Trois idées reçues sur le Japon
Avec ses 6 852 îles, ses 108 volcans actifs et ses petites plaines, le Japon fait partie des pays où la géographie semble contraignante. Mais la géographie n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se fait aussi. Le Japon n’échappe pas à la règle. Que n’a-t-on écrit sur ce qui serait « le manque d’espace » ou « l’absence de matières premières » dans ce pays ? Sur l’insularité censée imposer des « frontières naturelles », susciter un sentiment national fort et précoce, favoriser un État puissant et centralisé qu’incarne une dynastie impériale ancienne et ininterrompue ? Quels peurs et fantasmes n’a-t-on pas suscités avec les discours sur la « surpopulation » ?
Tout n’est pas complètement faux dans cette accumulation. Mais, à s’y complaire, on risque de rater l’essentiel. Il s’agit de comprendre la dynamique d’un milieu où, comme l’a bien montré le géographe Augustin Berque, l’interrelation entre le naturel et le socioculturel s’effectue dans un constant va-et-vient.
La munificence du milieu et la diversité géohistorique des situations relèvent de ce qu’on pourrait appeler le monde japonésien, c’est-à-dire un ensemble insulaire où s’est développée une civilisation originale. La « Japonésie » (des mots « Japon » et nesos, « île » en grec) est organisée autour d’un archipel complexe, à la fois guirlande insulaire et poussière d’îles sur plus de 3 000 kilomètres, des latitudes subpolaires aux latitudes subtropicales. Il est formé de 6 852 îles selon la comptabilité officielle de 1987 (sur la base d’un pourtour côtier supérieur ou égal à 100 mètres), dont 430 environ sont habitées. De tout cela résultent des milieux géophysiques et écologiques extrêmement variés, support de sociocultures d’origines diverses : malayo-polynésiennes (comme dans les îles océaniques), ouralo-altaïques (les populations de langues parlées par les Mongols ou les Mandchous), ou sinisées.
Le cœur de l’archipel est structuré par un ensemble de trois puis quatre grandes îles, le « bloc centralinsulaire » ou « Mainland » (Hondo) : Honshû, Kyûshû, Shikoku puis Ezo/Hokkaidô, plus tardivement intégré dans ce centre. Il est entouré par une périphérie « surinsulaire », comprenant plusieurs centaines d’« îles éloignées » (ritô) caractérisées par « l’insularité au carré ».
La périphérie surinsulaire démarque le Hondo des espaces voisins, notamment de la péninsule coréenne et du continent eurasiatique. Ses frontières ont bougé dans l’histoire : des petites îles comme dans les Ryûkyû, au statut politique et à l’appartenance socioculturelle variables, font office de sas ou de barrières. La piraterie, qui régna du Xe siècle jusqu’à la fin du XVIe siècle dans l’ouest et le sud-ouest de l’archipel, fut, pour les pays voisins et pour le pouvoir central japonais, un obstacle bien plus préoccupant que les rochers ou les courants marins.
La variété même de la Japonésie rend l’histoire du Japon riche et complexe. Elle articule les tensions entre les tendances d’autonomies plurielles et de centralisation nationale uniformisante.
Géologiquement placé sur la ceinture de feu sismique et volcanique du Pacifique, soumis aux violences du climat tropical, l’archipel japonais est confronté aux soubresauts d’une nature destructrice : séismes, tsunamis, éruptions volcaniques, typhons, inondations, éboulements et glissements de terrain, déluges au sud, coups de froid au nord, abondantes chutes de neige sur le littoral de la mer du Japon… Mais, à l’exception majeure des séismes, toujours imprévisibles, ces manifestations de la nature sont cycliques, régulières et, en un sens, prévisibles. Les Japonais ont appris depuis des siècles à s’y préparer. Leur adaptation au milieu physique repose sur une dynamique séculaire d’aménagement, comme le creusement de canaux d’irrigation ou d’étangs-réservoirs dès l’Antiquité, qui est un gage de développement économique – on en trouve les excès dans l’actuel État keynésien japonais, bâtisseur et bétonneur forcené. Le peuple japonais est caractérisé par une véritable culture cyndinique – une gestion du risque.
Le Japon de l’immédiat après-guerre, frappé par les bombardements et marqué par la défaite, a durement subi les aléas survenus à cette époque, comme le séisme de Fukui en 1948 (près de 4 000 morts) ou les inondations causées par le typhon de la baie d’Ise en 1959 (plus de 5 000 morts). À intensité physique égale, ces catastrophes ne causeraient pas les mêmes dégâts actuellement, dans un Japon hyperaménagé. Le séisme de Kôbe en février 1995 (plus de 5 500 morts) a surtout révélé des malfaçons architecturales et des incertitudes dans la connaissance sismique.
En fait, l’archipel japonais n’a pas manqué de matières premières. Du moins jusqu’à la seconde révolution industrielle fondée sur les hydrocarbures dont le Japon ne dispose pas – comme d’autres pays industrialisés d’ailleurs.
En revanche, il est richement doté en eau. Or l’eau est une ressource fondamentale pour l’agriculture (la riziculture irriguée), l’artisanat puis l’industrie, la vie domestique, l’urbanisation (eau potable, eau courante) et pour les énergies qui en découlent (motrice, puis hydroélectrique). En 1960, en pleine croissance économique (à deux chiffres), l’énergie hydraulique couvrait la moitié de la production électrique du pays avant d’être progressivement remplacée par l’énergie d’origine thermique ou nucléaire et de chuter à moins de 10 % actuellement.
Le Japon bénéficie également d’une grande richesse végétale, bois et forêts notamment avec de multiples essences qui permettent de construire des maisons, meubles, outils et infrastructures.
Le Japon dispose enfin de ressources halieutiques exceptionnelles. Les agriculteurs ont appris à les utiliser depuis longtemps. La fumure à base d’algues ou de poisson a permis des rendements élevés jusqu’à l’arrivée des engrais chimiques. Le régime alimentaire traditionnel reposant sur la forte consommation de produits marins et de légumes est sain et varié. Il explique la plus grande espérance de vie au monde (85,6 ans à la naissance pour les femmes, 78,7 pour les hommes), confortée par la médecine et le système de santé modernes.
Dans le passé, le Japon a connu de sévères famines, souvent circonscrites régionalement ou socialement (1732, 1782-1787, 1833-1836), mais le pays a atteint l’autosuffisance alimentaire au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, il est autosuffisant en riz, mais pas dans les autres productions agricoles. La pêche japonaise régresse, sa production ayant chuté de moitié depuis une vingtaine d’années malgré l’essor de l’aquaculture. Les importations japonaises, qui font du Japon le premier client mondial de produits halieutiques (tout confondu, poissons, coquillages, algues…), dépassent la production locale depuis le milieu des années 2000.
Au bout du compte et malgré des périodes de crise et de grandes inégalités régionales, il est indéniable que, bien exploité, le milieu naturel japonais est propice à l’activité humaine. Même ses aléas catastrophiques peuvent être corollaires de bienfaits. L’eau chaude et le thermalisme résultent par exemple de la sismicité élevée et de l’abondante pluviométrie ; les typhons permettent l’ultime remplissage des rizières avant la moisson.
Le Japon n’a pratiquement pas de pétrole, mais il est riche en minerais de toutes sortes. Les métaux précieux ont fait la fortune du pays jusqu’au XIXe siècle. L’extraction de l’obsidienne (utilisée pour les bijoux, outils et comme objet d’échange) alimenta un vaste réseau dès la Préhistoire. Pendant des millénaires, les Chinois ont importé le précieux soufre japonais (qu’on retrouve dans la poudre à canon, les allumettes, la pharmacopée…). Grâce aux progrès technologiques empruntés aux Européens et à des politiques de développement économique, le Japon fournit un tiers de la production mondiale d’argent à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, ainsi que la majeure partie du cuivre au XVIIe et au début du XVIIIe siècle.
Le protectionnisme des Tokugawa à l’époque d’Edo (1603-1867) a freiné l’exode des métaux précieux et rétabli l’échange à l’avantage du Japon, tout en favorisant un réinvestissement sur place de la richesse qui en découlait. Cette accumulation primitive du capital a permis une proto-industrialisation, préalable d’une véritable industrie avec l’ère Meiji (1868). Le Japon n’exploite plus de charbon actuellement mais l’extraction de la houille était, en 1950, aussi importante que celle de la France. La richesse géologique a son revers : résultant d’une tectonique très active qui en a tourmenté les filons, ceux-ci sont moins faciles à exploiter et moins rentables à l’ère industrielle. À partir des années 1950, l’industrialisation massive du Japon s’est faite par de la matière première importée.
L’idée reçue du « Japon étroit et petit » et « manquant de ressources » a pour corollaire le cliché de la surpopulation. Certes, le pays est montagneux, les plaines n’en occupent que le quart. Seuls 28 % du territoire sont considérés comme techniquement habitables selon les critères du ministère de la Construction, qui se fondent sur une déclivité inférieure à 8 degrés. Ces facteurs sont effectivement contraignants. Mais, ce qui est vrai, c’est que la pression démographique a depuis longtemps conduit le pays à choisir des systèmes agricoles de plus en plus intensifs, très gourmands en main-d’œuvre mais capables, en retour, de nourrir la population.
L’élevage intensif ainsi que la production de fromage, qui existait pourtant dès l’Antiquité, ont été négligés au profit de la sylviculture. La rareté des prairies naturelles, la médiocrité des herbages comestibles et l’importance des cultes attachés aux montagnes sacrées ont contribué à leur abandon.
La civilisation japonaise a donc privilégié un surinvestissement en travail et un sous-investissement en capital. Ce choix a perduré jusqu’à la révolution industrielle contemporaine. Cela s’est traduit par une surdensification des zones littorales, des plaines et des villes, une sous-densification des espaces montagnards et un avancement assez lent du front pionnier rizicole vers le nord. L’île d’Hokkaidô n’est vraiment occupée qu’à partir de Meiji, avec une colonisation qui s’effectue au détriment des aborigènes Ainu.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas la pression démographique qui explique la répartition de la population japonaise. Pendant la Haute Croissance (1950-1975), c’est surtout le phénomène d’exode rural et d’immigration vers les villes qui a provoqué d’importantes mutations démographiques aboutissant à la mégalopolisation.
Par son étroite bande littorale, le site de Kôbe frappe les imaginations et démontrerait la nécessité absolue des villes japonaises à recourir aux terre-pleins construits sur la mer. Mais il faut rappeler le contexte de l’essor de cette ville. Elle a été choisie à partir de 1858, dans le cadre des traités inégaux imposés par les puissances occidentales obligeant le Japon à s’ouvrir, parce qu’il pouvait être un port en eau profonde favorable à la marine moderne et qu’il permettait d’éloigner les étrangers des Japonais (en particulier d’Ôsaka). Son site est donc ambivalent. Et pour Kôbe, Kitakyûshû ou Nagasaki qui lui ressemblent, combien de Tokyo ou de Nagoya installés au bord de vastes plaines alluviales qui ne seront urbanisées qu’à partir des années 1960 ?
Le Japon n’est pas « surpeuplé ». Une civilisation millénaire a habitué les Japonais – par l’éducation familiale, l’école, les habitudes collectives – à fonctionner en groupe, tout en se préoccupant d’autrui. Il s’agit non seulement de faire face au « regard de l’autre », mais aussi de tenir compte de son voisin par respect sinon par solidarité. La vie collective dense est régulée par la politesse, ce qui n’exclut pas des formes violentes d’échappatoire.