ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.
LETTRES SUR LA RÉVOLTE
ÉPURATION DES PURS [12]
(Paris, le 28 mai 1952).
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Monsieur le Directeur,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article sur L'Homme révolté et je vous en remercie.
Je ne répondrai pas ici au détail de cette étude qui m'a paru parfois indiscutable, d'autres fois un peu audacieuse dans ses raisonnements. J'aurais sans doute beaucoup à dire sur le refus de la métaphysique que vous décelez dans mon livre, sur votre analyse de la terreur, et même sur les rapports de l'hellénisme et du christianisme, tels que vous les présentez dans votre critique de l'hérésie gnostique. Mais j'éprouve toujours un peu d'embarras quand je m'adresse à des philosophes chrétiens, dans la mesure où ils m'opposent généralement ce que la foi, dans son expérience, a d'incommunicable, et où ils me dénient, par voie de conséquence, une connaissance suffisante du christianisme lui-même, malgré mes efforts pour étudier ses doctrines et son histoire. Vous n'avez pas manqué de le faire, et il me semble que, dès lors, il est bien difficile de vous opposer des arguments de raison, puisqu'à n'importe quel moment vous pouvez désigner la limite où ma compétence s'arrête et où mes raisons s'évaporent.
C'est pourquoi je me bornerai à. vous poser une question touchant à l'essentiel de votre argumentation. Vous m'attribuez une sympathie (dont vous soupçonnez, je ne sais pourquoi, Simone Weil d'être responsable) pour ce que j'appellerai les formes perfectionnistes du christianisme : gnostiques, cathares et jansénistes. Vous soulignez ensuite les dangers propres à ces théologies de la pureté en vous appuyant sur les conséquences, visibles dans l'histoire, des politiques puristes. J'ai moi-même dans L'Homme révolté indiqué cette trop grammaticale logique qui pousse les purs à l'épuration. À ces hérésies, en tout cas, vous opposez l'Église, qui se serait toujours définie comme le corps vivant de la médiation et qui place la charité au-dessus de l'épuration.
Je ne crois pas être cathare et, pour tout dire, malgré l'intérêt historique qui s'attache à la querelle des Albigeois, cet épisode me paraît bien lointain pour m'aider à me définir. C'est pourtant à son propos que je vous poserai une question : votre raisonnement une fois admis, comment donc expliquer qu'à l'occasion de l'hérésie albigeoise, justement, ce soit l'Église, comme vous le reconnaissez, qui ait créé de toutes pièces l'Inquisition, modèle des polices terroristes, et que ce soit au contraire les Albigeois, malgré leur agaçante fureur de pureté, qui aient été sauvagement épurés et massacrés ? Comment expliquer aussi que ni les gnostiques ni les jansénistes n'aient été parmi les épurateurs, comme en témoigne aujourd'hui encore, pour les derniers d'entre eux, le vallon étrangement désolé de Port-Royal ? N'y a-t-il pas dans ces simples faits une indication au moins, que le mot pureté peut avoir plusieurs sens (et même dans l'univers du révolté), que le perfectionnisme des cathares risque ainsi d'être différent du purisme des politiques, que, de même, l'Eglise a pu être médiatrice dans ses affirmations et fâcheusement démesurée dans ses actions, et qu'enfin votre interprétation des hérésies chrétiennes d'une part, et du christianisme historique de l'autre, est elle-même un peu trop manichéenne ?
Croyez, Monsieur le Directeur, à mes sentiments bien sincères.