ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.

LETTRES SUR LA RÉVOLTE

 

RÉVOLTE ET SERVITUDE [16]

 

 

 

 

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Monsieur le Directeur,

 

Je prendrai prétexte de l'article que, sous un titre ironique, votre revue m'a consacré, pour soumettre à vos lecteurs quelques observations touchant la méthode intellectuelle et l'attitude dont cet article témoigne. Cette attitude dont vous ne refusez pas, j'en suis sûr, d'être solidaire, m'intéresse plus en effet que l'article lui-même dont la faiblesse m'a surpris. Obligé de m'y référer constamment, je ne le ferai donc qu'après avoir précisé que je ne le considère pas comme une étude, mais plutôt comme un objet d'étude, je veux dire un symptôme. Je m'excuse enfin de devoir être aussi long que vous l'avez été. J'essaierai seulement d'être plus clair.

Mon premier effort sera de montrer quelle peut être l'intention réelle de votre collaborateur lorsqu'il pratique l'omission, travestit la thèse du livre qu'il se propose de critiquer et fabrique à son auteur une imaginaire biographie. Une question qui n'est secondaire qu'en apparence peut déjà nous mettre sur la voie d'une interprétation. Elle touche au bon accueil qui aurait été fait à mon livre par la presse de droite. La chose, en soi, ne m'aurait affligé que modérément. On ne décide pas de la vérité d'une pensée selon qu'elle est à droite ou à gauche et moins encore selon ce que la droite et la gauche décident d'en faire. À ce compte, Descartes serait stalinien et Péguy bénirait M. Pinay. Si, enfin, la vérité me paraissait à droite, j'y serais. C'est dire que je ne partage pas vos inquiétudes (ni celles d'Esprit) à ce sujet. Mais, de plus, ces inquiétudes me paraissent prématurées. Quelle a été en effet l'attitude de la presse dite de droite ? Pour citer une feuille qui se tient résolument au-dessous des classifications politiques, j’ai été honoré d'une ration d'injures dans Rivarol. Du côté de la droite classique, La Table Ronde, sous la signature de M. Claude Mauriac, a eu de graves réserves à faire tant sur mon livre que sur la hauteur de mon caractère (il est vrai que je n'ai jamais couvert de mon nom l'ignoble article dont vous vous souvenez et qui parut dans Liberté de l'Esprit sous la direction du même Claude Mauriac. L'eussé-je fait par mégarde que, voyez ma superbe, je m'en serais aussitôt et publiquement excusé). Liberté de l'Esprit, justement (mais il s'agit, il est vrai, de la droite non classique), ne m'a pas bien traité, consentant seulement, cette fois-ci, à ne pas faire allusion, pour en tirer l’avantage, à l'état supposé de mon système respiratoire. Ces trois exemples suffisent au moins à infirmer la thèse reprise par votre collaborateur. Il reste que mon livre a été parfois loué par les chroniqueurs littéraires des journaux dits bourgeois. Assurément, je sens ici toute ma honte. Mais enfin les mêmes journaux ont souvent salué les livres des auteurs des Temps modernes sans qu'on accuse ces derniers de prendre leur petit déjeuner avec M. Villiers. Dans la société où nous vivons tous, et dans l'état actuel de la presse, aucune œuvre de moi ne pourra jamais obtenir l'agrément de votre collaborateur, je le crains, à moins d'être reçue par une bordée d'injures ou une condamnation prononcée à l'unanimité. À vrai dire, cela m'est arrivé, et je ne sache pas que mon censeur d'aujourd'hui ait alors crié son admiration.

Quand il me plaint de recevoir le pavé de l'ours, serions-nous donc dans la frivolité ? Non, car cette attitude même est significative. En réalité, votre collaborateur ne peut s'empêcher de penser qu'il n'y a pas de frontière précise entre l'homme de droite et le critique du marxisme dogmatique. Selon lui, ils se touchent au moins par quelque côté, où une sinistre confusion s'opère alors. Qui n'est pas marxiste, franchement ou honteusement, s'achemine ou s'endurcit à droite, voilà le premier présupposé, conscient ou non, de la méthode intellectuelle qui fait le sujet de cette lettre. Un tel axiome ne peut s'accommoder de la position nette que L'Homme révolté prend à l'égard du marxisme et c'est là d'abord ce que votre collaborateur vise dans mon livre. Il fallait donc dévaloriser cette position en montrant que, confirmant l'axiome, elle mène aux enfers réactionnaires, si même elle n'en provient pas. Comme il est malaisé, et plus particulièrement aux rédacteurs des Temps modernes, de le dire en face de moi, on commence déjà par s'inquiéter de mes fréquentations, même involontaires.

Si cette interprétation est correcte, elle permet de comprendre une grande part de votre article. Ne pouvant en effet me classer encore à droite, on pourra au moins montrer par l'examen de mon style ou l'étude de mon livre que mon attitude est irréelle, antihistorique et inefficace. On appliquera ensuite la méthode d'autorité, qui me paraît faire fureur chez les écrivains de la liberté, pour montrer que, selon Hegel et Marx, cette attitude sert objectivement la réaction. Simplement, comme le livre et son auteur s'opposent en même temps à cette démonstration, votre collaborateur a courageusement refait mon livre et ma biographie. Accessoirement, comme il est bien difficile de trouver, aujourd'hui, dans mon attitude publique, des arguments en faveur de sa thèse, il s'est replié, pour avoir raison un jour, sur un avenir qu'il m'a fabriqué de toutes pièces et qui me ferme la bouche. Essayons de suivre dans le détail cette intéressante méthode.

D'abord le style. Votre article y voit, trop généreusement, une « réussite à peu près parfaite », mais aussitôt le déplore. Esprit se chagrinait déjà de ce style et suggérait avec moins de précautions que L'Homme révolté avait pu séduire les esprits de droite par le « bonheur » de ses cadences. Je relèverai à peine ce qu'il y a de désobligeant pour les écrivains du progrès à laisser entendre que le beau style est de droite et que les hommes de gauche se doivent, par vertu révolutionnaire, d'écrire le baragouin et le jargon. Je préfère noter d'abord que je ne suis nullement de l'avis de votre collaborateur. Je ne suis pas sûr quant à moi que L'Homme révolté soit bien écrit, mais je voudrais qu'il le fût. J'irai même jusqu'à dire que, s'il est vrai que mes pensées sont inconsistantes, autant les bien écrire pour limiter les dégâts. Supposez en effet qu'on ait à lire des pensées confuses en style consternant, voyez l'exil ! Mais en vérité votre collaborateur ne se soucie pas réellement de mon style, ni du sien, et sa constante intention est bien claire. Il se sert en effet de ma propre analyse de l'art formel et de l'art réaliste. Mais il la retourne contre moi. Il me faut dire cependant que ma critique de l'art formel touchait, selon la plus stricte des définitions, aux œuvres qui sont de pures recherches de forme et où le sujet n'est qu'un prétexte. Il me paraît difficile de l'appliquer, sans une remarquable effronterie, à un livre qui a pour sujet exclusif la révolte et la terreur dans notre temps. Mais quoi, il fallait prévoir une objection possible : que mon livre se plaçait directement au milieu de l'histoire actuelle pour y élever une protestation, et qu'il était donc, même de modeste manière, un acte. Votre article répond d'avance qu'il y a en effet protestation, mais qu'elle est « trop belle et trop souveraine » et qu'en tout cas mon style a l'immense défaut de ne présenter aucune « bavure d'existence » (sic). Comprenons que bien écrire (ou du moins ce que votre collaborateur appelle ainsi) revient à se priver d'existence, même sous la forme de bavures, à s'éloigner de la vie dont seule rapproche la faute de syntaxe qui est la marque de la vraie passion, et à s'isoler loin des misères humaines dans une île de froideur et de pureté. On voit donc que cet argument vise déjà, selon ce que j'ai dit, à m'exiler de toute réalité. Par mon style qui est de l'homme même, me voilà malgré moi renvoyé dans la tour d'ivoire d'où les rêveurs de mon genre contemplent sans réagir les inexpiables crimes de la bourgeoisie.

La même opération est ensuite effectuée sur le livre lui-même dont on va essayer, contre toute évidence, de faire un manuel antihistorique et le catéchisme des abstentionnistes. On utilisera alors les écrits canoniques (je veux dire Hegel et Marx) pour montrer que, malgré ma critique poussée de la morale formelle propre à la bourgeoisie, cet irréalisme sert en réalité la pensée réactionnaire. Le premier obstacle à cette démonstration est l’œuvre qui a précédé L'Homme révolté. Il est difficile d'accuser de « trancendantalisme » une Oeuvre qui, bonne ou mauvaise, tient à notre histoire de fort près. Votre article démontre donc que cette œuvre tendait déjà à se hisser dans les nuées et que L'Homme révolté vient seulement couronner, au milieu d'un chœur inefficace d'anges anarchistes, cette coupable et irrésistible ascension. Naturellement, le meilleur moyen de trouver cette tendance dans mon œuvre est encore de l'y mettre. Votre article dira donc qu'alors que L'Étranger était raconté par une « subjectivité concrète » (je m'excuse de ce langage), les événements de La Peste sont vus par une « subjectivité hors-situation » qui « ne les vit pas elle-même et se borne à les contempler ». N'importe quel lecteur, même distrait, de La Peste, à la seule condition qu'il veuille bien lire le livre jusqu'au bout, sait pourtant que le narrateur est le docteur Rieux, héros du livre et qui est plutôt payé pour connaître ce dont il parle. Sous la forme d'une chronique objective écrite à la troisième personne, La Peste est une confession et tout y est calculé pour que cette confession soit d'autant plus entière que le récit en est plus indiscret. Naturellement, on peut appeler dégagement cette pudeur, mais ce serait supposer alors que l'obscénité est la seule preuve de l'amour. L'Étranger, au contraire, sous la forme d'un récit à la première personne, est un exercice d'objectivité et de détachement, comme, après tout, son titre l'indique. Votre collaborateur est d'ailleurs si peu persuadé de la légitimité de sa thèse [17] que, dans le même passage, il attribue aux personnages de La Peste ce qu'il appelle dédaigneusement une morale de Croix-Rouge, oubliant de nous expliquer comment ces malheureux peuvent mettre en pratique une morale de Croix-Rouge par le seul exercice de la contemplation. On peut trouver certainement que l'idéal de cette estimable organisation manque de panache (enfin, on peut le trouver dans une salle de rédaction bien chauffée), mais on ne peut lui refuser de reposer, d'une part, sur un certain nombre de valeurs et de préférer, d'autre part, une certaine forme d'action à la simple contemplation. Mais pourquoi insister sur cette prodigieuse confusion intellectuelle ? Après tout, aucun lecteur, sauf dans votre revue, n'aura l'idée de contester que, s'il y a évolution de L'Étranger à La Peste, elle s'est faite dans le sens de la solidarité et de la participation. Dire le contraire, c'est mentir ou rêver. Mais comment faire autrement pour prouver contre toute réalité que je suis détaché de la réalité et de l'histoire ?

Partant ainsi d'une hypothèse entièrement fausse, mais commode, sur le contexte d'une Oeuvre, votre collaborateur passe enfin à L'Homme révolté. Il serait plus juste de dire qu'il le fait passer à lui. Il s'est en effet énergiquement refusé à discuter les thèses centrales qu'on peut trouver dans l'ouvrage : la définition d'une limite mise au jour par le mouvement même de la révolte, la critique du nihilisme posthégélien et de la prophétie marxiste, l'analyse des contradictions dialectiques devant la fin de l'histoire, la critique de la notion de culpabilité objective, etc. En revanche, il a discuté à fond une thèse qui ne s'y trouvait pas.

Prenant d'abord prétexte de ma méthode, il affirme que je refuse tout rôle à l'économique et à l'historique [18] dans la genèse des révolutions. En vérité, je ne suis ni assez bête ni assez inculte pour cela. Si, dans un ouvrage, j'étudiais exclusivement l'influence du comique grec sur le génie de Molière, cela ne signifierait pas que je nie les sources italiennes de son œuvre. J'ai entrepris avec L'Homme révolté une étude de l'aspect idéologique des révolutions. Ce n'était pas seulement mon droit le plus strict; peut-être y avait-il aussi quelque urgence à le faire dans un temps où l'économie est notre tarte à la crème et où des centaines de volumes et de publications attirent l'attention d'un très patient public sur les fondements économiques de l'histoire et l'influence de l'électricité sur la philosophie. Ce que Les Temps modernes font tous les jours avec tant de bonne volonté, pourquoi l'aurais-je refait ? Il faut bien se spécialiser. J'ai montré seulement, et je le maintiens, qu'il y a dans les révolutions du XXe siècle, parmi d'autres éléments, une évidente entreprise de divinisation de l'homme et j'ai choisi d'éclairer spécialement ce thème. J'y étais autorisé à la seule condition d'annoncer clairement mon propos, ce que j'ai fait. Voici ma phrase : « Le propos de cette analyse n'est pas de faire la description, cent fois recommencée, du phénomène révolutionnaire, ni de recenser une fois de plus les causes historiques ou économiques des grandes révolutions. Il est de retrouver dans quelques faits révolutionnaires la suite logique, les illustrations et les thèmes constants de la révolte métaphysique. » Votre collaborateur, qui cite cette phrase, n'en décide « pas moins », comme il dit, de ne point en tenir compte, arrête que cette modestie de ton cache la plus grande ambition et déclare que je nie en réalité tout ce dont je ne parle pas. Je me désintéresserais en particulier, au profit de la haute théologie, de la misère de ceux qui ont faim. Je répondrai peut-être un jour à cette indécence. Je constate seulement ici, pour me consoler, qu'un critique chrétien a pu me reprocher au contraire de négliger les « besoins spirituels » de l'homme et de le réduire à ses « besoins immédiats ». Je note encore, et cette fois pour me rassurer tout à fait, que ma méthode est justifiée par des autorités que votre collaborateur ne saurait récuser, je veux dire Alexandrov et Staline. Le premier souligne en effet dans la Literatournaïa Gazeta que le second a réagi contre l'interprétation trop étroite de la superstructure et démontré heureusement le rôle capital que jouent les idéologies dans la formation de la conscience sociale.

Cette opinion de poids m'aide à me sentir moins seul dans la méthode que j'ai choisie. Mais, après tout, je crois bien que votre article ne touchait pas réellement à ma méthode. Il voulait seulement me mettre hors-circuit encore une fois, et démontrer que mes préjugés mêmes m'éloignaient de la réalité. Le malheur est que, du même coup, c'est la méthode de votre collaborateur qui est en cause et qui l'éloigne des textes, lesquels, après tout, sont une des formes de la réalité. J'ai écrit par exemple « qu'on pouvait admettre que la détermination économique jouait un rôle capital dans la genèse des actions et des pensées humaines », refusant seulement de croire que ce rôle fût exclusif. La méthode de votre collaborateur consiste à dire aussitôt après que je n'admets pas le rôle capital joué par la détermination économique et que « de toute évidence » (il s'agit sans doute d'une évidence interne), je ne crois pas aux infrastructures. Pourquoi donc critiquer un livre si on est décidé à ne pas tenir compte de ce qu'on peut y lire ? Ce procédé, constant dans votre article, supprime toute possibilité de discussion. Affirmant que le ciel est bleu, si vous me faites dire que je l'estime noir, je n'ai point d'autre issue que de me reconnaître fou ou de déclarer sourd mon interlocuteur. Heureusement, il reste l'état réel du ciel, en l'occurrence, de la thèse discutée, et c'est pourquoi il me faut examiner les raisons de votre collaborateur pour trancher de ma folie ou de sa surdité.

Plutôt qu'un sourd en vérité, il me paraît quelqu'un qui ne veut pas entendre. Sa thèse est simple : est noir ce que j'ai dit bleu. L'essentiel de son article revient en effet à discuter une position que non seulement je n'ai pas prise à mon compte, mais que j'ai encore discutée et combattue dans mon livre. Il la résume ainsi, bien que L'Homme révolté en entier la démente : tout le mal se trouve dans l'histoire et tout le bien hors d'elle. Ici, il me faut bien protester et vous dire tranquillement que de tels procédés sont indignes. Qu'un critique supposé qualifié, parlant au nom d’une des revues importantes de ce pays, s'autorise, sans raisons et sans preuves, à présenter comme la thèse d'un livre une proposition contre laquelle une partie du livre est dirigée donne une idée révoltante du mépris dans lequel est tenue aujourd'hui la simple honnêteté intellectuelle. Car il faut penser à ceux qui, lisant l'article, n'auront pas l'idée ou le temps d'aller au livre et s'estimeront suffisamment renseignés. Loin de l'être, ils auront été trompés et votre article leur aura menti. L'Homme révolté, en effet, se propose - près d'une centaine de citations pourront le prouver quand il le faudra - de démontrer que l'antihistorisme pur, au moins dans le monde d'aujourd'hui, est aussi fâcheux que le pur historisme. Il y est écrit, à l'usage de ceux qui veulent lire, que celui qui ne croit qu'à l'histoire marche à la terreur et celui qui ne croit à rien d'elle autorise la terreur. Il y est dit qu'il existe « deux sortes d'inefficacité, celle de l'abstention et celle de la destruction », « deux sortes d'impuissance, celle du bien et celle du mal ». On y démontre enfin, et surtout, que « nier l'histoire revient à nier le réel » de la même façon, ni plus ni moins, qu' « on s'éloigne du réel à vouloir considérer l'histoire comme un tout qui se suffit à lui-même ». Mais à quoi bon les textes ! Votre collaborateur ne s'en soucie pas. C'est dans l'histoire qu'il a ses habitudes, non dans la vérité. Quand il écrit, faisant mine de me résumer : « Dès que les principes éternels, les valeurs non incarnées sont mises en doute, dès que la raison se met en mouvement, le nihilisme triomphe », il me donne à choisir en effet entre son incompétence et sa malveillance. En réalité, l'une s'ajoute à l'autre. Quiconque a lu le livre sérieusement (et je tiens encore les citations à votre disposition) sait que le nihilisme pour moi coïncide aussi avec les valeurs désincarnées et formelles. La critique de la révolution bourgeoise et formelle de 89 est parallèle dans mon livre à celle de la révolution cynique du XXe siècle et il y est démontré que, dans les deux cas, quoique par des excès contraires, soit que les valeurs soient placées au-dessus de l'histoire, soit qu'elles y soient absolument identifiées, le nihilisme et la terreur sont justifiés. En supprimant systématiquement l'une des faces de cette double critique, votre rédacteur sanctifie sa thèse, mais sacrifie sans pudeur la vérité.

La vérité qu'il faut récrire et réaffirmer en face de votre article est que mon livre ne nie pas l'histoire (négation qui serait dénuée de sens) mais critique seulement l'attitude qui vise à faire de l'histoire un absolu. Ce n'est pas l'histoire qui est donc rejetée, mais une vue de l'esprit quant à l'histoire; non pas la réalité, mais par exemple votre critique, et sa thèse. Ce dernier reconnaît d'ailleurs que certains de mes textes vont contre cette thèse. Mais il se demande seulement par quel sortilège ces textes ne changent rien à sa conviction. C'est un miracle en effet. Et on jugera de son étendue en sachant que ce n'est pas seulement deux ou trois textes qui vont contre cette inébranlable conviction mais le livre entier, sa démarche, ses analyses et même, j'en demande pardon à Hegel dont on me récite doctoralement trois pages sur les inconvénients du cœur, sa passion profonde. Un critique sagace et loyal, dans tous les cas, au lieu de s'essayer à ridiculiser une thèse imaginaire, se fût confronté à ma vraie thèse : celle qui veut que le service de l'histoire pour elle-même aboutisse à un nihilisme. Il eût alors essayé de démontrer que l'histoire peut fournir à elle seule des valeurs qui ne sont pas celles de la seule force, ou encore tenté de prouver qu'on peut se conduire dans l'histoire sans faire appel à aucune valeur. Je ne crois pas ces démonstrations faciles. Mais je me garderais de les croire impossibles à des esprits mieux armés que le mien. De les tenter au moins nous eût fait tous ensemble progresser et, à vrai dire, je n'en attendais pas moins de vous. J'ai eu tort. Votre collaborateur a préféré supprimer l'histoire dans mon raisonnement pour mieux pouvoir m'accuser de la supprimer dans sa réalité. L'opération n'étant pas aisée, il lui a bien fallu utiliser une méthode de torsion qui est incompatible avec l'idée que je me fais d'un labeur qualifié. Je me résumerai en vous donnant un exemple définitif de cette méthode. Votre critique me fait écrire en effet que l'existentialisme (comme le stalinisme) est prisonnier de l'histoire. Il triomphe alors à peu de frais en m'assénant ce lieu commun que nous sommes tous, et moi-même, prisonniers de l'histoire, et qu'il ne me revient pas de prendre des airs émancipés. Sans doute, et ce sont là des choses que, peut-être, je sais mieux que lui. Mais au fait, qu'avais-je écrit ? Que l'existentialisme était « pour le moment soumis lui aussi à l'historisme et ses contradictions ». Votre article, ici comme dans tout l'ouvrage, remplace historisme par histoire, ce qui, en effet, suffit à transformer le livre en son contraire et son auteur en idéaliste impénitent. Je vous laisse seulement à juger du sérieux ou de la dignité d'une pareille méthode.

Après cela, il importe peu que votre critique examine de façon résolument futile, ou plaisante, ou dédaigneuse, certaines démonstrations secondaires, ni qu'il pousse l'inconscience jusqu'à reprendre mes thèses pour les opposer à la thèse imaginaire qu'il a entrepris de combattre [19]. Son travail est accompli, je suis jugé, et mon juge l'est aussi. Il peut décider que j'enseigne à me détacher de l'histoire, à ne rien entreprendre et à renoncer à toute efficacité. Me jetant alors à la face Indochinois, Algériens, Malgaches et mineurs de fond pêle-mêle, il peut conclure que cette position, que je n'ai jamais tenue, est intenable. Il lui suffira en effet, pour détruire le dernier obstacle à une si équitable démonstration, de refaire ma biographie au mieux des intérêts de sa thèse, d'expliquer par exemple que j'ai longtemps vécu dans l'euphorie un peu obnubilée des plages méditerranéennes, que la résistance (qu'il faut bien justifier dans mon cas) m'a révélé l'histoire dans les seules conditions qui pouvaient me permettre de l'avaler, à petites doses et purifiée, que les circonstances ont changé, l'histoire devenant trop brutale pour mon organisation exquise, et qu'aussitôt j'ai employé les habiletés formelles dont je dispose à préparer mon repli et justifier un avenir de retraité, ami des arts et des bêtes. Je pardonne de grand cœur ces innocentes sottises. Votre collaborateur n'est pas forcé de savoir que ces problèmes coloniaux dont il nous laisse croire qu'ils l'empêchent de dormir m'ont empêché, il y a déjà vingt ans, de céder au total abrutissement du soleil. Ces Algériens dont il fait son pain quotidien ont été jusqu'à la guerre mes camarades dans un combat plutôt inconfortable. Il n'est pas non plus forcé de comprendre que la résistance (où je n'ai joué qu'un rôle secondaire) ne m'a jamais paru une forme heureuse ni facile de l'histoire, pas plus qu'à aucun de ceux qui en ont, eux, vraiment souffert, qui y ont tué ou qui y sont morts. Peut-être cependant faudrait-il vous dire que, s'il n'est pas vrai que je me prépare une saine retraite consacrée aux loisirs de l'art, il est bien vrai qu'une pareille attitude et celle de quelques autres auraient de quoi m'y pousser. Mais je le dirais tout droit dans ce cas et n'irais pas jusqu'à écrire quatre cents pages pour m'en justifier. Cette méthode directe aurait seule mon estime que, pour finir, je ne puis accorder, vous l'avez déjà compris, à votre article. Je n'y ai lu en effet ni générosité ni loyauté à mon égard, mais seulement le refus de toute discussion approfondie et la volonté vaine de trahir une position qu'on ne pouvait traduire sans se mettre aussitôt dans le cas d'en débattre vraiment.

 

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Ceci étant bien clair, comment expliquer que votre article se soit cru en droit de travestir ainsi une thèse dont je continue de penser qu'elle méritait au moins, à défaut de votre sympathie, un examen honnête. Pour répondre à cette question, je suis obligé de prendre à mon tour la position de critique et de retourner un peu la situation. Ce sera la retourner en effet que de démontrer que l'attitude dont témoigne votre article s'appuie philosophiquement sur la contradiction et le nihilisme, et, historiquement, sur l'inefficacité.

Commençons par la contradiction. Pour la résumer très grossièrement, tout se passe dans votre article comme si vous défendiez le marxisme en tant que dogme implicite sans pouvoir l'affirmer en tant que politique ouverte. Je justifierai d'abord, et nuancerai, la première partie de ma proposition. Vous n'êtes sans doute pas marxiste, comme chacun sait, au sens strict du terme. On trouve cependant dans votre article :

1º Un essai indirect pour pousser à droite, même dans mon cas, tout ce qui est critique du marxisme (voir ce qui précède).

2º L'affirmation par la méthode d'autorité, appuyée sur Marx et sur Hegel, que l'idéalisme (avec lequel on essaie, malgré mon livre, de me confondre) est une philosophie réactionnaire.

3º Le silence ou la dérision à propos de toute tradition révolutionnaire qui ne soit pas la marxiste. La Première Internationale et le mouvement bakouniniste, encore vivant parmi les masses de la C.N.T. espagnole et française, sont ignorés. Les révolutionnaires de 1905 dont l'expérience est au centre de mon livre sont totalement passés sous silence. Le syndicalisme révolutionnaire est raillé pendant que mes vrais arguments en sa faveur, appuyés sur ses conquêtes et sur l'évolution proprement réactionnaire du socialisme césarien, sont escamotés. Votre collaborateur écrit comme s'il ignorait que le marxisme n'inaugure pas plus la tradition révolutionnaire que l'idéologie allemande n'ouvre les temps de la philosophie. Alors que L'Homme révolté, tout en exaltant la tradition révolutionnaire non marxiste, ne nie pas l'importance et les acquisitions du marxisme, votre article, curieusement, est développé comme s'il n'y avait jamais eu que la tradition marxiste. Le travestissement qu'il fait de ma thèse est à cet égard significatif. En postulant, sans daigner s'expliquer, que le syndicalisme révolutionnaire ou ce qui lui ressemble ne peut être élevé à la dignité historique, il laisse croire, contrairement à vos anciennes positions, qu'il n'y a pas de troisième solution et que nous n'avons pas d'autre issue que le statu quo ou le socialisme césarien; il pousse alors à conclure, justifiant ainsi ce qu'il y a de pire dans notre temps, que la vérité en histoire s'identifie au succès. Seul, pour finir, le marxisme sera révolutionnaire parce que seul, aujourd'hui, dans le mouvement révolutionnaire, il dispose d'une armée et d'une police.

Ces trois symptômes en tout cas m'autorisent à dire que votre article est conduit comme si le marxisme y était tenu pour un dogme implicite. Car s'il est possible de réfuter l'idéalisme au nom d'une philosophie, même relativiste, de l'histoire, il est déjà plus difficile d'en faire une théorie réactionnaire sans faire appel au matériel d'idées et de concepts qu'on trouve chez Marx. Et il est franchement impossible de dénier au socialisme non marxiste, et par exemple à la morale du risque historique qui est définie dans mon livre, toute efficacité et tout sérieux sans le faire au nom d'une nécessité historique qu'on ne trouve que chez Marx et ses disciples. Votre article, s'il pouvait enrichir quelque chose, renforcerait seulement la philosophie marxiste de l'histoire.

Mais en même temps cette philosophie n'est pas affirmée comme politique ouverte et j'en veux pour preuve deux symptômes d'embarras.

1º Le refus de discuter réellement les thèses sur Marx et sur Hegel et de prendre explicitement position à. cet égard. Oui ou non, y a-t-il une prophétie marxiste, et est-elle aujourd'hui contredite par de nombreux faits ? Oui ou non, la Phénoménologie de l'Esprit autorise-t-elle une théorie du cynisme politique et par exemple, y a-t-il eu, oui ou non, des hégéliens de gauche, et ces derniers ont-ils influencé en ce sens le communisme du XXe siècle ? Ces thèses, centrales dans mon livre, ne sont même pas effleurées dans votre article. Sur le premier point, par exemple, je n'ai pas dit que Marx avait tort dans sa méthode critique (j'en ai fait l'éloge au contraire), mais qu'une grande partie de ses prédictions s'était effondrée. C'était là ce qu'il fallait discuter. Votre article s'est borné à rapporter que je ne louais Marx que pour mieux l'accabler [20]. Laissons de côté cette trop méthodique surdité. Mais cette carence a le même sens que celle, totale, de mes critiques marxistes. Elle peut naturellement signifier qu'on tient en tel mépris l'intelligence, ou la compétence, de l'auteur dont on parle qu'on se refuse même à le discuter. Et c'est en effet l'air de supériorité que parfois, et à juste titre, je n'en doute pas, se donne votre critique. Mais alors pourquoi parler de cet auteur et de son livre ? A partir du moment où il en parle, la carence de votre collaborateur comme celle des marxistes oblige à penser que les thèses de Marx sont considérées comme intouchables. Or, elles ne peuvent point l'être car le marxisme lui aussi est une superstructure. Si l'on croit aux infrastructures comme, « de toute évidence », y croit votre revue, il faut bien admettre en effet que le marxisme, après un siècle de transformations accélérées dans notre économie, doit être périmé au moins en quelque endroit et peut donc relever, sans scandale, d'une critique comme la mienne. Ne pas l'admettre revient à nier les infrastructures et à se retrouver idéaliste. Le matérialisme historique, par sa logique même, doit se dépasser ou se contredire, se corriger ou se démentir. Quiconque en tout cas le traite avec sérieux doit le critiquer, et d'abord les marxistes. Il faut donc, par nécessité, si on en traite, le discuter, et votre article ne le discute pas. Comme je ne puis conclure que votre collaborateur traite avec frivolité une doctrine dont il fait constamment son fruit, je me bornerai à noter son embarras qui me paraît au demeurant redoubler dès qu'il s'agit des implications politiques de sa thèse.

2º Je dis textuellement que Marx a mêlé dans sa doctrine « la méthode critique la plus valable et le messianisme utopique le plus contestable ». Il fait silence en effet sur tout ce qui, dans mon livre, touche aux malheurs et aux implications proprement politiques du socialisme autoritaire. En face d'un ouvrage qui, malgré son irréalisme, étudie en détail les rapports entre la révolution du XXe siècle et la terreur, votre article ne contient pas un mot sur ce problème et se réfugie à son tour dans la pudeur. Une seule phrase, à la fin, suggère que l'authenticité de la révolte est exposée en permanence à de redoutables mystifications. Ceci concerne tout le monde et personne, et me paraît coupablement entaché de cette vaine mélancolie que votre article, avec Hegel, impute aux belles âmes. Il me parait difficile en tout cas, si l'on est d'avis que le socialisme autoritaire est l'expérience révolutionnaire principale de notre temps, de ne pas se mettre en règle avec la terreur qu'il suppose, aujourd'hui précisément, et, par exemple, toujours pour rester dans la réalité, avec le fait concentrationnaire. Aucune critique de mon livre, qu'elle soit pour ou contre, ne peut laisser ce problème de côté [21]. Je sais sans doute que le rappel de certaines réalités vraiment trop temporelles cause toujours quelque impatience aux serviteurs de l'histoire. Mais enfin, outre que cette impatience, si douloureuse soit-elle, ne peut être mise en balance avec la souffrance, indubitablement historique, celle-là, de millions d'hommes, je trouverais normal, et presque courageux, qu'abordant franchement le problème vous justifiiez l'existence de ces camps. Ce qui est anormal et trahit de l'embarras, c'est que vous n'en parliez point en parlant de mon livre, quitte à m'accuser de ne pas me placer au cœur des choses.

À comparer ces deux séries de symptômes on peut juger en tout cas que mon interprétation a pour elle la vraisemblance : votre article semble dire oui à une doctrine et faire silence sur la politique qu'elle entraîne. Il faut voir seulement que cette contradiction de fait traduit une antinomie plus profonde qu'il me reste à décrire et qui oppose votre collaborateur à ses propres principes.

Il me semble déjà que ce dernier permet de comprendre ce conflit lorsqu'il nous parle de nos yeux « incorrigiblement bourgeois ». Le pluriel ici est sans doute de trop, mais l'adverbe est significatif. Il y a du repentir en effet dans le cas de ces intellectuels bourgeois qui veulent expier leurs origines, fût-ce au prix de la contradiction et d'une violence faite à leur intelligence. Dans le cas qui nous occupe par exemple, c'est le bourgeois qui est marxiste, alors que l'intellectuel défend une philosophie qui ne peut se concilier avec le marxisme. Et ce n'est pas sa doctrine propre que l'auteur de cet article singulier défend (elle peut se défendre par des moyens décents et par le seul exercice de l'intelligence), c'est le point de vue et les passions du bourgeois repenti. Peut-être cela est-il à certains égards pathétique. Mais je ne cherche ici ni à expliquer, ni à juger; je ne m'intéresse qu'à décrire une contradiction, latente dans votre article, et avouée ainsi au détour d'une phrase. Il faut bien dire qu'elle est ici essentielle. Comment ne le serait-elle pas en effet puisqu'on ne saurait être vraiment marxiste à partir de vos propres principes ? Et si on ne l'est pas, comment condamner mon livre absolument ? Pour affirmer la thèse qu'il se borne à utiliser, votre critique devrait réfuter d'abord les livres de la plupart de vos collaborateurs et ensuite certains éditoriaux de votre revue. Pour légitimer la position qu'il prend en face de mon livre, il lui faudrait démontrer, contre tous Les Temps modernes, que l'histoire a un sens nécessaire et une fin, que le visage affreux et désordonné qu'elle nous montre n'est qu'un leurre et qu'au contraire, elle progresse inévitablement, quoique avec des hauts et des bas, vers ce moment de réconciliation où nous pourrons sauter dans la liberté définitive. Même s'il déclarait n'admettre qu'une partie du marxisme et en rejeter une autre, la seule qu'il puisse élire sans contredire vos postulats est le marxisme critique, non le prophétique. Mais il reconnaîtrait alors le bien-fondé de ma thèse et démentirait son article. Seuls les principes du marxisme prophétique (avec ceux d'une philosophie de l'éternité), peuvent en effet autoriser le rejet pur et simple de ma thèse. Mais peut-on sans contradiction les affirmer nettement dans votre revue ? Car après tout, si l'homme n'a pas de fin qu'on puisse élire en règle de valeur, comment l'histoire aurait-elle un sens dès maintenant perceptible ? Si elle en a un, pourquoi l'homme n'en ferait-il pas sa fin ? Et s'il le fait, comment serait-il dans la terrible et incessante liberté dont vous parlez ? Ces objections, qui pourraient être développées, sont à mon sens considérables. Elles ne le sont pas moins, sans doute, aux yeux de votre critique puisqu'il élude totalement la seule discussion qui aurait dû intéresser Les Temps modernes : celle qui concerne la fin  de l'histoire. L'Homme révolté tente de montrer en effet que les sacrifices exigés, hier et aujourd'hui, par la révolution marxiste ne peuvent se justifier qu'en considération d'une fin heureuse de l'histoire et qu'en même temps la dialectique hégélienne et marxiste, dont on ne peut arrêter le mouvement que de façon arbitraire, exclut cette fin. Sur ce point, pourtant longuement développé dans mon livre, votre rédacteur ne dit mot. Mais c'est que l'existentialisme dont il fait profession serait menacé dans ses fondements mêmes s'il admettait l'idée d'une fin prévisible de l'histoire. Pour se concilier le marxisme, il lui faudrait à la limite démontrer cette difficile proposition : l'histoire n'a pas de fin, mais elle a un sens qui, cependant, ne lui est pas transcendant. Cette conciliation périlleuse est peut-être possible et je ne demande qu'à la lire. Mais tant qu'elle n'aura pas été établie et tant que vous accepterez la contradiction dont témoigne votre article, vous n'échapperez pas à des conséquences qui me paraissent à la fois frivoles et cruelles. Libérer l'homme de toute entrave pour ensuite l'encager pratiquement dans une nécessité historique revient en effet à lui enlever d'abord ses raisons de lutter pour enfin le jeter à n'importe quel parti, pourvu que celui-ci n'ait d'autre règle que l'efficacité. C'est alors passer, selon la loi du nihilisme, de l'extrême liberté à l'extrême nécessité; ce n'est rien d'autre, que se vouer à fabriquer des esclaves. Quand par exemple, votre rédacteur fait semblant, après l'avoir longuement dévalorisée, de concéder quelque chose à la révolte, quand il écrit : « Maintenue vive au cœur d'un projet révolutionnaire, la révolte peut sans doute contribuer à la santé de l'entreprise », je peux m'étonner de me voir opposer cette belle pensée alors que j'ai écrit textuellement : « L'esprit révolutionnaire en Europe peut aussi, pour la première et la dernière fois, réfléchir sur ses principes, se demander quelle est la déviation qui l'égare dans la terreur et dans la guerre et retrouver, avec les raisons de sa révolte, sa fidélité. » Mais aussi bien l'accord n'est qu'apparent. La vérité est que votre collaborateur voudrait qu'on se révoltât contre toute chose, sauf contre le parti et l'État communistes. Il est en effet pour la révolte, et comment ne le serait-il pas dans la condition que sa philosophie lui décrit ? Mais il est tenté par la révolte qui prend la forme historique la plus despotique, et comment ferait-il autrement puisque pour le moment cette philosophie ne donne ni forme, ni nom à cette farouche indépendance. S'il veut se révolter, il ne peut le faire au nom de cette nature humaine que vous niez; il le fera donc, théoriquement, au nom de l'histoire, à la condition, puisqu'on ne peut s'insurger au nom de rien, qu'il s'agisse d'une histoire tout entière significative. Mais l'histoire, seule raison et seule règle, serait alors divinisée, et c'est l'abdication de la révolte devant ceux qui prétendent être les prêtres et l'Église de ce dieu. Ce serait aussi la négation de la liberté et de l'aventure existentielles. Tant que vous n'aurez pas éclairé ou démenti cette contradiction, défini votre conception de l'histoire, colonisé ou proscrit le marxisme, comment donc ne serions-nous pas fondés à dire que vous ne sortez pas, quoi que vous en ayez, du nihilisme ?

Et ce nihilisme, malgré les ironies de votre article, est aussi celui de l'inefficacité. Une attitude semblable cumule les deux sortes de nihilisme, celui de l'efficacité à tout prix et celui de l'abstention pratique. Elle revient à choisir contre la réalité un dogme réaliste auquel on se réfère constamment sans y adhérer réellement. Ce n'est pas pour rien que votre article ne peut aborder de face la réalité d'un texte et s'oblige, pour le critiquer, à lui en substituer un autre. Ce n'est pas pour rien qu'en face d'un livre qui se préoccupe tout entier de la situation politique dans l'Europe de 1950, votre article ne fait aucune allusion aux questions de l'heure. C'est qu'à y faire allusion, il faudrait se prononcer et que, s'il n'est pas difficile, pour votre rédacteur, de choisir contre le racisme et le colonialisme, sa contradiction l'empêche de se prononcer nettement en ce qui concerne le stalinisme. Ainsi, lui qui rend le choix inévitable ne choisit rien, sinon une attitude de pure négativité. S'il choisit, en tout cas, il ne le dit pas, ce qui n'est pas choisir. Il semble dire qu'on ne peut être que communiste ou bourgeois et dans le même temps, sans doute pour ne rien perdre de l'histoire de son temps, il choisit d'être les deux. Il condamne, comme communiste, mais il travestit, comme bourgeois. Mais on ne peut être communiste sans avoir honte d'être bourgeois, et inversement; à tenter d'être les deux, on cumule seulement deux sortes de gêne. C'est ainsi que l'auteur de votre article fait état d'un double embarras, l'un que lui causent ses yeux bourgeois, l'autre qui lui fait passer sous silence sa vraie pensée et l'oblige par conséquent à fausser la pensée des autres. On obtient ainsi, au lieu de doctrine et d'action, un curieux complexe où se mêlent repentir et suffisance. Si épuisant que soit ce double effort, je ne puis croire qu'il puisse jamais prétendre à s'insérer dans la réalité, sinon sous la forme d'une soumission. Il n'autorise personne en tout cas à se poser en professeur d'énergie, à juger de haut ceux qui refusent le culte de l'efficacité pour elle-même, ni surtout à parler au nom des travailleurs et des opprimés. Et s'il est possible, certainement, de comprendre ce complexe, on ne peut pas, malgré tout, lui donner d'autre nom que le sien : une abstention, quoique privée de la modestie qui devrait l'accompagner et qui rend fécondes certaines abstentions.

Incapable de choisir entre la relative liberté et la nécessité de l'histoire, il faut craindre pour finir, qu'une telle attitude n'amène seulement à penser dans le sens de la liberté et à voter dans celui de la nécessité, quitte à nous présenter ces belles accordailles comme un engagement viril. Mais on perd tout à vouloir tout gagner. Et votre critique, par exemple, qui m'accuse sans preuves (et même contre les preuves) de ne vouloir rien faire ou rien entreprendre, se voue à une autre sorte de folie qui enseigne à ne rien faire par le moyen de tout entreprendre. Criant que les autres se perdent dans les nuages, il vole ainsi entre ciel et terre, sans regarder à ses pieds où toutes les polices travaillent. Ignore-t-il vraiment que les polices travaillent ? Je ne veux même pas le savoir. Bien que je commence à être un peu fatigué de me voir, et de voir surtout de vieux militants qui n'ont jamais rien refusé des luttes de leur temps, recevoir sans trêve leurs leçons d'efficacité de la part de censeurs qui n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'histoire, je n'insisterai pas sur la sorte de complicité objective que suppose à son tour une attitude semblable. Car c'est ici que je risquerais, au nom même de ce tourment que votre article m'attribue en prime de consolation et dont j'aurais aimé que vous me fissiez grâce en pareille occasion, au nom même de cette misère qui suscite des milliers d'avocats et jamais un seul frère, de cette justice qui a aussi ses pharisiens, de ces peuples cyniquement utilisés pour les besoins de la guerre et de la puissance, de ces victimes échangées par leurs bourreaux et doublement trompées, au nom enfin de tous ceux pour qui l'histoire est une croix avant d'être un sujet de thèse, oui, c'est ici que je risquerais de prendre un autre langage.

Mais à quoi bon ? Bien que votre article ait voulu l'ignorer, nous sommes tous dans le risque et la peine, à la recherche de nos vérités. C'est pourquoi je ne prendrai pas aussi légèrement que vous le ton de la condamnation et, me bornant à vous signaler une contradiction, je ne préjugerai pas de la solution que vous pourrez lui donner. Quant à moi, qui n'ai sans doute rien de définitif à proposer, il me semble parfois apercevoir à la fois ce qui, de ce vieux monde, doit mourir, à l'est comme à l'ouest, dans les doctrines comme dans l'histoire, et ce qui doit survivre. J'ai alors la certitude que notre unique tâche devrait être de défendre cette chance fragile. Mon livre n'avait peut-être pas d'autre sens, et certainement cette lettre n'a que ce sens. Si votre article avait été seulement frivole et son ton seulement inamical, je me serais tu. Si au contraire il m'avait sévèrement critiqué, mais avec droiture, je l'eusse accepté comme je l'ai toujours fait. Mais pour des raisons de confort intellectuel et croyant qu'il en serait quitte pour ne pas me faire justice, son auteur a fait mine de se tromper sur ce qu'il lisait et de ne pas voir celui des visages de notre histoire que j'ai essayé de retracer. Par malheur, ce n'est pas à moi qu'alors il n'a pas fait justice, mais à nos raisons de vivre et de lutter, et au légitime espoir que nous avons de dépasser nos contradictions. Dès lors, le silence n'était plus possible. Car nous ne dépasserons rien, en nous et dans notre temps, si nous supportons, si peu que ce soit, d'oublier nos contradictions, d'utiliser dans les combats de l'intelligence des arguments et une méthode dont nous n'acceptons pas d'autre part les justifications philosophiques, si nous consentons à libérer théoriquement l'individu tout en admettant pratiquement que l'homme puisse être dans certaines conditions asservi, si nous souffrons de railler tout ce qui fait la fécondité et l'avenir de la révolte au nom de tout ce qui, en elle, aspire à la soumission, si enfin nous croyons pouvoir refuser tout choix politique sans cesser de justifier que, parmi les victimes, certaines soient citées à l'ordre de l'histoire et d'autres exilées dans un oubli sans âge. Ces adroites distinctions, pour finir, accablent la misère qu’à grand fracas on prétendait servir. Nous ne combattrons pas, soyez-en sûr, les maîtres insolents de notre temps en distinguant entre leurs esclaves. Que serait-ce d'autre que de distinguer du même coup entre les maîtres et se résigner à une préférence qui devrait alors être reconnue ouvertement ? La belle méthode que j'ai essayé de décrire ici mène dans tous les cas à ces conséquences que vous pourrez sans doute refuser comme vous l'avez fait jusqu'à présent, mais à la seule condition, et ceci résume ma lettre, de renoncer ouvertement à la méthode elle-même et à ses vains avantages.