ACTUELLES II. Chroniques 1948-1953.
LETTRES SUR LA RÉVOLTE
RÉVOLTE ET POLICE [13]
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Monsieur,
Après avoir médité pendant sept mois, La Nouvelle Critique publie sur mon livre, L'Homme révolté, une étude dont j'ai pu lire, dans votre hebdomadaire, qu'elle était belle. Votre appréciation m'a donné la curiosité de me reporter à cette étude, bien qu'elle fût signée de M. Pierre Hervé. Et ce que j'y ai lu m'a paru d'une telle nature que je me sens obligé de commenter au moins votre adjectif.
Je suppose d'abord que L'Observateur n'a pas voulu dire que cette étude était belle par le style. Il y a, en effet, de consternantes évidences contre lesquelles on ne peut rien. Doit-on l'admirer au moins pour son information et son érudition ? Vous avez sûrement remarqué, pour ne prendre qu'un exemple, que M. Hervé confond Albert Sorel et Georges Sorel et attribue généreusement à Albert ce qui revenait à Georges. Après cela, le même homme, dans le même article, se juge assez qualifié pour appeler Einstein, Bohr, Heisenberg et quelques autres, des « théoriciens rétrogrades de la physique ». M. Hervé, lui, n'est pas rétrograde et peut aller de l'avant son bagage est léger.
Est-ce au moins la puissance dialectique de M. Hervé qui a convaincu votre collaborateur ? J'avoue avoir été le premier surpris de voir ce marxiste, ayant à discuter dans la revue la plus avancée de son parti, une thèse sur Marx, ne trouver aucun, je dis bien aucun argument, ni d'ailleurs aucun texte à opposer à la thèse qu'il veut combattre. Cent ans après Marx, par une vertigineuse décadence, la dialectique, avec M. Hervé et ses amis, a cessé d'être un art de raisonner pour devenir un art d'affirmer ou de nier, à tort et à travers. C'est ainsi qu'on affirme imprudemment que je ne m'intéresse pas aux victimes du colonialisme, malgré des centaines de pages, que je tiens à votre disposition, et qui prouvent que, depuis vingt ans, même lorsque M. Hervé et ses amis l'abandonnaient pour des raisons de tactique, je n'ai jamais mené réellement d'autre lutte politique que celle-là. C'est ainsi encore que je suis coupable, toujours selon M. Hervé, d'indulgence envers Hiroshima, ce qui constitue aussi une affirmation aventurée. Le 8 août 1945 c'est-à-dire le jour qui suivit Hiroshima, j'écrivais, en effet, dans Combat, sans attendre Stockholm : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. » Que disaient, dans leurs journaux, M. Hervé et ses amis ? Ils se réjouissaient, avec la presse qu'ils appellent bourgeoise, de cette victoire sans bavures. Je pourrais poursuivre cette démonstration et le ferai si on m'y pousse. Mais vous me concédez déjà que M. Hervé ment comme il raisonne : au hasard.
Je ne vois donc plus où pourrait se réfugier la beauté de cette étude sinon dans sa conclusion, qui en est, à vrai dire, la partie la plus importante. La concordance de cette conclusion avec l'ignoble article publié dans L'Humanité, sur le même sujet, par Victor Leduc, prouve en effet, que tout le pensum de M. Hervé n'a été bâclé que pour en venir là. Et il me semble que c'est bien sur ce point que votre collaborateur, puisqu'il tenait à se prononcer, devait le faire.
De quoi s'agit-il ? J'ai dit une fois de plus, dans mon livre, mon admiration pour les révolutionnaires russes de 1905. Écrivant sur la violence et le meurtre, j'ai essayé de définir la limite où le meurtre devait s'arrêter. L'exemple de Kaliayev et de ses camarades m'a amené à conclure qu'on ne pouvait tuer qu'à la condition de mourir soi-même, que nul n'avait le droit d'attenter à l'existence d'un être sans accepter immédiatement sa propre disparition et qu'enfin, dans tous les cas où on se laissait entraîner à cette limite extrême, il fallait payer une vie par une vie. Exception faite pour la non-violence absolue, dont je ne crois pas que M. Hervé fasse un article de foi, on ne peut imaginer de position plus intransigeante quant au respect dû à toute vie. M. Hervé et son collègue de tribunal, qui ont leurs raisons, font mine d'en tirer que j'exalte le terrorisme systématique et, par voie de conséquence, que j'admets les attentats contre les chefs soviétiques en particulier et quelques millions de communistes en général. Entre-temps, ils m'attribuent cyniquement l'idée qu'il faut faire la guerre à l'U.R.S.S., comme s'ils avaient oublié ce temps, en somme assez récent, où, avant leur subite illumination par l'esprit de paix, ils n'avaient pas assez d'insultes et de railleries pour mon pacifisme, Pour finir, Leduc insinue que mon livre a été payé par les Américains.
Je ne discuterai même pas ces thèses répugnantes. À peine rappellerai-je que, d'une certaine manière, mon livre a été écrit pour que même des Hervé ou des Leduc soient préservés dans leur vie et gardent toujours la possibilité d'insulter les autres et de se juger eux-mêmes. Mais je ne puis pas ne pas comprendre que ce qui m'est signifié clairement à l'avance, en même temps qu'à quelques autres, ce sont les motifs d'inculpation particuliers du procès général dont Hervé et Leduc rêvent, comme d'autres rêvent de se retirer à la campagne. La critique de M. Hervé, que vous avez trouvée belle, s'appuie d'abord sur la police et les tribunaux d'exception. Et, bien que la tactique de ces intimidations n'ait pas d'effet sur moi, bien que je sois d'avis que la hideuse nostalgie de ces intellectuels a des chances sérieuses de rester longtemps inassouvie, la chose est assez significative, le symptôme assez grave, cependant, pour que j'aie une question à poser à L'Observateur.
Cette question, la voici : pensez-vous vraiment qu'une étude qui finit par un chantage policier et une menace aussi peu déguisée puisse encore être belle, sinon de cette beauté dont parlent certains médecins lorsqu'ils se réjouissent d'avoir rencontré un beau cancer et une superbe leucémie ? Revenait-il, en tout cas à L'Observateur de l'approuver, ne fût-ce que d'un mot et même en ajoutant qu'il s'agissait plutôt d'un pamphlet ? Je ne sais quelle sera votre réponse. J'espère seulement qu'elle ne minimisera pas le problème. Mais je ne m'estimerais pas si, en cette circonstance, qui me dépasse de beaucoup et qui intéresse tous les écrivains libres, je ne vous disais pas tout droit ce que je pense.
Vous vous refusez ordinairement à faire la différence entre, par exemple, le colonialisme et la dictature stalinienne. Vous avez raison. D'une manière générale, devant l'énormité de la partie aujourd'hui engagée, on a le droit d'hésiter, de peser le pour et le contre, et d'examiner les arguments de chacun. Ce sont là des choses que vous n'aurez pas à m'apprendre, ni que cette sorte de scrupules est un déchirement plus qu'un confort. Mais vous ne pouvez rester dans cette position critique, en face de tout ce qui prétend aujourd'hui nous mobiliser, qu'en vous appuyant sur une valeur que vous devez défendre contre tout le monde, sans exception. Ou sinon, votre apparente intransigeance n'est qu'une complicité embarrassée. Par malheur, une limite vient toujours où la valeur dont je parle est mise en cause et doit être défendue. Dans la circonstance qui fait l'objet de cette lettre, vous êtes à la limite et vous auriez dû défendre cette valeur. La preuve en est que ce n'est pas entre colonialisme et tyrannie que, sans vous en douter peut-être, vous vous êtes alors refusé à choisir, mais finalement entre les chiens de garde et les hommes libres, la gauche policière et la gauche libre. C'est ce qui m'étonne et qui m'indigne, non pour moi, qui ai l'habitude d'être seul, mais pour la cause que parfois vous prétendez défendre.
Voilà pourquoi je voudrais, sur cette limite exacte, et pour l'amour de la clarté, obtenir seulement de vous que vous retiriez l'adjectif appliqué, par mégarde, j'en suis sûr, à ce méprisable écrit. Il me semble que cela vous donnera l'occasion, à très peu de frais, et sans rien changer à vos positions, de dire nettement que vous faites la différence entre ceux qui mentent, insultent et hurlent à la mort, et ceux qui cherchent péniblement la vérité de leur temps et la liberté de tous. Car si vous ne le faisiez pas, comment les hommes qui me ressemblent pourraient-ils, désormais, vous écouter et vous suivre, incapables qu'ils sont, eux aussi, de faire la différence entre le procureur sous sa belle robe et celui qui annonce que la cour va entrer et qu'il convient de se lever ?
Mais je ne veux pas douter de votre réponse [14].