l’unité nationale autour de l’empereur. Elle permit l’émergence de luttes politiques nouvelles, d’une ampleur sans précédent. Plus tard, dans les années 1920, elle servirait la diffusion d’idéaux et d’institutions démocratiques. Mais, dans le même temps, la séparation extrême des pouvoirs qu’elle institua devait également ouvrir la voie au renforcement du poids des armées, et à l’ascension du militarisme dans les années 1930. La Constitution de Meiji constituerait ainsi le cadre légal de la guerre et de la défaite. Et l’une des principales réformes de l’occupation américaine serait la promulgation, en 1947, d’une nouvelle Constitution.