ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.

CRÉATION ET LIBERTÉ

 

DÉFENSE DE LA LIBERTÉ  [22]

 

 

 

 

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Invité récemment à écrire dans une brochure consacrée à Henri Martin, et dont on m'annonçait qu'elle était préparée, en particulier, par les rédacteurs des Temps modernes, j'ai refusé. Ma raison est simple : c’est compromettre désormais les valeurs de liberté, entre autres valeurs, que de les défendre auprès des Temps modernes et de ceux qui les approuvent. Dans le seul cas où une vie est en jeu (comme dans le cas des époux Rosenberg, dont tous, sans exception, doivent demander la grâce) il est indifférent d'accepter toutes les confusions. Pour le reste, nous avons besoin de clarté, et Henri Martin, plus que nous tous, qui paie chaque équivoque de jours de prison supplémentaires.

Au contraire, si l'on essaie de jeter un peu de clarté sur l'affaire de ce dernier, en écartant les malentendus et les ambiguïtés dont elle est recouverte, il devient possible de prendre une position. La mienne, que je voudrais motiver ici, pour autant qu'on me le demande, est qu'il est nécessaire de libérer Henri Martin.

On a d'abord confondu dans la presse, et souvent volontairement, l'inculpation de sabotage dont Henri Martin a pourtant été déchargé et celle de distribution de tracts à l'intérieur d'une enceinte militaire, dont il a été, au contraire, convaincu. Cette dernière affaire aurait pu être réglée dans l'armée de mer elle-même, par voie disciplinaire, comme cela s'est déjà vu. Mais la peine eût été beaucoup plus légère que celle infligée à l'inculpé.

Quelques semaines ou quelques mois d'arrêt de forteresse eussent suffi à sanctionner une infraction sérieuse à cette loi militaire qu'Henri Martin acceptait de son plein gré en s'engageant dans la Marine. Au lieu de quoi, un tribunal d'officiers prononça une peine considérable et démontra ainsi qu'il ne sanctionnait pas seulement un manquement à la loi de l'armée mais, plus généralement, la nature de la propagande répandue par ces tracts, c'est-à-dire l'opposition à la guerre d'Indochine.

On tombait ainsi sous le coup d'une objection difficilement réfutable. Car, dans ce cas, tous ceux qui, dans des journaux forcément lus par des soldats, disent ce qu'ils voient, que la guerre d'Indochine est une impasse, qu'elle coûte très cher en sang et en douleurs, qu'elle est un lourd fardeau pour le budget du pays et aussi pour sa conscience, et qu'il est souhaitable de chercher au moins les moyens d'y mettre fin, devraient aussi prendre le chemin des prisons. La seule chose qui les distingue d'Henri Martin est qu'ils ne sont pas militaires. Mais, à partir du moment où l'on ne sanctionne pas seulement l'infraction d'Henri Martin à la loi militaire, on identifie son cas à celui des opposants à la guerre d'Indochine. Et si on le distingue pourtant en le condamnant si lourdement, on donne alors à penser que sa qualité de communiste constitue, dans son cas, une circonstance aggravante.

Il vaudrait donc mieux dire, si l'on tient à le garder en prison, qu'on l'y garde parce qu'il est communiste. Il resterait seulement à justifier cette décision et ensuite à construire, à défaut des logements dont nous avons besoin, les milliers de prisons nécessaires pour contenir plusieurs millions d'électeurs communistes. Personnellement, quoique fermement opposé à la doctrine et à la pratique du communisme stalinien, je crois que cette justification est impossible et qu'il faut au contraire faire bénéficier les communistes des libertés démocratiques dans toute la mesure où les autres citoyens en bénéficient.

Bien entendu, je ne me fais aucune illusion sur le goût des dirigeants communistes pour les libertés démocratiques dès qu'il s'agit de leurs adversaires. J'estime seulement que les incessants procès staliniens, par exemple, et ces repoussantes séances où une femme et un fils viennent demander le pire châtiment pour leur mari ou leur père, constituent la plus grande faiblesse des régimes dits « populaires ».

Et je crois que les vrais libéraux ne gagneront rien à abdiquer leur plus grande force, celle qui a déjà fait reculer en Occident, auprès des individus et des collectivités, les entreprises de colonisation stalinienne : la force de l'équité et le prestige de la liberté. Une démocratie en tout cas, ne peut, sans se contredire, réduire une doctrine par les tribunaux, mais seulement la combattre sans faiblesse tout en lui assurant la liberté d'expression.

Une police, à moins de généraliser la terreur, n'a jamais pu résoudre les problèmes posés par une opposition. Ce n'est pas par la répression qu'on répondra aux questions posées par les peuples colonisés, la politique des taudis et l'injustice sociale. La démocratie, si elle est conséquente, ne peut bénéficier des avantages du totalitarisme. Tout ce qu'elle peut s'efforcer de faire, c'est d'opposer à l'injustice appuyée sur la force, la force fondée sur la justice. Elle doit donc, ou bien accepter son handicap, reconnaître ses tares considérables et entreprendre alors les réformes qui feront sa véritable force, ou bien renoncer à elle-même pour devenir totalitaire (et dans ce cas au nom de quoi combattrait-elle le totalitarisme ?) .

Ce principe vaut pour Henri Martin. L'acte qui lui est reproché est en lui-même un acte d'opposition politique, commis dans des circonstances particulières. La peine disproportionnée dont il a été frappé ne vise pas seulement ces circonstances. Elle est ostensiblement injuste. La simple équité et la règle de la démocratie (jusqu'à ce qu'on y renonce, mais alors il faut le dire) demande qu'il soit libéré sans tarder.

On m'assure que le gouvernement ne voudra rien faire pour Henri Martin tant que durera la campagne communiste qui, elle, se refuse à cesser tant que le gouvernement ne fera rien. On est décidé des deux côtés à ne pas perdre la face. Le monde entier, on le voit, refuse aujourd'hui de perdre la face. Pourtant elle n'est pas si belle, selon moi, qu'il faille la conserver à tout prix. Mais non, ils y tiennent, c'est un fait. C'est pourquoi il revient à ceux qui sont moins ombrageux quant à leur mine de rappeler que ces beaux défis se font autour d'une cellule de prisonnier.

La prison aujourd'hui ne parait rien. On en a vu d'autres, évidemment, et après tant de crimes équitablement partagés par les dictatures progressistes ou réactionnaires, les onze condamnés qu'on a exécutés à Prague avant d'aller à Vienne parler un peu de paix, jettent aujourd'hui encore une ombre sinistre sur tout le reste. Il n'empêche pourtant que, malgré les millions de morts et de suppliciés dont s'est honorée et s'honore encore l'Europe, cinq ans de la vie d'un homme gardent toujours le même prix démesuré. Il reste que la prison est un supplice quotidien que personne n'est en droit d'infliger à un être vivant au seul nom d'une opinion ou d'une conception du monde. Il n'importe pas que la libération d'Henri Martin soit utilisée si elle est juste. Une équité sure d'elle-même est assez généreuse pour accepter tranquillement d'être utilisée, défiant par là toute utilisation. Ce ne sont pas les ennemis de la liberté, ni ses démissionnaires, mais ce sont ses vrais défenseurs, ceux qui justement ne consentiront jamais, même pour l'amour d'un beau raisonnement, à distinguer doctoralement entre les antisémitismes ou à excuser la répugnante mise en scène des procès d'aveux, qui doivent, au nom même de ce qu'ils défendent contre l'esprit totalitaire, demander la libération d'Henri Martin au gouvernement français.