28
 
Remèdes

ALFRED, RFA

Comme prévu, le pont dura moins d’une heure. Pendant ce temps, Alexeyev avait fait passer tout un bataillon d’infanterie motorisée et, bien que l’OTAN eût déclenché deux violentes contre-attaques sur sa tête de pont, les chars qu’il avait disposés sur la rive orientale avaient pu les repousser par un tir direct. Maintenant, l’OTAN avait repris haleine et assemblait son artillerie. Des canons lourds pilonnaient la tête de pont et les chars, du côté soviétique de la Leine ; pour tout aggraver, les embarcations d’assaut étaient retardées par une circulation incroyable, des embouteillages sur la route entre Sack et Alfeld. L’artillerie lourde allemande jonchait la route et le terrain environnant d’un déploiement de mines, chacune assez puissante pour faire sauter les chenilles d’un char ou les roues d’un camion. Des sapeurs balayaient continuellement la chaussée, en employant des mitrailleuses lourdes pour faire détoner les mines, mais cela prenait du temps et elles n’étaient pas toutes repérées avant d’avoir explosé sous un véhicule lourdement chargé.

Alexeyev avait établi son quartier général dans un magasin de photographie dominant la rivière. La vitrine était brisée depuis longtemps et, à chaque pas, ses bottes crissaient sur des éclats de verre. Il examinait la rive opposée à la jumelle et souffrait pour ses hommes qui s’efforçaient de repousser les soldats et les chars installés sur les hauteurs. À quelques kilomètres, tous les canons mobiles de la VIIIe Armée de gardes se ruaient vers le front pour apporter leur soutien à la division de chars d’Alexeyev. Sergetov et lui les envoyèrent riposter aux canons de l’OTAN.

— Avions ennemis ! cria un lieutenant.

Alexeyev se tordit le cou et aperçut un point, vers le sud, qui grandit vite et devint un chasseur allemand F-104. Des balles traçantes jaillirent de ses pièces anti-aériennes et l’éliminèrent du ciel avant qu’il puisse lâcher ses bombes. Mais un autre apparut aussitôt qui tira sur le véhicule du canon et le fit exploser. Alexeyev jura quand le chasseur monomoteur piqua, lâcha deux bombes de l’autre côté de la rivière et s’esquiva. Elles tombèrent lentement, retardées par de petits parachutes et, à vingt mètres du sol, elles parurent emplir les airs de brouillard. Alexeyev se jeta par terre alors que le nuage de vapeur explosive des bombes détonait. L’onde de choc fut effroyable ; une vitrine vola en éclats au-dessus de lui, le couvrant d’une averse de débris de verre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla Sergetov, assourdi par la détonation. Vous êtes blessé, camarade général !

Alexeyev se passa une main sur la figure. Il la regarda ; elle était toute rouge. Ses yeux piquaient et il vida son bidon d’eau sur sa figure pour les nettoyer de tout ce sang. Le commandant Sergetov lui colla un pansement sur le front, d’une seule main remarqua Alexeyev.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Je suis tombé sur du verre cassé. Ne bougez pas, camarade général, vous saignez comme un boeuf égorgé.

Un général de division surgit. Alexeyev reconnut Viktor Bérégovoy, le commandant en second de la VIIIe Armée de gardes.

— Camarade général, vous avez l’ordre de regagner le QG. Je viens vous relayer.

— Qu’est-ce que vous racontez ? rugit Alexeyev.

— Ordres du commandant en chef Ouest, camarade. Je suis général de blindés. Je peux commander, ici. Permettez-moi de vous dire que vous vous êtes brillamment comporté. Mais on a besoin de vous ailleurs.

— Pas avant que j’aie fini !

— Camarade général, si vous voulez que cette traversée réussisse, nous avons besoin de davantage de soutien, ici. Qui peut le mieux s’arranger pour fournir ce soutien, vous ou moi ? demanda raisonnablement Bérégovoy.

Alexeyev poussa un soupir rageur. Le général avait raison, mais, pour la première fois, Pavel Leonidovitch Alexeyev avait commandé, réellement commandé, des hommes à la guerre et il l’avait bien fait, il en était sûr. Il avait été un bon commandant !

— Nous n’avons pas le temps de discuter. Vous avez votre mission et j’ai la mienne, reprit Bérégovoy.

— Vous connaissez la situation ?

— Tout à fait. Il y a un véhicule là derrière, pour vous reconduire au QG.

Alexeyev retint le pansement sur sa tête — Sergetov l’avait mal collé – et sortit par la porte de derrière du magasin, qui n’était plus qu’un trou béant. Un transport d’infanterie BMD était là, dont le moteur tournait. Alexeyev y monta et y trouva un infirmier qui s’empressa de soigner sa blessure. Alors que le véhicule démarrait, il écouta s’éloigner le fracas de la bataille. Il n’avait jamais rien entendu d’aussi triste.

BASE AÉRIENNE DE LANGLEY, VIRGINIE, USA

Rien ne valait une Distinguished Flying Cross pour faire le bonheur d’un aviateur et le commandant Nakamura se demanda si elle serait la première femme pilote de l’Air Force à en recevoir une. Sinon, tant pis. Elle avait enregistré sur bande ses trois Badgers et un pilote de l’aéronavale, qu’elle avait rencontré en Grande-Bretagne, lui avait dit qu’elle était un sacré pilote, pour quelqu’un de l’Air Force. Sur quoi elle lui avait rappelé que si les connards de pilotes de l’aéronavale l’avaient écoutée, leur base aérienne ne serait peut-être pas chez le rétameur. Jeu, set et partie, pensa-t-elle en riant, pour le commandant Amelia « Buns » Nakamura, USAF.

Tous les F-15 qui pouvaient être convoyés de l’autre côté de l’Atlantique l’avaient été et maintenant elle avait une autre mission. Quatre seulement des Eagles de la 48e escadrille de chasseurs-intercepteurs étaient encore à Langley. Les autres étaient dispersés du haut en bas de la côte Atlantique, avec les deux pilotes qui étaient qualifiés pour les missiles ASAT anti-satellites. Dès qu’elle l’avait appris, elle avait sauté sur son téléphone et déclaré au Commandement spatial qu’elle était le pilote d’Eagle qui avait calculé le plan de vol de l’ASAT et pourquoi retirer un pilote de combat du front alors qu’elle pouvait accomplir la mission fort bien, merci.

Elle s’assura que le vilain missile était correctement accroché dans son support aérien. Il avait été retiré de la réserve et ré-examiné par des experts. Buns secoua la tête. Il n’y avait eu qu’un seul essai réel du système avant que le moratoire suspende le projet. Un essai réussi, certes, mais un seul. Elle espéra que ça marcherait. La marine avait vraiment besoin de l’aide des lourdauds de l’aviation.

Le commandant termina sa ronde, en prenant tout son temps – son objectif n’était pas encore au-dessus de l’océan Indien – puis elle se boucla dans son Eagle, passa les mains sur ses commandes, régla son siège et programma finalement dans le système inertiel de navigation les chiffres peints sur le mur du hangar, pour que le chasseur sache où il était. Enfin, elle mit le contact. Son casque protégea ses oreilles du hurlement strident des deux moteurs Pratt et Whitney. Les aiguilles de ses cadrans se mirent dans la bonne position. Au-dessous d’elle, le chef d’équipe examina soigneusement l’appareil, puis il lui fit signe de rouler sur la piste. Six personnes y étaient, en arrière de la ligne rouge d’avertissement pour préserver leurs tympans du bruit. Toujours plaisant d’avoir un public, pensa-t-elle.

— Eagle Un-Zéro-Quatre prêt à décoller, annonça-t-elle à la tour.

— Bien reçu, Un-Zéro-Quatre. Autorisation de décoller. Le vent est du deux-cinq-trois à douze noeuds.

Le chasseur Eagle roula sur la piste comme une cigogne estropiée. Une minute plus tard il était dans les airs, et elle éprouva un sentiment de puissance pure en pointant son Eagle vers le zénith.

Kosmos 1801 achevait son parcours sud et contournait le détroit de Magellan pour remonter vers le nord au-dessus de l’Atlantique. La passe orbitale l’entraînerait à deux cents milles au large de la côte américaine. À la station de contrôle au sol, des techniciens se préparèrent à actionner le puissant radar de surveillance maritime. Ils étaient sûrs qu’une escadre américaine de porte-avions était en mer, mais n’avaient pu la localiser. Trois régiments de Backfires attendaient le renseignement qui leur permettrait de renouveler leur exploit du deuxième jour de la guerre.

Nakamura manoeuvra son chasseur sous la queue du ravitailleur et l’opérateur enfonça habilement la lance dans le dos de son appareil. Dix mille livres de carburant furent transférés dans ses réservoirs en quelques minutes seulement et, quand elle se dégagea, un petit nuage de vapeur de kérosène s’échappa dans le ciel.

— Gulliver, ici Un-Zéro-Quatre, à vous, appela-t-elle à la radio.

— Un-Zéro-Quatre, ici Gulliver, répondit un colonel dans le compartiment passager d’un Learjet croisant à quarante mille pieds.

— Le plein est fait, parée à y aller. Tous les systèmes du bord sont au vert. J’orbite au point Sierra. Parée à entamer la montée d’interception. À vous.

— Bien reçu, Un-Quatre-Zéro.

Le commandant Nakamura maintint son Eagle dans un petit cercle serré. Elle ne voulait pas gaspiller une seule goutte de carburant quand elle commencerait son ascension. Elle se déplaça légèrement dans son siège, ce qui pour elle était une grande manifestation d’émotion en vol, et se concentra sur son appareil. Tout en gardant un oeil sur ses instruments, elle s’ordonna de contrôler sa respiration.

Les radars du Commandement spatial repérèrent le satellite quand il passa le long du renflement de l’Amérique du Sud. Les ordinateurs comparèrent sa route et sa vitesse aux données connues, se rapportèrent à la position du chasseur de Nakamura et crachèrent des ordres qui furent immédiatement transmis au Learjet.

— Un-Zéro-Quatre, arrivez sur deux-quatre-cinq.

— Je tourne, dit le commandant en virant sec. Je reste sur deux-quatre-cinq.

— Préparez-vous... préparez-vous... Foncez !

— Bien reçu.

Buns poussa les gaz à fond et actionna ses fusées arrière. L’Eagle fit un bond de cheval éperonné en accélérant à travers Mach 1 en quelques secondes. Elle tira sur le manche à balai et le chasseur monta à un angle de quarante-cinq degrés en accélérant toujours dans le ciel assombri. Elle ne regarda pas dehors. Ses yeux étaient rivés sur ses jauges ; le chasseur devait conserver un profil de vol particulier pendant les deux minutes suivantes. Alors que l’Eagle fonçait dans le ciel, l’aiguille de l’altimètre tournait autour de son cadran. Quinze mille mètres, dix-huit mille mètres. Vingt mille... Vingt-cinq mille mètres. Des étoiles étaient maintenant visibles dans le ciel presque noir, mais Nakamura ne les voyait pas.

— Allez, bébé, trouve ce salopard, pensa-t-elle tout haut.

Sous l’appareil, le missible ASAT activa sa tête chercheuse, guettant dans les airs la signature infrarouge du satellite soviétique. Un voyant clignota sur le tableau de bord de Buns.

— Mon arme cherche ! Je répète, mon arme cherche ! La séquence d’auto-lancement est activée. Altitude vingt-huit mille six cent soixante-dix mètres et... Lancement ! Lancement !

Elle sentit son appareil sursauter quand le lourd missile se décrocha ; aussitôt, elle se mit en perte de vitesse et rabattit le manche pour amorcer un looping. Elle vérifia son carburant. La montée sur les fusées arrière avait presque vidé ses réservoirs, mais elle avait de quoi regagner Langley sans se ravitailler encore une fois. Elle volait déjà vers la base quand elle s’aperçut qu’elle n’avait pas vu le missile. Peu importait. Elle vira vers l’ouest et laissa l’Eagle perdre de l’altitude pour une longue descente en diagonale qui se terminerait à Langley.

À bord du Learjet, une caméra suivit l’ascension du missile. Le moteur à carburant solide de la fusée brûla pendant trente secondes, puis la tête chercheuse se sépara. Dans l’ogive, une tête chercheuse MHV, un dispositif sensible aux infrarouges, avait déjà trouvé son objectif. Le réacteur nucléaire du satellite dégageait dans l’espace des ondes de chaleur et la signature infrarouge qui en résultait rivalisait avec le soleil. Alors que la puce électronique de son cerveau calculait la voie d’interception, le MHV procéda à une légère modification et la distance entre la tête chercheuse et le satellite se réduisit, à une vitesse astronomique. Le satellite orbitait vers le nord à trente mille kilomè-tres-heure, le MHV vers le sud à plus de seize mille, un kamikaze de haute technique. Et puis...

— Dieu de dieu ! s’écria l’officier supérieur, dans le Learjet en détournant les yeux de l’écran de télévision, où des centaines de kilos d’acier et de céramique venaient de se transformer en vapeur. Ça c’est une mise à mort ! Je peux le dire, une mise à mort !

L’image télévisée fut transmise au Commandement spatial où une image radar la confirma. L’énorme satellite n’était plus qu’un nuage de débris sur orbite.

— Objectif éliminé, dit une voix plus calme.

LENINSK, KUZWETSKI, RSFSR

La perte du signal de Kosmos 1801 fut enregistrée quelques secondes après son élimination du ciel. Ce ne fut pas une surprise pour les techniciens russes de l’espace, car le 1801 avait épuisé ses fusées de manoeuvre quelques jours plus tôt et il était donc une cible facile. Une autre fusée spatiale F-1M attendait sur sa rampe au Kosmodrome de Baïkonour. Dans les deux heures, un compte à rebours abrégé commencerait... mais désormais la capacité pour la marine soviétique de localiser et de combattre des flottes ennemies était sérieusement compromise.

BASE AÉRIENNE DE LANGLEY, VIRGINIE, USA

— Alors ? demanda Buns en sautant de son chasseur.

— Mise à mort. Nous l’avons sur bande, répondit un autre commandant. Ça a marché.

— Quand vont-ils lancer un remplaçant, à votre avis ?

Encore une réussite comme ça et je serai un as !

— Nous pensons qu’ils en ont un sur la rampe en ce moment. Entre douze et vingt-quatre heures. Impossible de savoir combien d’engins de secours ils ont sous la main.

Nakamura hocha la tête. Il restait en tout et pour tout à l’US Air Force six missiles ASAT. Peut-être assez, peut-être pas... Une mission réussie n’en faisait pas une arme digne de confiance. Elle alla au QG de l’escadrille, pour prendre un café.

STENDAL, RDA

— Nom de dieu, Pacha ! jura le commandant en chef Ouest. Je n’ai pas un adjoint à quatre étoiles pour qu’il s’en aille jouer au commandant de division. Regardez-vous ! Vous auriez pu avoir la tête emportée !

— Nous avions besoin d’une percée. Le commandant des blindés était tué et son adjoint était trop jeune. Je nous ai donné la percée.

— Où est le capitaine Sergetov ?

— Commandant Sergetov, rectifia Alexeyev. Il m’a remarquablement assisté. Il est plein de coupures et il se fait soigner. Alors. Quels renforts avons-nous, en route, pour la VIIIe gardes ?

Les deux généraux allèrent examiner une grande carte.

— Ces deux divisions blindées sont déjà en route... Dix à douze heures. Quelle est la solidité de votre tête de pont ?

— Pourrait être meilleure, reconnut Alexeyev. Il y avait trois ponts, là, mais un cinglé s’est mis à lâcher des roquettes sur la ville et il en a démoli deux. Ça n’en laissait qu’un. Nous avons réussi à faire passer un bataillon motorisé ainsi que des chars, avant que les Allemands ne puissent le détruire. Ils ont un gros soutien d’artillerie et quand je suis parti, nous attendions d’une minute à l’autre du matériel pontonnier et des embarcations. L’homme qui m’a relevé essaiera de renforcer la position dès qu’il pourra organiser une traversée en force.

— Opposition ?

— Maigre, mais ils ont le terrain pour eux. Je l’estime à un régiment environ, ce qui reste des autres unités de l’OTAN. Des chars, mais en majorité de l’infanterie motorisée. Ils ont aussi un important soutien d’artillerie. Quand je suis parti, les choses étaient à peu près à égalité. Nous avons une plus forte puissance de feu, mais nos batteries sont coincées de notre côté de la Leine. C’est une course à qui se renforcera le plus vite.

— Après votre départ, l’OTAN a fait donner l’aviation. Les nôtres essaient de repousser les assauts, mais l’OTAN semble nous devancer, en l’air.

— Nous ne pouvons pas attendre la nuit. Le ciel nocturne appartient à ces salauds.

— Alors on y va maintenant ?

Alexeyev hocha la tête, en pensant aux pertes qu’il infligeait à « sa » division.

— Dès que nous aurons rassemblé les bateaux. Nous étendrons la tête de pont à deux kilomètres et puis nous monterons nos ponts. Qu’est-ce que l’OTAN fait venir ?

— Les écoutes radio ont identifié deux brigades en route. Une britannique et une belge.

— Ils vont envoyer plus que ça. Ils doivent savoir de quoi nous sommes capables si nous exploitons ceci. Nous avons la Ire Armée de chars en réserve...

— Vous voudriez engager la moitié de nos réserves ici ?

— Je ne vois pas de meilleur endroit.

Alexeyev désigna la carte. La poussée sur Hanovre avait été arrêtée en vue de la ville. Les groupes d’armée du nord étaient arrivés dans les faubourgs de Hambourg, au prix de la perte presque totale des formations de chars de la IIIe Armée de choc.

— Avec un peu de chance, nous pouvons lancer toute la Ire sur les arrières de l’ennemi. Ça nous conduira au moins jusqu’à la Weser... peut-être jusqu’au Rhin.

— Un grand coup de dés, Pacha, souffla le commandant en chef.

Mais les chances, là, étaient meilleures que partout ailleurs sur la carte. Si les forces de l’OTAN étaient aussi éparses que le disait le personnel du renseignement, elles devraient bien s’effondrer quelque part. C’était peut-être la bonne solution ?

— Très bien. Commencez à lancer les ordres.

FASLANE, ÉCOSSE

— Et leurs forces ASM ? demanda le capitaine du USS Pittsburgh.

— Considérables. Nous estimons que les Russes possèdent deux importants groupes anti-sous-marins, l’un concentré sur le Kiev, l’autre sur un croiseur Kresta. Il y a aussi quatre groupes plus petits, chacun composé d’une frégate de classe Krivak et de quatre à six frégates de type Gricha et Mirka. Ajoutez à tout ça une grosse collection d’avions ASM et pour finir une bonne vingtaine de sous-marins, moitié nucléaires, moitié conventionnels, répondit l’officier d’informations.

— Pourquoi est-ce que nous les laissons garder la mer de Barents ? demanda à mi-voix Todd Simms, du USS Boston.

Ça, c’est une idée, approuva en silence McCafferty.

— Sept jours pour arriver là-bas ? demanda Pittsburgh.

— Oui, ce qui nous donne beaucoup de liberté dans le choix du moyen d’entrer dans la zone. Capitaine Little ?

Le capitaine du HMS Torbay monta sur l’estrade. Il n’était pas très grand, moins d’un mètre quatre-vingts, mais il avait de très larges épaules. Sa tête était couronnée de cheveux blonds en désordre. Quand il parla, ce fut avec une assurance durement gagnée.

— Nous menons une campagne que nous appelons Keypunch. L’objectif de Keypunch est d’évaluer les défenses ASM des Russes dans la mer de Barents, et aussi, naturellement de faire un sort au Sov qui aura le malheur de nous tomber dans les pattes.

James Little sourit. Le Torbay comptait quatre victoires.

— Les Russes ont installé une barrière de l’île de l’Ours à la Norvège. La zone autour de l’île de l’Ours est un champ de mines. Les Russes en posent depuis qu’elle a été prise il y a deux semaines par un raid de paras. Au sud de cette zone, autant que nous puissions le déterminer, la barrière est composée de quelques petits champs de mines et de sous-marins diesel de classe Tango en ligne de front, soutenus par des groupes ASM mobiles et des sous-marins nucléaires de classe Victor-III. Leur but paraît être moins de poursuivre pour tuer que de poursuivre pour écarter. Chaque fois qu’un de nos sous-marins a lancé une attaque contre la barrière, il y a eu une riposte vigoureuse.

À l’intérieur de la mer de Barents, c’est à peu près la même chose. Ces petits groupes de chasseurs-tueurs peuvent être foutrement dangereux. J’ai eu personnellement un affrontement avec un Krivak et quatre Grichas. À terre ils ont des hélicoptères et des avions à ailes fixes en soutien direct et la petite aventure a été très désagréable. Nous avons également découvert plusieurs nouveaux champs de mines. Les Soviétiques ont l’air de vous semer ça presque au petit bonheur dans des profondeurs qui vont jusqu’à cent brasses. Finalement, on dirait qu’ils ont tendu quelques pièges. L’un d’eux nous a coûté le Trafalgar. Ils ont posé un petit champ de mines et placé là-dedans un bruiteur qui fait exactement le même bruit qu’un Tango schnorkant ses diesels. Apparemment, le Trafalgar s’est approché pour se farcir le Tango et il a sauté sur une mine. Un truc à garder présent à l’esprit, messieurs.

Little prit un temps, pour laisser absorber cette information.

— Bien. Ce que nous voudrions que vous fassiez, c’est remonter nord-nord-ouest vers le bord de la banquise du Groenland, et puis vers l’est le long du pack jusqu’à la fosse de Svyatana Anna. Dans cinq jours, trois de nos sous-marins vont foutre une merde d’enfer contre la barrière, soutenus par nos avions ASM et par des chasseurs si ça peut s’arranger. Ça devrait retenir l’attention des Russes et attirer ses forces mobiles à l’ouest. Alors vous devriez pouvoir descendre vers le sud sur l’objectif. C’est un chemin détourné, bien sûr, mais qui vous permet d’utiliser vos sonars remorqués pendant un temps maximum et aussi de filer à une allure relativement rapide au bord de la banquise sans être détectés.

McCafferty réfléchit à cela. Le bord de la banquise était un endroit bruyant, avec des milliards de tonnes de glace constamment en mouvement.

— La route a été reconnue par les HMS Sceptre et Superb. Ils n’ont rencontré qu’une activité de patrouille réduite. Deux Tangos ont été trouvés dans cette zone. Nos gars avaient l’ordre de ne pas les attaquer, dit Little, ce qui révéla aux Américains l’importance de cette mission. Ils vous attendent tous, alors faites bien attention de ne rien engager en chemin.

— Comment est-ce que nous sortons ? demanda Todd Simms.

— Aussi vite que vous le pourrez. À ce moment-là, nous devrions avoir au moins un sous-marin de plus pour vous aider. Ils resteront à environ douze heures devant votre point estimé, éliminant toute l’opposition qu’ils rencontreront. Une fois que vous arriverez à la banquise, vous êtes livrés à vous-mêmes. Nos gars ne seront là que le temps qu’il vous faudra pour y arriver. Ensuite, ils ont autre chose à faire. Nous pensons que deux groupes ASM russes chercheront à vous repérer, là, pas de surprise, n’est-ce pas ? Nous essaierons de maintenir la pression, au sud de l’île de l’Ours, pour retenir sur place toutes les forces possible mais dans ce cas précis, la vitesse sera votre meilleure défense.

Le capitaine du USS Boston approuva. Il pouvait filer plus vite que les Russes ne pouvaient chasser.

— Pas d’autres questions ? demanda le Commandant en chef Sous-Marins Atlantique Est. Eh bien, bon vent, alors. Nous vous donnerons tout le soutien que nous pourrons.

McCafferty feuilleta les papiers du briefing pour chercher ses ordres de tir et les fourra dans sa poche arrière. Opération Doolittle. Simms et lui sortirent ensemble. Leurs sous-marins étaient au même quai. Le trajet en voiture fut bref et silencieux. Quand ils arrivèrent, on chargeait des missiles Tomahawk dans les douze tubes verticaux installés à l’avant du Chicago. Le Boston était un bâtiment plus ancien et avait dû décharger une partie de ses torpilles pour faire de la place aux Tomahawks. Aucun sous-marinier n’aime décharger des torpilles.

— T’en fais pas, je te couvrirai, dit McCafferty.

— C’est ça. On dirait qu’ils ont presque fini. Ce serait chouette de se taper encore une bière, hein ? dit Simms en riant.

— Allez, on se verra au retour.

Les deux hommes se serrèrent la main. Une minute plus tard, ils étaient chacun dans les entrailles de son bateau, pour veiller aux derniers préparatifs d’appareillage.

USS PHARRIS

Le Sikorsky Sea King avait tout juste la place sur l’hélipont de la frégate, mais pour les cas graves, les règlements étaient toujours tournés. Les plus grièvement blessés – brûlures par fuite de vapeur et membres fracturés – furent embarqués une fois que le plein de l’hélicoptère fut terminé et Morris le regarda décoller vers la côte. Commandant de ce qui restait de son Pharris, il remit sa casquette et alluma une nouvelle cigarette. Il ne savait toujours pas ce qui s’était passé avec ce Victor. D’une manière incompréhensible, le russe s’était faufilé d’un point à un autre.

— Nous avons tué trois de ces salopards, commandant, dit le chef Clarke en surgissant à côté de lui. Celui-là a juste eu du pot, peut-être.

— Vous lisez dans la pensée, chef ?

— Faites excuse, commandant. Vous vouliez mes rapports sur des trucs. Les pompes ont à peu près tout asséché. À vue de nez, nous devons embarquer dans les quarante litres d’eau par heure, à la brèche dans le coin inférieur tribord, ça ne vaut vraiment pas la peine d’en parler. La cloison tient le coup et nous avons des gars qui la surveillent. Même histoire pour la remorque. Les mecs du remorqueur connaissent bien leur boulot. Les machines signalent que les deux chaudières sont réparées. La Prairie-Masker fonctionne. Le Sea Sparrow aussi, au cas où nous aurions besoin de ça, mais les radars sont toujours en panne.

— Merci, chef. Comment sont les hommes ?

— Occupés. Plutôt muets. En colère.

Voilà l’avantage qu’ils ont sur moi, pensa Morris. Ils sont occupés.

— Sauf votre respect, commandant, vous avez l’air salement fatigué...

Le bosco s’inquiétait pour son chef, mais il en avait déjà trop dit — Nous nous reposerons tous bientôt.

SUNNYVALE, CALIFORNIE, USA

— Nous avons un oiseau qui s’envole, dit l’officier de surveillance au Commandement de défense aérospatiale d’Amérique du Nord. Il part de Baïkonour sur un cap de un-cinq-cinq, indiquant une inclinaison orbitale probable de soixante-cinq degrés. Selon les caractéristiques de la signature, c’est un SS-11 ICBM ou une fusée spatiale de type F-l.

— Rien qu’un ?

— Exact, un seul oiseau.

Un grand nombre d’officiers de l’US Air Force étaient soudain très tendus. Le missile partait sur un cap qui lui ferait survoler le centre des États-Unis dans quarante à cinquante minutes. La fusée en question pouvait être bien des choses. Le missile SS-9 soviétique, comme beaucoup de ses homologues américains, était obsolète et avait été adapté pour le lancement de satellites. Contrairement à ses homologues américains, il avait été initialement conçu comme un système de bombardement orbital fractionnel ou FOBS, un missile capable de placer une ogive nucléaire de vingt-cinq mégatonnes sur un plan de vol imitant celui d’un satellite inoffensif.

— Arrêt fusée de lancement... Oui, nous voyons la séparation et l’allumage du second étage, dit le colonel au téléphone en pensant : Les Russes feraient dans leur froc s’ils connaissaient la qualité de nos caméras. Le plan de vol se poursuit comme avant.

Le NORAD avait déjà alerté Washington. Si c’était une attaque nucléaire, la National Command Authority était prête à réagir. Énormément de scénarios actuels commençaient par l’explosion d’une grande ogive nucléaire à altitude orbitale au-dessus d’un pays-cible, provoquant des dégâts électromagnétiques massifs aux télécommunications. Le système SS-9 FOBS était fait sur mesure pour ce genre d’attaque.

— Séparation du deuxième étage... et allumage d’un troisième Vous notez notre indication de position, NORAD ?

— Affirmatif, répondit le général sous les monts Cheyenne.

Le signal émanant du satellite de premier avertissement était relié au quartier général de NORAD et une équipe de trente hommes de quart retenaient leur respiration en observant l’image de la fusée spatiale qui se déplaçait à travers la projection de la carte. Mon Dieu, faites que ça ne soit pas un nue...

En Australie, des radars au sol suivaient maintenant le véhicule, montraient l’ascension du troisième étage et la chute du deuxième dans l’océan Indien. Leurs informations aussi étaient relayées par satellite à Sunnyvale et aux monts Cheyenne.

— On dirait un dépouillement de bouclier, marmonna l’homme de Sunnyvale.

L’image radar montrait quatre nouveaux objets voletant autour du troisième étage. Probablement le bouclier protecteur en aluminium, nécessaire pour le vol dans l’atmosphère, mais représentant un poids inutile pour un engin spatial. On commença à respirer plus à l’aise. Un véhicule de rentrée avait besoin d’un tel bouclier, mais pas un satellite. Après cinq minutes de tension, c’était la première bonne nouvelle. Les FOBS ne se comportaient pas comme ça.

Un RC-135 de l’armée de l’air décollait déjà de la base aérienne de Tinker, dans l’Oklahoma. Au-dessus de ce qui avait été le compartiment des passagers dans le 707 reconverti, il y avait une grande caméra télescopique utilisée pour examiner les véhicules spatiaux soviétiques. À l’arrière, des techniciens mettaient en marche les systèmes de recherche employés pour braquer la caméra sur son lointain objectif.

— Ça y est, annoncèrent-ils à Sunnyvale. Le véhicule a atteint sa vitesse orbitale. Les chiffres initiaux semblent indiquer un apogée de deux cent cinquante kilomètres et un périgée de deux cent trente-huit.

— Votre évaluation ? demanda NORAD à Sunnyvale.

— Tout concorde avec un lancement de satellite radar de reconnaissance océanique. Le seul changement est l’insertion orbitale par le sud au lieu du nord.

Une demi-heure plus tard, tout le monde était rassuré. L’équipage du RC-135 prit d’excellentes photos du nouveau satellite soviétique. Avant qu’il ait terminé sa première révolution, il fut identifié comme un RORSAT. Le nouveau satellite radar de surveillance océanique allait causer un nouveau problème à la marine américaine, mais ce n’était pas la fin du monde. Les hommes et les femmes de Sunnyvale et des monts Cheyenne continuèrent leur veille.

ISLANDE

Ils suivaient un étroit sentier qui contournait la montagne. Vigdis disait que c’était un des lieux de visite préférés des touristes. Un petit glacier, sur le versant nord, alimentait une demi-douzaine de ruisseaux qui aboutissaient à une vallée assez importante pleine de fermettes. Ils avaient un poste d’observation superbe. Presque tout ce qu’il y avait à voir était au-dessous d’eux, dont plusieurs routes constamment surveillées. À douze kilomètres à l’ouest, il y avait une espèce de tour.

— Je me demande quelle station de radio c’est, ce truc-là, dit Smith.

Mike regarda Vigdis et elle répondit par un geste d’ignorance. Elle n’écoutait pas la radio.

— Pas facile à dire, de si loin, marmonna Edwards, mais il y a probablement des Russes.

Il déplia sa grande carte. Dans cette partie de l’île il y avait beaucoup de routes, mais il ne fallait pas s’y fier. Deux seulement avaient un revêtement carrossable. Les autres étaient qualifiées de « saisonnières » sur la carte, et Edwards se demanda ce que cela voulait dire, au juste. Certaines étaient bien entretenues, d’autres non, mais la carte ne disait pas lesquelles. Tous les soldats soviétiques qu’ils avaient vus au sol utilisaient des véhicules de type jeep, pas les auto-chenilles qu’ils avaient observées le premier jour de l’invasion. Mais avec quatre roues motrices, un bon conducteur pouvait aller presque n’importe où. Est-ce que les Soviétiques savaient bien conduire les jeeps en terrain accidenté ?... Tant de questions ! pensa le jeune lieutenant.

Il tourna ses jumelles vers l’ouest. Un bimoteur à hélices décollait d’un petit terrain. Tu avais oublié ça, hein ? Les Russes se servent de ces sauterelles pour trimbaler leurs soldats...

— Alors, sergent, qu’est-ce qu’on fait ?

Smith fit une grimace. Le choix, c’était entre le danger et l’épuisement physique. Un sacré choix, pensa-t-il. Et c’est pour ça que nous avons des officiers ?

— Il doit y avoir au moins des patrouilles, là en bas, mon lieutenant. Des tas de routes, des points de contrôle pour garder un oeil sur les péquenauds du coin. Supposons que cette radio soit un phare pour la navigation. Ça sera gardé. Les stations de radio normales sont gardées aussi, c’est sûr. Toutes ces fermes... Quel genre de fermes, Miss Vigdis ?

— Des moutons, des vaches laitières, des pommes de terre...

— Donc, quand les Russkies sont en perme, ils doivent se balader pour avoir des trucs frais à manger au lieu de leurs foutues conserves. C’est ce que nous ferions. Ça ne me dit rien de m’aventurer par là-bas, mon lieutenant.

Edwards approuva de la tête.

— D’accord, nous filons vers l’est. Nous sommes presque à court de vivres.

— Il y a toujours le poisson.

FASLANE, ÉCOSSE

Le Chicago prit la tête du dispositif. Un remorqueur de la Royal Navy l’avait aidé à quitter le quai et le sous-marin américain était à six noeuds pour sortir du chenal. Ils profitaient d’une « fenêtre » dans la couverture satellite soviétique. Ils auraient au moins six heures devant eux, avant qu’un autre satellite de reconnaissance ennemi les survole. Derrière McCafferty venaient le Boston, le Pittsburgh, le Providence, le Key West et le Groton, à des intervalles de deux milles.

— Que dit la sonde ? demanda McCafferty par l’interphone.

— Cent soixante-quinze mètres.

C’était le moment. McCafferty envoya les veilleurs en bas. Les seuls navires en vue étaient sur l’arrière. Le Boston était bien visible, son kiosque noir et ses plages jumelles glissant sur l’eau comme un ange de la mort. Le commandant du USS Chicago dévala l’échelle et ferma le panneau derrière lui. Encore huit mètres et il était au central où il ferma une autre porte qu’il verrouilla en tournant le volant à fond.

— Alerte, ordonna McCafferty. Profondeur soixante mètres.

Le bruit de l’air et de l’eau emplit le sous-marin et la longue coque noire entama sa descente.

McCafferty passa la carte en revue, dans sa tête. Soixante-quatorze heures jusqu’à la banquise et cap à l’est. Quarante-trois heures jusqu’à Svyatana et on virerait au sud. Après ça, ce serait le plus dur.

STENDAL, RDA

La bataille d’Alfeld devenait une chose vivante qui dévorait les hommes et les chars comme un loup dévore des lapins. Alexeyev pestait d’être à deux cents kilomètres de la division de chars qu’il considérait à présent comme la sienne. Il ne pouvait pas se plaindre de son remplaçant, ce qui n’arrangeait rien du tout. Le nouveau commandant avait parfaitement réussi une traversée forcée de la rivière en amenant deux nouveaux régiments d’infanterie motorisée sur la rive opposée et trois ponts étaient en construction sur la Leine, ou du moins on s’efforçait de les construire sous un tir d’artillerie meurtrier des unités de l’OTAN.

— Nous avons créé un « engagement de rencontre », Pacha, dit le commandant en chef Ouest en contemplant la carte.

Alexeyev acquiesça. Ce qui avait débuté comme une attaque limitée devenait rapidement le point de mire de tout le front. Deux nouvelles divisions de chars soviétiques arrivaient sur la Leine. On savait que trois brigades de l’OTAN prenaient le même chemin, avec de l’artillerie. Les deux camps retiraient des combattants d’autres secteurs, l’un pour écraser la tête de pont, l’autre pour la renforcer. Le terrain ne donnait pas assez de temps aux servants des SAM pour distinguer l’ami de l’ennemi. Les Russes avaient beaucoup plus de missiles sol-air et, ainsi, une zone de tir à volonté avait été établie à Alfeld. Tout ce qui volait devenait automatiquement un objectif pour les missiles russes, puisque l’aviation soviétique évitait le front et travaillait plutôt à localiser et détruire l’artillerie et les renforts de l’OTAN. C’était contraire à la doctrine d’avant-guerre... encore un coup de dés, mais favorable, pensait Alexeyev avec son expérience du front. C’était une importante leçon, pas assez enseignée dans l’entraînement : les officiers supérieurs devaient voir ce qui se passait de leurs propres yeux. Comment avons-nous pu oublier ça ? se demandait-il.

Alexeyev tâta le pansement à son front. Il souffrait d’un mal de tête abominable ; il avait fallu douze points de suture pour fermer sa blessure. Des points de suture rudimentaires, lui avait dit le médecin, qui laisseraient une cicatrice.

— Nous tenons la hauteur au nord de la ville ! téléphona le commandant de la 20e chars. Nous avons repoussé les Américains !

Alexeyev prit l’appareil.

— Dans combien de temps, les ponts ?

— Nous devrions en avoir un de prêt dans une demi-heure. Leur soutien d’artillerie se calme. Ils ont fait complètement sauter une unité pontonnière, mais celui-ci sera achevé. J’ai un bataillon de chars déjà aligné. Les SAM font du bon travail. De là où je suis, je vois les épaves de cinq avions. Je...

Le général fut interrompu par un coup de tonnerre de fabrication humaine. Alexeyev ne pouvait rien faire, sinon serrer les dents et tenir le combiné dans sa main crispée.

— Excusez-moi. Celui-là n’est pas tombé loin. La dernière section du pont se met en place en ce moment. Le génie a subi des pertes effroyables, camarade général. Ces hommes méritent d’être particulièrement félicités. Leur commandant est exposé depuis trois heures. Je veux une étoile d’or pour lui.

— Il l’aura !

— Bien, bien... La section du pont est descendue du camion et elle est dans l’eau. S’ils nous accordent dix minutes pour l’ancrer à l’autre bout, je vous ferai traverser ces foutus chars. Dans combien de temps, mes renforts ?

— Les éléments de tête arriveront après le coucher du soleil.

— Parfait ! Je dois partir, maintenant. Je reviendrai quand nous ferons rouler les chars.

Alexeyev rendit l’appareil à un lieutenant— Il avait l’impression d’écouter un match de hockey à la radio.

— Le prochain objectif, Pacha ?

— Au nord-ouest sur Hameln et au-delà. Nous arriverons peut-être à couper les groupes d’armée nord de l’OTAN. S’ils se mettent à désengager leurs forces autour de Hambourg, nous passerons à l’offensive générale et nous les poursuivrons jusqu’à la Manche ! Je crois que nous avons la situation que nous espérions.

BRUXELLES, Belgique

Au siège de l’OTAN, des officiers d’état-major examinèrent les mêmes cartes et aboutirent aux mêmes conclusions, avec moins d’enthousiasme. Les réserves étaient dangereusement basses, et pourtant on n’avait pas le choix. Des hommes et des canons convergèrent sur Alfeld, en nombre croissant.

PANAMA

C’était le plus colossal transit de bâtiments américains depuis des années. Les coques grises employaient les deux côtés de chaque système d’écluses, empêchant la circulation en direction de l’ouest. Ils étaient pressés. Des hélicoptères transportaient les pilotes du canal d’un navire à un autre, les limitations de vitesse étaient dépassées, et tant pis pour l’érosion à la tranchée Gaillard. Les bâtiments qui avaient besoin de se ravitailler en carburant faisaient le plein à la sortie des écluses de Gatun puis ils formaient un barrage anti-sous-marins à l’extérieur de la baie de Limon. Le passage de la formation du Pacifique à l’Atlantique dura douze heures. Ensuite, la flotte mit cap au nord à une vitesse de croisière de vingt-deux noeuds. Ils devaient traverser le passage du Vent de nuit.