ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.

LETTRES SUR LA RÉVOLTE

 

RÉVOLTE ET CONFORMISME [7]

(19 octobre 1951).

 

 

 

 

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Monsieur le rédacteur en chef,

 

Par égard pour lui, par répugnance aussi à me ranger du côté de ceux qui, ordinairement, l'attaquent, et que je n'estime pas, je ne répondrai pas réellement à l'article surprenant d'André Breton. Ce n'est pas seulement parce que d'évidence il ne m'a pas vraiment lu et que son argumentation, purement sentimentale, n'a modifié aucun de mes points de vue réels sur Lautréamont. Ce n'est pas non plus parce qu'à ma connaissance rien jusqu'ici dans ce que je suis ni dans ce qu'est Breton n'autorise celui-ci à se poser à mon égard en professeur d'insoumission. Mais surtout le ton de son article est tel qu'il ne fait honneur à personne. Et le ton qu'il mériterait en retour, je ne suis pas encore disposé à le prendre.

Mais les affirmations péremptoires et les contresens contenus dans l'interprétation de Breton risquent de donner une fausse idée de ma position et je voudrais que vous m'aidiez à la préciser. Je traite en effet dans une partie de mon livre, L'Homme révolté, des aspects nihilistes de la révolte tels qu'on peut les trouver dans les grandes œuvres de ce temps, de Sade aux surréalistes. Mais c'est pour les distinguer de ses aspects créateurs qui, du reste, se trouvent aussi dans quelques-unes de ces mêmes œuvres. Et loin que je conclue à l'exaltation du conformisme ou de la résignation, l'essentiel de mon effort est de démontrer que ce nihilisme, dont nous sommes tous solidaires, au moins en partie, est générateur de conformisme et de servitude, et contraire aux enseignements, toujours valables, de la révolte vivante.

Ceci pouvait déjà se lire entre les lignes de mon article sur Lautréamont, à condition qu'on le lût. Il est donc frivole de courir m'accuser, toutes affaires cessantes, de conformisme. (À cet égard, tout au moins. Littérairement en effet, je confesse que je place Guerre et Paix infiniment au-dessus des Chants de Maldoror.) L'accusation en elle-même n'a d'ailleurs rien qui m'effraie et je ne la discute qu'au nom de la vérité. S'il y avait quelque chose à conserver dans notre société, je ne verrais aucun déshonneur à être conservateur. Il n'en est malheureusement rien. Nos credos politiques et philosophiques nous ont menés dans une impasse où tout doit être remis en question, depuis la forme de la propriété jusqu'aux orthodoxies révolutionnaires. Comment soustrairions-nous à cette volonté de réflexion et de réforme un certain conformisme révolté aussi contraire à la vraie révolte que la nuit l'est au jour ? Même si on le regrette, cette mise en question ne saurait aller sans dommage pour nos dévotions et nos fétichismes. Breton le sait bien d'ailleurs, qui se trouvait récemment à la recherche d'une morale. L'inconséquente violence de sa réaction prouve seulement que nous en sommes arrivés enfin aux vraies questions. À la place qui est la mienne, j'ai voulu seulement contribuer à ce nécessaire inventaire, critique et autocritique; Breton, pour finir, devrait s'en féliciter. Mon livre n'a pas d'autre but, en effet, que de revaloriser une notion de la révolte qui fut trop souvent compromise par ceux-là mêmes qui se réclamaient d'elle, et qui reste, en tout cas, assez chère à Breton pour qu'il lui sacrifie tout discernement et toute solidarité.

 

Croyez, Monsieur, à mes sincères sentiments.