ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.
CRÉATION ET LIBERTÉ
L'ARTISTE ET SON TEMPS [27]
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I - En tant qu'artiste avez-vous choisi le rôle de témoin ?
Il y faudrait beaucoup de prétention ou une vocation que je n'ai pas. Je ne demande personnellement aucun rôle et je n'ai qu'une vraie vocation. Et tant qu'homme, je me sens du goût pour le bonheur; en tant qu'artiste, il me semble que j'ai encore des personnages à faire vivre sans le secours des guerres, ni des tribunaux. Mais on est venu me chercher comme on est venu chercher chacun. Les artistes du temps passé pouvaient au moins se taire devant la tyrannie. Les tyrannies d'aujourd'hui se sont perfectionnées; elles n'admettent plus le silence, ni la neutralité. Il faut se prononcer, être pour ou contre. Bon, dans ce cas, je suis contre.
Mais ce n'est pas là choisir le rôle confortable de témoin. C'est seulement accepter le temps tel qu'il est, faire son métier en un mot. Et puis, vous oubliez qu'aujourd'hui les juges, les accusés et les témoins sont permutés avec une rapidité exemplaire. Mon choix, si vous croyez que j'en fais un, serait, au moins, de ne jamais être sur le siège d'un juge, ou dessous, comme trop de nos philosophes. À part cela, les occasions d'agir, dans le relatif, ne manquent pas. Le syndicalisme est aujourd'hui le premier, et le plus fécond, d'entre eux.
II. - N'est-ce pas une définition idéaliste et romantique du rôle de l'artiste, le don quichottisme qu'on a pu reprocher à vos œuvres récentes ?
On a beau pervertir les mots, ils gardent provisoirement leur sens. Et il est clair pour moi que le romantique est celui qui choisit le mouvement perpétuel de l'histoire, la grandiose épopée, et l'annonce d'un événement miraculeux, à la fin des temps. Si j'ai essayé de définir quelque chose, ce n'est rien d'autre, au contraire, que l'existence commune de l'histoire et de l'homme, la vie de tous les jours à édifier dans le plus de lumière possible, la lutte obstinée contre sa propre dégradation et celle des autres.
C'est aussi de l'idéalisme, et du pire, que de finir par surprendre toute action et toute vérité à un sens de l'histoire qui n'est pas inscrit dans les événements et qui, de toutes manières, suppose une fin mythique. Serait-ce donc du réalisme que de prendre pour loi de l'histoire l'avenir, c'est-à-dire justement ce qui n'est pas encore l'histoire, et dont nous ne savons rien de ce qu'il sera ?
Il me semble au contraire que je plaide pour un vrai réalisme contre une mythologie à la fois illogique et meurtrière, et contre le nihilisme romantique, qu'il soit bourgeois ou prétendument révolutionnaire. Pour tout dire, loin d'être romantique, je crois à la nécessité d'une règle et d'un ordre. Je dis simplement qu'il ne peut s'agir de n'importe quelle règle. Et qu'il serait surprenant que la règle dont nous avons besoin nous fût donnée par cette société déréglée, ou, au contraire, par ces doctrinaires qui se déclarent affranchis de toute règle et de tout scrupule.
III - Les marxistes et ceux qui les suivent pensent aussi être des humanistes. Mais pour eux la nature humaine sera constituée dans la société sans classes de l'avenir.
Cela prouve d'abord qu'ils refusent dès aujourd'hui ce que nous sommes tous : ces humanistes sont des accusateurs de l'homme. Qui s'étonnerait qu'une pareille prétention ait pu dévier dans l'univers des procès ? Ils refusent l'homme qui est au nom de celui qui sera. Cette prétention est de nature religieuse. Pourquoi serait-elle plus justifiée que celle qui annonce le royaume des cieux à venir ? En réalité, la fin de l'histoire ne peut avoir, dans les limites de notre condition, aucun sens définissable. Elle ne peut être que l'objet d'une foi et d'une nouvelle mystification. Mystification qui aujourd'hui n'est pas moindre que celle qui, jadis, fondait l'oppression colonialiste sur la nécessité de sauver les âmes des infidèles.
IV - N'est-ce pas là ce qui en réalité vous sépare des intellectuels de gauche ?
Vous voulez dire que c'est là ce qui sépare de la gauche ces intellectuels ? Traditionnellement, la gauche a toujours été en lutte contre l'injustice, l'obscurantisme et l'oppression. Elle a toujours pensé que ces phénomènes étaient interdépendants. L'idée que l'obscurantisme puisse conduire à la justice, la raison d'État à la liberté, est toute récente. La vérité est que certains intellectuels de gauche (pas tous, heureusement) sont aujourd'hui fascinés par la force et l'efficacité comme le furent nos intellectuels de droite avant et pendant la guerre. Leurs attitudes sont différentes, mais la démission est la même. Les premiers ont voulu être des nationalistes réalistes; les seconds veulent être des socialistes réalistes. Finalement ils trahissent également le nationalisme et le socialisme au nom d'un réalisme désormais sans contenu, et adoré comme une pure, et illusoire, technique d'efficacité.
C'est une tentation qu'on peut comprendre après tout. Mais enfin, de quelque manière qu'on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se disent, ou se croient, de gauche, consiste à dire : il y a des oppressions qui sont justifiables parce qu'elles vont dans le sens, qu'on ne peut justifier, de l'histoire. Il y aurait donc des bourreaux privilégiés, et privilégiés par rien. C'est un peu ce que disait, dans un autre contexte, Joseph de Maistre, qui n'a jamais passé pour un pétroleur. Mais c'est une thèse que, personnellement, je refuserai toujours. Permettez-moi de lui opposer le point de vue traditionnel de ce qu'on appelait jusqu'ici la gauche : tous les bourreaux sont de la même famille.
V - Que peut faire l'artiste dans le monde d'aujourd'hui ?
On ne lui demande ni d'écrire sur les coopératives ni, inversement, d'endormir en lui-même les souffrances souffertes par les autres dans l'histoire. Et puisque vous m'avez demandé de parler personnellement, je vais le faire aussi simplement que je le puis. En tant qu'artistes nous n'avons peut-être pas besoin d'intervenir dans les affaires du siècle. Mais en tant qu'hommes, oui. Le mineur qu'on exploite ou qu'on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde ont besoin, eux, que tous ceux qui peuvent parler relaient leur silence et ne se séparent pas d'eux. Je n'ai pas écrit, jour après jour, des articles et des textes de combat, je n'ai pas participé aux luttes communes parce que j'ai envie que le monde se couvre de statues grecques et de chefs-d'œuvre. L'homme qui, en moi, a cette envie existe. Simplement, il a mieux à faire à essayer de faire vivre les créatures de son imagination. Mais de mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre, je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on abaisse. Ceux-là ont besoin d'espérer, et si tout se tait, ou si on leur donne à choisir entre deux sortes d'humiliation, les voilà pour toujours désespérés et nous avec eux. Il me semble qu'on ne peut supporter cette idée, et celui qui ne peut la supporter ne peut non plus s'endormir dans sa tour. Non par vertu, on le voit, mais par une sorte d'intolérance quasi organique, qu'on éprouve ou qu'on n'éprouve pas. J'en vois pour ma part beaucoup qui ne l'éprouvent pas, mais je ne peux envier leur sommeil.
Cela ne signifie pas cependant que nous devions sacrifier notre nature d'artiste à je ne sais quelle prédication sociale. J'ai dit ailleurs pourquoi l'artiste était plus que jamais nécessaire. Mais si nous intervenons en tant qu'homme, cette expérience influera sur notre langage. Et si nous ne sommes pas des artistes dans notre langage d'abord, quels artistes sommes-nous ? Même si, militants dans notre vie, nous parlons dans nos œuvres des déserts ou de l'amour égoïste, il suffit que notre vie soit militante pour qu'une vibration plus secrète peuple d'hommes ce désert et cet amour. Ce n'est pas à l'heure où nous commençons à sortir du nihilisme que je nierai stupidement les valeurs de création au profit des valeurs d'humanité, ou inversement. Pour moi, les unes ne sont jamais séparées des autres et je mesure la grandeur d'un artiste (Molière, Tolstoï, Melville) à l'équilibre qu'il a su maintenir entre les deux. Aujourd'hui, sous la pression des événements, nous sommes contraints de transporter cette tension dans notre vie aussi. C'est pourquoi tant d'artistes, pliant sous le faix, se réfugient dans la tour d'ivoire ou au contraire dans l'église sociale. Mais j'y vois, pour ma part, une égale démission. Nous devons servir en même temps la douleur et la beauté. La longue patience, la force, la réussite secrète que cela demande, sont les vertus qui fondent justement la renaissance dont nous avons besoin.
Un dernier mot. Cette entreprise, je le sais, ne peut aller sans périls ni amertume. Nous devons accepter les périls : le temps des artistes assis est fini. Mais nous devons refuser l'amertume. L'une des tentations de l'artiste est de se croire solidaire et il arrive en vérité qu'on le lui crie avec une assez ignoble joie. Mais il n'en est rien. Il se tient au milieu de tous, au niveau exact, ni plus haut ni plus bas, de tous ceux qui travaillent et qui luttent. Sa vocation même, devant l'oppression, est d'ouvrir les prisons et de faire parler le malheur et le bonheur de tous. C'est ici que l'art, contre ses ennemis, se justifie en faisant éclater justement qu'il n'est, lui, l'ennemi de personne. À lui seul, il ne saurait sans doute assurer la renaissance qui suppose justice et liberté. Mais sans lui, cette renaissance serait sans formes, et partant, ne serait rien. Sans la culture, et la liberté relative qu'elle suppose, la société, même parfaite, n'est qu'une jungle. C'est pourquoi toute création authentique est un don à l'avenir.
Fin du texte
[1] Préface à Laissez passer mon peuple, de Jacques Méry.
[2] Lettre à la revue Caliban, à propos des Justes.
[3] Lettre-préface à Devant la mort de Jeanne Héoncanonne.
[4] Interview parue dans Le Progrès de Lyon (Noël 1951).
[5] Qui n'a rien à voir avec la neutralité.
[6] Les textes qui suivent concernent L'Homme révolté, dans la seule mesure où ce livre est une prise de position sur l'actualité. La polémique n'a aucun sens sur le plan de l'art où l'artiste doit seulement créer et se taire. Elle en a un sur celui des idées et des actes qu'elles entraînent. Un écrivain qui se mêle de toucher à la chose publique se crée en même temps l'obligation de refuser qu'on déforme ou qu'on falsifie ses thèses. Les lettres qu'on va lire sont ainsi des moments d'un combat qui est loin d'être terminé, mais qui a aidé au moins à dissiper quelques-unes des confusions où s'abrite chez nous ce qu'on appelle curieusement l'intelligence de gauche.
[7] Lettre parue dans Arts, le 19 octobre 1951, en réponse à un article d'André Breton, paru la semaine précédente, et qui commentait un chapitre de L'Homme révolté, consacré à Lautréamont et publié par les Cahiers du Sud, avant la parution du livre.
[8] Lettre parue dans Arts, en novembre 1951, pour répondre à un « Entretien » entre André Breton et Aimé Patri, paru dans la même feuille. On a seulement gardé de cette lettre qui, d'abord, rectifiait une à une de nombreuses déformations de détail, les considérations consacrées, sans vaine polémique, au sujet lui-même.
[9] Gazette des Lettres, 15 février 1952.
[10] Ajoutons qu'aucun accord n'est possible, ni même souhaitable, avec qui n'accepterait pas sans réserves une formule de ce genre : aucun des maux contre lesquels prétend lutter le totalitarisme n'est pire que le totalitarisme lui-même (décembre 1952).
[11] Voir page 69.
[12] Cette lettre répond à un article de M. Marcel Mord paru dans Dieu vivant.
[13] Un article de Pierre Hervé, paru dans la Nouvelle Critique, avait été aussitôt loué par L'Observateur, sous la signature de Pierre Lebar. L'article de la Nouvelle Critique reprenait les insultes traditionnelles des communistes, auxquelles, après quelques tentatives, j'ai renoncé à répondre. Il m'a paru au contraire que l'approbation de L'Observateur était un élément nouveau, et plus surprenant. D'où cette lettre, parue en juin 1952.
[14] J'avais tort (décembre 1952).
[15] Mai 1952. Lettre au Libertaire en réponse à une série d'articles de Gaston Leval, parus dans ce journal.
[16] Lettre adressée aux Temps modernes, le 30 juin 1952, sur la foi d'une invitation à répondre que m'avait fait son directeur, au moment de faire paraître l'article auquel je réponds ici.
[17] Son article, aussi bien, multiplie curieusement les embarras. Il « n'est pas sûr que », « il ne peut se défendre de penser », (« il parvient mal à se dégager » de telle interprétation, « il n'arrive pas à se rassurer », etc.
[18] Votre collaborateur, de façon purement gratuite, me les fait appeler causes vulgaires. Ce qui est vulgaire, c'est la qualité d'un pareil argument.
[19] Pour finir, il récrit en effet certaines pages de L'Homme révolté, mais en les reprenant à son compte. L'arrière-pensée, seule, change. Plus loin, je dirai comment.
[20] Je dis textuellement que Marx a mêlé dans sa doctrine « la méthode critique la plus valable et le messianisme utopique le plus contestable ».
[21] Il faut répondre ici à l'objection : « Nous balayons d'abord devant notre porte : le Malgache avant le Kirghize. » Cette objection, parfois valable, ne l'est pas dans le cas présent. Vous gardez le droit relatif d'ignorer le fait concentrationnaire en Russie tant que vous n'abordez pas les questions posées par l'idéologie révolutionnaire en général, le marxisme en particulier. Vous le perdez si vous les abordez. Et vous les abordez en parlant de mon livre.
[22] Franc-Tireur, décembre 1952.
[23] Allocution prononcée à la salle Wagram, le 30 novembre 1952.
[24] Préface à Moscou au temps de Lénine d'Alfred Rosmer.
[25] Allocution prononcée à la Bourse du Travail de Saint-Étienne, le 10 mai 1953.
[26] Et du reste, la plupart du temps, ils ne défendent même pas la liberté, dès qu'il y a du risque à le faire.
[27] Ces textes, groupés ici pour la première fois, répondent à des questions qui m'ont été posées à la radio ou dans des journaux étrangers.