— Ils ne m’ont rien demandé, expliquait le chef de l’état-major général, le maréchal Chavyrine. Ils ne m’ont pas demandé mon avis. La décision politique était déjà prise quand ils m’ont convoqué jeudi soir. Quand est-ce que le ministre de la Défense m’a demandé un avis sur une décision ?
— Et qu’est-ce que tu as répondu ? demanda le maréchal Rojkov, commandant en chef des forces terrestres.
La première réponse fut un sombre sourire ironique.
— Que les forces armées de l’Union soviétique étaient capables de mener à bien cette mission, à condition d’avoir quatre mois de préparation.
— Quatre mois...
Rojkov regarda par la fenêtre un moment.
— Nous ne serons pas prêts.
— Les hostilités commenceront le 15 juin, répliqua Chavyrine. Nous devons être prêts, Youri. Et je n’avais pas le choix. Tu aurais voulu que je dise : « Je regrette, camarade secrétaire général, mais l’Armée soviétique est incapable d’effectuer cette mission ? » J’aurais été cassé et remplacé par quelqu’un de plus docile, et tu sais qui serait mon remplaçant. Tu aimerais mieux répondre au maréchal Boukharine...
— Ce con ! s’exclama Rojkov.
C’était Boukharine, alors général de division, qui avait conduit l’armée en Afghanistan. Professionnellement inapte, ses relations politiques lui avaient permis de poursuivre sa carrière jusqu’au sommet. Un malin, Boukharine. Jamais mêlé lui-même à la campagne dans la montagne, il ne manquait jamais de brandir son superbe plan en se plaignant qu’il avait été mal exécuté maintenant qu’il avait été muté au commandement du district militaire de Kiev, antichambre du maréchalat.
— Alors, tu voudrais l’avoir ici dans ce bureau, qui te dicterait tes plans ?
Rojkov secoua la tête. Les deux hommes étaient amis depuis qu’ils avaient commandé chacun une compagnie de chars dans le même régiment, juste à temps pour la dernière ruée sur Vienne en 1945.
— Comment allons-nous nous y prendre ? demanda Rojkov.
— Tempête rouge, répondit simplement le maréchal.
Tempête rouge était le plan pour une attaque mécanisée en Allemagne de l’Ouest et dans les Pays-Bas. Constamment remis à jour pour tenir compte des modifications des forces de chaque côté, il exigeait une campagne de deux à trois semaines débutant après une rapide escalade de la tension entre l’Est et l’Ouest. Malgré cela, conformément à la doctrine stratégique soviétique, il exigeait aussi l’effet de surprise, comme précondition au succès, et l’emploi d’armement conventionnel uniquement.
— Ils ne parlent pas d’armes atomiques, au moins, grommela Rojkov.
D’autres plans, aux divers noms de code, s’appliquaient à des scénarios différents et beaucoup supposaient l’emploi d’armes nucléaires tactiques et même stratégiques, ce qu’aucun homme en uniforme ne voulait envisager. Malgré tous les cliquetis de sabres de leurs maîtres politiques, ces soldats professionnels savaient bien que le recours aux armes nucléaires n’avait pour résultat que de macabres incertitudes.
— Et la maskirovka ?
— En deux parties. La première est purement politique, travailler contre les États-Unis. La seconde, qui commence tout de suite avant que la guerre éclate, est du KGB. Tu connais, du Groupe Nord du KGB. Nous avons passé ça en revue il y a deux ans.
Rojkov grogna. Le Groupe Nord était un comité ad hoc du KGB formé des chefs de département, créé par l’ancien chef du KGB Youri Andropov vers 1975. Son but était de chercher les moyens de briser l’alliance de l’OTAN et, dans l’ensemble, de procéder à des opérations politiques et psychologiques visant à saper la volonté occidentale. Son plan particulier, pour secouer la structure politique et militaire de l’OTAN en préparation d’une guerre, était le tour de prestidigitation dont le Groupe Nord était le plus fier. Mais marcherait-il ? Les deux officiers généraux échangèrent un regard ironique. Comme la plupart des soldats professionnels, ils se méfiaient des espions et de leurs plans.
— Quatre mois, répéta Rojkov. Nous avons beaucoup à faire. Et si cette magie du KGB ne marche pas ?
— C’est un bon plan. Il suffit de tromper l’Occident pendant une semaine, encore que deux vaudraient mieux. La clef, naturellement, c’est à quelle rapidité l’OTAN peut arriver à un stade de pleine préparation. Si nous pouvons retarder le processus de mobilisation de huit jours, la victoire est assurée...
— Et sinon ? interrompit vivement Rojkov, sachant que même un retard d’une semaine ne serait pas une garantie.
— Alors elle n’est pas assurée, mais l’équilibre des forces penche de notre côté. Tu sais ça, Youri.
Le choix du rappel des forces mobilisées n’avait jamais été discuté avec le chef de l’état-major général.
— Nous aurons besoin d’améliorer la discipline dans toute l’armée. Avant tout, déclara le commandant en chef terrestre. Et j’ai besoin d’informer immédiatement nos officiers supérieurs. Il nous faut mettre en train des opérations d’entraînement intense. Quelle est la gravité de ce problème de carburant ?
Chavyrine remit ses notes à son subordonné.
— Ça pourrait être pire. Nous en avons assez pour un entraînement accéléré. Ton travail n’est pas facile, Youri, mais quatre mois, c’est bien assez long pour ça, non ?
Ça ne l’était pas, mais c’était inutile de le dire.
— Eh oui, quatre mois pour inculquer la discipline du combat. J’aurai carte blanche ?
— D’une manière limitée.
— C’est une chose de faire sauter un simple soldat aux ordres d’un adjudant, mais ça risque d’en être une autre de transformer en chef de guerre des officiers habitués à tripoter des paperasses !
Rojkov éludait la question mais son supérieur reçut quand même le message.
— Carte blanche pour les deux, Youri. Mais vas-y doucement, pour nous deux.
Rojkov hocha brièvement la tête. Il savait qui il allait employer pour faire ce travail.
— Avec les hommes que nous avions il y a quarante ans, Andreï, nous y arriverions. Et à vrai dire, nous avons la même matière première aujourd’hui et de meilleures armes. La principale inconnue, c’est les hommes. Quand nous avons conduit nos chars dans Vienne, nos soldats étaient des vétérans endurcis, aguerris...
— Tout comme les fumiers de SS que nous avons écrasés, rétorqua Chavyrine en souriant au souvenir de ces moments. N’oublie pas que la même force est à l’oeuvre en Occident, et même plus encore. Comment vont-ils se battre, surpris, divisés ? Ça peut marcher. Nous devons faire en sorte que ça marche.
— J’ai une réunion avec mes commandants sur le terrain lundi. Je le leur annoncerai moi-même.
— J’espère que vous en prendrez bien soin, dit le maire.
Le capitaine de frégate Daniel X. McCafferty mit un moment à réagir. L’USS Chicago n’était lancé que depuis six semaines ; sa construction avait été retardée par un incendie au chantier naval et sa cérémonie de lancement gâchée par l’absence du maire de Chicago, à cause d’une grève des fonctionnaires municipaux. À peine de retour de cinq dures semaines d’entraînement dans l’Atlantique, son équipage chargeait à présent des provisions pour son premier déploiement opérationnel. McCafferty était encore ébloui par son nouveau commandement et ne se fatiguait jamais de regarder son bateau. Il venait de parcourir avec le maire le pont supérieur arrondi, la première partie de toute visite de sous-marin même s’il n’y avait pour ainsi dire rien à y voir.
— Pardon ?
— Prenez bien soin de notre navire, répéta le maire de Chicago.
— Nous les appelons des bateaux, monsieur le maire, et nous en prendrons bien soin pour vous. Voulez-vous vous joindre à nous au carré ?
— Encore des échelles !
Le maire fit semblant de grimacer mais McCafferty savait qu’il avait été capitaine de pompiers. Aurait-il pu être utile, il y a quelques mois ? se demanda-t-il.
— Où partez-vous demain ?
— En mer, monsieur le maire.
Le capitaine descendit par l’échelle. Le maire de Chicago le suivit. Pour un homme frisant la soixantaine, il ne se débrouillait pas mal du tout.
— Je m’en doutais. Que faites-vous au juste, dans ces trucs-là ?
— La Marine appelle ça de la recherche océanographique.
McCafferty précéda le maire vers l’avant, en se détournant pour sourire de sa réponse à cette question embarrassante. Les choses commençaient vite, pour le Chicago. La Marine voulait se faire une idée précise de l’efficacité de ses nouveaux systèmes de réduction du bruit. Tout avait paru excellent au cours du test acoustique au large des Bahamas. Maintenant, on voulait voir comment ça marchait dans la mer de Barents.
La réponse fit rire le maire.
— Ah bon ! Je suppose que vous allez compter les baleines pour Greenpeace ?
— Eh bien... Je peux dire qu’il y a des baleines, là où nous allons.
— Dites donc, qu’est-ce que c’est que ces carreaux sur votre pont ? J’ai jamais entendu parler de ponts en caoutchouc sur un navire.
— On appelle ça des carreaux anéchoïques. Le caoutchouc absorbe les ondes de son. Ça rend le bâtiment plus silencieux, et plus difficile à détecter au sonar. Un café ?
— Il me semble qu’un jour comme aujourd’hui...
— Moi aussi, dit en riant le capitaine. Mais c’est interdit par le règlement.
Le maire leva sa tasse et la choqua contre celle de McCafferty.
— Bon vent.
— Je veux bien boire à ça.
Ils étaient réunis au Club des officiers supérieurs, dans le district militaire de Moscou, à l’Ulitsa Krasnokazarmennaya, un impressionnant et lourd édifice datant de l’époque tsariste. Il s’agissait d’une conférence ordinaire, marquée comme et toujours par un somptueux banquet. Rojkov accueillit ses camarades officiers à l’entrée principale et, quand ils furent tous assemblés, les conduisit en bas aux superbes bains de vapeur. Il y avait là tous les commandants des théâtres d’opérations accompagnés de leurs adjoints, de leurs commandants de l’air et de leurs commandants de flotte, une petite galaxie de médailles, d’étoiles, de rubans et de soutaches d’or. Dix minutes plus tard, nus à part une serviette et une poignée de verges de bouleau, ils ne représentaient plus qu’un groupe anonyme d’hommes d’un certain âge, peut-être un peu plus en forme que le Soviétique moyen.
Ils se connaissaient tous. Bien que beaucoup fussent rivaux, ils étaient membres néanmoins d’une même profession et, avec cette intimité caractéristique des bains de vapeur russes, ils bavardèrent à bâtons rompus. Certains étaient déjà grands-pères et parlaient avec animation de leur lignée. Quelles que fussent les rivalités personnelles, il était entendu que les officiers supérieurs veillaient sur la carrière des fils de leurs camarades ; des renseignements étaient donc brièvement échangés sur tel ou tel fils qui servait dans tel ou tel régiment et attendait une promotion ou une mutation. Enfin, ce fut la classique dispute sur la « force » de la vapeur. Rojkov régla péremptoirement la question en faisant couler un petit filet d’eau froide, mince mais régulier, sur les pierres brûlantes au centre de la salle. Le sifflement suffirait à neutraliser tout système d’écoute, si l’air humide et chaud ne les avait pas déjà complètement rouillés. Rojkov n’avait pas du tout laissé deviner ce qui se préparait. Mieux valait, pensait-il, leur causer un choc, afin d’obtenir de franches réactions.
— Camarades, j’ai une déclaration à vous faire.
Les conversations se turent et les têtes se tournèrent vers lui avec curiosité.
Allons-y gaiement.
— Camarades, le 15 juin de cette année, dans quatre mois tout juste, nous lancerons une offensive contre l’OTAN.
Pendant un moment, on n’entendit que le sifflement de la vapeur et puis trois hommes s’esclaffèrent ; ils avaient bu quelques solides rasades dans l’intimité de leur voiture d’état-major, sur la route du Kremlin. Ceux qui étaient assez près du C-en-C Terre ne sourirent pas.
— Vous parlez sérieusement, camarade maréchal ? demanda le commandant en chef du théâtre ouest et, recevant en réponse un hochement de tête, il poursuivit : Peut-être aurez-vous alors la bonté de nous expliquer les raisons de cette action ?
— Naturellement. Vous êtes tous au courant de la catastrophe survenue à Nijnevartovsk. Ce que vous n’avez pas encore appris, c’est quelles sont ses implications stratégiques et politiques...
Il fallut six minutes bien remplies pour résumer tout ce qu’avait décidé le Politburo.
— Dans un petit peu plus de quatre mois, nous lancerons l’opération militaire la plus cruciale de l’histoire de l’Union soviétique : la destruction de l’OTAN en tant que force militaire et politique. Et nous réussirons.
Il contempla les officiers en silence. Et puis Pavel Alexeyev, commandant adjoint du théâtre sud-ouest, prit la parole.
— J’avais entendu des rumeurs. C’est si grave que ça ?
— Oui. Nous avons une réserve suffisante de pétrole pour douze mois d’opérations normales ou assez pour soixante jours d’opérations de guerre, après une brève période d’entraînement accéléré.
Le prix, qu’il ne révéla pas, étant la paralysie de l’économie avant la mi-août.
Alexeyev se pencha en avant et se fouetta avec sa poignée de branches. Le geste évoquait bizarrement un lion remuant la queue. À cinquante ans, il était un des plus jeunes officiers, un soldat intellectuel respecté et un bel homme avec des épaules de bûcheron. Ses yeux noirs au regard intense clignèrent dans le nuage de vapeur.
— La mi-juin ?
— Oui, répondit Rojkov. C’est le temps que nous avons pour préparer nos plans et nos hommes.
Il regarda autour de lui. Déjà le plafond disparaissait dans la vapeur.
— Je présume que nous sommes ici afin de pouvoir parler franchement entre nous, n’est-ce pas ?
— C’est exact, Pavel Leonidovitch.
Rojkov n’était pas du tout surpris qu’Alexeyev ait été le premier à parler. Il avait soigneusement suivi sa carrière depuis dix ans et l’avait favorisée. C’était le fils unique d’un général de blindés de la Grande Guerre mis à la retraite d’office pendant les purges de Nikita Khrouchtchev à la fin des années 50.
Alexeyev descendit lentement des gradins de marbre.
— Camarades, j’accepte tout ce que le maréchal Rojkov nous a dit. Mais... quatre mois ! Quatre mois pendant lesquels nous risquons d’être détectés et de perdre tout l’élément de surprise. Alors, qu’arrivera-t-il ? Non, nous avons déjà un plan pour ça : Joukov-4 ! Mobilisation immédiate ! Nous pouvons tous être de retour à notre poste de commandement en six heures. Si nous devons diriger une attaque surprise, alors que c’en soit une que personne ne pourra détecter à temps... dans soixante-douze heures !
Pendant quelques instants, on n’entendit que le sifflement de la vapeur, et puis tout à coup le bruit explosa dans la salle. Joukov-4 était une variante d’hiver d’un plan basé sur la découverte hypothétique des intentions de l’OTAN de lancer une offensive surprise sur les pays du pacte de Varsovie. Dans un cas pareil, la doctrine militaire soviétique était banale : la meilleure défense, c’est l’attaque ; on devançait les armées de l’OTAN en passant immédiatement à l’offensive avec des divisions mécanisées de catégorie A en Allemagne de l’Est.
— Mais nous ne sommes pas prêts ! protesta le commandant en chef Ouest.
Son commandement était « en pointe » avec un QG à Berlin. Toute offensive contre l’Allemagne fédérale relevait de sa responsabilité.
Alexeyev leva les mains.
— Eux non plus. Ils le sont même encore moins que nous. Écoutez, consultez nos rapports des SR. 14 % de leurs officiers sont en vacances. Ils terminent un cycle d’entraînement, d’accord, mais justement, une grande partie de leur matériel est à la révision et beaucoup de leurs officiers généraux ont regagné leurs capitales respectives pour en tirer le bilan. Leurs troupes ont pris leurs quartiers d’hiver : c’est la saison de l’entretien de l’armement et du travail d’écritures. L’entraînement physique est réduit... Qui est-ce qui a envie de courir dans la neige, hein ? Les hommes ont froid, ils boivent plus que d’habitude. C’est le moment rêvé pour nous ! Nous savons tous que le soldat soviétique, historiquement, se bat mieux en hiver et l’OTAN est à son niveau de préparation le plus bas.
— Mais nous aussi, jeune imbécile, gronda le C-en-C Ouest.
— Nous pouvons y remédier en quarante-huit heures ! rétorqua Alexeyev.
— Impossible, affirma l’adjoint d’Ouest, s’empressant de soutenir son supérieur.
— Atteindre le niveau de préparation optimal exige plusieurs mois, reconnut Alexeyev. Mais ce sera difficile pour nous, sinon impossible, de le dissimuler.
Il avait peu de chances de faire comprendre son point de vue mais il se devait d’essayer.
— Comme nous l’a dit le maréchal Rojkov, Pavel Leonidovitch, on nous promet une maskirovka politique et militaire, rappela un général.
— Je suis certain que nos camarades du KGB et nos habiles dirigeants politiques accompliront des miracles, répliqua-t-il au cas où il y aurait des micros dissimulés. Mais n’est-ce pas exagéré d’espérer que les impérialistes – qui nous craignent et nous détestent tant, avec tous les agents et les satellites-espions qu’ils possèdent – ne vont pas remarquer un redoublement de notre activité d’entraînement ? Nous savons qu’à chaque fois que nous procédons à de grandes manoeuvres, l’OTAN accélère sa préparation. Si notre entraînement dépasse les normes usuelles, ils seront encore plus sur le qui-vive. L’Allemagne de l’Est grouille d’espions occidentaux. L’OTAN réagira, elle nous attendra à la frontière avec tout ce que contiennent ses arsenaux collectifs.
Au contraire, si nous attaquons avec ce que nous avons – tout de suite ! —, nous détenons l’avantage. Nos hommes ne sont pas en train de faire du ski dans les Alpes ! Joukov-4 est conçu pour passer de la paix à la guerre en quarante-huit heures. L’OTAN n’a absolument aucun moyen de réagir aussi vite : c’est le temps qu’il leur faut rien que pour trier leurs informations et les présenter à leurs ministres. À ce moment, nos bombes tomberont déjà sur la Brèche de Fulda et nos chars avanceront derrière elles !
— Trop de choses risquent de mal tourner ! s’écria le C-en-C Ouest en se levant si vivement qu’il faillit perdre sa serviette ; il la retint de la main gauche tout en brandissant son point droit vers son cadet. Et l’entraînement de nos hommes avec leur nouvel attirail de combat ? Et la préparation des pilotes ? Rien que ça, c’est un problème insurmontable ! Nos pilotes ont besoin d’au moins un mois d’entraînement intensif. Et aussi les conducteurs de char, les canonniers et les tirailleurs !
Si vous connaissiez votre métier, ils seraient déjà prêts, sale coureur députés ! pensa Alexeyev. Le commandant en chef Ouest était un homme de soixante et un ans qui aimait à faire la preuve de ses prouesses viriles – et à s’en vanter ! — au détriment de ses devoirs professionnels. Mais il était politiquement sûr. Tel est le système soviétique, pensa le jeune général. Nous avons besoin de bons combattants et qu’est-ce qu’on nous donne pour défendre la Rodina ? La loyauté politique ! Il se rappelait amèrement ce qui était arrivé à son père en 1958. Mais il ne se permettait pas de reprocher au Parti le contrôle de ses forces. Le Parti était l’État, après tout, et il était un serviteur juré de l’État. Encore une carte à jouer :
— Camarade général, vous avez de bons officiers à la tête de vos divisions, de vos régiments, de vos bataillons. Faites-leur confiance, ils connaissent leur devoir.
Ça ne pouvait pas faire de mal de brandir la bannière de l’Armée rouge, raisonnait Alexeyev. Rojkov se leva alors et tout le monde tendit l’oreille, pour entendre son point de vue.
— Ce que vous dites a du mérite, Pavel Leonidovitch, mais allons-nous jouer sur un coup de dés la sécurité de notre patrie ? dit-il en secouant la tête. Non. Nous nous fions à la surprise, oui, pour ouvrir la voie à l’audacieuse offensive de nos blindés. Et nous aurons notre effet de surprise. Les Occidentaux ne voudront pas croire à ce qui se passe, le Politburo sera là pour les apaiser. L’Ouest mettra peut-être trois jours – ou quatre – pour comprendre ce qui arrive et même alors, ils ne seront pas mentalement préparés.
Les officiers suivirent Rojkov hors de la salle pour aller se rincer sous les douches froides. Dix minutes plus tard, reposés, rafraîchis, revêtus de leur uniforme de parade, ils se rassemblèrent dans une salle de banquet du deuxième étage. Les serveurs, dont plusieurs étaient des indicateurs du KGB, remarquèrent leur humeur morose et leurs conversations à voix basse défiant toute oreille indiscrète. Les généraux savaient que la Lefortovo, la prison du KGB, n’était qu’à un kilomètre.
— Nos plans ? demanda le C-en-C Sud-Ouest à son adjoint.
— Combien de fois avons-nous joué à ce jeu de guerre ? répondit Alexeyev. Voilà des années que nous examinons toutes les cartes et les formules. Nous connaissons les concentrations d’hommes et de chars. Nous connaissons les routes, les chemins, les carrefours que nous devrons emprunter et ceux que l’OTAN empruntera. Nous connaissons nos horaires de mobilisation et les leurs. La seule chose que nous ignorons, c’est si notre plan soigneusement tracé marchera. Nous devrions attaquer immédiatement.
— Et si notre attaque se passe trop bien et si l’OTAN a recours à une défense nucléaire ? demanda l’officier supérieur.
Alexeyev reconnut la gravité de l’observation.
— Ils risquent d’y avoir recours de toute façon, camarade. Tous nos plans s’appuient lourdement sur l’effet de surprise, n’est-ce pas ?
— Vous vous trompez, mon jeune ami, interrompit le commandant du Sud-Ouest. La décision d’utiliser les armes nucléaires est politique. Empêcher leur utilisation est aussi un acte politique, qui nécessite du temps.
— Mais si nous attendons plus de quatre mois, comment pouvons-nous être assurés de la surprise stratégique ?
— Nos dirigeants politiques nous l’ont promise.
— L’année de mon entrée à l’Académie Frunze, le Parti nous a aussi promis l’avènement du « véritable communisme » et nous en a donné solennellement la date. Celle-ci est passée de six ans.
— Vous ne risquez rien avec moi, Pacha, je vous comprends. Mais si vous n’apprenez pas à surveiller votre langue...
— Pardonnez-moi, camarade général. Nous devons envisager la possibilité d’un échec de l’effet de surprise. « Au combat, en dépit de la plus minutieuse préparation, les risques ne peuvent être évités », déclara Alexeyev en citant le manuel de l’Académie Frunze. Il convient donc en traçant les plans dans le détail de tenir bien compte de toutes les exigences possibles de l’opération générale. »
— Vous avez la mémoire d’un koulak, Pacha ! s’exclama en riant son commandant en lui servant encore un verre de vin de Géorgie. Vous avez raison, bien sûr.
— Faute de surprendre, nous serons contraints à une campagne d’usure sur une grande échelle, une version haute technologie de la guerre de 14-18.
— Que nous gagnerons, affirma le commandant en chef Terre assis à côté d’Alexeyev.
— Que nous gagnerons, reconnut le jeune général. Mais si, et seulement si, nous sommes capables d’imposer son allure à la guerre et si nos amis de la Marine peuvent empêcher le réapprovisionnement de l’OTAN par l’Amérique.
Rojkov fit signe au commandant en chef de la Marine.
— Maslov ! Nous aimerions connaître votre opinion sur la coordination des forces dans l’Atlantique Nord.
— Notre mission ? demanda Maslov avec méfiance.
— Si nous ne réussissons pas à surprendre l’Occident, Andreï Petrovitch, il sera nécessaire que nos camarades bien-aimés de la Marine isolent l’Europe de l’Amérique, déclara Rojkov.
— Donnez-moi une division de troupes aéroportées et ce sera possible, répliqua gravement Maslov, qui buvait un verre d’eau minérale et avait pris soin d’éviter l’alcool en cette froide soirée de février. La question est de savoir si notre stratégie en mer doit être offensive ou défensive. La flotte de l’OTAN – en particulier la Marine américaine – est une menace directe contre la Rodina{1}. L’US Navy à elle seule possède les avions et porte-avions nécessaires pour attaquer la péninsule de Kola. Si les Américains réussissent à s’emparer de Kola, ils nous empêcheront évidemment de fermer l’Atlantique Nord. Et l’entrée des Américains dans la mer de Barents constituera une menace directe contre nos forces nucléaires de dissuasion et pourrait avoir de plus funestes conséquences que vous ne croyez.
En revanche, si vous persuadez STAVKA de nous soutenir pour la mise à exécution de l’opération Gloire polaire, nous serons en mesure de prendre l’initiative du combat dans l’Atlantique Nord. (Il brandit un poing.) En agissant ainsi, premièrement (il leva un doigt), nous empêchons une attaque navale américaine contre la Rodina ; deuxièmement (un autre doigt), nous utilisons au maximum nos forces sous-marines en Atlantique Nord où passent les routes maritimes marchandes, au lieu de les conserver pour la défense passive, et troisièmement (un dernier doigt), nous employons au maximum notre aéronavale.
— Et pour accomplir tout cela vous n’avez besoin que d’une de nos divisions aéroportées ? Résumez-nous votre plan, s’il vous plaît, camarade amiral, dit Alexeyev.
Maslov parla pendant cinq minutes et conclut :
— Avec un peu de chance, nous porterons un coup paralysant aux marines de l’OTAN et nous nous retrouverons dans une position avantageuse pour l’après-guerre.
Le C-en-C Ouest intervint :
— Nous devrions plutôt attirer leurs porte-avions et les détruire.
— Les Américains en ont cinq ou six qu’ils peuvent utiliser contre nous dans l’Atlantique. Chacun met en oeuvre cinquante-huit avions capables de s’assurer la supériorité aérienne ou de jouer un rôle dans une attaque nucléaire, en plus de ceux qui servent à la défense de la flotte, répliqua Maslov. Notre intérêt, camarade, est de garder ces navires aussi éloignés que possible de la Rodina.
Rojkov remarqua du respect dans les yeux d’Alexeyev. Le plan Gloire polaire était à la fois audacieux et simple. Il intervint d’une voix pensive :
— Je suis impressionné, Andreï Petrovitch. Je veux avoir dès demain après-midi un rapport détaillé sur ce plan. Vous dites que si nous pouvons vous accorder ce que vous demandez, la réussite de cette entreprise est plus que probable ?
— Voilà cinq ans que nous travaillons à ce plan, en nous attachant plus particulièrement à sa simplicité. Le succès tient seulement à deux éléments.
— Très bien. Vous aurez mon soutien, approuva Rojkov.