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La résolution du conflit

BRUXELLES, Belgique

Le SACEUR secoua la tête en considérant la carte avec confiance, pour une fois. Alfeld tenait. Les Allemands, à l’ouest, avaient subi un assaut meurtrier, mais si leurs lignes avaient fléchi, elles ne s’étaient pas rompues. De nouveaux renforts arrivaient. Une brigade de chars était en route. La nouvelle division blindée, récemment débarquée, faisait maintenant pression au sud pour isoler cette division russe de celle de la Weser. Les divisions soviétiques les plus avancées avaient tiré tout leur stock de missiles sol-air et la puissance aérienne de l’OTAN anéantissait leurs positions avec une belle régularité.

La reconnaissance aérienne montrait que le terrain découvert à l’est d’Alfeld était un charnier de chars calcinés. Des renforts s’y dirigeaient aussi. Les Russes reviendraient, bien sûr, mais l’horizon s’éclaircissait. Le poids total de l’aviation de l’OTAN entrait en jeu.

— Je crois que nous les avons stoppés, Joachim.

— Ya, Herr General ! Maintenant nous allons commencer à les repousser.

MOSCOU, RSFSR

— Petit père, le général Alexeyev m’a donné l’ordre de te dire qu’il ne pense pas qu’il soit possible de vaincre l’OTAN.

— Tu en es sûr ?

— Oui, petit père, affirma le jeune homme en s’asseyant dans le bureau du ministre. Nous n’avons pas réussi la surprise stratégique.

Nous avons sous-estimé la puissance aérienne de l’OTAN, et trop d’autres choses. Nous n’avons pas pu empêcher l’OTAN de se réapprovisionner. Sans cette dernière contre-attaque, nous aurions pu réussir, mais... Il y a une dernière chance. Le général interrompt les opérations d’offensive pour préparer un assaut final...

— Si tout est perdu, de quoi parles-tu ?

— Si nous arrivons à endommager les forces de l’OTAN, suffisamment pour prévenir une contre-offensive majeure, nous conserverons nos gains et nous te permettrons... nous permettrons au Politburo de négocier en position de force. Même ça, c’est incertain, mais c’est la meilleure option que voit le général. Il demande que tu expliques au Politburo qu’un règlement diplomatique du conflit est nécessaire, à condition qu’il soit rapide, avant que l’OTAN récupère assez de forces pour sa propre offensive.

Le ministre hocha la tête. Il pivota dans son fauteuil pour regarder par la fenêtre pendant quelques minutes, alors que son fils attendait une réponse.

— Avant que ce soit possible, dit-il enfin, ils vont faire arrêter Alexeyev. Tu sais ce qui est arrivé aux autres qui ont été arrêtés, n’est-ce pas ?

Il fallut un moment au jeune homme pour bien comprendre ce que disait son père.

— Ils n’ont pas pu faire ça !

— Hier soir, tous les sept, y compris ton ancien commandant en chef.

— Mais c’était un très bon commandant...

— Il a échoué, Vanya, dit posément Sergetov père. L’État ne pardonne pas l’échec et je me suis rallié, pour toi, à Alexeyev...

Il laissa sa phrase en suspens. Je n’ai plus le choix. Je dois collaborer avec Kosov, salaud ou non, quelles que soient les conséquences. Et je dois aussi risquer ta vie, Vanya...

— Vitaly va te conduire à la datcha. Tu te mettras en civil et tu m’attendras. Tu ne sortiras pas, tu ne te laisseras voir par personne.

— Mais tu es sûrement surveillé !

Sergetov sourit froidement.

— Bien sûr. Je suis surveillé par des agents du comité de la Sécurité de l’État, des hommes de l’état-major personnel de Kosov.

— Et s’il te trahit ?

— Alors je suis mort, Vanya, et toi aussi. Pardonne-moi. Jamais je n’ai imaginé qu’une chose pareille... Tu m’as rendu très fier, ces dernières semaines. Va maintenant. Tu dois avoir confiance en moi.

Le ministre embrassa son fils et, quand il fut parti, il prit son téléphone et appela le siège du KGB. Le directeur Kosov était absent ; le ministre des Pétroles laissa alors un message disant que les chiffres demandés par Kosov sur la production de pétrole dans les émirats du Golfe étaient à sa disposition.

La réunion sollicitée par cette phrase code eut lieu peu après le coucher du soleil. À minuit, Ivan Mikhailovitch était encore une fois dans un avion à destination de l’Allemagne.

STENDAL, RDA

— Le directeur Kosov applaudit votre façon de traiter le traître. Il dit que sa mort, même accidentelle, aurait éveillé des soupçons, mais maintenant qu’il est bien à l’abri derrière les lignes ennemies et fait son devoir, on sera certain qu’il n’a pas été suspecté.

— La prochaine fois que vous verrez ce salaud, vous le remercierez de ma part.

— Votre ami a été fusillé il y a six heures, dit ensuite Sergetov et le général sursauta.

— Quoi ?

— L’ancien commandant en chef Ouest a été fusillé, ainsi que le maréchal Chavyrine, Rojkov et quatre autres.

— Et ce foutu Kosov me félicite de...

— Il dit qu’il ne pouvait rien y faire et il vous présente ses condoléances.

Des condoléances du comité de la Sécurité de l’État, pensa Alexeyev. Le moment viendra, camarade Kosov...

— Je suis le suivant, naturellement.

— Vous avez eu raison de me faire présenter à mon père votre idée d’opérations futures. Kosov et lui pensent tous les deux que si vous aviez proposé ça à la STAVKA, c’était votre arrestation immédiate. Le Politburo croit toujours la victoire possible. Quand il perdra cette certitude, n’importe quoi peut arriver.

Alexeyev savait exactement ce que serait « n’importe quoi ».

— Ensuite ?

— Votre idée de placer des hommes expérimentés dans les divisions C qui arrivent a du mérite, tout le monde le reconnaît. Quelques-unes de ces divisions traversent Moscou à vélo, tous les jours.

Sergetov s’interrompit pour laisser son général tirer ses propres conclusions. Alexeyev frémit.

— Vos propos sentent la trahison, Vanya.

— Nous parlons de la survie de la patrie...

— Ne confondez pas l’importance de votre peau avec l’importance de notre pays ! Vous êtes un soldat, Ivan Mikhailovitch, comme moi. Nous ne sommes que des pions...

— Pour nos dirigeants politiques ? railla Sergetov. Votre respect pour le Parti est plutôt tardif, camarade général !

— J’espérais que votre père saurait persuader le Politburo d’agir avec plus de modération. Je n’avais pas l’intention de fomenter une rébellion.

— Le temps de la modération est passé depuis longtemps, répliqua Sergetov, en s’exprimant comme un jeune chef de région du Parti. Mon père s’est opposé à la guerre, d’autres aussi, mais en vain. Si vous proposez une solution diplomatique, vous serez arrêté et fusillé, d’abord pour n’avoir pas atteint l’objectif qui vous était imposé, ensuite pour oser proposer une politique à la hiérarchie du Parti. Par qui seriez-vous remplacé et quels seraient les résultats ? Mon père craint que le Politburo se décide pour une solution nucléaire du conflit. (Mon père avait raison, pensa Ivan, malgré sa colère contre le Parti, Alexeyev a servi l’État trop longtemps et trop bien pour nourrir de façon réaliste des pensées de trahison.) Le Parti et la Révolution ont été trahis, camarade général. Si nous ne les sauvons pas, tous deux sont perdus. Mon père a dit que vous devez décider, savoir qui et quoi vous servez.

— Et si je me trompe ?

— Alors je mourrai, comme mon père, comme d’autres. Et vous n’aurez pas sauvé votre peau.

Il a raison. Il a raison en tout. La Révolution a été trahie. L’idée du Parti a été trahie, mais...

— Vous cherchez à me manipuler comme un enfant ! Votre père vous a dit que je ne collaborerais pas si vous ne me convainquiez pas du... de la... de la justice idéaliste de votre action !

— Mon père m’a dit que vous aviez été conditionné, tout comme la science du communisme dit que les hommes peuvent l’être. On vous a répété, toute votre vie, que l’armée sert le Parti, que vous êtes le gardien de l’État. Il me dit de vous rappeler que vous êtes un homme du Parti, qu’il est temps que le peuple reprenne possession du Parti !

— Ah ! Et c’est pour ça qu’il conspire avec le directeur du KGB ?

— Vous aimeriez mieux que nous ayons des popes barbus de l’église orthodoxe ou quelques dissidents juifs du goulag pour rendre cette révolution tout à fait pure ? Nous devons nous battre avec ce que nous avons.

C’était risqué, mais enivrant pour Sergetov de parler ainsi à un homme sous les ordres de qui il servait, mais il savait que son père avait raison. Deux fois en cinquante ans, le Parti avait brisé l’armée pour la soumettre à sa volonté. En dépit de leur orgueil et de leur pouvoir, les généraux de l’armée soviétique n’avaient pas plus d’instinct de révolte qu’un petit chien de manchon. Mais une fois la décision prise, lui avait dit son père...

— La Rodina crie au secours, camarade général.

— Ne me parlez pas de la patrie !

Alexeyev se rappelait le slogan mille fois répété : le Parti est l’âme du peuple !

— Et les enfants de Pskov ?

— C’est le KGB qui a fait cela !

— Est-ce que vous blâmez l’épée plutôt que la main qui la brandit ?

Alexeyev hésita.

— Ce n’est pas une chose facile que de renverser l’État. Ivan Mikhailovitch.

— Camarade général, mon devoir est-il d’exécuter des ordres qui n’aboutiront qu’à sa destruction ? Nous ne cherchons pas à renverser l’État, d’abord. Nous voulons le restaurer.

— Nous allons probablement échouer.

Cette déclaration procura à Alexeyev un réconfort pervers. Il s’assit à son bureau.

— Mais si je dois mourir, mieux vaut que ce soit en homme qu’en chien.

Le général prit un bloc-notes et un crayon. Il commença à formuler un plan garantissant qu’il n’échouerait pas, et qu’il ne mourrait pas avant d’avoir accompli au moins une chose.

COTE 914, ISLANDE

C’était de bons soldats là-haut, le colonel Lowe en était sûr. Presque toute l’artillerie de la division pilonnait la colline, sans parler des raids aériens constants et des pièces de 127 des cuirassés. Il regarda ses hommes escalader les versants abrupts sous le feu des Russes restants. Toutes les quelques minutes l’artillerie s’arrêtait un moment pour permettre à l’aviation de piquer en larguant du napalm et des bombes en grappes... et malgré tout les Russes résistaient.

— Maintenant ! Faites donner les hélicos ! ordonna Lowe.

Dix minutes plus tard, il entendit le claquement des rotors et quinze hélicoptères survolèrent son poste de commandement, vers l’est, pour tourner derrière la colline. Son coordinateur d’artillerie commanda un bref cessez-le-feu tandis que deux compagnies de marines atterrissaient sur le versant sud. Elles étaient appuyées par des hélicoptères d’assaut SeaCobra et elles montèrent en courant vers les positions russes sur les crêtes du nord.

Le commandant soviétique était blessé et son lieutenant ne remarqua pas tout de suite qu’il avait des soldats ennemis sur ses arrières. Quand il s’en aperçut, de grave la situation devint désespérée. La consigne passa lentement. Beaucoup de radios avaient été détruites. Certains soldats ne surent même rien du tout avant de mourir dans leur tranchée. Mais ils étaient l’exception. La plupart entendirent la diminution des tirs et virent des mains levées. Avec un mélange de honte et de soulagement, ils déposèrent leurs armes et attendirent d’être faits prisonniers. Le combat de la cote 914 avait duré quatre heures.

— La cote 914 ne répond plus, camarade général, annonça l’officier des transmissions.

— C’est sans espoir, marmonna Andreyev.

Son artillerie était détruite, ses SAM anéantis. Il avait eu l’ordre de tenir l’île pendant quelques semaines seulement, on lui avait promis des renforts par mer, on lui avait dit que la guerre en Europe ne durerait que quinze jours, un mois au grand maximum. Il avait tenu bien plus longtemps. Un de ses régiments avait été détruit au nord de Reykjavik et maintenant que les Américains tenaient la cote 914, ils avaient une vue plongeante sur la capitale de l’île. Deux mille de ses hommes étaient morts ou disparus, mille autres blessés. Cela suffisait.

— Voyez si vous pouvez joindre à la radio le commandant américain. Dites que je demande un cessez-le-feu et désire le rencontrer au lieu de son choix.

USS NASSAU

— Ainsi, vous êtes Beagle ?

— Oui, mon général.

Edwards essaya de se redresser un peu mieux dans son lit. Les perfusions dans ses bras et sa jambe dans le plâtre ne l’y aidaient pas. L’infirmerie du navire de débarquement était pleine de blessés.

— Et voici sans doute mademoiselle Vigdis. On m’avait dit que vous étiez très jolie. J’ai une fille qui doit avoir votre âge.

Les infirmiers de la marine avaient trouvé à la jeune Islandaise des vêtements presque à sa taille. Un médecin l’avait examinée et prononcé sa grossesse normale et saine. Elle s’était reposée et baignée ; pour Mike et pour tous ceux qui la voyaient, elle était un rappel de temps meilleurs, de vie meilleure.

— Sans Michael, je serais morte.

— Il paraît. Avez-vous besoin de quelque chose, mademoiselle ? Elle contempla Michael et son regard fut une réponse suffisamment éloquente.

— Vous avez été très bien, pour un météo, lieutenant.

— Mon général, nous n’avons fait que nous cacher.

— Non. Vous nous avez dit ce que faisaient les Russes sur ce rocher, et où ils étaient, tout au moins où ils n’étaient pas. Votre groupe et vous avez fait beaucoup plus qut vous esquiver simplement, mon garçon, déclara le général en tirant de sa poche une petite boîte. Félicitations, marine !

— Mon général, je suis dans l’armée de l’air.

— Ah oui ? Ma foi, ce truc-là indique que vous êtes un marine. Le général épingla sur l’oreiller une croix de l’US Navy. Un commandant s’approcha alors et lui remit un message. Le général l’empocha, en jetant un coup d’oeil aux rangées de couchettes.

— Pas trop tôt, souffla-t-il. Mademoiselle Vigdis, voulez-vous prendre e’n charge ce garçon pour nous, s’il vous plaît ?

MOSCOU, RSFSR

— Pourquoi n’attaquons-nous pas ? demanda le Secrétaire général.

— Le général Alexeyev m’a informé qu’il prépare une offensive majeure. Il dit qu’il a besoin d’un peu de temps pour réorganiser ses forces en vue d’une attaque importante, d’un coup décisif, répondit Boukharine.

— Vous direz au général Alexeyev que nous voulons de l’action, pas des mots ! cria le ministre de la Défense.

— Camarades, fit Sergetov, il me semble me souvenir, du temps de mon propre passage dans les armées, qu’on ne doit pas attaquer avant d’avoir un net avantage en hommes et en matériel. Si nous donnons à Alexeyev l’ordre d’attaquer avant qu’il soit prêt, nous condamnons notre armée à l’échec. Nous devons lui donner le temps d’accomplir correctement sa mission.

— Et depuis quand êtes-vous expert en ces matières ? demanda le ministre de la Défense. Dommage que vous n’ayez pas été aussi expert dans votre propre domaine, nous ne serions pas en aussi fâcheuse posture !

— Camarade ministre, je vous ai averti que vos prospectives sur l’utilisation du pétrole sur le front étaient d’un optimisme exagéré et je ne me suis pas trompé. Vous avez dit : « Donnez-nous le carburant, nous veillerons à ce qu’il soit bien employé. » Vous avez dit que la campagne durerait deux semaines, n’est-ce pas ? Quatre au plus. Un tel avis d’expert nous a menés au désastre !

— Nous n’échouerons pas ! Nous vaincrons l’Occident !

Kosov entra alors dans la salle.

— Camarades, pardonnez-moi mon retard. Je viens d’apprendre la reddition de nos forces, en Islande. Leur général déclare trente pour cent de pertes et une situation tactique sans espoir.

— Qu’on l’arrête immédiatement ! rugit le ministre de la Défense Qu’on arrête toute la famille du traître !

— Notre camarade ministre de la Défense paraît être beaucoup plus habile à arrêter nos compatriotes qu’à vaincre l’ennemi, observa ironiquement Sergetov.

Le ministre de la Défense blêmit de fureur.

— Espèce de sale morveux !

— Je ne dis pas que nous sommes vaincus, mais que nous ne sommes pas vainqueurs. Il est temps de rechercher une conclusion diplomatique à cette guerre.

— Nous pourrions accepter les conditions allemandes, hasarda le ministre des Affaires étrangères.

— J’ai le regret de vous informer que ce n’est plus possible, déclara Kosov. J’ai des raisons de penser que c’était une ruse, une maskirovka allemande.

— Mais votre adjoint disait avant-hier seulement...

— Je l’ai averti, ainsi que vous, de mes doutes. Un article est paru aujourd’hui dans le quotidien français Le Monde, disant que les Allemands ont rejeté une proposition soviétique pour une solution politique de la guerre. Le journal donne les heures et les lieux exacts des réunions et cela n’a pu venir que de sources allemandes, la nette implication étant que c’était là, depuis le début, une manoeuvre de l’OTAN pour influencer notre pensée stratégique. On nous envoie un message, camarades. On nous dit que l’OTAN est prête à poursuivre cette guerre et à se battre jusqu’au bout.

— Maréchal Boukharine, quelle est la force des armées de l’OTAN ? demanda le secrétaire général.

— Elles ont subi des pertes massives, en hommes et en matériel. Leurs troupes sont épuisées. Elles doivent l’être, sinon elles auraient déjà contre-attaqué en force.

— Encore une poussée, alors, dit la Défense, en cherchant des yeux un soutien en haut de la table. Encore une poussée très violente. Alexeyev a peut-être raison, nous devons coordonner une seule attaque massive pour écraser leurs lignes.

Voilà qu’ils se raccrochent aux espoirs des autres ! pensa Sergetov.

— Le Conseil de la Défense considérera cela en réunion restreinte, décréta le secrétaire général.

— Non ! protesta Sergetov. C’est maintenant une question politique qui concerne tout le Politburo. Le sort de la nation ne peut être décidé par cinq hommes seulement !

Il fut suffoqué d’entendre Kosov dire :

— Ce n’est pas à vous de vous y opposer, Mikhail Eduardovitch. Vous n’avez aucune voix, à cette table.

— Il le devrait peut-être, intervint Bromkovskiy.

— Ce n’est pas une question qui peut être résolue maintenant, annonça le secrétaire général.

Les yeux de Sergetov firent le tour de la table. Personne n’avait le courage de parler, à présent. Il avait presque renversé l’équilibre du pouvoir dans le Politburo, mais tant que l’on ne saurait pas quelle faction était la plus forte, les vieilles règles prévaudraient. La séance fut levée. Les membres sortirent de la salle, à l’exception des cinq du Conseil de défense, qui gardèrent Boukharine avec eux.

Le candidat membre s’attarda, dehors, en cherchant des alliés. Ses collègues défilèrent devant lui. Plusieurs croisèrent son regard, d’autres se détournèrent. Le ministre de l’Agriculture s’approcha de lui.

— Mikhail Eduardovitch, combien y aura-t-il de carburant disponible pour la distribution alimentaire ?

— Combien d’alimentation y aura-t-il ?

— Plus que vous ne pensez. Nous avons triplé la superficie des parcelles privées dans toute la République russe de...

— Quoi !

— Oui, les vieux paysans cultivent bien, en ce moment, bien suffisamment pour nous nourrir. Le problème, c’est la distribution.

— Personne ne me l’a dit ! s’exclama Sergetov, en se demandant si c’était une bonne nouvelle.

— Savez-vous combien de fois j’avais proposé cela ? Non, vous n’étiez pas là en juillet dernier. Voilà des années que je répète qu’en prenant cette mesure nous résoudrions de nombreux problèmes et on a fini par m’écouter. Nous avons des vivres. J’espère simplement que nous aurons des hommes pour les manger ! J’ai besoin de carburant pour les transporter aux villes. Est-ce que je l’aurai, Mikhail Eduardovitch ?

— Je verrai ce que je peux faire, Filip Moiseyevitch.

— Vous avez bien parlé, camarade. J’espère que vous serez écouté.

— Merci.

— Votre fils va bien ?

— Aux dernières nouvelles, oui.

— J’ai honte que mon fils ne soit pas là-bas aussi... Nous devons... Mais nous n’avons pas de temps pour cela maintenant. Communiquez-moi les chiffres dès que possible.

Un converti ? Ou un agent provocateur ?

STENDAL, RDA

Alexeyev relut le message : « VENEZ IMMÉDIATEMENT À MOSCOU POUR CONSULTATION ». Était-ce son arrêt de mort ? Le général appela son adjoint.

— Rien de nouveau. Nous avons des coups de sonde autour de Hambourg et des préparations apparentes d’attaques au nord de Hanovre, mais rien que nous ne serons pas capables d’affronter.

— Je dois aller à Moscou. Non, ne vous inquiétez pas, Anatoly, dit Alexeyev en voyant l’expression de son subordonné. Je ne suis pas au commandement depuis assez longtemps pour être fusillé. Nous devons organiser nos mutations d’une façon systématique, si nous voulons transformer ces divisions C en force combattante. Je devrais être de retour dans vingt-quatre heures au plus tard. Dites au commandant Sergetov d’aller me chercher mon étui à cartes et de me rejoindre dehors dans dix minutes.

Dans la voiture d’état-major, Alexeyev, avec un regard ironique, montra le message à son aide de camp.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Nous le saurons dans quelques heures, Vanya.

MOSCOU, RSFSR

— Ils sont vraiment fous !

— Vous devriez choisir vos mots avec plus de soins, Boris Georgyevitch, dit Sergetov. Qu’est-ce que l’OTAN a encore fait ?

Le chef du KGB s’étonna :

— Je parlais du Conseil de défense, jeune imbécile !

— Ce jeune imbécile n’a pas de voix au Politburo. Vous l’avez fait remarquer vous-même, répliqua Sergetov qui avait espéré ramener le Politburo à la raison.

— Mikhail Eduardovitch, je me suis donné beaucoup de mal pour vous protéger, jusqu’à présent. Ne me le faites pas regretter, je vous en prie. Si vous aviez essayé de forcer le Politburo à prendre ouvertement une décision, vous auriez probablement perdu et vous vous seriez sans doute perdu. Mais les choses étant ce qu’elles sont, ils m’ont demandé de discuter de leur décision avec vous dans l’espoir d’obtenir votre soutien. Ils sont doublement fous. D’abord, le ministre de la Défense souhaite employer de petites armes nucléaires tactique. Ensuite, il espère avoir votre soutien. C’est la maskirovka qui recommence. Ils vont faire exploser sur notre territoire un petit engin tactique en proclamant que l’OTAN a violé les accords de non-utilisation et que nous sommes forcés d’user de représailles. Mais ça pourrait être pire. Ils ont convoqué Alexeyev à Moscou pour avoir son opinion sur le plan et le meilleur moyen de le mettre à exécution.

— Jamais le Politburo n’acceptera une chose pareille ! Ils ne sont pas tous fous, quand même ! Est-ce que vous leur avez dit comment l’OTAN réagirait ?

— Naturellement. Je leur ai dit qu’au début l’OTAN ne réagirait pas du tout, qu’elle serait trop déroutée, en pleine confusion.

— Vous les avez encouragés !

— J’aimerais bien que vous vous souveniez qu’ils préfèrent les opinions de Larionov aux miennes.

— Les voix du Politburo...

— ... soutiendront le Conseil de défense. Réfléchissez. Bromkovskiy votera non. L’Agriculture aussi peut-être, mais j’en doute. Ils veulent que vous parliez en faveur du plan. Cela réduira l’opposition au vieux Petya. Et plus personne n’écoute Petya.

— Jamais je ne ferai ça !

— Mais vous le devez ! Et Alexeyev doit accepter. Il n’y a rien à craindre. Aucune bombe atomique n’explosera. J’y ai déjà veillé.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous savez sûrement qui contrôle les armes nucléaires, en Union soviétique ?

— Certainement, les forces stratégiques de missiles, l’artillerie...

— Excusez-moi, je pose mal la question. Oui, elles contrôlent les missiles. Mais c’est nous qui contrôlons les ogives nucléaires et cette partie du KGB n’appartient pas à la faction de Larionov ! C’est pourquoi vous devez jouer le jeu.

— Très bien. Mais nous devons avertir Alexeyev.

— Prudence. Personne n’a l’air d’avoir remarqué que votre fils a fait dernièrement plusieurs voyages à Moscou, mais si vous êtes vu avec le général Alexeyev avant qu’ils le reçoivent...

— Oui, je comprends... Vitaly pourrait peut-être aller les chercher à l’aéroport et leur passer un message ?

— Excellent ! Je ne désespère pas de faire de vous un tchékista !

Le chauffeur du ministre fut appelé et on lui remit un message écrit. Il partit immédiatement pour l’aéroport au volant de la Zil ministérielle. Il dut s’arrêter pour laisser passer un convoi de transports de troupes. Quarante minutes plus tard, il remarqua que son niveau d’essence était presque à zéro. Il s’étonna, car il avait fait le plein la veille ; les membres du Politburo ne manquaient jamais de rien. Mais le niveau baissait toujours. Et le moteur cala. Vitaly poussa la voiture sur le bas-côté, à sept kilomètres de l’aéroport, et souleva le capot. Il vérifia les bougies, la transmission, l’allumage. Tout lui parut en ordre. Il remonta et essaya de démarrer, sans résultat. Il réfléchit, se dit que l’alternateur était tombé en panne, que la voiture avait marché sur la batterie. Il décrocha le téléphone de bord. La batterie était complètement à plat.

L’appareil d’Alexeyev arrivait. Une voiture d’état-major envoyée par le chef du district militaire de Moscou roula jusqu’à l’avion et le général y monta immédiatement avec son aide de camp pour être conduit au Kremlin. Pour Alexeyev, le moment le plus effrayant du vol avait été sa descente d’avion, alors qu’il s’attendait presque à se voir accueilli par des hommes du KGB, au lieu d’une voiture d’état-major. L’arrestation aurait presque été un soulagement.

Le général et son aide de camp gardaient le silence. Ils avaient dit tout ce qu’ils avaient à se dire dans l’avion bruyant où aucun système d’écoute n’aurait pu fonctionner. Alexeyev remarqua les rues désertes, l’absence de camions – la plupart étaient sur le front – et même les queues moins longues devant les magasins d’alimentation. Un pays en guerre, pensa-t-il.

Il avait imaginé que le trajet jusqu’au Kremlin lui paraîtrait long, mais en un clin d’oeil, lui sembla-t-il, la voiture s’arrêta devant le bâtiment du Conseil des ministres et un sergent lui ouvrit la portière en saluant. Alexeyev rendit le salut et gravit les marches, où l’attendait un autre sergent. Il marchait en soldat, le dos droit, l’expression sévère. Ses bottes bien cirées étincelaient. Il entra dans le hall et, dédaignant l’ascenseur, monta à pied à la salle de conférences. Il remarqua que tout avait été réparé depuis l’affaire de la bombe.

Un capitaine des gardes tamans, l’unité de cérémonie cantonnée à Alabino, près de Moscou, l’attendait sur le palier pour l’escorter jusqu’à la porte de la salle. Alexeyev ordonna à son aide de camp de l’attendre et entra, sa casquette serrée sous son bras.

— Camarade général P. L. Alexeyev au rapport !

— Bienvenue à Moscou, camarade général, dit le ministre de la Défense. Quelle est la situation en Allemagne ?

— Les deux camps sont épuisés, mais continuent de se battre. La situation tactique actuelle est dans l’impasse. Nous avons plus d’hommes et d’armement, mais nous sommes dangereusement à court de carburant.

— Pouvez-vous gagner ? demanda le secrétaire général.

— Oui, camarade secrétaire ! Avec plusieurs jours pour organiser mes forces et effectuer un travail capital, si je le peux, avec les formations de réserve qui arrivent, je crois vraisemblable que nous enfoncions le front de l’OTAN.

— Vraisemblable ? Pas certain ? dit le ministre de la Défense.

— Il n’y a aucune certitude, à la guerre.

— Nous l’avons appris, intervint le ministre des Affaires étrangères. Pourquoi n’avons-nous pas encore gagné ?

— Camarades, nous n’avons pas réussi l’effet initial de surprise stratégique et tactique. La surprise est le facteur le plus important et le plus variable de la guerre. Avec elle nous aurions probablement, et même certainement, réussi en deux ou trois semaines.

— Pour aboutir à une victoire certaine maintenant, que vous faudrait-il d’autre ?

— Camarade ministre de la Défense, j’ai besoin du soutien du peuple et du Parti et d’un peu de temps.

— Vous éludez la question ! s’écria le maréchal Boukharine.

— Nous n’avons jamais été autorisés à employer nos armes chimiques dans l’assaut initial. Cela aurait pu être un avantage décisif...

— Le coût politique de ces armes a été jugé trop élevé, se défendit le ministre des Affaires étrangères.

— Est-ce que vous pourriez en faire maintenant un usage profitable ? demanda le secrétaire général.

— Je ne crois pas. Ces armes auraient dû être utilisées tout au début contre les dépôts de matériel. Ils sont à présent à peu près vides, et leur destruction n’aurait qu’un effet très limité. L’emploi des armes chimiques sur le front n’est plus une option viable. Les formations C qui nous arrivent manquent du matériel moderne nécessaire pour opérer efficacement dans un environnement chimique.

— Je pose encore une fois la question, dit le ministre de la Défense. De quoi avez-vous besoin pour rendre la victoire certaine ?

— D’une percée décisive et pour cela il nous faut creuser un trou d’au moins trente kilomètres de large et vingt kilomètres de profondeur dans les lignes de l’OTAN. Pour cela, j’ai besoin de dix divisions complètes en ligne, prêtes à avancer. Et j’ai besoin de plusieurs jours pour préparer cette force.

— Et les armes nucléaires tactiques ?

Alexeyev ne changea pas d’expression, mais pensa : Êtes-vous devenu fou, camarade secrétaire ?

— Les risques sont trop élevés, se contenta-t-il de répondre.

— Et si nous pouvons éviter, politiquement, les représailles de l’OTAN ? demanda le ministre de la Défense.

— Je ne vois pas comment ce serait possible...

Et vous non plus.

— Mais si nous pouvons le rendre possible ?

— Eh bien, cela augmenterait considérablement nos chances, répondit Alexeyev, et il prit un temps, glacé par ce qu’il lisait sur ces visages autour de la table : C’est surtout un problème de contrôle, camarades.

— Expliquez-vous.

S’il voulait rester en vie et empêcher cela... Alexeyev s’exprima avec précaution, en mélangeant la vérité, le mensonge et les suppositions. Il n’était pas habile à la dissimulation, mais au moins c’était une question qu’il avait discutée avec ses camarades militaires, depuis dix ans :

— Camarade secrétaire général, les armes nucléaires sont avant tout, pour les deux camps, des armes politiques contrôlées par des dirigeants politiques. Ce qui limite leur utilité sur le champ de bataille. La décision du recours à une arme nucléaire dans un environnement tactique doit être prise par ces dirigeants. Le temps que l’approbation soit accordée, la situation tactique aura presque immanquablement changé et l’arme ne sera plus utile. L’OTAN semble ne l’avoir jamais compris. Ses armes sont surtout conçues pour être utilisées par des commandants et pourtant je n’ai jamais pensé que les dirigeants politiques de l’OTAN auraient la légèreté de donner une telle autorité à ses militaires sur le terrain. Par conséquent, les armes qu’ils utiliseraient probablement contre nous seraient en réalité des armes stratégiques visant des objectifs stratégiques, et non des armes tactiques sur le champ de bataille.

— Ce n’est pas ce qu’ils disent, objecta le ministre de la Défense.

— Vous remarquerez que lorsque nous avons opéré notre percée à Alfeld et à Rühle, aucune arme nucléaire n’a été utilisée sur les têtes de pont en dépit de ce qu’avaient suggéré des écrits d’avant-guerre de l’OTAN. J’en conclus qu’il y a plus de facteurs variables que nous ne pensions dans cette équation. Nous avons appris nous-mêmes que la réalité de la guerre peut différer de la théorie de la guerre.

— Vous approuvez donc notre décision d’utiliser des armes nucléaires tactiques ? demanda le ministre des Affaires étrangères.

Non ! Mais le mensonge vint aisément aux lèvres d’Alexeyev :

— Si vous êtes certain de pouvoir éviter les représailles, naturellement je l’approuve ! Je tiens cependant à vous avertir que mon évaluation de la réaction de l’OTAN peut être très différente de ce qu’elle sera. À mon avis, les représailles viendront quelques heures plus tard que ce que nous pensons et viseront des objectifs plus stratégiques que tactiques. Elles frapperont plus vraisemblablement les carrefours et les embranchements routiers et ferroviaires, ainsi que les dépôts et les bases aériennes. Ces objectifs ne bougent pas. Nos chars, si.

Réfléchissez à ce que je viens de dire, camarades ! Les choses vont rapidement échapper à tout contrôle ! Faites la paix, bande de crétins !

— Vous pensez donc que nous pouvons employer impunément des armes tactiques si nous menaçons simultanément des objectifs stratégiques ? demanda avec espoir le secrétaire général.

— C’est essentiellement une doctrine d’avant-guerre de l’OTAN. Elle néglige le fait que l’utilisation d’armes nucléaires au-dessus d’un territoire ami n’est pas une chose qui s’entreprend à la légère. Je vous avertis, camarades, qu’il ne sera pas facile d’empêcher une réaction de l’OTAN.

— Inquiétez-vous du champ de bataille, camarade général, nous nous occuperons des questions politiques, dit le ministre de la Défense sur un ton léger.

Alexeyev n’avait plus qu’une seule chose à dire pour les dissuader :

— Très bien. Dans ce cas, j’aurai besoin du contrôle direct des armes.

— Pourquoi ? demanda le secrétaire général.

Pour qu’elles ne soient pas tirées, bougre d’imbécile !

— C’est là une question pratique. Les objectifs peuvent apparaître et disparaître d’une minute à l’autre. Si vous voulez que je perce un grand trou dans les lignes de l’OTAN avec des armes atomiques, je n’aurai pas le temps d’obtenir votre autorisation.

Alexeyev fut horrifié de voir que cela ne les troublait pas.

— Combien vous en faudrait-il ? demanda le ministre de la Défense.

— Tout dépendra du lieu et du moment de l’opération de percée et il nous faudrait de petites armes contre des objectifs discrets, pas des agglomérations ni des centres de population. Il me semble qu’un maximum de trente armes dans la gamme des cinq à dix kilotonnes feraient l’affaire. Nous les lancerions au moyen de roquettes d’artilleries à vol libre.

— Quand serez-vous prêt pour votre attaque ? demanda le maréchal Boukharine.

— Tout dépend de la rapidité avec laquelle j’arriverai à incorporer des vétérans aguerris dans les nouvelles divisions. Si nous voulons que ces réservistes survivent sur le champ de bataille, il faut des hommes expérimentés pour renforcer leurs rangs.

— Une excellente idée, camarade général, approuva le ministre de la Défense. Nous ne vous retiendrons pas plus longtemps. Dans deux jours, je veux avoir les plans détaillés de votre percée.

Les cinq membres du Conseil de défense regardèrent Alexeyev saluer, tourner les talons et sortir de la salle. Kosov se tourna vers Boukharine :

— Et vous vouliez remplacer cet homme ?

Le Secrétaire général donna son avis :

— C’est le premier véritable soldat, le premier combattant que je vois depuis des années !

Alexeyev fit signe au commandant Sergetov de le suivre. Lui seul sentait la boule de glace lui peser sur l’estomac. Lui seul savait que ses jambes pouvaient à peine le porter alors qu’ils descendaient par l’escalier de marbre. Il ne croyait pas en Dieu, mais il pensait fermement qu’il venait de voir s’entrouvrir les portes de l’enfer.

— Commandant, dit-il négligemment en montant dans la voiture d’état-major, puisque nous sommes à Moscou, peut-être aimeriez-vous aller saluer votre père le ministre avant que nous retournions sur le front ?

— C’est très généreux de votre part, camarade général.

— Vous l’avez bien mérité, camarade. Et puis je veux aussi avoir des chiffres sur les fournitures de carburant.

Le chauffeur rapporterait ce qu’il avait entendu, naturellement.

— Ils veulent que j’emploie des armes nucléaires sur le front ! chuchota Alexeyev dès que la porte du bureau du ministre fut refermée.

— Oui, c’est ce que je craignais.

— Il faut les arrêter ! On ne sait pas quel cataclysme cela risque de provoquer !

— Le ministre de la Défense dit qu’un environnement nucléaire tactique pourrait être facilement contrôlé.

— Il parle comme un de ces crétins de l’OTAN ! Il n’y a pas de frontière entre un échange nucléaire tactique ou stratégique, rien qu’une ligne floue dans l’imagination des amateurs et des universitaires qui conseillent leurs dirigeants politiques. La seule chose qui tiendrait alors entre nous et un holocauste nucléaire... notre survie serait à la merci du dirigeant de l’OTAN le moins stable !

— Que leur avez-vous dit ?

— Je dois rester en vie pour les freiner ! Je leur ai dit que c’était une excellente idée ! s’exclama le général en s’asseyant. Je leur ai dit aussi que je devais avoir le contrôle tactique des armes. Je crois qu’ils seront d’accord pour ça. Je m’assurerai que ces armes ne soient jamais utilisées ! Et pour ça, j’ai l’homme qu’il me faut dans mon état-major.

— Vous reconnaissez que le Conseil de défense doit être bridé ?

— Oui... autrement... Je ne sais pas. Il est possible que son plan déclenche quelque chose que personne ne pourra arrêter. Si nous mourons, ce sera pour une bonne cause.

— Comment le bridons-nous ?

— Quand se réunit le Politburo ?

— En ce moment, tous les jours. En général à 9 h 30.

— À qui pouvons-nous faire confiance ?

— Kosov est avec nous. Il y en aura quelques autres, membres du Politburo, mais je ne sais pas qui je peux approcher.

Admirable ! Notre seul allié certain est le KGB !

— J’ai besoin de temps.

— Ceci vous aidera peut-être, dit Sergetov en remettant une liste donnée par Kosov. C’est une liste d’officiers sous votre commandement et que l’on soupçonne d’infidélité politique.

Alexeyev la parcourut. Il reconnut les noms de trois hommes qui s’étaient distingués au commandement de bataillons et de régiments... un bon officier d’état-major et un autre très mauvais. Même quand mes hommes se battent pour la patrie, ils sont soupçonnés !

— Je dois mettre au point mon plan d’attaque avant de retourner sur le front. Je serai au QG de l’Armée.

— Bonne chance, Pavel Leonidovitch.

— Vous de même, Mikhail Eduardovitch.

Le général regarda le père et le fils s’embrasser. Il se demanda ce que son propre père penserait de tout cela... et vers qui il devait se tourner pour être guidé.

KEFLAVIK, ISLANDE

— Bonjour. Je suis le général William Emerson et voici le colonel Lowe. Il sera notre interprète.

— Général Andreyev. Je parle anglais.

— Est-ce que vous proposez une reddition ?

— Je propose une négociation, répliqua Andreyev.

— J’exige que vos forces cessent immédiatement les hostilités et rendent leurs armes.

— Et que deviendront mes hommes ?

— Ils seront internés, comme prisonniers de guerre. Vos blessés recevront les soins médicaux nécessaires et vos hommes seront traités conformément aux conventions internationales.

— Comment puis-je savoir que vous dites la vérité ?

— Vous n’en savez rien.

Andreyev nota la réponse franche, brutale. Mais quel choix avait-il ?

— Je propose un cessez-le-feu, dit-il en regardant sa montre, à 15 heures.

— Accepté.

BRUXELLES, Belgique

— Combien de temps ? demanda le SACEUR.

— Trois jours. Nous pourrons attaquer avec quatre divisions. Ce qui reste de quatre divisions, pensa le commandant suprême.

Nous les avons arrêtés, c’est bon, mais avec quoi allons-nous les repousser ?

Ils avaient confiance, quand même. L’OTAN avait commencé la guerre avec uniquement un avantage technologique, qui était encore plus prononcé maintenant. Les stocks russes de chars et de canons neufs avaient été saccagés et les divisions montant à présent au front arrivaient avec des laissés-pour-compte vieux de vingt ans. En revanche, elles avaient le nombre pour elles et toute offensive projetée par le SACEUR devrait être soigneusement étudiée et exécutée. L’OTAN ne détenait d’avantage réel qu’en l’air et jamais la seule force aérienne n’avait gagné une guerre. Les Allemands poussaient trop fort pour une contre-attaque. Trop de leur territoire, trop de leurs compatriotes étaient du mauvais côté de la ligne. Déjà la Bundeswehr se montrait agressive sur plusieurs fronts, mais elle devrait attendre. L’armée allemande n’était pas assez forte pour avancer seule. Elle avait subi trop de pertes dans le rôle primordial qu’elle avait joué pour arrêter l’avance soviétique.

FASLANE, ÉCOSSE

Le Chicago était à quai et chargeait des torpilles et des missiles pour sa prochaine mission. La moitié de son équipage était à terre pour se dégourdir les jambes et payer des tournées à l’équipage du Torbay.

Leur bâtiment s’était taillé une belle réputation par son travail dans la mer de Barents, au point qu’il allait repartir dès qu’il serait prêt, pour escorter les groupes de combat des porte-avions actuellement dans la mer de Norvège vers les bases soviétiques de la péninsule de Kola.

McCafferty était seul dans sa cabine et se demandait pourquoi une mission qui s’était terminée en désastre était jugée réussie ; il espérait qu’il n’allait pas être renvoyé en mer... tout en sachant qu’il le serait.

MOSCOU, RSFSR

— Alors, Mikhail Eduardovitch, quel est le plan du général Alexeyev ?

Sergetov remit quelques notes à Kosov, qui les parcourut en quelques minutes.

— S’il réussit, nous lui accorderons au moins l’Ordre de Lénine, non ?

— Nous sommes encore loin de ce moment. Et l’horaire ? Nous comptons sur vous pour planter le décor.

— J’ai un colonel spécialisé dans ce genre d’entreprise.

— Je n’en doute pas.

— Autre chose, que nous devons faire, dit Kosov.

Il l’expliqua, pendant plusieurs minutes, avant de prendre congé. Sergetov déchira les notes en petits morceaux et les fit brûler par Vitaly.

Le voyant et le bourdonnement d’alarme attirèrent immédiatement l’attention du dispatcheur. Il y avait quelque chose qui n’allait pas sur la voie, au pont d’Elektrozavodskaya, à trois kilomètres à l’est de la gare de Kazan.

— Envoyez un inspecteur là-bas.

— Il y a un train à cinq cents mètres, avertit un assistant.

— Faites-le arrêter immédiatement !

Le dispatcheur abaissa la manette contrôlant le signal de la tour. Son adjoint décrocha le radiotéléphone.

— Convoi onze cent quatre-vingt-onze, ici le dispatching central de Kazan. Un ennui sur le pont devant vous. Stoppez immédiatement !

— Je vois le signal ! Je m’arrête, répondit le machiniste. Nous n’y arriverons pas !

Et ce fut impossible. Le convoi onze cent quatre-vingt-onze était un train de cent voitures, des plateformes chargées de véhicules blindés et des fourgons pleins de munitions. Des étincelles jaillirent dans le petit jour alors que le machiniste serrait les freins sur chaque voiture, mais il avait besoin de plus de quelques centaines de mètres pour s’arrêter. Il regarda devant lui, pour chercher des yeux le problème... un signal défectueux, espérait-il.

Non ! Un rail s’était descellé juste à l’ouest du pont. L’homme cria un avertissement à son équipe et se ramassa sur lui-même. La locomotive sauta le rail et s’arrêta sur le ballast. Mais les trois machines et les huit wagons qui suivaient continuèrent sur leur lancée en déraillant aussi ; seule la charpente d’acier du pont les empêcha de basculer dans la Yauza. L’inspecteur de la voie arriva une minute plus tard. Il jura tout le long du chemin en allant au téléphone.

— Nous avons besoin de deux grandes équipes de secours, ici.

— C’est très grave ? demanda le dispatcheur.

— Pas aussi grave que la dernière fois, en août. Douze heures, peut-être seize.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Avec tout ce qui circule sur ce pont ! Qu’est-ce que vous croyez ?

— Des victimes ?

— Je ne crois pas. Ils ne roulaient pas très vite.

— Vous aurez une équipe dans dix minutes.

Le dispatcheur leva les yeux vers le tableau d’arrivée des trains.

— Merde ! Qu’est-ce que nous allons faire de tous ceux-là ?

— Nous ne pouvons pas les séparer, c’est toute une division, voyageant comme une unité. Ils devaient passer par le nord. Nous ne pouvons pas non plus les envoyer au sud. Le pont de Novodanilovsky est embouteillé pour des heures.

— Déroutez-les sur la gare de Kursk. Je vais appeler le dispatcheur de Rjevskaya pour voir s’il peut nous trouver un passage sur sa voie.

Les trains arrivèrent à sept heures et demie. Un par un, ils furent aiguillés sur des voies de garage, à Kursk, et mis en attente. Beaucoup de soldats, à bord, n’étaient encore jamais allés à Moscou, mais, à part ceux qui étaient sur les voies de garage les plus extérieures, ils ne virent que d’autres trains pleins de leurs camarades.

— Une tentative délibérée de sabotage des chemins de fer nationaux ? demanda le colonel du KGB.

— Plus probablement une voie usée, camarade, répondit le dispatcheur de Kazan. Mais vous avez raison d’être prudent.

— Une voie usée ? gronda le colonel, qui était bien placé pour savoir que c’était autre chose. J’ai l’impression que vous ne prenez pas cela assez au sérieux.

À ces mots, le sang du dispatcheur se glaça.

— J’ai aussi mes responsabilités. Pour le moment, je dois faire dégager ce fichu pont et remettre mes trains en marche. J’ai en ce moment un convoi de sept trains en attente à Kursk, et si je ne les fais pas repartir vers le nord...

— À ce que je vois sur votre carte, la déviation de tout le trafic pour contourner le périmètre nord de la ville dépend d’un seul aiguillage.

— Oui, bien sûr, mais ça c’est la responsabilité du collègue de Rjevskaya.

— L’idée ne vous est jamais venue que les saboteurs ne sont pas affectés à des districts de la même manière que les dispatcheurs ? Que le même homme peut opérer dans des zones différentes ? Est-ce que quelqu’un est allé vérifier cet aiguillage ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, renseignez-vous ! Non, non, je vais envoyer mes propres hommes voir ça, avant que vos imbéciles de cheminots démolissent autre chose.

— Mais mes horaires...

Le dispatcheur était fier, mais il comprenait qu’il avait déjà pris trop de risques.

— Bienvenue à Moscou, dit aimablement Alexeyev.

Le commandant Arkady Semyonovitch Sorokine était petit, comme beaucoup d’officiers parachutistes. C’était un beau jeune homme aux cheveux châtain clair, dont les yeux bleus brûlaient pour une raison qu’Alexeyev comprenait mieux que lui. Il boitait légèrement depuis qu’il avait pris deux balles au cours de l’assaut initial sur Keflavik. Sa poitrine s’ornait de l’ordre du Drapeau rouge, gagné pour avoir conduit sa compagnie sous le feu ennemi. Sorokine et la plupart des premiers blessés avaient été rapatriés par avion pour être soignés. Ils attendaient maintenant de nouvelles affectations, puisque leur division avait été capturée en Islande.

— Comment puis-je servir le général ? demanda Sorokine.

— J’ai besoin d’un nouvel aide de camp et je préfère des officiers ayant l’expérience du combat. Plus encore, Arkady Semyonovitch, je vais avoir besoin de vous pour une mission délicate, Mais avant que nous en parlions, il y a une chose que je dois vous expliquer. Votre jambe ?

— Les médecins m’ont conseillé de ne pas courir avant une autre semaine. Ils avaient raison. J’ai essayé de faire mes dix kilomètres, hier, et au bout de deux, je boitais.

Il ne souriait pas. Alexeyev se dit que ce garçon n’avait pas dû sourire depuis le mois de mai. Le général lui donna des explications. Cinq minutes plus tard, la main de Sorokine s’ouvrait et se fermait à côté de l’accoudoir de cuir du fauteuil, à peu près à l’endroit où il y aurait eu la crosse de son pistolet s’il avait été debout.

— Commandant, l’essence du soldat est la discipline, conclut Alexeyev. Je vous ai fait venir ici pour une raison, mais je dois savoir si vous exécuterez exactement mes ordres. Je le comprendrai si vous ne le pouvez pas.

— Oui, camarade général, et je vous remercie du fond de l’âme de m’avoir appelé ici. Je ferai exactement ce que vous me direz de faire.

Il n’y avait aucune émotion sur le visage du jeune homme, mais sa main se détendit.

— Alors venez. Nous avons du travail.

La voiture du général attendait déjà. Sorokine et lui roulèrent vers le boulevard périphérique intérieur qui fait le tour du centre de Moscou et change de nom tous les quelques kilomètres. Il s’appelle Tchkalova quand il passe devant le Théâtre de l’Etoile, jusqu’à la gare de Kursk.

Le commandant de la 77e division de fusiliers motorisés était assoupi. Il avait un nouveau commandant adjoint, un général de brigade venu du front pour remplacer le vieux colonel jugé trop âgé. Pendant dix heures, ils avaient parlé de la tactique de l’OTAN et, maintenant, les généraux profitaient de cet arrêt inattendu à Moscou pour rattraper le sommeil perdu.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le commandant de la 77e ouvrit les yeux et vit un général à quatre étoiles qui le dévisageait. Il bondit au garde-à-vous comme un bleu.

— Bonjour, camarade général !

— Et bonne journée à vous !

« Qu’est-ce qu’une division de l’armée soviétique fout â dormn sur une putain de voie de garage alors que des hommes meurent sur le front ? » avait envie de hurler Alexeyev.

— Nous... nous ne pouvons pas faire repartir les trains, il y a des ennuis sur la voie.

— Il y a des ennuis sur la voie ! Vous avez vos véhicules, n’est-ce pas ?

— Le train va à Kiev, où nous changerons de locomotive pour le voyage jusqu’en Pologne.

— Je m’en vais vous arranger un transport ! Nous n’avons pas le temps, expliqua Alexeyev comme s’il parlait à un enfant indiscipliné, de garder toute une division les bras croisés. Si le train ne peut pas bouger, vous, vous le pouvez ! Faites rouler vos véhicules des plateformes, nous vous ferons traverser Moscou et vous arriverez à la gare de Kiev par vos propres moyens. Alors frottez-vous les yeux et faites rouler cette putain de division avant que je trouve quelqu’un qui en sera capable !

Le général était toujours ahuri des résultats produits par un bon coup de gueule. Il observa le commandant de la division, qui hurlait des ordres à ses colonels, lesquels s’en allaient hurler à leurs capitaines de bataillons. En dix minutes, l’effet « coup de gueule » arriva à l’échelon des compagnies. Et dix minutes plus tard, les chaînes furent ôtées des transports de troupes BTR-60 et les premiers roulèrent de l’arrière du train pour aller s’assembler devant la gare sur la place Korskogo. Les fantassins montèrent dans leurs véhicules, l’air redoutable en tenue de combat, les armes à la main.

— Vous avez vos nouveaux officiers de transmissions ? demanda Alexeyev.

— Oui, on a complètement remplacé mes propres hommes, répondit le commandant de la division.

— Parfait. Nous avons durement tout appris de la sécurité des transmissions au front. Ces officiers vous serviront bien. Et les nouveaux fusiliers ?

— Une compagnie de vétérans par régiment, et d’autres hommes affectés isolément dans les sections.

Le commandant était content aussi d’avoir de nouveaux officiers combattants pour remplacer ses subordonnés moins bien considérés. Il était évident qu’Alexeyev lui affectait des hommes de valeur.

— Bien. Formez votre division en colonnes de régiments. Montrons quelque chose au peuple, camarade. Montrons-lui ce que doit être le modèle d’une division soviétique ! Il en a besoin.

— Comment allons-nous traverser la ville ?

— J’ai des garde-frontière du KGB pour le contrôle de la circulation. Maintenez vos unités bien en ordre. Personne ne doit se perdre.

Un commandant arriva en courant.

— Prêts à rouler dans vingt minutes !

— Quinze ! rétorqua le général de division.

— Très bien, approuva Alexeyev. Je vais vous accompagner. Je veux voir comment vos hommes se sont familiarisés avec leur matériel.

Mikhail Sergetov arriva de bonne heure pour la réunion du Politburo, comme à son habitude. Il y avait le contingent normal de gardes du Kremlin, une compagnie d’infanterie avec des armes légères. Ils appartenaient à la division des gardes tamans, une unité de cérémonie sans grand entraînement militaire, une garde prétorienne édentée, comme toutes les unités de parade qui ne savaient qu’astiquer leurs bottes, fourbir leur armement et défiler en grand uniforme, l’air martial ; ils avaient pourtant à Alabino des chars et des canons, tout un armement divisionnaire au complet. Les véritables protecteurs du Kremlin étaient les garde-frontière du KGB et la division du MVD cantonnée en dehors de Moscou. Il y avait donc trois formations armées, loyales à trois ministères différents, ce qui était bien caractéristique du système soviétique. La division taman avait les meilleures armes, mais le moins d’entraînement. Le KGB avait le meilleur entraînement, mais des armes légères seulement. Le MVD, qui dépendait du ministère de l’Intérieur et qui était à la fois à court d’armes et d’entraînement, était une police paramilitaire, mais composée de Tartares, des hommes notoires pour leur férocité et leur antipathie envers les autres peuples russes. Les rapports entre ces trois formations étaient plus que complexes.

— Mikhail Eduardovitch ?

— Ah ! Bonjour, Filip Moiseyevitch, répondit Sergetov au ministre de l’Agriculture.

— Je suis inquiet.

— De quoi donc ?

— J’ai peur que le Conseil de défense envisage les armes nucléaires.

— Ils ne peuvent pas être désespérés à ce point !

Si tu es un agent provocateur, camarade, tu sais qu’on me l’a dit. Mieux vaut que je sache tout de suite ce que tu es.

La figure slave pleine de franchise ne changea pas d’expression.

— J’espère que vous avez raison. Ce n’est pas pour voir ce pays sauter que je suis arrivé pour la première fois à le nourrir convenablement !

Un allié ! pensa Sergetov.

— S’ils mettent cela aux voix, alors quoi ?

— Je ne sais pas, Micha. Je ne sais pas et j’aimerais bien savoir. Nous sommes trop nombreux à nous laisser emporter par les événements.

— Est-ce que vous parlerez contre cette folie ?

— Ah oui ! Je vais bientôt avoir un petit-fils et il aura un pays où s’épanouir, dussé-je le payer de ma vie !

Pardonne-moi, camarade, de tout ce que j’ai pensé de toi !

— Toujours matinal, Mikhail Eduardovitch !

Kosov et le ministre de la Défense arrivaient ensemble.

— Filip et moi devions discuter des allocations de carburant pour les transports alimentaires.

— Occupez-vous de mes chars ! L’alimentation peut attendre !

Le ministre de la Défense passa devant les autres et entra dans la salle de conférences. Sergetov échangea un coup d’ceil avec son compatriote.

La séance fut ouverte dix minutes plus tard par le Secrétaire général qui donna d’abord la parole à la Défense.

— Nous devons procéder à une action décisive en Allemagne.

— Voilà des semaines que vous nous en promettez une ! bougonna Bromkovskiy.

— Cette fois, nous aurons des résultats. Le général Alexeyev sera ici dans une heure afin de présenter son plan. En attendant, nous allons discuter de l’utilisation d’armes nucléaires tactiques sur le front et des possibilités d’éviter une réaction nucléaire de l’OTAN.

La figure de Sergetov resta une des plus impassibles, autour de la table. Il en compta cinq qui exprimaient ouvertement l’horreur. La discussion qui suivit fut animée.

Alexeyev resta dans la voiture du général de division pendant les premiers kilomètres ; ils passèrent devant l’ambassade de l’Inde et le ministère de la Justice. Ce dernier s’attira un regard ironique d’Alexeyev, qui trouvait approprié de passer devant ce bâtiment, ce jour-là. Le véhicule de commandement était une voiture radio à huit roues. Six officiers des transmissions étaient assis à l’arrière, pour permettre au commandant de diriger de là sa division. Ils venaient du front et ils étaient loyaux envers les chefs qui les avaient ramenés à l’arrière.

Le progrès était lent. Les engins de combat étaient conçus pour la vitesse, mais la vitesse était cause de pannes et à plus de vingt à l’heure les chars défonceraient la chaussée. Ils roulaient donc tranquillement, en attirant de petits groupes de badauds qui agitaient la main et acclamaient les soldats. Le défilé n’était pas aussi précis que les parades auxquelles s’entraînaient chaque jour les Gardes Tamans. La population n’en était que plus enthousiaste. Elle voyait passer de vrais soldats allant à la guerre. Les hommes du KGB bordant la route « conseillaient » aux officiers de la milice de Moscou de laisser passer la division ; ils avaient expliqué la raison, l’accident sur la voie ferrée orientale, et les agents de la circulation ne demandaient pas mieux que de dégager la chaussée pour les soldats de la patrie.

Alexeyev se dressa dans la tourelle du canonnier quand la colonne arriva à la place Nogina.

— Vous avez bien préparé vos hommes à ce niveau d’entraînement, dit-il au commandant de la division. Je veux descendre ici et voir comment se comporte le reste de votre unité. Je vous reverrai à Stendal.

Il pria le conducteur de s’arrêter et sauta à terre avec une agilité de jeune caporal. Puis il resta sur la chaussée et fit signe aux véhicules de passer, en saluant les officiers fièrement dressés dans leurs véhicules. Au bout de cinq minutes, le second régiment arriva et il attendit son deuxième bataillon. Le commandant Sorokine était dans le command-car et il se pencha pour saisir la main du général et le hisser à bord.

— Un vieux monsieur comme vous pourrait se blesser de cette façon, camarade général ! avertit Sorokine.

— Jeune impertinent !

Alexeyev était fier de sa forme physique. Il regarda le commandant du bataillon, un homme récemment arrivé du front.

— Prêt ?

— Je suis prêt, camarade général.

— Rappelez-vous vos ordres et gardez le contrôle de vos hommes.

Alexeyev dégrafa le rabat de son étui à pistolet. Sorokine était armé d’un fusil AK-47.

Le général apercevait maintenant les tours et les bulbes des clochers de Saint-Basile, au bout de la rue Razina. Un par un, les véhicules de la colonne tournèrent à droite devant la vieille cathédrale.

Nous y voilà, se dit Alexeyev. La porte construite sous Ivan le Terrible conduisait tout droit au bâtiment du Conseil des ministres. Il était 10 h 20. Il était en avance de dix minutes pour son rendez-vous avec le Politburo.

— Sommes-nous tous devenus fous ? demanda le ministre de l’Agriculture. Est-ce que nous nous imaginons que nous pouvons jouer avec des armes atomiques comme avec des pétards ?

Un bon élément, pensa Sergetov, mais qui n’a jamais été éloquent. Le ministre des Pétroles essuya ses mains moites sur son pantalon.

— Camarade ministre de la Défense, vous nous avez amenés au bord de la catastrophe, dit Bromkovskiy. Et vous voudriez nous faire sauter après vous ?

— Il est trop tard pour nous arrêter, dit le secrétaire général. La décision a été prise.

Une explosion démentit cette déclaration.

— Maintenant ! dit Alexeyev.

À l’arrière du véhicule de commandement, les officiers des transmissions mirent en fonction la radio divisionnaire et annoncèrent une explosion au Kremlin. Un bataillon de fusiliers sous le commandement personnel d’Alexeyev y entrait pour enquêter. Le général était déjà passé à l’action. Trois BTR franchirent le portail défoncé et s’arrêtèrent devant le perron du bâtiment du Conseil des ministres.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? hurla Alexeyev au capitaine des gardes tamans.

— Je ne sais pas... Vous ne devez pas être ici, vous n’avez pas le droit, vous devez...

Sorokine l’abattit, d’une salve de trois balles. Il sauta à terre, faillit s’affaisser sur sa mauvaise jambe et courut vers l’immeuble, le général sur ses talons. Alexeyev se retourna à la porte.

— Bouclez le secteur ! C’est un complot pour tuer le Politburo !

L’ordre fut retransmis à la troupe qui arrivait. Les gardes tamans accouraient du bâtiment du vieil arsenal. Quelques coups de semonce furent tirés. Les gardes hésitèrent puis un lieutenant vida son chargeur et une fusillade éclata entre les murs du Kremlin. Deux compagnies de soldats soviétiques, dont dix seulement savaient ce qui se passait, commencèrent à échanger des coups de feu alors que les membres du Politburo regardaient par les fenêtres.

Alexeyev en voulait à Sorokine d’avoir pris la tête, mais le commandant savait quelle vie serait risquée avec le plus de profit. Il rencontra un capitaine des gardes au premier étage et le tua. Il continua de monter, avec Alexeyev et le nouveau commandant du bataillon derrière lui, en se rappelant le plan du troisième étage. Un autre militaire, un commandant, était là avec un fusil. Il réussit à tirer une rafale, manqua son coup quand son objectif se baissa, mais le commandant de parachutistes plus rapide le tua. La porte de la salle de conférences n’était plus qu’à vingt mètres. Ils trouvèrent un colonel du KGB qui écarta les mains.

— Où est Alexeyev ?

— Ici ! cria le général, pistolet au poing.

— Plus de gardes vivants à cet étage, annonça le tchékista qui venait d’en tuer quatre avec un automatique équipé d’un silencieux caché sous sa tunique.

— La porte.

Alexeyev fit signe à Sorokine. Il ne l’enfonça pas, elle n’était pas verrouillée, et il entra dans une antichambre. La porte de chêne à double battant, dans le fond, donnait dans le Politburo.

Sorokine passa devant. Ils trouvèrent vingt et un hommes âgés ou d’âge moyen. Les gardes tamans postés dans tous le Kremlin n’étaient pas organisés pour ce genre d’assaut et n’avaient pas la moindre chance de repousser une compagnie de fusiliers expérimentés.

Alexeyev entra ensuite, en rengainant son pistolet.

— Reprenez vos places, camarades, s’il vous plaît. Il est évident qu’il y a un complot pour s’emparer du Kremlin. Heureusement, j’arrivais justement pour mon rendez-vous quand cette colonne de soldats est passée. Asseyez-vous, camarades, ordonna-t-il.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria le ministre de la Défense.

— Quand je suis entré à l’école militaire il y a trente-quatre ans, j’ai prêté serment de fidélité, pour défendre l’État et le Parti contre tous ses ennemis, déclara froidement Alexeyev. Y compris ceux qui voudraient tuer mon pays parce qu’ils ne savent que faire d’autre ! Camarade Sergetov ?

Le ministre des Pétroles désigna deux hommes.

— Vous resterez, camarades, ainsi que le camarade Kosov. Les autres vont partir avec moi dans quelques minutes.

— Vous venez de signer votre arrêt de mort, Alexeyev ! glapit le ministre de l’Intérieur en tendant la main vers un téléphone.

Le commandant Sorokine leva son fusil et détruisit l’appareil d’une seule balle.

— Ne commettez plus cette erreur. Nous pouvons très facilement vous abattre tous. Ce serait beaucoup plus commode que ce que nous avons en tête.

Alexeyev attendit un moment. Un autre officier arriva en courant et fit un signe de tête.

— Nous allons partir, maintenant, camarades. Si l’un de vous tente de parler à quelqu’un, il sera tué immédiatement. Deux par deux. En route !

Le colonel du KGB qui venait de faire exploser sa seconde bombe dans le Kremlin sortit avec le premier groupe. Quand ils furent partis, Sergetov et Kosov s’approchèrent du général.

— Bien joué, approuva le directeur du KGB. Tout est prêt à Lefortovo. Les hommes de service sont tous à moi.

— Nous n’allons pas à Lefortovo. Un changement de plan, dit Alexeyev. Ils vont à l’ancien aéroport et ensuite je les transporterai par hélicoptère dans un camp militaire commandé par un homme qui a ma confiance.

— Mais j’ai tout arrangé !

— Je n’en doute pas. Voici mon nouvel aide de camp, le commandant Sorokine. Le commandant Sergetov est déjà à ce camp, prenant les dernières dispositions. Dites-moi, camarade directeur, est-ce que le visage de Sorokine vous dit quelque chose ?

L’homme avait effectivement quelque chose de familier, mais Kosov ne le remettait pas.

— Il était capitaine, promu pour faits d’armes, dans la 76e division blindée de gardes aéroportés.

— Oui ? fit Kosov qui sentait le danger sans en comprendre la raison.

— Le commandant Sorokine avait une petite fille dans les Jeunes Octobristes. La 76e aéroportée est basée à Pskov, expliqua Alexeyev.

— Pour ma petite Svetlana, dit Sorokine, qui est morte décapitée.

Kosov n’eut que le temps de voir un fusil-mitrailleur et un éclair blanc.

Sergetov s’écarta d’un bond et regarda Alexeyev avec stupeur.

— Même si vous aviez raison de faire confiance à un tchékista, je refuse d’obéir aux ordres d’un homme pareil. Je vous laisse en compagnie de soldats loyaux. Je dois prendre le contrôle de l’armée. Votre mission est de contrôler l’appareil du Parti.

— Comment pouvons-nous avoir confiance en vous, maintenant ? demanda le ministre de l’Agriculture.

— Nous devrions déjà être en route pour contrôler les transmissions. Tout sera fait conformément à notre plan. On annoncera une tentative de renverser le gouvernement, évitée par des troupes loyales. Plus tard dans la journée, un de vous apparaîtra à la télévision. Je dois partir. Bonne chance.

Dirigé par des guides du KGB, le bataillon motorisé alla prendre possession des stations de télévision et de radio et des principaux centraux téléphoniques. Tout se passait rapidement, maintenant, en réponse à des appels urgents pour défendre la ville contre un nombre inconnu de contre-révolutionnaires. À dire vrai, les soldats n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils faisaient, ils savaient simplement qu’ils recevaient des ordres d’un général à quatre étoiles. Cela suffisait aux officiers de la 77e fusiliers motorisés. Les équipes des transmissions avaient bien joué leur rôle. L’officier politique de la division arriva au bâtiment du Conseil des ministres et y trouva quatre membres du Politburo qui donnaient des ordres au téléphone. Rien de tout cela n’était normal, mais les hommes du Parti avaient l’air d’être maîtres de la situation. L’officier politique apprit que les autres membres avaient été tués ou blesses au cours d’une attaque monstrueuse des gardes du Kremlin eux-mêmes ! Le directeur du KGB avait découvert le complot juste à temps pour appeler au secours des troupes loyales, mais avait trouvé une mort héroïque en résistant aux assaillants. Rien de tout cela n’avait beaucoup de sens pour le zampolit mais c’était sans importance. Il avait des ordres parfaitement sensés et il donna par radio des instructions au commandant divisionnaire.

Sergetov s’étonnait de la facilité de l’affaire. Le nombre de personnes qui savaient ce qui s’était passé n’atteignait pas deux cents. La bataille avait eu lieu entre les murs du Kremlin et si beaucoup de gens avaient entendu le tumulte, l’histoire inventée l’expliquait assez bien pour le moment. Il avait plusieurs amis au Comité central et ils firent ce qu’ils avaient l’ordre de faire en cas d’urgence. À la fin de la journée, les rênes du gouvernement étaient aux mains des hommes du Parti. Les autres membres du Politburo étaient sous bonne garde en dehors de la ville avec le commandant Sorokine pour s’occuper d’eux. Sans instructions du ministre de l’Intérieur, les troupes du MVD obéirent aux ordres du Politburo tandis que le KGB, sans directeur, hésitait. Par une dernière ironie du système soviétique, ce système, sans tête, était incapable de se diriger. Le contrôle envahissant du Politburo sur tous les aspects de la vie soviétique empêchait maintenant le peuple de poser les questions qui devaient l’être pour qu’une résistance organisée commence et chaque heure qui passait donnait à Sergetov et à sa clique un peu plus de temps pour consolider leur domination. Il avait le vieux, mais distingué Piotr Bromkovskiy pour diriger l’appareil du Parti et faire fonction de ministre de la Défense. On se souvenait de lui dans l’armée comme d’un commissaire qui prenait soin des hommes avec qui il servait et Petya put ainsi nommer Alexeyev ministre adjoint de la Défense et chef du haut état-major général. Filip Moiseyevitch Krylov resta à l’Agriculture et prit l’Intérieur. Sergetov deviendrait secrétaire général. Les trois hommes formaient une troïka qui allait plaire à leurs compatriotes jusqu’à ce que davantage de leurs partisans soient amenés au gouvernement. Il restait à accomplir une tâche primordiale.