« Une guerre entre la civilisation et la barbarie » : voilà comment l’un des plus fameux penseurs japonais de la fin du XIXe siècle, Fukuzawa Yukichi, définit le conflit qui, en 1894-1895, oppose le Japon à la Chine. Cette première guerre moderne menée par l’empire du Soleil-Levant, si elle eut bien pour enjeu principal la domination de la péninsule coréenne, fut en effet avant tout, pour le Japon, un moyen de s’élever au rang des grandes puissances occidentales.
Dès le début de l’ère Meiji (1868), le Japon avait manifesté une volonté interventionniste en Corée, placée sous la suzeraineté traditionnelle de la Chine. Les années 1870-1880 avaient ainsi été marquées par la rivalité entre les prétentions japonaises et chinoises sur la péninsule. Finalement, en 1885, les deux pays avaient signé le traité de Tianjin, prévoyant un retrait militaire des deux puissances et la notification mutuelle de tout envoi futur de troupes. Traité qui signifia en fait la reprise en main de la péninsule par la Chine, grâce à son tout-puissant représentant à Séoul, Yuan Shikai.
Début 1894, cependant, le gouvernement coréen se trouve confronté à une révolte paysanne de grande ampleur, encadrée par une nouvelle religion syncrétiste locale, le tonghak. L’armée est rapidement débordée, et plusieurs villes tombent aux mains des rebelles. Enfin, le 4 juin 1894, le roi Kojong appelle la Chine à la rescousse. Trois jours plus tard, celle-ci, conformément au traité de Tianjin, informe Tokyo qu’elle s’apprête à répondre favorablement à la demande d’assistance coréenne et à dépêcher des troupes dans la péninsule pour mater la rébellion.
Sans le savoir, elle offre ainsi au Japon l’occasion de déclencher la guerre à laquelle le pays se prépare déjà depuis plusieurs années : moins d’une semaine plus tard, les premières troupes nippones débarquent à Inch’on, officiellement pour protéger les citoyens et les biens japonais.
Pourquoi une telle volonté d’affrontement de la part de Tokyo ? Plusieurs facteurs entrent ici en jeu. D’abord, évidemment, le désir de mettre un terme à la mainmise chinoise en Corée, et d’ancrer la péninsule dans la sphère d’influence japonaise. Ensuite, le souhait, en établissant avec les grandes puissances des relations plus égalitaires, de se placer à l’abri des ambitions coloniales de l’Occident.
Enfin, interviennent des considérations de politique intérieure, les prochaines élections à la Diète doivent se tenir le 1er septembre 1894 et le gouvernement espère faire obstacle au retour d’une majorité d’opposants partisans d’une ligne diplomatique dure.
Une fois la mécanique enclenchée, rien ne pourra plus l’arrêter. Ni l’accord précipité auquel parviennent, dépassés par la tournure prise par les événements, le gouvernement coréen et les rebelles. Ni, non plus, la proposition chinoise de retrait mutuel, que Tokyo s’empresse de neutraliser par une contre-proposition irréaliste de commission conjointe pour réformer la Corée. Ni, enfin, les avertissements américains, russes ou britanniques.
La guerre sera officiellement déclarée le 1er août, mais les hostilités contre les Chinois sont déclenchées dès le 25 juillet, et, le 23, un gouvernement projaponais a été mis en place, par la force, à Séoul. Les Japonais remportent une série de victoires écrasantes : bataille de P’yongyang (16 septembre), bataille navale du Yalu (17 septembre), chute de Port Arthur (21 novembre), destruction de la flotte chinoise à Weihaiwei (12 février 1895).
Deux conflits aux enjeux différents opposent désormais le Japon et la Chine. Le premier – pour le contrôle de la péninsule coréenne – se conclut par un succès japonais : un gouvernement réformiste est mis en place à Séoul, ainsi qu’un contrôle militaire, tandis qu’est réprimée la rébellion du tonghak qui, à partir d’octobre, s’était transformée en résistance armée à l’occupation nippone. Le second conflit se déroule, lui, sur le territoire chinois. Là, il s’agit pour les Japonais, en défaisant les Chinois et en occupant une partie de leur territoire, de se mesurer en fait aux Occidentaux et de s’affirmer comme une puissance de rang égal au leur. Une puissance capable de victoires militaires, de conquêtes territoriales, bref, une puissance capable de s’insérer sur un pied d’égalité dans la diplomatie de l’impérialisme en vigueur à l’époque.
L’affaire, cependant, se terminera par une immense déception pour le Japon. Le 20 mars 1895, celui-ci consent aux pressantes demandes chinoises de négociations, et entame des pourparlers à Shimonoseki.
Le 24 mars, Li Hongzhang, le délégué chinois, vétéran depuis les années 1870 de tous les contacts sino-japonais, est grièvement blessé par un opposant à la paix. Les réactions indignées de l’opinion occidentale à cet attentat obligent dès lors Tokyo à modérer ses demandes. Le traité de Shimonoseki, conclu le 17 avril, prévoit l’indépendance de la Corée ; la cession au Japon de la péninsule du Liaodong, de Taiwan et des Pescadores ; le versement par Pékin d’indemnités ; la promesse, enfin, de conclusion d’un nouvel accord commercial, sur le modèle de ceux qui étaient déjà en vigueur entre la Chine et les puissances occidentales.
Pourtant, dès le 23 avril, le Japon doit faire face à une triple intervention : la Russie, la France et l’Allemagne exigent de concert qu’il renonce au Liaodong – la première parce qu’elle redoute l’avancée japonaise en Mandchourie ; la deuxième tout autant par crainte irrationnelle d’une alliance asiatique dirigée contre l’Occident que pour assurer la sécurité de l’Indochine ; la troisième, enfin, parce qu’elle espère ainsi s’attirer les bonnes grâces de Pékin. Et, le 4 mai, Tokyo, après d’inutiles appels à l’aide vers Londres et Washington, abandonne ses prétentions sur la péninsule stratégique.
C’est la fin de la guerre et le début des désillusions. Malgré les victoires militaires et le peu de pertes en vies humaines (2 700 morts, dont seulement un millier tombés au combat, le reste ayant été surtout victime de maladies), le Japon ressent plus que jamais sa faiblesse. Humilié par l’Occident, contraint d’imposer dans le sang sa domination sur Taiwan (5 000 Japonais seront tués et 17 000 blessés lors de la campagne de pacification de l’île), bientôt obligé de faire face à une présence russe croissante en Corée, le pays médite déjà sa revanche.
Celle-ci sera assurée dix ans plus tard, lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Une guerre que les historiens considèrent généralement comme un tournant dans la formation de l’impérialisme japonais, sa victoire sur la Russie permettant à l’empire du Soleil-Levant d’affirmer définitivement sa position en Corée et, plus généralement, sur la scène est-asiatique. La péninsule est alors placée sous protectorat nippon, avant d’être annexée en 1910. Cette annexion ne prendra fin qu’avec la défaite de 1945.
Malgré l’importance de ce conflit russo-japonais, c’est dès la guerre contre la Chine de 1894-1895 que se met en place le cadre dans lequel va évoluer la politique du pays durant le demi-siècle à venir : accélération de l’industrialisation et de la militarisation, poids croissant de l’élément militaire dans la prise de décision politique, divinisation et marginalisation de l’empereur, expansionnisme territorial. C’est à partir de ce moment également que se modifie l’image du Japon en Occident. Plus d’exotiques lotus et de samouraïs, mais un pays menaçant, incarnation du « péril jaune ».