ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.

JUSTICE ET HAINE

 

SERVITUDES DE LA HAINE [4]

 

 

 

 

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- Croyez-vous logique de rapprocher les deux mots de haine et de mensonge ?

- La haine est en elle-même un mensonge. Elle fait silence, instinctivement, sur toute une part de l'homme. Elle nie ce qui, chez n'importe quel homme, mérite la compassion. Elle ment donc, essentiellement, sur l'ordre des choses. Le mensonge, lui, est plus subtil. Il arrive qu'on mente sans haine, par simple amour de soi. Tout homme qui hait au contraire se déteste lui-même, en quelque façon. Il n'y a donc pas de lien logique du mensonge à la haine, mais il y a une filiation presque biologique de la haine au mensonge.

 

- Dans le monde actuel, en proie aux exaspérations internationales, la haine ne prend-elle pas souvent le masque du mensonge ? et le mensonge n'est-il pas une des meilleures armes de la haine, la plus perfide et la plus dangereuse peut-être ?

 

- La haine ne peut pas prendre d'autre masque, elle ne peut pas se priver de cette arme. On ne peut haïr sans mentir. Et, inversement, on ne peut dire vrai sans remplacer la haine par la compréhension [5]. Les neuf dixièmes des journaux, dans le monde d'aujourd'hui, mentent plus ou moins. C'est qu'ils sont à des degrés différents les porte-parole de la haine et de l'aveuglement. Mieux ils haïssent et plus ils mentent. La presse mondiale à quelques exceptions près, ne connaît pas d'autre hiérarchie, aujourd'hui. Faute de mieux, ma sympathie va à ceux, rares, qui mentent le moins parce qu'ils haïssent mal.

 

- Visages actuels de la haine dans le monde. En est-il de nouveaux, propres aux doctrines ou aux circonstances ?

 

- Bien entendu, le XXe siècle n'a pas inventé la haine. Mais il cultive une variété particulière qui s'appelle la haine froide, mariée avec les mathématiques et les grands nombres. La différence entre le massacre des Innocents et nos règlements de compte est une différence d'échelle. Savez-vous qu'en vingt-cinq ans, de 1922 à 1947, 70 millions d'Européens, hommes, femmes et enfants, ont été déracinés, déportés ou tués ? Voilà ce qu'est devenue la terre de l'humanisme que, malgré toutes les protestations, il faut continuer d'appeler l'ignoble Europe.

 

- Importance privilégiée du mensonge ?

- Son importance vient de ce qu'aucune vertu ne peut s'allier à lui sans périr. Le privilège du mensonge est de toujours vaincre celui qui prétend se servir de lui. C'est pourquoi les serviteurs de Dieu et les amants de l'homme trahissent Dieu et l'homme dès l'instant qu'ils consentent au mensonge pour des raisons qu'ils croient supérieures. Non, aucune grandeur ne s'est jamais établie sur le mensonge. Le mensonge fait vivre parfois, Il n'élève jamais. La véritable aristocratie, par exemple, ne consiste pas d'abord à se battre en duel. Elle consiste d'abord à ne pas mentir. La justice, de son côté, ne consiste pas à ouvrir certaines prisons pour en refermer d'autres. Elle consiste d'abord à ne pas appeler minimum vital ce qui peut à peine faire vivre une famille de chiens, ni émancipation du prolétariat la suppression radicale de tous les avantages conquis par la classe ouvrière depuis cent ans. La liberté n'est pas celle de dire n'importe quoi et de multiplier les journaux à scandale, ni celle d'instaurer la dictature au nom d'une libération future. La liberté consiste d'abord à ne pas mentir. Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s'annonce ou se perpétue.

 

- Assistons-nous à une régression de l'amour et de la vérité ?

- En apparence tout le monde aujourd'hui aime l'humanité (comme on aime la côte de boeuf, saignante) et tout le monde détient une vérité. Mais c'est là l'extrémité d'une décadence. La vérité pullule sur ses fils assassinés.

 

- Où sont les « Justes » de l'heure présente ?

Dans les prisons et dans les camps, pour la plupart. Mais là se trouvent aussi les hommes libres. Les vrais esclaves sont ailleurs, dictant leurs ordres au monde.

 

- Dans les circonstances actuelles, la fête de Noël ne peut-elle être prétexte à réflexion sur l'idée de trêve ?

- Pourquoi attendre Noël ? La mort et la résurrection sont de tous les jours. De tous les jours, l'injustice et la vraie révolte.

 

- Croyez-vous à la possibilité d'une trêve ? De quelle sorte ?

- Celle que nous obtiendrons au bout d'une résistance sans trêve.

 

- Vous avez écrit dans Le Mythe de Sisyphe (page 119) : « Il n'y a qu'une action utile, celle qui referait l'homme et la terre. Je ne referai jamais les hommes. Mais il faut faire « comme si ». Comment développeriez-vous aujourd'hui cette idée, dans le cadre de notre interview ?

- J'étais alors plus pessimiste que je ne suis. Il est vrai que nous ne referons pas les hommes. Mais nous ne les abaisserons pas. Au contraire, nous les relèverons un peu à force d'obstination, de lutte contre l'injustice, en nous-mêmes et dans les autres. L'aube de la vérité ne nous a pas été promise, il n'y a pas de contrat, comme dit Louis Guilloux. Mais la vérité est à construire, comme l'amour, comme l'intelligence. Rien n'est donné ni promis en effet, mais tout est possible à qui accepte d'entreprendre et de risquer. C'est ce pari qu'il faut tenir à l'heure où nous étouffons sous le mensonge, où nous sommes acculés contre le mur. Il faut le tenir avec tranquillité, mais irréductiblement, et les portes s'ouvriront.