C’est au travers de textes chinois que le Japon sort du relatif anonymat des civilisations sans écriture. Les rédacteurs de ces premières sources, au IIIe siècle de notre ère, considèrent ces hommes des confins comme des barbares : ils n’ont pas d’écriture, se tatouent tout le corps. Les sources chinoises nomment ces hommes des Wa (en chinois contemporain Wo). On ignore la raison de cette appellation ; on sait en revanche que le caractère chinois qui servait à transcrire ce son « wa » désigne des « nains ».
La réunification de la Chine sous la dynastie des Sui en 589 provoqua une série de bouleversements dans les marges de l’empire. Dans la péninsule coréenne, le royaume de Silla commença à s’agrandir au détriment de ses voisins. Avec l’aide des Chinois, Silla réussit en 668 à unifier la péninsule en un État construit sur le modèle de son puissant voisin et lui fait allégeance. L’onde de choc se fit également sentir au Japon, qui entretenait des relations assez intenses avec les royaumes de la péninsule coréenne.
Face à la crainte d’une attaque de la Chine des Tang (618-907) et de son allié coréen, le Japon ressentit alors l’impérieuse nécessité de se doter des outils qui faisaient la force de la civilisation continentale. C’est dans ce contexte que le modèle chinois allait s’imposer, non par la force, à la différence de beaucoup de royaumes satellites de la Chine, mais selon la volonté du Japon, à son rythme, avec ses choix. Toutes proportions gardées, on peut comparer cette acculturation volontaire à celle qui aura lieu à partir du milieu du XIXe siècle vis-à-vis de l’Occident.
L’un des éléments les plus marquants de la supériorité technique de la Chine résidait sans conteste dans son écriture. Les Japonais connaissaient l’écriture chinoise depuis longtemps. Des inscriptions sur des épées du milieu du Ve siècle montrent que sa maîtrise était acquise. Pourtant, tout laisse à penser que cette société pré-étatique n’avait pas encore basculé dans l’écrit. Le basculement se fit au cours du VIIe siècle, avec le chinois.
Cette écriture idéographique est inséparable de la langue chinoise. Son adoption signifie celle de la langue qu’elle retranscrit. Or celle-ci était porteuse d’une haute culture, riche d’un corpus de textes considérable. En même temps que l’écriture, c’est une grande partie de cette culture qui se trouva dès lors accessible. C’est donc en chinois que se fit la transformation du Japon en un État doté de toutes les caractéristiques de la civilisation selon les critères imposés par l’Empire chinois des Tang.
Le premier chantier fut, semble-t-il, politique et symbolique. Au début du VIIe siècle, sous l’impulsion du clan des Soga et du régent, le prince Shôtoku, la Cour imposa des rangs de cour à l’aristocratie, rangs attribués en théorie selon les mérites. Vers le milieu du même siècle, la Cour entreprit une série de réformes qui visaient à doter le souverain d’un pouvoir direct sur toutes les terres et tous les hommes. Les rizières devaient être redistribuées régulièrement en fonction de l’accroissement ou de la diminution des familles des cultivateurs. On lança alors cadastres et recensements. Nous ignorons jusqu’à quel point ces mesures furent appliquées. Il est probable qu’elles ne touchèrent dans un premier temps que les provinces centrales.
C’est aussi sur le modèle chinois que se fit l’organisation administrative. Des bureaux spécialisés se constituèrent pour arriver en 701 à un système complet : les Codes de l’ère Taihô dont de nombreux articles sont directement inspirés des codes des dynasties des Sui ou des Tang. Pourtant l’architecture de l’État est différente des modèles chinois. En particulier, le ministère des dieux (en charge des rites offerts aux dieux) a une prééminence qu’on ne retrouve pas en Chine. Les compilateurs ont tenu compte des réalités locales et des institutions qui s’étaient mises peu à peu en place. Les règles de deuil sont par exemple très simplifiées par rapport aux rites chinois.
Ce code servit de cadre à l’État japonais jusqu’au XIIe siècle, qui correspond aussi à l’entrée dans le Moyen Âge. Au moment de Meiji (1868-1912), c’est ce modèle administratif que le nouveau régime voudra restaurer. Les premiers décrets de Meiji seront promulgués par le ministère des Affaires suprêmes, l’organe central du régime des codes de l’Antiquité.
Ce beau cadre ne doit toutefois pas faire illusion ; il représentait une sorte d’idéal administratif. De plus, au fil du temps, il fut de moins en moins en prise sur la réalité. Ainsi, le contrôle direct de la Cour sur les rizières perdit rapidement de son efficacité du fait de la délégation du contrôle aux notables provinciaux, puis de la multiplication des domaines, shôen, attribués aux grandes institutions religieuses et à la haute aristocratie.
L’année 701 n’en marque pas moins le début de l’État antique et la première année d’une nouvelle ère : Taihô. Le Japon adopta alors définitivement le mode chinois de découpage du temps – encore en usage aujourd’hui (ère Heisei). C’est le souverain qui décide des changements d’ère à l’instar de l’empereur chinois. Peu de temps auparavant, en 694, avait été construite la première capitale digne de ce nom, centre de l’administration de l’État et résidence du souverain : Fujiwara. L’urbanisme était calqué sur la Chine : plan carré, avenues se coupant à angle droit et délimitant des quartiers réguliers. Ce découpage géométrique fut aussi imposé aux rizières. En 710, la capitale fut déplacée un peu plus au nord, à Nara. Enfin en 794 fut inaugurée Heian (Kyôto) qui restera la résidence du souverain jusqu’en 1868, toujours construite sur le même plan géométrique chinois. En revanche, ces capitales ne furent jamais entourées de remparts contrairement aux villes chinoises. Par ailleurs, leur superficie, bien moindre au Japon, n’était même pas entièrement occupée.
L’espace urbain était orienté par le palais qui était lui aussi construit selon les critères de l’architecture chinoise : les bâtiments étaient édifiés sur des terrasses de terre battue ; les piliers reposaient sur des assises de pierre ; les toits étaient couverts de tuiles de terre cuite ; les murs de pisé étaient enduits de blanc, les poteaux et poutres étaient peints en rouge, les ouvertures en vert. Mais, malgré l’existence de ce palais, le centre du pouvoir fut loin d’être vraiment fixe. À l’époque de Heian, les très nombreux incendies rendirent les empereurs nomades. Ils habitaient dans les résidences des grands aristocrates en attendant les reconstructions. Finalement, le palais ne fut plus bâti à son emplacement originel mais à l’est.
À en croire les plus anciennes sources, Kojiki (712) et Nihonshoki (720), les souverains du Japon archaïque changeaient de capitale à chaque règne. Ils portaient le titre d’ôkimi, grand seigneur. À l’époque classique, on se servait de plusieurs appellations, mikado (Auguste porte), kôtei (empereur), tenshi (fils du Ciel). Mais le nom officiel était le terme sino-japonais de tennô (chinois tianhuang), le « souverain céleste ».
Ce titre fut brièvement utilisé en Chine pour désigner le souverain, considéré comme le représentant sur Terre de l’étoile polaire qui gouverne les cieux. Son adoption au Japon est l’aboutissement d’un long processus qui visait à donner au souverain japonais un statut équivalent à celui de l’empereur de Chine. La première étape en fut une lettre envoyée au début du VIIe siècle à la cour des Sui. Elle commençait par : « Du souverain, tianzi [fils du Ciel], du pays du soleil levant au souverain, tianzi, du pays du soleil couchant. » Cette missive fit scandale en Chine non pas tant pour l’utilisation de « soleil couchant » pour désigner le continent, que par l’emploi du terme de « souverain » pour le chef des Japonais. Dans la vision chinoise du monde, il ne pouvait y avoir qu’un seul souverain, celui de Chine. À la fin du siècle, l’empereur japonais se désignait pourtant comme tennô.
Chose extraordinaire, dans cette période où le processus de sinisation fut intense, on compte un nombre considérable de femmes régnantes, le plus souvent pour éviter des querelles de succession : cinq en moins de deux siècles dont deux régnèrent deux fois. Cela constitue une vraie divergence par rapport à la norme continentale. Si l’institution des eunuques ne fut jamais adoptée au Japon, en revanche, le poids des familles des épouses impériales était, lui, comparable. Mais les conséquences furent très différentes. Très vite, au Japon, une seule famille monopolisa le rôle de fournisseur d’épouses impériales, les Fujiwara.
Occupant les fonctions de régents et de grands chanceliers, ces derniers réussirent à s’emparer de la réalité du pouvoir en choisissant des souverains très jeunes qu’ils faisaient abdiquer assez rapidement. Seiwa qui accéda à la fonction impériale en 870 avait 9 ans. Après lui, les souverains arrivant aux affaires après 20 ans devinrent l’exception. La fonction impériale fut donc réduite à un ensemble de charges rituelles. Tout était fait au nom du souverain, mais lui-même n’avait pas son mot à dire. Quand, à la fin du XIe siècle, la famille impériale réagira contre la mainmise des Fujiwara, elle utilisera la même méthode : les empereurs prétendument « retirés » dirigeront en fait le pays au nom d’un souverain confiné dans son palais.
Ces empereurs retirés étaient très majoritairement entrés en religion (bouddhiste) à leur abdication. Ce lien étroit entre le bouddhisme et la maison impériale va se maintenir tout au long de l’histoire jusqu’à l’empereur Meiji en 1868. Il avait commencé très tôt. Le bouddhisme apparaît d’abord comme une affaire de la Cour. Le roi Syöng Myöng de Paekche (dans le sud-ouest de la Corée) envoya au souverain japonais Kinmei au VIe siècle une statue du Bouddha, des moines, des sutras (textes présentant les paroles du Bouddha), des objets rituels, autrement dit tout ce qui est nécessaire pour assurer un culte. À la génération suivante le prince Shôtoku (574-622) mit le bouddhisme au cœur de l’État en train de se créer. Dans son admonestation connue sous le nom de Constitution en dix-sept articles, il demanda que l’on vénérât les trois trésors du bouddhisme : le Bouddha, la Loi et la communauté (les moines). On peut considérer que, dès lors, le bouddhisme était devenu une religion d’État. Les principaux monastères furent fondés par le souverain ou sa famille. Ils furent dotés et surveillés par la Cour. Dans les premières capitales, Fujiwara, Nara, ils étaient implantés au cœur même de la ville. La construction du Tôdaiji à Nara et de la statue monumentale (16 mètres de haut) de Vairocana (le Bouddha cosmique) qu’il abrite illustre la place éminente du bouddhisme dans l’État antique. Son inauguration fastueuse eut lieu en 752 en présence de l’empereur Shômu qui avait lancé le projet, et de toute la Cour. Le Tôdaiji était conçu pour couronner le système des monastères provinciaux, kokubunji. Chaque chef-lieu de province possédait deux monastères, un d’hommes, l’autre de femmes, qui devaient accomplir régulièrement des rites pour le pays et la famille impériale.
Le déplacement de la Cour à Heian (Kyôto) marqua une certaine prise de distance par rapport au bouddhisme. On n’autorisa pas la construction de monastères dans l’enceinte de la capitale pour essayer de maintenir le clergé à distance. Pourtant le bouddhisme resta omniprésent. Les offices bouddhiques (lectures de sutras, rite du feu, etc.) ponctuaient la vie de la Cour. Les grands établissements bouddhiques étaient dirigés par des princes. Enfin, à partir du VIIIe siècle, la mort fut entièrement prise en charge par le bouddhisme dans les milieux de la Cour : l’incinération devint le mode normal des funérailles au lieu des inhumations fastueuses des temps protohistoriques.
Les différentes écoles du bouddhisme chinois furent progressivement transmises au Japon. L’architecture, les arts plastiques, la musique, la poésie mais aussi la logique, la conception des fins dernières et même le culte des dieux indigènes furent profondément imprégnés par le bouddhisme. Au bout du compte, l’empreinte du bouddhisme sera beaucoup plus forte au Japon qu’elle ne l’a été en Chine même ou en Corée.
Faute de document, il est très difficile de suivre la propagation du bouddhisme dans les couches populaires. Toutefois, dès le VIIIe siècle, on voit des moines comme Gyôki porter secours aux populations des campagnes et leur faire connaître la loi bouddhique. Au xe siècle, le moine itinérant Kuya parcourait le pays en psalmodiant la formule de vénération au bouddha Amida. À la fin de l’époque de Heian, on peut considérer que toutes les couches de la population étaient entrées dans l’orbite du bouddhisme.
Cependant, l’espace du sacré a résisté à l’emprise totale de la culture chinoise. À la fin du VIIe siècle, au moment où se cristallisa l’État régi par les codes, les sanctuaires d’Ise, situés au sud de l’actuelle Nagoya, commencèrent à être périodiquement reconstruits. On y vénérait principalement la grande déesse illuminatrice, Amaterasu Ômikami, considérée comme l’ancêtre de la famille impériale. Alors que l’on construisait désormais les bâtiments officiels selon les standards chinois, qui sauf accident comme les incendies leur assuraient une certaine pérennité, les sanctuaires d’Ise restaient couverts de chaume et leurs poteaux s’enfonçaient directement dans le sol. Ce choix de l’archaïsme pour la divinité ancestrale, garante de la légitimité de l’empereur, montre une des limites du prestige de la civilisation continentale.
D’une manière générale, le culte des dieux autochtones (on parlera de shinto à partir du XIIIe siècle) n’aurait pas dû pouvoir rivaliser avec le bouddhisme riche de rituels raffinés, de spéculations de haut niveau, et surtout d’un appel à l’élévation mystique. Pourtant, malgré une pénétration du bouddhisme et l’interprétation des dieux selon un schéma bouddhique1, les dieux japonais continuèrent de prospérer non seulement grâce à la dévotion populaire mais aussi parce que l’État leur laissa toujours la priorité. Quand, par le hasard du calendrier, deux rites, l’un envers les dieux et l’autre bouddhique, devaient avoir lieu le même jour, c’étaient toujours les dieux qui avaient la préférence.
La langue japonaise a elle aussi résisté à l’emprise totale du chinois. Finalement, le Japon n’est pas devenu une province chinoise. Une fois constitué en État, il n’a jamais été absorbé dans le système de vassalité de son grand voisin – contrairement à la Corée par exemple. Les souverains, à partir du VIIe siècle, rejetèrent le titre de ô (chinois wang), le « prince vassal ». Et ils gardèrent leur propre temps, leurs ères. Là aussi, contrairement à la Corée.
Parmi les rites d’accession au pouvoir des souverains, on distingue clairement ceux venus de Chine comme l’apparition solennelle du nouveau souverain devant la Cour accompagné de la célébration du kanjô (transposition de l’abhiseka, onction royale en Inde devenue une sorte d’ordination dans le bouddhisme ésotérique). Mais les rites indigènes subsistèrent. Ainsi, la Grande Gustation, Daijôsai : le nouveau souverain partageait le repas de la divinité dans des bâtiments de style archaïque construits uniquement pour cette occasion et détruits par la suite.
À l’inverse, beaucoup d’éléments de la culture chinoise, disparus en Chine, ont été conservés au Japon. Les plus beaux bronzes bouddhiques de style Tang se trouvent au Japon. Il en est de même de certains textes, ou de rites. Toutefois à partir de l’immense apport chinois, le Japon antique a su créer une sorte d’équilibre en sauvegardant sa langue, capable de donner un chef-d’œuvre comme le Dit du Genji au début du XIe siècle, le roman fleuve écrit par une dame de la Cour qui dépeint la vie mouvementé du prince Genji, séducteur et volage2. Cet équilibre amena à suspendre les ambassades officielles vers la Chine en 894. Autrement dit, le Japon a préservé sa fierté d’être « le pays des dieux ». Slogan dont il sera fait un usage abusif dans le Japon de la première moitié du XXe siècle.