Le Club
Ce soir-là, avec la neige et le vent aigre, je me suis habillé un peu plus vite que d’habitude, je le reconnais. C’était le 23 décembre 197 –, et je suppose que d’autres membres du club ont fait de même. Il est bien connu que les taxis sont difficiles à trouver à New York un soir de mauvais temps, et j’ai donc appelé un radio-taxi. J’ai appelé à cinq heures et demie pour le faire venir à huit heures – ma femme a haussé un sourcil mais n’a rien dit. À huit heures moins le quart j’étais sous la marquise de l’immeuble de la Cinquante-huitième Rue Est où Ellen et moi vivons depuis 1946, et quand le taxi a eu cinq minutes de retard je me suis mis à marcher de long en large avec impatience.
La voiture est arrivée à huit heures dix et je suis monté, trop heureux de m’abriter du vent pour en vouloir au chauffeur, autant qu’il le méritait. Le vent, issu d’un courant froid descendu la veille du Canada, ne plaisantait pas. Il sifflait et gémissait contre la vitre, couvrant parfois la salsa de la radio et balançant le gros taxi jaune sur ses ressorts. Beaucoup de boutiques étaient ouvertes mais il n’y avait presque pas de clients sur les trottoirs. Ceux qui s’étaient aventurés avaient l’air de peiner ou même de souffrir.
Il avait neigeoté toute la journée, et la neige est revenue en force, d’abord des grands voiles minces puis des sortes de trombes qui tournoyaient au milieu de la rue. Le soir même, en rentrant chez moi, la neige, un taxi et New York la nuit feraient une combinaison beaucoup plus inquiétante… mais naturellement je l’ignorais encore.
Au coin de la Seconde et de la Quarantième, une grosse boule de Noël étincelante a traversé le carrefour comme un fantôme.
« Mauvaise nuit, a dit le chauffeur. Demain, à la morgue, il y en aura deux douzaines de plus. Des ivrognes gelés. Plus quelques vieilles gelées.
– Je suppose. »
Le chauffeur a ruminé. « Enfin, bon débarras, a-t-il fini par dire. Moins d’alloc, pas vrai ?
– Votre attitude envers Noël, ai-je dit, est stupéfiante de largeur et de hauteur d’esprit. »
Le chauffeur a ruminé. « Vous êtes un de ces libéraux au cœur sur la main ? » a-t-il fini par demander.
« Je refuse de répondre, de crainte que mes paroles ne puissent être utilisées contre moi. » Le chauffeur a reniflé, genre pourquoi-c’est-toujours-moi-qui-écope-des-petits-malins-jobards… mais il l’a fermé.
Il m’a laissé au coin de la Seconde et de la Trente-Cinquième, et j’ai dû marcher jusqu’au club, sur un demi-pâté de maisons, plié en deux contre le vent qui sifflait, retenant mon chapeau sur ma tête de ma main gantée. En un rien de temps toute mon énergie vitale a semblé se réfugier tout au fond de moi, comme une flamme bleue et vacillante pas plus grande que la veilleuse de la cuisinière. À soixante-treize ans on ressent le froid plus vite et plus durement. Un homme de cet âge devrait rester chez lui, devant sa cheminée… ou du moins devant un radiateur. À soixante-treize ans le sang chaud n’est plus vraiment un souvenir, c’est plutôt une notion académique.
Les bourrasques se calmaient, mais de la neige sèche comme du sable me cinglait encore les joues. J’ai été content de voir qu’on avait sablé les marches du 249B – naturellement c’était grâce à Stevens. Stevens avait une idée claire de l’alchimie fondamentale de la vieillesse : non pas le plomb en or mais les os en verre. Quand je pense à des choses pareilles, je me dis que Dieu doit avoir l’esprit aussi mal tourné que Groucho Marx.
Et Stevens est apparu, tenant la porte, et un instant plus tard j’étais entré, passé par le couloir lambrissé d’acajou, par les doubles portes aux trois quarts ouvertes sur leurs rails encastrés, et arrivé dans la bibliothèque-salle de lecture et bar. Une lumière plus riche, plus étudiée, se reflétait sur le parquet en chêne, et j’entendais pétiller les bûches de bouleau dans la grande cheminée. La chaleur rayonnait dans toute la pièce – rien ne vaut pour quiconque, j’en suis sûr, l’accueil d’un feu allumé dans l’âtre. On a froissé un journal, sèchement, avec un peu d’impatience. Ce devait être Johanssen et son Wall Street Journal. Au bout de dix ans je pouvais reconnaître sa présence à la façon dont il lisait les cours de la bourse. Amusant… voire un peu étonnant.
Stevens m’a aidé à ôter mon manteau, murmurant que c’était un sale temps ; WCBS prévoyait pour la nuit de fortes chutes de neige.
J’ai dit que c’était effectivement un sale temps et j’ai regardé encore une fois la grande pièce haute de plafond. Un sale temps, un feu ronflant… et une histoire de revenants. Ai-je dit qu’à soixante-treize ans le sang chaud appartient au passé ? Peut-être. Mais quelque chose est venu me réchauffer le cœur… et cela n’avait rien à voir avec le feu ni l’accueil aimable et digne de Stevens.
Cela venait, je crois, de ce que c’était le tour de McCarron de raconter une histoire.
Cela faisait dix ans que je venais dans cette maison en pierres brunes du 249B Trente-Cinquième Rue Est – presque régulièrement, mais pas tout à fait. À part moi j’y pensais comme à un « club de gentlemen », cette drôle d’antiquité d’avant Gloria Steinem. Mais aujourd’hui même je ne sais pas vraiment ce que c’est, ni quelle en est l’origine.
Le soir où Emlyn McCarron a raconté son histoire – celle de La Méthode Respiratoire – il y avait peut-être treize membres en tout et pour tout, bien que nous n’ayons été que six à braver le vent glacial et hurlant. Je me souviens d’années où ce nombre descendait à huit, d’autres où il montait jusqu’à vingt, et parfois plus encore.
Je suppose que Stevens saurait comment tout a commencé – ce dont je suis sûr c’est qu’il était là depuis le début, quelle qu’en soit la date… et je pense que Stevens est plus âgé qu’il ne le paraît. Beaucoup, beaucoup plus âgé. Il a un léger accent de Brooklyn, mais néanmoins il est aussi sèchement correct et soucieux de protocole qu’un maître d’hôtel anglais de la troisième génération. Sa réserve est un élément de son charme – souvent exaspérant – son léger sourire ressemble à une porte fermée et verrouillée. Je n’ai jamais vu les archives du club – si elles existent. Je n’ai jamais eu de reçu de cotisation – il n’y a pas de cotisation. La secrétaire du club ne m’a jamais téléphoné – il n’y a pas de secrétaire, et il n’y a aucun téléphone au 249B Trente-Cinquième Rue Est. Il n’y a pas de boîte avec des billes blanches et des boules noires. Et le club – si c’est un club – n’a jamais eu de nom.
Je suis entré au club (comme je dois continuer à l’appeler) sur l’invitation de George Waterhouse. Waterhouse dirigeait le cabinet juridique pour lequel j’ai travaillé jusqu’en 1951. Mon avancement dans cette firme – une des trois plus importantes de New York – a été régulier mais extrêmement lent. J’étais un bûcheur, un vrai cheval de labour, parfois je tapais dans le mille… mais je n’avais vraiment ni flair ni génie. J’en avais vu d’autres, entrés en même temps que moi, grimper à pas de géants tandis que je restais à la traîne – et cela ne m’avait pas trop étonné.
Waterhouse et moi avions plaisanté de loin en loin, assisté au dîner obligatoire organisé en octobre par la boîte, et n’avions guère eu d’autre commerce jusqu’à l’automne 196-. Un jour, début novembre, il est passé à mon bureau.
La chose était en soi inhabituelle, elle m’a inspiré des idées noires (renvoi), contrebalancées par d’autres plus guillerettes (avancement inattendu). Une visite étrange. Waterhouse est resté dans l’embrasure de la porte, son insigne Phi Bêta Kappa luisant discrètement sur son veston, et nous avons échangé d’aimables banalités – rien de ce que nous avons dit n’avait le moindre intérêt ni la moindre importance. J’avais attendu qu’il expédie les amabilités pour en venir au vif du sujet : « Bon, quant à ce rapport Casey » ou « On nous a demandé d’étudier la nomination de Salkowitz par le maire pour… ». Mais apparemment il n’y avait pas de sujet. Il a regardé sa montre, a dit qu’il avait pris plaisir à notre conversation et qu’il devait partir.
Je clignais encore des yeux, ahuri, quand il s’est retourné pour me dire, comme par hasard : « Il y a un endroit où je vais presque tous les jeudis soir – une sorte de club. Des vieilles croûtes, pour la plupart, mais certains sont de très bonne compagnie. Et la cave est excellente. De plus il arrive qu’on y raconte une histoire intéressante. Pourquoi ne viendriez-vous pas un de ces soirs ? Je vous y invite. »
J’ai balbutié une réponse quelconque – même aujourd’hui je ne sais pas vraiment ce que j’ai dit. J’étais confondu par son invitation – dite comme sur un coup de tête alors que son regard démentait toute impulsivité ; des yeux anglo-saxons, bleus et glacés sous les volutes blanches de ses épais sourcils. Et si je ne me souviens pas exactement de ma réponse, c’est que je m’étais soudain rendu compte que son invitation – si vague et si étrange qu’elle fût – était précisément le sujet où j’attendais qu’il en vienne.
Ellen, ce soir-là, a réagi par un sourire exaspéré. Il y avait bientôt quinze ans que j’étais chez Waterhouse, Carden, Lawton, Frasier & Effingham, et il était clair que je ne pouvais guère espérer m’élever au-dessus de la position moyenne que j’occupais alors. Selon Ellen, j’étais pour la firme l’équivalent bon marché d’une montre en or.
« Des vieillards qui se racontent des histoires de guerre et jouent au poker, a-t-elle dit. Une soirée de ce genre et tu dois être content de rester dans la salle de lecture jusqu’à la retraite, je suppose… oh, je vais aller te mettre deux bières au frais. » Et elle m’a embrassé affectueusement. J’imagine qu’elle avait vu quelque chose sur mon visage – Dieu sait qu’elle s’y entend à me deviner depuis toutes ces années que nous vivons ensemble.
Rien ne s’est passé pendant plusieurs semaines. Quand je repensais à cette invitation bizarre – d’autant qu’elle venait d’un homme que je voyais à peine douze fois par an, et que je croisais dans des réunions mondaines trois fois de plus, y compris la fête donnée par la compagnie en octobre – je pensais que j’avais dû me méprendre sur son regard, qu’il m’avait réellement invité sur un coup de tête et qu’il l’avait oublié. Ou regretté – aïe ! Or un jour, en fin d’après-midi, il m’a abordé alors que j’essayais d’enfiler mon pardessus, ma serviette entre les jambes. Waterhouse était un homme approchant les soixante-dix ans, avec encore des épaules larges et une allure d’athlète. « Si vous avez toujours envie de venir prendre un verre au club, pourquoi pas ce soir ?
– Eh bien… Je…
– Bien. » Il m’a mis un bout de papier dans la main. « Voici l’adresse. »
Ce soir-là il m’attendait au bas des marches, et Stevens est venu nous ouvrir. Le vin était délicieux, comme il l’avait promis. Waterhouse n’a pas fait le moindre effort pour me présenter – j’ai pris cela pour du snobisme mais plus tard j’ai changé d’avis – mais deux ou trois hommes sont venus se présenter eux-mêmes. Un de ceux-là était Emlyn McCarron, qui allait déjà vers ses soixante-dix ans. Il m’a tendu une main que j’ai serrée brièvement. Il avait la peau sèche, parcheminée, rigide ; un peu comme une tortue. Il m’a demandé si je jouais au bridge. J’ai répondu que non.
« Foutue bonne chose, a-t-il dit. Ce bon Dieu de passe-temps a plus contribué à éliminer toute conversation intelligente d’après dîner que n’importe quoi d’autre. » Après cette proclamation il s’est enfoncé dans les ténèbres de la bibliothèque, où les rayonnages semblaient se prolonger à l’infini.
J’ai cherché des yeux Waterhouse, mais il avait disparu. Pas très à l’aise, me sentant plutôt déplacé, je suis allé vers la cheminée. Elle était immense, comme je crois l’avoir déjà dit – surtout pour New York, où ceux qui comme moi vivent en appartement conçoivent difficilement une merveille dans quoi on puisse faire autre chose que griller du pop-corn ou des tartines de pain. La cheminée du 249B était assez grande pour y faire cuire un bœuf. Pas de linteau, mais à sa place s’arrondissait un arc en pierre, solide, brisé en son milieu par une clef de voûte qui dépassait légèrement. Elle était à la hauteur de mes yeux, et malgré la pénombre je n’ai eu aucun mal à lire la devise gravée dans la pierre : C’EST L’HISTOIRE, PAS CELUI QUI LA RACONTE.
« Vous voilà, David », m’a dit Waterhouse, si près que j’ai sursauté. Il ne m’avait pas abandonné, après tout, il avait pris la peine d’aller nous chercher à boire dans quelque endroit inexploré. « Vous marchez au whisky-soda, n’est-ce pas ?
– Oui. Merci, monsieur Waterhouse…
– George, a-t-il dit. Ici c’est George, tout simplement.
– George, donc », ai-je dit bien qu’il me parût presque fou de l’appeler par son prénom. « Qu’est-ce que tous…
– À la vôtre », a-t-il dit.
Nous avons bu.
« Stevens s’occupe des boissons. C’est un excellent barman. Il aime à dire que c’est un talent modeste, mais vital. »
Le scotch a atténué ma gêne et mon embarras (atténué, mais l’impression m’est restée – j’avais passé près d’une demi-heure à contempler ma penderie en me demandant quoi mettre ; je m’étais finalement décidé pour un pantalon marron foncé et une veste en gros tweed presque de la même couleur, espérant que je ne me retrouverais pas au milieu de smokings ou au contraire de types en jeans avec des chemises à carreaux… en tout cas, il semblait que là-dessus je n’étais pas trop mal tombé). Une situation nouvelle dans un endroit inconnu nous rend particulièrement sensible au moindre de nos actes en public, et à ce moment-là, un verre à la main, ayant bu à la santé de mon hôte, je ne voulais surtout pas, en aucune façon, manquer de courtoisie.
« Y a-t-il un registre que je doive signer ? ai-je demandé. Quelque chose comme ça ? »
Il a eu l’air un peu surpris. « Nous n’avons rien de ce genre. Du moins je ne pense pas. » Il a laissé errer son regard dans la calme pénombre. Johanssen faisait craquer le Wall Street Journal et j’ai vu passer Stevens par une porte à l’autre bout de la pièce, comme une ombre en veste blanche. George a posé son verre sur une table basse et a rajouté une bûche dans le feu. Des étincelles ont tourbillonné dans le conduit obscur de la cheminée.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » J’ai montré l’inscription sur la clef de voûte. « Vous avez une idée ? »
Waterhouse l’a lue soigneusement, comme si c’était la première fois. C’EST L’HISTOIRE, PAS CELUI QUI LA RACONTE.
« Je crois avoir une idée. Vous aussi, peut-être, si vous revenez ici. Oui, je dirais qu’il vous viendra bien une idée ou deux. Avec le temps. Passez une bonne soirée, David. »
Il s’est éloigné. Et bizarrement, bien que laissé à l’abandon en territoire inconnu, j’ai passé une bonne soirée. D’abord j’ai toujours aimé les livres, et cette bibliothèque était un vrai trésor. J’ai lentement suivi les rayonnages, m’efforçant de lire les titres malgré le manque de lumière, sortant un ou deux volumes pour les examiner, m’arrêtant un moment pour regarder le croisement de la Seconde Avenue par une étroite fenêtre. Debout à cet endroit, à contempler à travers une vitre bordée de givre les feux passer du rouge au vert, puis à l’orange avant de revenir au rouge, j’ai ressenti subitement une surprenante – mais bienvenue – sensation de paix. Une impression non pas massive, envahissante, mais insidieuse. Oh oui, direz-vous, c’est parfaitement évident ; regarder un feu rouge donnerait à n’importe qui une sensation de paix.
Très bien, c’était absurde, je vous l’accorde. Mais la sensation était pourtant là. Pour la première fois depuis des années j’ai repensé aux nuits d’hiver dans la ferme du Wisconsin où j’ai grandi : au lit dans une chambre du haut, pleine de courants d’air, appréciant le contraste entre le vent qui sifflait dehors et accumulait à perte de vue la neige fine et sèche contre les clôtures, et la chaleur accumulée par mon corps entre les deux couettes.
Il y avait quelques ouvrages de droit, mais diablement bizarres : Vingt Cas d’écartèlement et leurs suites selon la loi anglaise, voilà un titre dont je me souviens. Affaires de bêtes en est un autre. Je l’ai ouvert, et c’était effectivement un recueil juridique consacré à des affaires (selon la loi américaine, cette fois) où des animaux domestiques jouaient un rôle important – depuis des chats ayant hérité d’une grosse somme d’argent à un ocelot ayant brisé sa chaîne et gravement blessé un facteur.
Il y avait les œuvres de Dickens, celles de Defoe, une quantité presque inépuisable de Trollope, et aussi une série de romans – onze volumes – d’un certain Edward Gray Seville. Le nom des éditeurs, Stedham & Fils, était inscrit en lettres d’or sur une reliure élégante en cuir vert. Je n’avais jamais entendu parler de Seville ni de la maison d’édition. Le premier roman – C’étaient nos frères – avait été publié en 1911. Le dernier, Brisants, en 1935.
Deux étagères plus bas se trouvait un grand volume plein de plans détaillés pour fabriquer un érecteur. À côté un autre volume avec des images tirées de films célèbres. Chaque photo était reproduite en pleine page, et en face se trouvaient des poèmes en vers libres inspirés par les scènes en question. L’idée n’avait rien de très original, mais les poètes étaient tous remarquables – Robert Frost, Marianne Moore, William Carlos Williams, Wallace Stevens, Louis Zukofsky et Erica Jong, pour n’en citer que quelques-uns. Au milieu du livre j’ai trouvé un poème d’Algernon Williams en face de la célèbre photo de Marilyn Monroe debout sur une grille de métro, essayant de rabaisser sa jupe. Le poème, intitulé Le Glas, débutait par ces vers :
La forme de la jupe
– dirons-nous –
dessine une cloche
Les jambes sont le battant…
Et ainsi de suite. Ce n’est pas terrible, ce n’est pas ce que Williams a fait de mieux et c’est même loin du compte. Je me sentais fondé à soutenir cette opinion parce que j’avais lu une bonne partie de ses œuvres au fil des ans. Mais je ne me souvenais d’aucun poème sur Marilyn Monroe (il s’agissait bien d’elle, même sans la photo, l’auteur l’annonçait au dernier vers : Mes jambes sonnent mon nom : Marilyn, ma belle). Plus tard j’ai recherché ce poème sans jamais le retrouver… ce qui ne veut rien dire, naturellement. Les poèmes ne sont pas comme des romans ou des livres de droit, plutôt comme des feuilles au vent, et un livre qui se prétend les œuvres complètes de tel ou tel poète est toujours un mensonge. Les poèmes ont tendance à se perdre sous les divans – c’est un de leurs charmes, et une des raisons qui les font survivre. Mais…
À un moment Stevens est venu m’apporter un deuxième scotch (je m’étais installé dans un fauteuil avec un livre d’Ezra Pound), aussi bon que le premier. En le buvant à petites gorgées j’ai vu deux personnes, George Gregson et Harry Stein (Harry était mort depuis six ans le soir où Emlyn McCarron nous a raconté La Méthode Respiratoire) sortir de la pièce par une porte insolite qui ne devait pas faire plus d’un mètre de haut. La porte d’Alice dans le Terrier du Lapin, sortie tout droit d’un conte. Ils l’ont laissée ouverte, et peu après leur étrange disparition j’ai entendu un cliquetis assourdi de boules de billard.
Stevens est passé me demander si je voulais un autre verre. À grand regret, j’ai refusé. Il a hoché la tête. « Très bien, monsieur. » Son expression n’avait pas changé, mais, obscurément, j’ai eu l’impression que cela lui plaisait.
Un peu plus tard des rires m’ont fait sursauter et lever la tête. Quelqu’un avait jeté un sachet d’une poudre quelconque dans le feu, faisant jaillir des flammes multicolores. À nouveau j’ai repensé à mon enfance… mais sans romantisme, sans me vautrer dans la nostalgie. Je tiens beaucoup à le souligner, Dieu sait pourquoi. J’ai repensé aux moments où j’avais fait la même chose, quand j’étais petit, et c’était un souvenir vivace, agréable, sans le moindre regret.
J’ai vu que la plupart des gens avaient disposé leurs chaises en demi-cercle autour de la cheminée. Stevens avait apporté un grand plat de saucisses fumantes qui paraissaient délicieuses. Harry Stein a repassé la porte du Lapin, s’est présenté à moi de façon précipitée mais sympathique. Gregson est resté dans la salle de billard – pour s’exercer, d’après le bruit.
Après avoir hésité un instant, je me suis joint aux autres. On racontait une histoire – et qui n’avait rien de drôle. C’était Norman Stett qui parlait, et bien que je n’aie pas l’intention de vous la rapporter, vous comprendrez peut-être sa tonalité générale si je vous dis qu’il s’agissait d’un homme en train de se noyer dans une cabine téléphonique.
Quand Stett eut terminé – lui aussi est mort depuis – quelqu’un lui a dit : « Vous auriez dû la garder pour Noël, Norman. » Les autres ont ri, et naturellement je n’ai rien compris. Du moins sur le moment.
C’est alors Waterhouse qui a pris la parole, et en mille ans je n’aurais pas imaginé mon directeur sous cet aspect. Un diplômé de Yale, sorti parmi les premiers, aux cheveux blancs, en costume trois-pièces, à la tête d’un cabinet juridique si développé que c’était une véritable compagnie – ce Waterhouse nous a raconté l’histoire d’une institutrice restée bloquée dans des latrines. Ces latrines étaient derrière la classe où elle enseignait, et le jour où elle s’est coincé le postérieur dans un des deux trous des latrines était justement le jour prévu pour que cet édicule soit embarqué par les soins du comté d’Anniston pour contribuer à une exposition du musée régional de Boston : « La Vie quotidienne en Nouvelle-Angleterre. » L’institutrice n’a pas émis le moindre son tout le temps qu’il a fallu pour charger les latrines sur un camion et les fixer au plateau, rendue muette par la honte et l’horreur, d’après Waterhouse. Et lorsque la porte des latrines s’est envolée sur la route 128, à Somerville, en plein embouteillage…
Mais je préfère tirer le rideau, ainsi que sur toutes les histoires qui ont suivi ; elles sont hors de propos. À un moment Stevens a sorti une bouteille de cognac non seulement excellent, mais réellement exquis. Tout le monde s’est servi et Johanssen a porté un toast – le toast de rigueur, peut-on dire : L’histoire, pas celui qui la raconte.
Nous avons vidé nos verres.
Peu de temps après les gens ont commencé à s’éclipser. Il n’était pas tard, pas encore minuit, mais j’ai remarqué qu’à partir de la soixantaine, il se fait tard de plus en plus tôt. J’ai vu Waterhouse enfiler un manteau tenu par Stevens, et j’ai décidé de prendre exemple sur lui. Je trouvais curieux qu’il s’en aille sans même me dire un mot (cela en avait tout l’air : si j’avais rangé le livre de Pound une minute plus tard, je ne l’aurais pas vu partir), mais pas plus curieux que la plupart des événements de cette soirée.
J’ai descendu les marches derrière lui et il s’est retourné, paraissant surpris de me voir – presque comme s’il émergeait en sursaut d’un léger sommeil. « On partage un taxi ? » a-t-il demandé comme si nous venions de nous rencontrer par hasard dans une rue déserte et balayée par le vent.
« Merci. » Je le remerciais de bien autre chose que son offre de partager un taxi, et cela n’a dû faire aucun doute au son de ma voix, mais il a hoché la tête comme si de rien n’était. Un taxi en maraude descendait lentement la rue, son ampoule allumée – des gens comme ce Waterhouse ont le don de trouver des taxis en pleine nuit, qu’il pleuve ou qu’il neige, alors qu’on jurerait qu’il n’y en a pas un seul sur toute l’île de Manhattan – et George lui a fait signe.
Dedans, à l’abri et au chaud, les cliquetis du compteur ponctuant notre trajet, je lui ai dit le grand plaisir que j’avais pris à cette soirée. Je ne me souvenais pas d’avoir ri aussi fort et d’aussi bon cœur depuis mes dix-huit ans, lui ai-je dit, ce qui n’était pas une flatterie mais la simple vérité.
« Oh ? Comme c’est aimable à vous. » Il était d’une politesse glaciale. Je n’ai plus rien dit, me sentant rougir. On n’a pas toujours besoin d’entendre une porte claquer pour savoir qu’elle s’est refermée.
Quand le taxi s’est arrêté en face de mon immeuble, je l’ai remercié une dernière fois, et cette fois il s’est montré un peu plus chaleureux. « C’est bien que vous ayez pu venir ainsi au dernier moment, m’a-t-il dit. Revenez quand vous voulez. N’attendez pas une invitation ; nous ne sommes pas très portés sur les cérémonies, au 249B. Pour les histoires, c’est surtout le jeudi, mais le club est ouvert tous les soirs. »
Dois-je en conclure que j’en suis membre ?
J’avais la question sur les lèvres, j’allais la poser, il me paraissait nécessaire de la poser, je la répétais mentalement pour en soupeser la formulation (vieille habitude d’avocat) – la phrase était peut-être un peu brutale – quand Waterhouse a dit au chauffeur de repartir. Une seconde plus tard la voiture roulait vers Central Park. Je suis resté un moment sur le trottoir, les pans de mon manteau me fouettant les mollets : Il savait que j’allais lui poser cette question – il le savait, et il a délibérément fait démarrer le chauffeur avant que je le fasse. Ensuite je me suis dit que c’était parfaitement absurde – voire paranoïaque. Effectivement. Mais pourtant c’était vrai. J’avais beau la tourner en dérision, rien n’entamait cette certitude.
Je suis allé lentement jusqu’au portail et je suis rentré chez moi.
Ellen était aux trois quarts endormie quand je me suis assis sur le lit pour ôter mes chaussures. Elle a roulé sur elle-même en faisant un vague bruit de gorge interrogatif. Je lui ai dit de se rendormir.
Elle a poussé un deuxième grognement indistinct, presque articulé cette fois. « Hoancétait ? »
J’ai hésité un instant, ma chemise à moitié défaite. Et j’ai eu une seconde de clarté absolue : Si je lui dis, je ne passerai plus jamais cette porte.
« C’était très bien. Des vieux qui se racontent des histoires de guerre.
– Je te l’avais dit.
– Mais ce n’était pas si mal. J’y retournerai peut-être. Cela ne fera peut-être pas de mal à mon avancement.
– Ton avancement. » Un peu moqueuse : « Quel vieux vautour tu fais, mon amour.
– Tu peux parler, toi-même. » Mais elle s’était déjà rendormie. Je me suis déshabillé, j’ai pris une douche, me suis séché, mis en pyjama… et ensuite, au lieu de me mettre au lit comme j’aurais dû (il était plus d’une heure du matin), j’ai mis ma robe de chambre et ouvert une bière. Je me suis assis à la table de la cuisine, j’ai bu à petites gorgées, regardant par la fenêtre le canyon glacé creusé par Madison Avenue, et j’ai réfléchi. Tout l’alcool bu dans la soirée m’avait laissé la tête un peu cotonneuse – je n’en avais pas l’habitude. Mais cela n’avait rien de désagréable, et je n’avais pas l’impression d’être guetté par une gueule de bois.
L’idée qui m’était venue quand Ellen m’avait interrogé sur cette soirée était aussi ridicule que ce que j’avais pensé de Waterhouse quand le taxi s’était éloigné – quel mal y aurait-il, au nom du ciel, à raconter à ma femme une soirée parfaitement innocente dans le club vieillot de mon directeur… et même s’il y avait quelque chose de mal, qui le saurait jamais ? Non, c’était tout aussi ridicule et paranoïaque que cette autre idée… et tout aussi vrai, comme je la savais au fond du cœur.
Le lendemain j’ai rencontré George Waterhouse dans le couloir, entre la comptabilité et la salle des dossiers. Rencontré ? Croisé serait plus juste. Il a hoché la tête et continué sans un mot… comme il faisait depuis des années.
J’ai eu mal à l’estomac toute la journée. C’est la seule chose qui a réussi à me persuader que cette soirée avait vraiment eu lieu.
Trois semaines ont passé. Quatre… cinq. Aucune invitation n’est venue de Waterhouse. D’une façon ou d’une autre ça n’avait pas collé ; je ne convenais pas. C’est ce que je me disais. Je me sentais déçu, déprimé. Un sentiment qui passerait avec le temps, comme toutes les déceptions, pensais-je. Mais le souvenir de cette soirée me revenait à mes moments perdus – les flaques de lumières parsemant la bibliothèque, si calme, si tranquille, civilisée ; l’histoire grotesque et tellement drôle de cette institutrice coincée dans les cabinets ; l’odeur chaude du cuir entre les rayonnages. Et surtout le moment que j’avais passé près de la fenêtre étroite à regarder les cristaux de givre passer du vert au rouge et à l’orange. Je repensais à la paix que j’avais ressentie.
Au cours de ces cinq semaines je suis allé à la bibliothèque consulter quatre volumes des œuvres d’Algernon Williams (j’en avais déjà trois, et j’avais déjà vérifié leur contenu) ; un des volumes prétendait contenir l’ensemble des poèmes. J’ai retrouvé quelques-uns de mes poèmes préférés, mais je n’en ai trouvé aucun qui s’appelle Le Glas.
Du même coup j’ai cherché dans le fichier les œuvres de fiction du dénommé Edward Gray Seville. Je n’ai trouvé qu’un roman policier signé Ruth Seville.
Revenez quand vous voudrez. N’attendez pas d’invitation…
Mais j’attendais cette invitation, bien sûr ; ma mère m’avait seriné pendant des années de ne pas croire les gens qui vous disent trop facilement « passez n’importe quand » ou « ma porte est toujours ouverte ». Je n’avais pas l’impression d’exiger un carton gravé sur un plateau d’argent présenté à domicile par un valet en livrée, loin de là, mais je voulais quelque chose, même si ce n’était qu’un mot en passant : « Vous passez un de ces soirs, David ? J’espère qu’on ne vous a pas ennuyé. » Ce genre de choses.
Mais quand rien n’est venu, pas même ce genre de choses, j’ai pensé plus sérieusement à y retourner – après tout il y a parfois des gens qui ont envie de vous voir passer n’importe quand, et je me disais qu’il devait y en avoir dont la porte était vraiment ouverte ; et que les mères n’ont pas toujours raison.
… N’attendez pas d’invitation…
En tout cas, il se trouva donc que le 10 décembre de la même année j’ai ressorti ma veste en gros tweed, mon pantalon marron, et j’ai cherché ma cravate rouge foncé. Ce soir-là, je m’en souviens, je sentais battre mon cœur plus clairement qu’à l’accoutumée.
« George Waterhouse a fini par craquer ? m’a demandé Ellen. Il t’a dit de revenir à la porcherie avec le reste des chauvinistes mâles ?
– C’est ça », ai-je répondu, en me disant que c’était la première fois que je lui mentais depuis au moins douze ans… et je me suis souvenu qu’en rentrant de l’autre soirée je lui avais aussi répondu par un mensonge. Des vieux racontant des histoires de guerre.
« Bon, il y aura peut-être de l’avancement à la clef », a-t-elle dit sans grand espoir. Sans guère d’amertume non plus, dois-je dire pour lui rendre justice.
« On a vu arriver des choses plus bizarres. » Je l’ai embrassée pour lui dire au revoir.
« Oink-oink », a-t-elle fait quand j’ai passé la porte.
Le trajet en taxi m’a paru très long ce soir-là. L’air était froid, le vent inexistant, le ciel plein d’étoiles. C’était encore un grand taxi jaune et je me sentais tout petit sur la banquette, comme un enfant qui voit la ville pour la première fois. Quand le taxi s’est garé devant le 249B je me suis senti plein d’excitation – aussi simple que ça. Mais cette simplicité semble être une des qualités de la vie qui disparaît sans faire de bruit, et sa redécouverte lorsqu’on est plus vieux est toujours une surprise, comme de trouver un ou deux cheveux noirs dans son peigne alors qu’on n’en a pas vu depuis des années.
J’ai payé le chauffeur et je me suis dirigé vers les quatre marches de l’entrée. En les abordant mon excitation s’est figée, changée en angoisse (sentiment beaucoup plus familier aux vieillards). Qu’est-ce que je faisais là au juste ?
La porte était en chêne, épaisse, et me paraissait aussi lourde que celle d’un donjon. Je ne voyais ni sonnette, ni heurtoir, ni caméra vidéo discrètement placée à l’ombre d’un chéneau, ni, bien sûr de Waterhouse prêt à m’introduire. Je me suis arrêté en bas des marches et j’ai regardé autour de moi. La Trente-Cinquième Rue Est me semblait soudain plus sombre, plus froide, plus menaçante. Les petits immeubles avaient tous quelque chose de secret, comme s’ils recelaient des mystères qu’il valait mieux ne pas élucider. Leurs fenêtres faisaient comme des yeux.
Quelque part, derrière une de ces fenêtres, peut se trouver un homme ou une femme méditant un meurtre, me suis-je dit. Un frisson m’a traversé le dos. Méditant un crime… ou le commettant.
Puis, d’un coup, la porte s’est ouverte et Stevens était là.
Je me suis senti submergé par le soulagement. Je ne crois pas être doué d’une imagination exceptionnelle – du moins pas dans des circonstances habituelles – mais cette idée avait eu la clarté surnaturelle d’une prophétie. J’aurais pu bredouiller à haute voix si je n’avais vu les yeux de Stevens. Ses yeux m’ignoraient. Ses yeux ne me connaissaient pas.
Alors il y eut un deuxième moment de clarté prophétique : j’ai vu dans les moindres détails la soirée qui m’attendait. Trois heures dans le silence du bar. Trois scotches (peut-être quatre) pour amortir la honte d’être assez stupide pour venir là où on ne voulait pas de moi. L’humiliation que les conseils de ma mère avaient voulu m’éviter – celle qui vous vient quand on est conscient d’avoir dépassé les bornes.
Je me suis vu rentrer chez moi un peu ivre, mais pas de façon agréable. Je me suis vu rester simplement assis dans le taxi au lieu de revivre ce trajet avec l’excitation et l’impatience d’un enfant. Je me suis entendu dire à Ellen, ça devient rasoir au bout d’un temps… Waterhouse a raconté la même histoire, celle où il gagne au poker une cargaison de côtes de bœuf destinée au Troisième Bataillon… et ils jouent au whist à un dollar le point, tu te rends compte ?… Y retourner ?… Cela m’arrivera peut-être, mais j’en doute. Et ce serait la fin. Sauf, j’imagine, celle de mon humiliation.
J’ai vu tout cela dans les yeux de Stevens. Et puis son regard s’est radouci. Il a eu un léger sourire : « Monsieur Adley ! Entrez. Je vais prendre votre manteau. »
J’ai monté les marches et Stevens a fermement repoussé la porte derrière moi. Comme une porte vous fait un autre effet quand on est du bon côté ! Il a pris mon manteau et l’a emporté. Je suis resté un instant dans le couloir, à regarder mon reflet dans le trumeau, celui d’un homme de soixante-trois ans dont le visage serait bientôt trop creusé pour donner l’illusion de la cinquantaine. Pourtant ce reflet ne m’a pas déplu.
Je me suis glissé dans la bibliothèque.
Johanssen était là, et lisait son Wall Street Journal. Dans une autre flaque lumineuse, Emlyn McCarron jouait aux échecs avec Peter Andrews. McCarron avait (et a toujours) un aspect cadavérique, avec un nez en lame de couteau ; Andrews était énorme, avec des épaules tombantes, et irascible. Une grande barbe rousse s’étalait sur son veston. De chaque côté de l’échiquier en marqueterie et des pièces sculptées en ébène et en ivoire, ils ressemblaient à des totems indiens : l’aigle et l’ours.
Waterhouse fronçait les sourcils en lisant le Times du jour. Il a levé les yeux, m’a salué sans surprise d’un signe de tête et s’est replongé dans son journal.
De lui-même, Stevens m’a apporté un scotch.
Je l’ai emporté entre les rayonnages et j’ai retrouvé la série énigmatique et alléchante de livres verts. C’est ce soir-là que j’ai commencé à lire les œuvres d’Edward Gray Seville. J’ai pris d’abord le premier, C’étaient nos frères. Depuis je les ai tous lus, et j’estime qu’ils figurent parmi les meilleurs romans du siècle.
Vers la fin de la soirée il y a eu une histoire, une seule, et Stevens nous a servi du cognac. L’histoire finie, les gens se sont levés, prêts à partir. Alors Stevens, depuis la double porte donnant sur le couloir, a parlé d’une voix grave, agréable, mais qui portait :
« Qui donc va nous donner une histoire à Noël ? »
Les autres ont interrompu ce qu’ils faisaient et se sont regardés. Il y a eu quelques échanges à voix basse, de bonne humeur, et un éclat de rire général.
Stevens, souriant mais néanmoins sérieux, a frappé deux fois dans ses mains, comme un instituteur qui ramène l’ordre dans sa classe. « Allons, messieurs, qui nous donnera cette histoire ? »
Peter Andrews, l’homme aux épaules tombantes et à la barbe rousse, s’est raclé la gorge. « Il y a quelque chose à quoi je pensais. Je ne sais pas si cela conviendrait, c’est-à-dire, si…
– Ce sera très bien », a coupé Stevens, et les rires ont repris. Andrews a reçu des claques dans le dos pour l’encourager. Des filets d’air froid ont tourbillonné dans le couloir à mesure que les gens sortaient.
Et Stevens a surgi près de moi, comme par magie, me tendant mon pardessus. « Bonsoir, monsieur Adley. C’était un plaisir.
– Vous vous réunissez vraiment le soir de Noël ? » ai-je demandé en boutonnant mon manteau. J’étais un peu déçu de manquer l’histoire d’Andrews, mais nous avions prévu d’aller à Shenectady et de passer les vacances avec la sœur d’Ellen.
Stevens a réussi à paraître à la fois amusé et choqué : « En aucun cas. La nuit de Noël est faite pour la passer en famille. Même si c’est la seule. N’êtes-vous pas d’accord, monsieur ?
– Certainement.
– Nous nous réunissons le jeudi précédant Noël. En fait, de toute l’année, c’est la soirée où nous avons presque toujours une assistance fournie. »
Il n’utilisait pas le mot membre, ai-je noté – coïncidence, ou échappatoire ?
« La grande salle a entendu bien des histoires, monsieur Adley, toutes sortes d’histoires, comiques ou tragiques, ironiques ou sentimentales. Mais ce jeudi d’avant Noël, il s’agit chaque fois d’une histoire surnaturelle. Il en a toujours été ainsi, du moins depuis aussi longtemps qu’il m’en souvienne. »
Voilà qui expliquait en tout cas le commentaire entendu lors de ma première visite, comme quoi Norman Stett aurait dû réserver son histoire pour Noël. D’autres questions se pressaient sur mes lèvres, mais j’ai vu passer un avertissement dans les yeux du maître d’hôtel. Non pour me faire comprendre qu’il ne répondrait pas à mes questions, mais plutôt qu’il valait mieux ne pas les poser.
« Y a-t-il autre chose, monsieur Adley ? »
Nous étions restés seuls dans le couloir. Tous les autres étaient partis. Et brusquement le couloir m’a paru plus sombre, la longue figure de Stevens plus pâle, ses lèvres plus rouges. Un nœud a éclaté dans la cheminée et une lueur rouge est passée sur le parquet ciré. J’ai cru entendre, venant de ces pièces encore inexplorées, une sorte de choc visqueux. Un son qui ne m’a pas plu. Pas du tout.
« Non, ai-je dit d’une voix pas vraiment ferme. Je pense que non.
– Bonne nuit, alors », a dit Stevens, et j’ai franchi le seuil. J’ai entendu la lourde porte se refermer derrière moi. J’ai entendu tourner la serrure. Ensuite je me suis dirigé vers les lumières de la Troisième Avenue, sans regarder en arrière, comme si j’avais peur, comme si j’aurais pu voir quelque épouvantable démon me suivre pas à pas, ou apercevoir un secret qui aurait dû rester enfoui. Je suis arrivé au coin, j’ai vu un taxi libre et je l’ai pris.
« Encore des histoires de guerre ? » m’a demandé Ellen. Elle était au lit avec Philip Marlowe, le seul amant qu’elle ait jamais eu.
« Il y en a eu une ou deux, ai-je dit en accrochant mon pardessus. Je suis surtout resté à lire dans un fauteuil.
– Quand tu ne grognais pas comme un pourceau.
– C’est vrai. Quand je ne grognais pas.
– Écoute ça : La première fois que j’ai posé les yeux sur Terry Lennox il était ivre, dans une Rolls Royce Silver Wraith garée devant la terrasse des Dancers, a lu Ellen. Il avait un visage de jeune homme et des cheveux entièrement blancs. On voyait à ses yeux qu’il était soûl comme une grive, mais autrement il avait l’air de n’importe quel jeune homme convenable, en smoking, ayant dépensé trop d’argent dans une boîte qui n’a pas d’autre raison d’être. Pas mal, hein ? C’est…
– Sur un air de navaja, ai-je dit en ôtant mes chaussures. Tu me lis le même passage environ tous les trois ans. Cela fait partie de ton cycle vital. »
Elle a tordu le nez. « Pourceau.
– Merci. »
Elle s’est replongée dans son livre. Je suis allé à la cuisine prendre une bouteille de Beck’s. Quand je suis revenu elle a posé son livre ouvert sur le couvre-lit et m’a examiné. « David, vas-tu faire partie de ce club ?
– Je pense que c’est possible… si on me le demande. » Je n’étais pas très à l’aise. Je venais peut-être de lui mentir une fois de plus. Si on pouvait parler d’appartenance au 249B, alors j’étais déjà membre du club.
« J’en suis contente. Il y a longtemps que tu avais besoin de quelque chose. Je ne crois même pas que tu t’en sois rendu compte, mais c’est vrai. J’ai l’Association de bienfaisance, le Comité des droits de la femme et la Société théâtrale. Mais tu avais besoin de quelque chose. Des gens avec qui vieillir, j’imagine. »
Je suis allé m’asseoir à côté d’elle et j’ai pris Sur un air de navaja. Un livre de poche tout neuf, venant d’être réédité. Je me souvenais d’avoir acheté la première édition, reliée, comme cadeau d’anniversaire pour Ellen. En 1953. « Sommes-nous vieux ? lui ai-je demandé.
– Je soupçonne que oui », m’a-t-elle dit avec un beau sourire. J’ai posé le livre et caressé un de ses seins. « Trop vieux pour ça ? »
Elle a replié les couvertures avec des gestes de grande dame, puis les a poussées par terre à coups de pied. « Attrape-moi, papa. Accroche-toi au lustre.
– Oink, oink. » Nous avons ri tous les deux.
Le jeudi d’avant Noël est arrivé. La soirée a beaucoup ressemblé aux autres, à deux exceptions près. Les assistants étaient plus nombreux, il y en avait probablement dix-huit. Et l’air était chargé d’une excitation indéfinissable mais très sensible. Johanssen n’a jeté qu’un coup d’œil à son journal avant de rejoindre McCarron, Hugh Beagleman et moi-même. Nous sommes restés assis près des fenêtres, à discuter de choses et d’autres puis nous nous sommes lancés dans une discussion passionnée – et souvent drôle – au sujet des automobiles d’avant-guerre.
Maintenant que j’y pense, il y avait encore une autre différence – Stevens nous avait préparé un délicieux lait de poule, à la fois moelleux et brûlant grâce aux épices et au rhum. Il l’a servi dans une coupe Waterford invraisemblable, qui semblait sculptée dans la glace, et le niveau sonore des conversations a monté à mesure que baissait le niveau du punch.
J’ai regardé le coin où se trouvait la petite porte de la salle de billard, et j’ai eu la surprise d’y voir Waterhouse et Norman Stett secouer des cartes de base-ball dans ce qui avait l’air d’un véritable haut-de-forme en castor, avec de grands éclats de rire.
Les groupes se formaient, se défaisaient. L’heure avançait… et puis, à l’heure où d’habitude l’assistance commençait à se raréfier, j’ai vu Peter Andrews assis devant la cheminée, un paquet de la taille d’une enveloppe à la main. Il l’a jeté dans le feu sans l’ouvrir et les flammes se sont mises à danser, prenant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel – et d’autres qui n’y sont pas, je l’aurais juré – avant de retrouver leur aspect normal. On a entendu traîner des chaises. Au-dessus d’Andrews je voyais la pierre et sa devise gravée : C’EST L’HISTOIRE, PAS CELUI QUI LA RACONTE.
Stevens est passé discrètement parmi nous, enlevant les coupes de punch pour les remplacer par des petits verres de cognac. Il y a eu des murmures, « Joyeux Noël », ou « le sommet de la saison, Stevens », et pour la première fois j’ai vu de l’argent changer de main – un billet de dix dollars discrètement tendu d’un côté, un autre de cinquante, semblait-il, un autre dont j’ai vu nettement qu’il était de cent dollars.
« Merci, monsieur McCarron… monsieur Johanssen… monsieur Beagleman… » Un murmure tranquille, bien élevé.
Je vis depuis assez longtemps à New York pour savoir que Noël est un carnaval de pourboires ; quelque chose pour le boucher, le boulanger, le fabricant de chandeliers – sans parler du portier, du gardien et de la femme de ménage qui vient le mardi et le vendredi. Dans ma classe sociale je ne connais personne qui voie cela autrement que comme un mal nécessaire… mais ce soir-là je n’ai senti aucune réticence. Les gens donnaient de bonne grâce, voire avec empressement… et soudain, sans raison (c’est souvent ainsi que les idées vous venaient au 249B), j’ai repensé au gosse de Dickens sonnant chez Scrooge, dans le froid d’un matin de Noël à Londres : « Goi ? L’oie qui est aussi grosse que moi ? » Et Scrooge, fou de joie, qui glousse : « Un bon garçon ! Un excellent garçon ! »
J’ai sorti mon portefeuille. Dans le fond, derrière la photo d’Ellen que je garde sur moi, il y a depuis toujours un billet de cinquante dollars en cas d’urgence. Quand Stevens m’a servi un cognac, je l’ai glissé dans sa main sans un regret… bien que je ne sois pas riche.
« Joyeux Noël, Stevens.
– Merci, monsieur. Vous de même. »
Quand il eut fini de servir le cognac et de collecter ses honoraires, il s’est retiré. Une fois, au milieu de l’histoire d’Andrews, j’ai regardé autour de moi et je l’ai vu debout près de la double porte, une ombre indistincte, raide et silencieuse.
« Je suis maintenant avocat, comme vous le savez presque tous », a dit Andrews après avoir bu une gorgée d’alcool, s’être raclé la gorge, bu une autre gorgée. « J’ai un cabinet sur Park Avenue depuis vingt-trois ans. Mais jadis j’ai travaillé pour un cabinet juridique de Washington. Un jour, en juillet, on m’a demandé de rester plus tard pour finir de classer les références de jurisprudence pour un dossier qui n’a rien à voir avec cette histoire. Or un homme s’est présenté – un homme qui était à l’époque un des sénateurs les plus connus de la capitale et qui plus tard a failli devenir président. Il avait du sang plein sa chemise et les yeux qui lui sortaient de la tête.
« Il faut que je parle à Joe, a-t-il dit. Joe, bien sûr, c’était Joseph Woods, notre directeur, un des avocats les plus influents de Washington, et l’ami personnel de ce sénateur.
« Il y a des heures qu’il est rentré chez lui, ai-je répondu. J’avais très peur, je peux vous l’avouer – il avait l’air de sortir d’un horrible accident de voiture, ou même d’une bagarre au couteau. Et de voir ce visage que j’avais vu dans les journaux et à la TV – de le voir barbouillé de sang, une joue secouée par un tic et l’œil hagard… j’avais encore plus peur. “Je peux l’appeler si vous…” J’avais déjà le téléphone en main, follement impatient de me décharger de cette responsabilité sur quelqu’un d’autre. Derrière lui je voyais les empreintes boueuses et sanglantes qu’il avait laissées sur la moquette.
« Il faut que je parle à Joe immédiatement, a-t-il répété comme s’il n’avait rien entendu. “Il y a quelque chose dans le coffre de ma voiture… quelque chose que j’ai trouvé dans ma maison de Virginie. J’ai tiré dessus, je l’ai poignardée et je n’arrive pas à la tuer. Ce n’est pas humain, et je ne peux pas la tuer.”
« Il est parti d’un rire nerveux… puis d’un grand rire… et a fini par se mettre à hurler. Il hurlait encore quand j’ai pu joindre Joseph Woods et lui dire de venir, pour l’amour du ciel, de venir aussi vite que possible… »
Je n’ai pas non plus l’intention de vous raconter l’histoire de Peter Andrews. En fait je ne suis pas sûr que j’en aurais le courage. Qu’il me suffise de dire qu’elle était horrible au point que j’en ai rêvé pendant des semaines. Un matin, au petit déjeuner, Ellen m’a demandé pourquoi, au milieu de la nuit, j’avais crié : « Sa tête ! Sa tête enterrée parle encore ! »
« Je pense que c’était un rêve, ai-je répondu. Un de ceux dont on ne se souvient pas. »
Mais j’ai aussitôt plongé les yeux dans ma tasse, et je crois que cette fois Ellen s’est rendu compte de mon mensonge.
Au mois d’août, l’année suivante, on m’a appelé alors que j’étais dans la salle des dossiers. C’était George Waterhouse. Il m’a demandé de monter à son bureau. Quand je suis entré j’ai vu qu’il y avait aussi Robert Carden et Henry Effingham. Un instant j’ai cru qu’on allait m’accuser de m’être montré particulièrement inepte ou stupide.
Carden est venu vers moi. « George pense que le moment est venu de vous prendre comme associé en second, David. Et nous sommes d’accord.
– Vous aurez un peu l’impression d’être le plus vieux débutant du monde, a dit Effingham en souriant, mais il faut en passer par là, David. Avec un peu de chance, nous pourrons vous nommer associé à part entière vers Noël. »
Il n’y a pas eu de mauvais rêves cette nuit-là. Ellen et moi sommes allés dîner dehors, nous avons trop bu, nous avons retrouvé une boîte de jazz où nous n’avions pas mis les pieds depuis six ans, et nous avons écouté l’étonnant Dexter Gordon, un noir aux yeux bleus, souffler dans son saxo jusqu’à deux heures du matin. Nous nous sommes réveillés le lendemain l’estomac vaseux et la tête en compote, incapables de vraiment croire à ce qui s’était passé. Entre autres mon salaire venait de grimper de huit mille dollars par an bien après que nous eûmes perdu tout espoir d’une augmentation aussi faramineuse.
Cet automne, la compagnie m’a envoyé six mois à Copenhague, et en rentrant j’ai appris que John Hanrahan, un des habitués du 249B, était mort d’un cancer. Nous avons fait une collecte pour sa veuve, qui avait des difficultés, et on m’a chargé de faire les comptes – tout était en liquide – et d’établir un chèque au porteur. Cela faisait plus de dix mille dollars. J’ai donné le chèque à Stevens et je suppose qu’il l’a mis à la poste.
Il se trouvait qu’Arlette Hanrahan appartenait à la même association théâtrale que ma femme, et un jour Ellen m’a raconté qu’Arlette avait reçu un chèque anonyme de dix mille quatre cents dollars. Sur le talon du chèque se trouvait un message concis et lumineux : De la part d’amis de votre mari.
« Ce n’est pas la chose la plus étonnante dont tu aies jamais entendu parler ? m’a demandé Ellen.
– Non, mais presque, ai-je répondu. Reste-t-il des fraises, Ellen ? »
Les années ont passé. À l’étage du 249B j’ai découvert tout un dédale de pièces – un bureau pour écrire, une chambre où les invités pouvaient rester dormir (bien qu’après avoir entendu ce bruit mou – ou l’avoir imaginé – j’aurais personnellement préféré prendre une chambre dans un bon hôtel), un gymnase, petit mais bien équipé, et un sauna. Il y avait aussi une pièce étroite et longue qui faisait toute la longueur de l’immeuble et où se trouvaient deux pistes de bowling.
À la même époque j’ai relu les romans de Seville et découvert un poète absolument stupéfiant – l’égal peut-être d’Ezra Pound et de Wallace Stevens – qui s’appelle Norbert Rosen. D’après la jaquette d’un des trois volumes de ses œuvres trouvés dans les rayons, il était né en 1924 et mort à Anzio. Les trois livres avaient été publiés par Stedham & Fils, éditeurs à New York et Boston.
Je me souviens d’être retourné à la bibliothèque municipale de New York un après-midi de printemps – je ne sais plus de quelle année – et d’avoir demandé vingt recueils annuels du Literary Market Place. Le LMP est gros comme l’annuaire d’une grande ville, et je crains d’avoir exaspéré le préposé aux périodiques. Mais j’ai insisté, et j’ai vérifié soigneusement chaque volume. Bien que le LMP comporte en principe la liste de tous les éditeurs, grands et petits, des Etats-Unis (sans parler des agents, des directeurs de collection et des clubs du livre), je n’y ai pas trouvé Stedham & Fils. Un an plus tard – ou deux ans plus tard – j’ai engagé la conversation avec un vendeur de livres anciens et je lui ai posé la question. Il n’avait jamais entendu parler de cet éditeur.
J’ai failli demander à Stevens – j’ai revu cette lueur dans ses yeux – et je n’ai pas posé ma question.
Au fil des ans, les histoires ont continué.
Des contes, pour employer le mot de Stevens. Des contes drolatiques, des histoires d’amour perdu et retrouvé, des récits inquiétants. Oui, même quelques histoires de guerre, mais pas de celles à quoi pensait Ellen quand elle en avait parlé.
Je me souviens surtout de celle racontée par Gérard Tozeman – l’histoire d’une base américaine avancée touchée de plein fouet par l’artillerie allemande quatre mois avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, où tout le monde a été tué sauf Tozeman lui-même.
Lathrop Carruthers, un général américain complètement cinglé, de l’avis général (il était déjà responsable d’au moins dix-huit mille morts et blessés – des vies et des corps humains dépensés aussi facilement que vous et moi glissons une pièce dans un juke-box) était debout devant une carte des opérations quand l’obus est tombé, en train d’expliquer une de ses folles attaques de flanc – une manœuvre qui aurait eu un résultat aussi merveilleux que toutes celles qu’il avait pondues : une nouvelle promotion de veuves de guerre.
Gérard Tozeman, une fois la poussière dissipée, hagard, rendu sourd par l’explosion, saignant du nez, des oreilles et des yeux, les testicules enflant déjà sous le choc, était tombé sur le corps de Carruthers en cherchant à sortir de l’abattoir qu’était devenu le QG. Il avait regardé le cadavre… et s’était mis à hurler de rire. Lui-même, momentanément sourd, ne s’entendit pas crier, mais les sauveteurs ont pu savoir qu’il y avait un survivant dans la baraque réduite en miettes.
Carruthers n’avait pas été mutilé par l’explosion… du moins, a dit Tozeman, pas au sens où l’entendaient les soldats de cette guerre – des hommes qui avaient eu des bras arrachés, des pieds coupés, des yeux crevés, des poumons racornis par les gaz. Non, a-t-il dit, ce n’était rien de tel. Sa mère l’aurait reconnu sans hésiter. Mais la carte… la carte devant laquelle se tenait Carruthers, sa règle de boucher à la main, quand l’obus était tombé…
La carte s’était en quelque sorte enfoncée dans son visage. Tozeman s’était retrouvé face à face avec un masque macabre et hideusement tatoué. La côte rocheuse de la Bretagne suivait l’arête osseuse du front de Carruthers. Le Rhin coulait comme une cicatrice bleu pâle sur sa joue gauche. Les plus beaux vignobles du monde s’entassaient sur son menton. La Sarre s’étirait sur sa gorge comme la corde d’un bourreau… et, imprimé sur un œil exorbité, il y avait le mot VERSAILLES.
Voilà notre conte de Noël de l’année 197-.
Je me souviens de nombreux contes, mais ils n’ont pas leur place ici. À vrai dire, Tozeman non plus, d’ailleurs… mais ce fut mon premier conte de Noël au 249B, et je n’ai pas résisté à l’envie de le raconter. Ainsi donc, le jeudi qui a suivi Thanksgiving de cette année, quand Stevens a frappé dans ses mains pour attirer l’attention et demandé qui nous ferait la faveur d’une histoire à Noël, Emlyn McCarron a grommelé : « Je suppose que j’en ai une de racontable. Ce sera maintenant ou jamais ; Dieu va me faire taire une bonne fois d’ici peu de temps. »
Pendant toutes ces années je n’avais jamais entendu McCarron raconter une histoire. C’est peut-être pourquoi j’avais si vite appelé un taxi, et je m’étais senti à ce point excité quand Stevens avait servi du punch aux six d’entre nous qui avaient bravé la nuit hurlante et glacée. Et je n’étais pas le seul ; j’avais vu la même émotion dans de nombreux regards.
McCarron, vieux, desséché et tanné, était dans un grand fauteuil près de la cheminée, un sachet de poudre entre ses doigts noueux. Il l’a jeté dans le feu, et nous avons regardé les flammes affolées passer d’une couleur à l’autre. Stevens est venu servir le cognac et nous lui avons glissé ses honoraires. Une fois, pendant cette cérémonie annuelle, j’avais entendu tinter de la monnaie qui changeait de main ; une autre fois j’avais entr’aperçu un billet de mille dollars à la lueur des flammes. À chaque occasion Stevens avait remercié exactement sur le même ton : un murmure poli et respectueux. Dix ans, plus ou moins, s’étaient écoulés depuis que j’étais venu pour la première fois avec George Waterhouse, et si le monde extérieur avait beaucoup changé, ici rien n’avait bougé, et Stevens semblait n’avoir pas vieilli du tout, pas même d’un jour.
Il est rentré dans l’ombre, et un instant le silence a été si parfait qu’on a entendu le sifflement ténu de la sève en ébullition s’échappant des bûches qui brûlaient dans l’âtre. Emlyn McCarron contemplait le feu, nous avons tous fait de même. Les flammes semblaient particulièrement agitées, ce soir-là. J’étais presque hypnotisé par cette vision – comme j’imagine que l’étaient nos ancêtres, les hommes des cavernes, lorsque le vent rôdait et menaçait à l’extérieur de leurs grottes glacées, dans les pays nordiques.
Finalement, sans quitter les flammes des yeux, légèrement penché de sorte que ses bras reposaient sur ses cuisses, ses mains jointes pendant entre ses jambes, McCarron s’est mis à parler :
La Méthode Respiratoire
J’ai maintenant près de quatre-vingts ans, ce qui veut dire que je suis né avec le siècle. Depuis toujours ma vie a été liée à un bâtiment qui est presque en face du Madison Square Garden. Ce bâtiment, qui ressemble à une grande prison grise – sortie de Histoire de Deux Villes – est en réalité un hôpital, comme vous le savez presque tous ici. C’est l’hôpital de la Fondation Harriet White. Cette Harriet White qui lui a donné son nom était la première femme de mon père, et elle s’est occupée de ses premiers patients alors qu’il y avait encore des moutons broutant l’herbe de Sheep Meadow au milieu de Central Park. Une statue de cette dame se trouve dans la cour, devant l’hôpital, et en la voyant vous vous êtes peut-être demandé comment une femme au visage aussi dur et inflexible s’est choisi un si aimable métier. La devise gravée sur le piédestal, une fois traduit son blabla latin, est encore moins réconfortante : Il n’est pas de soins sans douleur ; disons donc que la guérison passe par la souffrance. Caton, s’il vous plaît… ou si ça ne vous plaît pas !
Je suis né dans ce bâtiment gris le 20 mars 1900. J’y suis retourné comme interne en 1926. Vingt-six ans, c’est un peu vieux pour se lancer dans la médecine, mais j’avais effectué un internat plus réaliste en France, à la fin de la guerre, en essayant de remettre des intestins perforés dans des ventres ouverts et en achetant au marché noir de la morphine souvent trouble et parfois dangereuse.
De même que la génération de médecins qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, nous étions une bande de carabins pragmatiques jusqu’à la moelle, et les annales des écoles de médecine montrent extrêmement peu de recalés entre 1919 et 1928. Nous étions plus vieux, plus expérimentés, plus réguliers. Étions-nous plus sages ? Je ne sais pas… mais plus cyniques, sûrement. Il n’y avait rien de ces absurdités qu’on lit dans les romans populaires, comme de vomir ou s’évanouir à sa première autopsie. Pas après Bois-Belleau, où on a vu des rats élever des nichées entières dans les entrailles déchiquetées par les gaz de nos soldats qui pourrissaient dans le no man’s land. Nous avions laissé vomissements ou évanouissements loin derrière nous.
L’hôpital Harriet White a joué aussi un grand rôle dans quelque chose qui m’est arrivé neuf ans après mon internat – et c’est l’histoire, Messieurs, que je vais vous raconter ce soir. Ce n’est pas une histoire pour Noël, pourriez-vous dire (bien que la scène finale ait eu lieu la veille de Noël), et pourtant, malgré son horreur, elle me semble exprimer la vitalité incroyable de notre espèce maudite et condamnée. J’y vois le miracle de notre volonté… et aussi son pouvoir horrible et ténébreux.
La naissance est en soi, Messieurs, une chose horrible pour beaucoup. Que les pères assistent à la naissance de leurs enfants est actuellement à la mode, et bien que cette mode ait contribué à faire éprouver à de nombreux hommes une culpabilité peut-être imméritée (un sentiment dont certaines femmes se servent en toute connaissance de cause et avec une cruauté presque divinatoire), il me semble que c’est dans l’ensemble une pratique salubre et salutaire. Pourtant j’ai vu des pères quitter la salle d’accouchement blêmes et chancelants, j’en ai vu s’évanouir comme des jeunes filles, succombant aux cris et au sang. Je me souviens d’un homme qui a parfaitement résisté… mais s’est mis à pousser des cris hystériques quand son fils, en parfaite santé, a fait irruption dans le monde. Les yeux du bébé étaient ouverts, donnant l’impression qu’il regardait autour de lui… et ils se sont fixés sur le père.
La naissance est une merveille, Messieurs, mais je n’ai jamais trouvé cela beau – pas même par un effort d’imagination. Je trouve cela trop brutal pour être beau. Le ventre d’une femme est comme un moteur. À la conception, ce moteur démarre. Au début il tourne au ralenti… mais quand le cycle de vie approche de son point culminant, la naissance, le moteur accélère, accélère, accélère. Son murmure se change en ronronnement régulier, puis en grondement, et enfin en rugissement formidable, terrifiant. Une fois le moteur mis en marche, chaque future mère comprend que sa vie est en jeu. Soit elle mettra le bébé au monde et le moteur s’arrêtera, soit il tournera de plus en plus vite et plus fort et finira par exploser, par la tuer dans le sang et la souffrance.
Voilà, Messieurs, l’histoire d’une naissance, à la veille de celle que nous célébrons depuis bientôt deux mille ans.
*
J’ai commencé à pratiquer la médecine en 1929 – mauvaise année pour commencer quoi que ce soit. Mon grand-père a pu me prêter une petite somme d’argent, ce qui m’a privilégié par rapport à la plupart de mes confrères, mais j’ai quand même dû vivre d’expédients pendant quatre ans.
En 1935, les choses allaient un peu mieux. J’avais acquis un fonds de clientèle stable, et l’hôpital m’envoyait un certain nombre de malades. En avril une nouvelle patiente est venue consulter, une jeune femme que j’appellerai Sandra Stansfield – ce qui est assez proche de son véritable nom. Une jeune femme de race blanche, qui a prétendu avoir vingt-huit ans. Après l’avoir examinée j’ai pensé qu’elle avait plutôt entre trois et cinq ans de moins. Elle était blonde, mince, et grande pour l’époque – environ un mètre soixante-dix. Elle était fort belle, mais d’une beauté austère au point d’être rebutante. Elle avait des traits réguliers, bien dessinés, un regard intelligent… et une bouche tout aussi volontaire que la bouche en pierre de Harriet White devant le Madison Square Garden. Sur le formulaire elle a donné le nom de Jane Smith, non celui de Sandra Stansfield. D’après mon examen elle était enceinte de deux mois. Elle ne portait pas d’alliance.
Après l’examen préliminaire – mais avant que les résultats du test de grossesse ne soient revenus – mon infirmière, Ella Davidson, m’a demandé : « La fille d’hier ? Jane Smith ? Si ce n’est pas un faux nom, ça y ressemble. »
Je suis tombé d’accord. Pourtant, je l’admirais plutôt. Elle ne s’était pas mise à tourner autour du pot, à me faire lanterner, à rougir ou à pleurnicher. Elle avait été franche et directe. Son pseudonyme lui-même n’était un signe de gêne, mais de sens pratique. Aucun souci de vraisemblance comme d’inventer une « Betty Rucklehouse » ou se parer d’une « Ternina DeVille ». Vous avez besoin d’un nom pour votre formulaire, semblait-elle dire, parce que la loi l’exige. Alors voici un nom ; mais plutôt que de me fier à l’éthique professionnelle d’un homme que je ne connais pas, je me fie à moi-même. Si cela ne vous gêne pas.
Ella a reniflé, glissé quelques remarques – « filles modernes », « effrontées » – mais c’était une excellente femme, et je crois qu’elle ne le disait que pour le principe. Elle savait aussi bien que moi que, quelle que fût cette nouvelle patiente, ce n’était pas une petite traînée aux yeux durs et aux talons usés. Non, « Jane Smith » était seulement une jeune femme extrêmement sérieuse, parfaitement déterminée. Dans une situation désagréable (on appelait ça « se mettre dans de beaux draps », vous vous en souvenez peut-être ; de nos jours plus d’une jeune femme va justement se mettre dans des draps pour en sortir), elle avait l’intention de s’en tirer avec la meilleure grâce et la plus grande dignité possible.
Une semaine après son premier rendez-vous, elle est revenue. C’était une journée merveilleuse – un des premiers vrais jours de printemps. L’air était doux, le ciel d’un bleu laiteux, et la brise parfumée d’une odeur tiède, indéfinissable, comme si la nature signalait qu’elle aussi entrait à nouveau dans son cycle de naissance. Le genre de jour où on souhaite être à mille lieues de toute responsabilité, assis en face d’une jolie femme de sa connaissance – à Coney Island, par exemple, ou sur les Palisades, devant l’Hudson, un panier de pique-nique posé sur une nappe à carreaux, la dame en question portant une grande capeline et une robe sans manches aussi belle que le jour.
La robe de « Jane Smith » avait des manches, mais elle était tout de même presque aussi belle que le jour, en lin blanc avec des bordures marron. Elle avait aussi des escarpins marron, des gants blancs, et un chapeau cloche un peu démodé – à ce signe j’ai compris qu’elle était loin d’être riche.
« Vous êtes enceinte, lui ai-je dit. Je ne pense pas que cela vous étonne beaucoup, non ? »
S’il doit y avoir des larmes, ai-je pensé, c’est le moment.
« Non », a-t-elle répondu avec le plus grand calme. Pas plus de larmes à l’horizon de ses yeux que de nuages dans le ciel. « En général je suis très régulière. »
Il y eut un silence.
« Quand dois-je m’attendre à accoucher ? » a-t-elle demandé en poussant un soupir presque inaudible, celui qu’aurait un homme ou une femme avant de se baisser pour soulever une lourde charge.
« Ce sera un bébé de Noël. Je vous donne une date, le 10 décembre, mais cela pourra être quinze jours plus tôt ou plus tard.
– Très bien. » Elle a hésité un instant avant de se lancer. « Voulez-vous suivre ma grossesse ? Bien que je ne sois pas mariée ?
– Oui, ai-je dit. À une condition. »
Elle a froncé les sourcils, et à cet instant elle a plus que jamais ressemblé à Harriet White. On ne croirait pas que le froncement de sourcils d’une femme de vingt-trois ans puisse être particulièrement redoutable, mais le sien oui. Elle était prête à partir, et le fait qu’elle dût revivre l’embarras de ces démarches avec un autre médecin n’allait pas l’en empêcher.
« Et que cela peut-il être ? » a-t-elle demandé d’une voix neutre, avec une courtoisie parfaite.
Maintenant c’était moi qui avais du mal à soutenir le regard assuré de ses yeux noisette, mais j’ai tenu bon. « J’insiste pour connaître votre vrai nom. Vos règlements pourront toujours se faire en liquide, si vous le préférez, et je peux dire à Mme Davidson de vous faire des reçus au nom de Jane Smith. Mais si nous devons voyager de concert pendant sept mois, environ, j’aimerais pouvoir m’adresser à vous sous le nom qui est le vôtre dans la vie. »
Une fois expédié ce petit discours absurde et guindé, je l’ai regardée réfléchir. J’étais tout à fait sûr qu’elle allait se lever, me remercier du temps que je lui avais consacré, et disparaître à jamais. Je l’aimais bien. J’aimais surtout l’honnêteté avec laquelle elle traitait un problème qui aurait fait verser à quatre-vingt-dix femmes sur cent des larmes ineptes et sans dignité, terrifiées qu’elles seraient par le cycle vital de leur corps, si honteuses de leur situation que cela leur rendrait impossible de s’y préparer avec quelque raison.
Je suppose qu’aujourd’hui beaucoup de jeunes gens trouveraient un tel état d’esprit ridicule, affreux, difficile à croire. Les gens sont désormais si impatients de prouver leur largeur d’esprit qu’une femme enceinte dépourvue d’alliance peut se voir traiter avec deux fois plus de sollicitude qu’une autre. Vous, Messieurs, vous souvenez d’une époque où la situation était bien différente – vous vous souvenez d’une époque où la droiture et l’hypocrisie se mêlaient pour rendre la vie intenable à une femme qui « s’était mise dans de beaux draps ». En ce temps-là une femme enceinte et mariée était radieuse, certaine de sa position et fière de remplir la fonction, croyait-elle, que Dieu lui avait confiée sur cette terre. Une femme enceinte non mariée était une traînée aux yeux du monde et bien souvent à ses propres yeux. Comme disait Ella Davidson, c’était une femme « facile », et dans ce monde-là, en ce temps-là, cette « facilité » était presque impardonnable. Ces femmes s’enfuyaient en rampant pour aller accoucher dans une autre ville. Certaines prenaient des somnifères ou sautaient par la fenêtre. D’autres allaient voir des avorteurs, des bouchers aux mains sales, ou essayaient de faire le travail elles-mêmes ; à mon époque j’ai vu quatre femmes mourir d’hémorragie sous mes yeux après une perforation de la matrice – dans un de ces cas la perforation avait été faite par le goulot cassé d’un flacon de fortifiant attaché à un manche à balai. Il est difficile à croire aujourd’hui qu’il se passait des choses pareilles, mais c’est pourtant vrai, Messieurs. C’est vrai. C’était tout simplement ce qu’il pouvait arriver de pire à une jeune femme en bonne santé.
« Très bien, a-t-elle fini par dire. C’est assez juste. Je m’appelle Sandra Stansfield. » Et elle m’a tendu la main. Plutôt ébahi, je l’ai prise et je l’ai serrée. Je préfère qu’Ella Davidson ne m’ait pas vu faire ça. Elle n’aurait pas fait de commentaires, mais j’aurais trouvé mon café amer pendant une bonne semaine.
Elle a souri – de mon air stupéfait, j’imagine – et m’a regardé en face. « J’espère que nous serons amis, docteur McCarron. En ce moment j’ai besoin d’un ami. J’ai vraiment très peur.
– Je comprends cela, et j’essayerai d’être votre ami si j’en suis capable, mademoiselle Stansfield. Puis-je faire quelque chose pour vous, actuellement ? »
Elle a ouvert son sac, en a sorti un calepin de Monoprix et un stylo. Elle a ouvert le calepin, prête à écrire, et m’a regardé. Un instant j’ai été horrifié, croyant qu’elle allait me demander le nom et l’adresse d’un avorteur. « J’aimerais savoir ce qu’il vaut mieux que je mange. Pour le bébé, veux-je dire. »
J’ai ri. Elle m’a regardé, étonnée.
« Pardonnez-moi, c’est seulement que vous avez l’air sérieux.
– C’est possible. Le bébé fait partie de ma vie, maintenant. N’est-ce pas, docteur ?
– Oui. Bien sûr que oui. Et il y a un dépliant que je donne à toutes mes patientes enceintes. Il s’agit de régime, de prise de poids, de l’alcool, du tabac et de bien d’autres choses. Ne riez pas en le lisant, je vous en prie. Cela me vexerait, car c’est moi qui l’ai écrit. »
En effet – bien que ce soit plutôt une brochure qu’un dépliant, et qu’ensuite c’est devenu un livre, Le Guide Pratique pour la Grossesse et l’Accouchement. À l’époque je m’intéressais beaucoup à l’obstétrique et à la gynécologie – c’est toujours le cas – mais il n’était pas recommandé de se spécialiser là-dedans sans avoir de bonnes relations. Et même alors, il pouvait falloir dix ou quinze ans pour se faire une bonne clientèle. Comme la guerre m’avait fait mettre ma plaque à la porte à un âge trop avancé, je me disais que je n’avais pas de temps à perdre. Je me consolais à l’idée qu’en tant que généraliste je verrais beaucoup de femmes enceintes et que je mettrais au monde bon nombre de bébés. Ce que j’ai fait ; j’ai compté que j’ai mis au monde plus de deux mille bébés – de quoi remplir une cinquantaine de salles de classe.
Je me tenais au courant des progrès de cette spécialité mieux que je ne le faisais pour le reste de la médecine. Et comme j’avais mes opinions, et mes enthousiasmes, j’ai préféré écrire ma brochure plutôt que de repasser les vieux clichés rancis dont devaient se contenter les jeunes mères de l’époque. Je ne vous ferai pas le catalogue de ces clichés – on y passerait la nuit – mais je vais vous en citer un ou deux.
On conseillait fortement aux futures mères de garder le lit, et surtout de ne pas marcher sur une quelconque distance de peur d’avorter ou de « compromettre la naissance ». Or un accouchement est un travail acharné, et ce conseil revenait à dire à un joueur de football de se préparer à un championnat en restant le plus possible assis pour ne pas se fatiguer ! Autre conseil précieux, donné par un grand nombre de médecins à celles qui grossissaient un peu trop : mettez-vous à fumer… à fumer ! Raisonnement parfaitement représenté par une publicité de l’époque. « Prenez une Lucky à la place d’un bonbon. » Ceux qui croient qu’en abordant le vingtième siècle nous sommes arrivés à l’âge d’une médecine éclairée et rationnelle, n’ont pas idée des sommets que peut atteindre la folie des médecins. C’est peut-être mieux ainsi : ils se feraient des cheveux blancs.
J’ai donné ma brochure à Mlle Stansfield, qui l’a étudiée avec attention pendant cinq bonnes minutes. Je lui ai demandé la permission de fumer ma pipe, permission qu’elle m’a donnée d’un air absent, sans lever les yeux. Quand elle a fini par relever la tête, elle avait un léger sourire sur les lèvres. « Êtes-vous un extrémiste, docteur McCarron ?
– Pourquoi dites-vous ça ? Parce que je conseille à une future mère de faire ses courses à pied au lieu de se faire secouer et enfumer dans un wagon de métro ?
– Vitamines prénatales, quoi que ce puisse être… natation recommandée… et des exercices de respiration ! Quels exercices de respiration ?
– C’est pour plus tard, et non… je ne suis pas un extrémiste. Loin de là. Mais je suis en retard de cinq minutes pour le prochain patient.
– Oh ! Je suis désolée. » Elle s’est aussitôt levée, mettant la brochure dans son sac.
« Ne vous pressez pas. »
Elle a enfilé son manteau léger, tout en me fixant de ses yeux noisette. « Non. Pas un extrémiste, après tout. Je suppose que vous êtes en fait plutôt… réconfortant ? Est-ce que c’est le mot juste ?
– J’espère que oui. C’est un mot que j’aime bien. Si vous vous adressez à Mme Davidson, elle vous donnera une liste de rendez-vous. J’aimerais vous voir au début du mois prochain.
– Votre Mme Davidson me désapprouve.
– Oh, je suis sûr que vous vous trompez. » Mais je n’ai jamais été très habile à mentir, et il n’y eut soudain plus rien de chaleureux entre nous. Je ne l’ai pas raccompagnée à la porte de mon cabinet. « Mademoiselle Stansfield ? »
Elle s’est tournée vers moi, le regard froid.
« Avez-vous l’intention de garder le bébé ? »
Elle m’a regardé un instant et elle a souri – un sourire dont seules, j’en suis certain, les femmes enceintes ont le secret. « Oh oui », et elle est partie.
À la fin de la journée j’avais soigné des jumeaux pareillement empoisonnés par du sumac, percé un abcès, extrait un copeau de métal de l’œil d’un soudeur et adressé un de mes plus vieux patient à l’hôpital White pour ce qui était certainement un cancer. J’avais complètement oublié Sandra Stansfield. Ella Davidson me l’a rappelée en disant : « Peut-être qu’après tout ce n’est pas une chipie. »
J’ai levé les yeux du dossier de mon dernier malade. Je l’avais regardé avec le dégoût et le sentiment d’inutilité qu’ont la plupart des médecins quand ils se savent complètement impuissant, en pensant que je devrais me faire faire un tampon pour ce genre de dossier – au lieu de COMPTE À RECEVOIR, ou PAYÉ, ou PATIENT DÉPLACÉ, il y aurait simplement ARRÊT DE MORT. Peut-être avec une tête de mort et des tibias entrecroisés, comme sur les flacons de poison.
« Je vous demande pardon ?
– Votre Jane Smith. Elle a fait quelque chose de très bizarre, ce matin, après vous avoir vu. » Sa posture et ses lèvres indiquaient clairement que c’était une des bizarreries qu’elle approuvait.
« Et qu’est-ce que c’était ?
– Quand je lui ai donné sa fiche de rendez-vous, elle m’a demandé de faire le total de ce qu’elle devrait. De tout ce qu’elle devrait. Y compris l’accouchement et le séjour à l’hôpital. »
C’était effectivement bizarre. On était en 1935, rappelez-vous, et Mlle Stansfield donnait tout à fait l’impression de ne recevoir l’aide de personne. Était-elle riche, ou même à l’aise ? Je ne pensais pas. Robe, chaussures, gants, tout était très chic, mais elle ne portait aucun bijou – pas même une broche. Et il y avait ce chapeau cloche, décidément démodé.
« Vous l’avez fait ? »
Mme Davidson m’a regardé comme si j’avais perdu l’esprit.
« Si je l’ai fait ? Bien sûr ! Et elle a tout payé. En liquide. »
Ce qui, apparemment, l’avait le plus surprise (agréablement, bien sûr), et ne me surprenait pas du tout. Il y a une chose impossible à toutes les Jane Smith du monde, c’est de faire un chèque.
« Elle a sorti un portefeuille de son sac, l’a ouvert, et a compté l’argent sur mon bureau. Ensuite elle a mis le reçu là où étaient les billets, a remis le portefeuille dans son sac et m’a donné le bonjour. Pas si mal, quand on pense à la façon dont il faut poursuivre certaines personnes soi-disant “respectables” pour leur faire payer leur note ! »
J’ai eu de la peine, sans trop savoir pourquoi. Rien de tout cela ne me plaisait, ni la Stansfield d’avoir fait une chose pareille, ni Mme Davidson d’être si contente et si fière, ni moi-même, pour une raison qui m’échappait et qui m’échappe encore. Dans tout cela je me sentais mesquin.
« Mais elle n’a pas pu vraiment régler son séjour à l’hôpital, n’est-ce pas ? » Ridicule de ma part de me raccrocher à cette brindille, mais sur le moment c’est tout ce que j’ai trouvé pour exprimer ma rancune et ma frustration. « Après tout nous ne savons pas le temps qu’elle devra y rester. À moins que vous ne l’ayez vu dans une boule de cristal, Ella ?
– C’est exactement ce que je lui ai dit, et elle m’a demandé quel était le séjour habituel après une naissance sans problèmes. Six jours, je lui ai dit. C’est bien cela, docteur ? »
J’ai dû reconnaître que oui.
« Elle a dit qu’elle paierait six jours, donc, et que si cela durait plus longtemps elle paierait la différence, et que…
– … si c’était moins long, on la rembourserait », ai-je achevé d’un ton las. Au diable cette femme ! ai-je pensé – et je me suis mis à rire. Elle avait des tripes. On ne pouvait pas lui refuser ça. Toutes sortes de tripes.
Mme Davidson s’est permis un sourire… et si j’ai jamais la tentation, maintenant que je deviens gâteux, de croire tout savoir d’un de mes semblables, je tâcherai de me souvenir de ce sourire. Avant cette date, j’en aurais donné ma tête à couper, jamais je n’aurais pensé voir Mme Davidson, la femme la plus « convenable » que j’aie jamais vue, avoir un sourire attendri en pensant à une fille tombée enceinte hors des liens du mariage.
« Des tripes ? Je ne sais pas, docteur. Mais elle sait ce qu’elle veut, celle-là. Elle le sait vraiment. »
Un mois a passé, et Mlle Stansfield a été ponctuelle à son rendez-vous. Elle est tout simplement sortie de ce fleuve d’humanité immense et stupéfiant qu’était New York alors comme aujourd’hui. Elle portait une robe apparemment neuve, bleue, à laquelle elle réussissait à donner un air original, unique, bien qu’elle l’eût de toute évidence prise dans un rayon où il y en avait des douzaines, toutes identiques. Les chaussures juraient avec la robe ; c’étaient les mêmes escarpins que la dernière fois.
Je l’ai examinée soigneusement. Tout était normal, ce que je lui ai dit. Elle était contente. « J’ai trouvé les vitamines prénatales, docteur.
– Vraiment ? Très bien. »
Ses yeux ont pétillé d’espièglerie. « Le pharmacien m’a conseillé de ne pas les prendre.
– Que Dieu nous sauve des apothicaires », ai-je dit, et elle a ri en mettant sa main devant sa bouche – un geste enfantin, irrésistible et spontané. « Je n’ai jamais connu de pharmacien qui ne soit un médecin manqué. Et un Républicain. Les vitamines prénatales sont des nouveautés, donc elles sont suspectes. Avez-vous suivi son conseil ?
– Non, le vôtre. C’est vous qui êtes mon médecin.
– Merci.
– De rien. » Elle m’a regardé bien en face, ne riant plus. « Docteur, quand cela va-t-il se voir ?
– Pas avant le mois d’août, je pense. En septembre, si vous mettez de préférence des vêtements… euh, volumineux.
– Merci. » Elle a ramassé son sac mais ne s’est pas encore levée pour partir. Je me suis dit qu’elle avait quelque chose à me dire et qu’elle ne savait pas par où commencer.
« Vous travaillez, me semble-t-il ? »
Elle a hoché la tête. « Oui. Je travaille.
– Puis-je vous demander où ? À moins que vous ne… »
Elle a ri, d’un rire cassant et sans humour, aussi différent de son rire précédent que le jour l’est de la nuit. « Dans un grand magasin. Où peut travailler une célibataire, dans cette ville ? Je vends des parfums à des grosses dames qui se font laver les cheveux et se font faire des bouclettes.
– Combien de temps allez-vous continuer ?
– Jusqu’à ce qu’on remarque ma situation intéressante. Ensuite je suppose qu’on me demandera de partir, pour ne pas déranger les grosses dames. Le choc de se voir servir par une femme enceinte sans alliance pourrait leur défriser les cheveux. »
Tout d’un coup des larmes ont fait briller ses yeux. Ses lèvres se sont mises à trembler, et j’ai tendu la main vers un mouchoir. Mais les larmes n’ont pas jailli… pas une. Elles ont failli déborder, et elle les a ravalées d’un battement de paupières. Ses lèvres se sont serrées… puis se sont détendues. Elle a tout simplement décidé qu’elle n’allait pas se laisser aller… et cela ne s’est pas produit. Ce fut un spectacle remarquable.
« Je suis désolée, a-t-elle dit. Vous êtes très bon. Je ne répondrai pas à votre gentillesse par ce qui doit être une histoire très banale. »
Elle s’est levée, et je l’ai imitée.
« Je ne sais pas trop mal écouter, ai-je dit, et j’ai un peu de temps. Mon prochain rendez-vous a été annulé.
– Non. Merci, mais non.
– Très bien. Mais il y a autre chose.
– Oui ?
– Il n’est pas dans mes habitudes de faire payer à mes patients – quels qu’ils soient – payer des soins avant que ces soins n’aient été administrés. J’espère que vous… c’est-à-dire, si vous pensez avoir plutôt… ou devoir… » J’ai pataugé et me suis tu.
« Je vis à New York depuis quatre ans, docteur McCarron, et je suis de nature économe. À partir du mois d’août – ou de septembre – je devrai vivre de mes économies jusqu’à ce que je puisse retravailler. Ce n’est pas une grosse somme, et quelquefois, surtout pendant la nuit, cela me fait peur. »
Ses merveilleux yeux noisette ne me quittaient pas.
« Il m’a semblé préférable – plus sûr – de payer d’abord pour le bébé. Avant toute chose. Parce que c’est ainsi que je pense au bébé, et aussi parce que, plus tard, la tentation de dépenser cet argent pourrait devenir trop forte.
– Très bien. Mais rappelez-vous, je vous prie, que j’estime avoir été payé avant que ce soit dû. Si vous avez besoin de cet argent, dites-le.
– Pour revoir le dragon dans les yeux de Mme Davidson ? » Son regard était redevenu espiègle. « Je ne crois pas. Et maintenant, docteur…
– Vous avez l’intention de travailler aussi longtemps que possible ? Absolument ?
– Oui. Il le faut. Pourquoi ?
– Je pense que je vais tâcher de vous faire un peu peur avant votre départ. »
Ses yeux se sont un peu agrandis. « Ne faites pas ça. J’ai déjà suffisamment peur.
– C’est exactement pourquoi je vais le faire. Rasseyez-vous, mademoiselle Stansfield. » Et comme elle restait sans bouger, j’ai ajouté : « Je vous en prie. »
Elle s’est assise. À contrecœur.
« Vous êtes dans une position unique et enviable, lui ai-je dit en m’asseyant sur l’angle de mon bureau. Vous affrontez cette situation avec une grâce exceptionnelle. »
Elle a voulu parler, et j’ai levé une main pour la faire taire.
« C’est fort bien. Je vous tire mon chapeau. Mais j’aurais horreur de vous voir faire du mal à votre bébé, d’une façon ou d’une autre, par crainte pour votre sécurité financière. Une de mes patientes, malgré mes nombreux avertissements, a continué à se serrer dans une gaine, mois après mois, se serrant de plus en plus à mesure que la grossesse avançait. C’était une femme frivole, stupide, exaspérante, et de toute façon je ne pense pas qu’elle ait vraiment voulu ce bébé. Je ne souscris pas à toutes les théories sur l’inconscient dont n’importe qui discute aujourd’hui devant un jeu de Mah Jong, mais si j’y croyais, je dirais que cette femme – ou une partie d’elle-même – essayait de tuer son enfant.
– Et elle l’a tué ? dit-elle, le visage figé.
– Non, pas du tout. Mais l’enfant est né handicapé. Il est très possible qu’il l’aurait été de toute façon, ce n’est pas moi qui dirais le contraire – nous ne savons presque rien sur l’origine de ces choses. Mais il se peut qu’elle en ait été responsable.
– Je vois, a-t-elle dit à voix basse. Vous ne voulez pas que je… que je me serre de façon à travailler un ou deux mois de plus. J’avoue que cette idée m’avait traversé l’esprit. Donc… merci de m’avoir fait peur. »
Cette fois je l’ai reconduite à la porte. J’aurais aimé lui demander ce qui lui restait de ces économies, à quelle distance elle était du précipice. C’est une question à quoi elle n’aurait pas répondu, je le savais très bien. Alors je lui ai simplement dit au revoir en plaisantant sur ses vitamines. Elle est partie. Le mois suivant je me suis surpris à penser à elle à mes moments perdus, et…
À ce moment-là Johanssen a interrompu McCarron. C’étaient de vieux amis, et je suppose que cela lui donnait le droit de poser la question qui nous était venue à tous :
« Est-ce que tu étais amoureux d’elle, Emlyn ? Est-ce que c’est cela dont il s’agit quand tu parles de ses yeux, de son sourire, quand tu pensais à elle “à tes moments perdus” »
J’ai cru que McCarron serait agacé par cette interruption, mais non. « Tu as le droit de poser cette question », a-t-il dit, puis il a regardé les flammes, sans rien ajouter. On aurait presque pu croire qu’il s’était endormi. Alors un nœud a éclaté, envoyé un tourbillon d’étincelles dans la cheminée, et McCarron nous a regardés. D’abord Johanssen, et puis tous les autres.
« Non, je n’étais pas amoureux d’elle. Ce que j’ai décrit ressemble à ce que remarque un homme qui tombe amoureux – ses yeux, ses robes, son rire. » Il a allumé sa pipe avec un curieux briquet en forme de boulon, insistant jusqu’à ce que tout le tabac devienne incandescent. Il a refermé son briquet, l’a glissé dans une poche de son veston, et a soufflé un nuage de fumée qui lui a entouré la tête comme un voile parfumé.
« Je l’admirais. En un mot comme en mille. Et mon admiration grandissait à chacune de ses visites. J’imagine que certains d’entre vous croient qu’il s’agit de l’histoire d’un amour contrarié par le destin. Rien ne serait plus loin de la vérité. Sa vie m’a été dévoilée par bribes au cours des six mois qui ont suivi, et quand je vous l’aurait racontée, je pense que vous admettrez qu’elle était aussi banale qu’elle-même l’avait dit. Elle s’était sentie attirée par la grande ville, comme des milliers de filles sortant comme elle d’une petite ville…
… de l’Iowa ou du Nebraska. Ou peut-être du Minnesota – je ne m’en souviens vraiment plus. Elle avait fait beaucoup de théâtre au lycée et dans les associations de sa ville – eu de bons articles dans l’hebdomadaire local, écrits par un critique littéraire spécialisé dans les vaches et les moutons – et elle était venue à New York pour devenir actrice.
Même alors elle a fait preuve d’esprit pratique – du moins autant que vous le permet une ambition irréalisable. Elle était venue à New York, m’a-t-elle dit, parce qu’elle ne croyait pas à la thèse implicite des magazines de cinéma – comme quoi n’importe quelle fille venant à Hollywood pouvait devenir une star, être un jour au drugstore de chez Schwab en train de boire un soda et le lendemain en train de donner la réplique à Gable ou MacMurray. Elle était venue à New York parce qu’elle pensait qu’il lui serait plus facile de mettre un pied dans la place… et aussi, je crois, parce qu’elle s’intéressait plus au vrai théâtre qu’aux films parlants.
Elle a trouvé un emploi de vendeuse dans un grand magasin et s’est inscrite dans un cours dramatique. C’était une fille intelligente et terriblement volontaire – une volonté d’acier – mais aussi humaine que n’importe qui. Et seule, en plus. Une solitude que les filles venant d’arriver d’une petite ville du Middle West sont peut-être les seules à connaître. Le mal du pays n’est pas toujours une émotion vague, nostalgique, presque enviable, bien qu’on ait toujours tendance à se le représenter ainsi. Cela peut devenir une lame terriblement coupante, un mal non plus métaphorique mais bien réel. Cela peut changer votre vision du monde, les visages croisés dans la rue peuvent vous paraître non plus indifférents mais laids… voire malveillants. Le mal du pays est une vraie maladie – celle d’une plante déracinée.
Mlle Stansfield, si admirable qu’elle fût, si volontaire qu’elle ait pu être, n’était pas immunisée contre ce mal. Et le reste a suivi si naturellement que cela va sans dire. Il y avait un jeune homme à son cours de théâtre. Ils sont sortis ensemble plusieurs fois. Elle ne l’aimait pas, mais ressentait le besoin d’un ami. Quand elle a découvert qu’il n’en était pas un et ne le serait jamais, il y avait eu deux incidents. Des incidents sexuels. Elle s’est aperçue qu’elle était enceinte. Elle l’a dit au jeune homme, qui lui a répondu qu’il l’aiderait et qu’il « ferait son devoir ». Une semaine plus tard il avait quitté son logement sans laisser d’adresse. C’est alors qu’elle était venue me voir.
À son quatrième mois je lui ai appris la Méthode Respiratoire – ce qu’on appelle aujourd’hui la méthode Lamaze. En ce temps-là, comprenez-le, personne n’avait entendu parler de monsieur Lamaze.
En ce temps-là – une phrase qui revient sans cesse, je m’en rends compte et je m’en excuse, mais je n’y peux rien – une grande partie de cette histoire n’a eu ce caractère que parce qu’elle s’est passée « en ce temps-là ».
Donc… « en ce temps-là », il y a quarante-cinq ans, une visite dans les salles de travail de n’importe quel hôpital américain vous aurait fait l’effet d’un passage dans un asile de fous. Des femmes en train de sangloter, d’autres hurlant qu’elles voulaient mourir, des femmes criant que la douleur était insupportable, des femmes hurlant des injures et des obscénités que leurs pères et maris ne leur avaient jamais entendu dire. Tout cela paraissait normal, bien que dans le monde entier la plupart des femmes accouchent dans le silence, sauf pour les grognements d’effort associés à n’importe quel effort physique.
Ces scènes d’hystérie étaient en partie dues aux médecins, je regrette d’avoir à le dire. Ce que racontaient aux femmes enceintes les amies et connaissances ayant déjà accouché y contribuait aussi. Croyez-moi : quand on vous dit que quelque chose va faire mal, ça fait mal. La douleur est en grande partie psychique, et quand une femme a assimilé l’idée qu’un accouchement est horriblement douloureux – ce que lui disent sa mère, ses sœurs, ses amies mariées et son médecin –, cette femme est déjà prête à souffrir.
Même en n’ayant pratiqué que six ans, je m’étais habitué à voir des femmes placées devant un double problème : non seulement elles étaient enceintes et devaient préparer l’arrivée d’un bébé, mais de plus – la plupart le voyaient ainsi – elles traversaient cette vallée à l’ombre de la mort. Bon nombre d’entre elles mettaient leurs affaires en ordre pour que leurs maris, si elles venaient à mourir, puissent se passer d’elles.
Ce n’est ni le lieu ni le moment de vous faire un cours d’obstétrique, mais il vous faut savoir que depuis longtemps il était très dangereux de donner la vie dans les pays occidentaux. Une révolution des pratiques médicales, commencée vers 1900, avait grandement diminué les risques, mais, de façon absurde, fort peu de médecins prenaient la peine d’en informer leurs patientes. Dieu sait pourquoi. Alors vous étonnerez-vous encore de ce que la plupart des salles d’accouchement ressemblaient au pavillon des agités à Bellevue ? Voilà de pauvres femmes dont l’heure est enfin venue de subir un processus qu’on leur a décrit dans les termes les plus vagues, à cause du décorum quasi victorien de l’époque, des femmes dont le moteur vital se met à tourner à plein régime. Stupéfaites devant ce prodige, elles l’interprètent aussitôt comme une douleur insupportable, et la majorité croit devoir bientôt mourir d’une mort affreuse.
Au cours de lectures sur ce sujet, j’ai découvert le principe de la naissance silencieuse et l’idée de la Méthode Respiratoire. Les cris dépensent une énergie qui pourrait servir à expulser l’enfant, ils provoquent une hyperventilation qui met l’organisme en état d’urgence – haut niveau d’adrénaline, accélération du pouls et de la respiration – ce qui est en fait inutile. La Méthode Respiratoire était censée aider la mère à se concentrer sur son travail et à surmonter la douleur par ses propres moyens.
À l’époque elle était largement répandue en Inde et en Afrique ; en Amérique chez les Indiens Shoshone, Kiowa et Micmac ; et les Esquimaux la connaissaient depuis toujours. Mais, vous vous en doutez, les médecins modernes ne s’y intéressaient guère. Un de mes collègues – un type intelligent – m’a renvoyé le manuscrit de ma brochure à l’automne 1931 après avoir rayé à l’encre rouge tout le passage concernant la Méthode Respiratoire. En marge il avait griffonné que s’il voulait connaître les « superstitions des Nègres » il irait acheter Weird Tales dans un kiosque à journaux !
Eh bien, je n’ai pas coupé ce passage, comme il me l’avait suggéré, mais la méthode a donné des résultats ambigus – on ne peut pas dire mieux. Certaines femmes l’employaient avec un succès complet. D’autres semblaient en comprendre admirablement le principe nais perdaient toute discipline dès que les contractions prenaient de l’ampleur. La plupart du temps j’ai appris que la méthode avait été détournée et sapée à la base par des amis et parents pleins de bonnes intentions, mais qui n’avaient jamais entendu parler d’une chose pareille et ne croyaient pas qu’elle pourrait avoir une efficacité réelle.
Cette méthode partait d’une constatation : si deux accouchements ne sont jamais identiques, l’ensemble du travail est toujours le même, divisé en quatre stades : les contractions, la dilatation, la naissance et l’expulsion du délivre. Les contractions durcissent l’ensemble des muscles abdominaux et pelviens, et commencent souvent vers le sixième mois. Beaucoup de femmes enceintes pour la première fois s’attendent à quelque chose d’assez désagréable, comme des crampes intestinales, mais on m’a dit que c’est nettement moins gênant – une sensation forte, corporelle, pouvant provoquer une douleur passagère. Une femme utilisant la Méthode Respiratoire, lorsqu’elle sent venir une contraction, prend une respiration brève, espacée, expirant l’air d’un coup, comme si elle jouait de la trompette à la façon de Dizzy Gillespie.
Pendant la dilatation, quand des contractions plus douloureuses ont lieu environ tous les quarts d’heure, la femme prend de longues inspirations suivies de longues expirations – comme un coureur de marathon lorsqu’il prend son second souffle. Plus dure la contraction, plus longue est la respiration. Dans ma brochure j’appelais ce stade « chevaucher la vague ».
Le stade final, celui qui nous intéresse, je l’ai baptisé « locomotive », et de nos jours les instructeurs de la méthode Lamaze l’appellent souvent le stade « tchou-tchou ». Le travail terminal s’accompagne de douleurs souvent décrites comme profondes, intenses, et du besoin irrésistible de pousser… d’expulser le bébé. C’est à ce moment, Messieurs, que ce moteur merveilleux et terrifiant atteint son crescendo final. Le col est entièrement dilaté, le bébé a commencé sa brève traversée du canal de la naissance, et si vous regardez entre les jambes de la mère vous pouvez voir sa fontanelle palpiter, presque à l’air libre. La mère qui suit la Méthode Respiratoire se met à inspirer et expirer rapidement entre ses lèvres, sans se remplir les poumons, évitant l’hyperventilation, haletant presque d’une façon maîtrisée. Ce qui donne vraiment le bruit que font les enfants quand ils imitent une locomotive à vapeur.
Tout cela a un effet salutaire sur le corps – la mère garde un haut niveau d’oxygène sans mettre l’organisme en alerte et elle reste consciente et vigilante, capable de répondre aux questions et d’en poser. Mais les effets psychiques de la méthode sont évidemment plus importants. La mère sent qu’elle participe activement à la naissance de son enfant – qu’elle dirige, en quelque sorte, le processus. Elle se tient au-dessus de l’épreuve… et au-dessus de la douleur.
Vous comprenez que tout dépend exclusivement de l’état d’esprit de la patiente. La Méthode Respiratoire avait donc, à l’époque, une vulnérabilité, une fragilité particulières, et comme je rencontrais de nombreux échecs, j’en avais l’explication – ce qu’un médecin réussit à faire croire à sa patiente peut être annulé par des parents qui lèvent les bras au ciel d’horreur quand on leur parle de ces pratiques païennes.
De ce point de vue, du moins, Mlle Stansfield était la patiente idéale. Elle n’avait ni amis ni parents pour la faire changer d’avis sur cette méthode (bien que, à vrai dire, je doute que personne ait jamais pu la faire changer d’avis sur quoi que ce soit une fois qu’elle avait décidé quelque chose) après qu’elle en fut venue à y croire. Et on peut dire qu’elle y a cru.
« C’est un peu comme l’autohypnose, n’est-ce pas ? » m’a-t-elle demandé la première fois que nous en avons discuté.
J’ai approuvé, ravi : « Exactement ! Mais que cela ne vous fasse pas croire que c’est un truc, et qu’il vous laissera tomber quand ce sera vraiment dur.
– Je n’y pensais pas du tout. Je vous suis très reconnaissante. Je vais m’exercer assidûment, docteur. » C’était le genre de femme pour qui la méthode avait été inventée, et quand elle me disait qu’elle allait s’exercer, c’était la pure vérité. Je n’ai jamais vu quelqu’un épouser une idée avec un tel enthousiasme… mais cette méthode convenait parfaitement à son tempérament. Il y a des millions d’hommes et de femmes dociles de par le monde, et parmi eux des gens très bien. Mais il y en a d’autres qui n’ont de cesse que de prendre leur vie en main, et Mlle Stansfield était de ceux-là.
Quand je dis qu’elle a adhéré complètement à la Méthode Respiratoire, c’est vrai… et je pense que sa dernière journée au grand magasin où elle était vendeuse en est la preuve.
C’est à la fin du mois d’août qu’elle a fini par perdre son gagne-pain. Cette demoiselle était mince, en bonne condition physique, et c’était bien sûr son premier enfant. N’importe quel docteur vous dira qu’une telle femme peut ne rien montrer de son « état » pendant cinq ou six mois… et qu’un jour, tout d’un coup, ça se verra.
Elle est arrivée le premier septembre pour son examen mensuel et m’a dit, avec un rire amer, qu’elle avait découvert une autre utilité à la Méthode Respiratoire.
« Quoi donc ?
– Qu’elle marche encore mieux que de compter jusqu’à dix quand on est furieux contre quelqu’un. » Ses yeux noisette ne tenaient pas en place. « Bien que les gens vous regardent comme une folle quand vous vous mettez à souffler comme un phoque. »
Elle m’a volontiers raconté son histoire. Le lundi précédent elle était allée travailler comme d’habitude, je me suis dit que ce passage étrange et abrupt de la jeune fille mince à la femme visiblement enceinte – transition qui peut réellement être aussi brutale que celle du jour à la nuit sous les tropiques – avait eu lieu pendant le week-end. À moins que la contremaîtresse n’ait finalement décidé que ses soupçons s’étaient changés en certitude.
« Je veux vous voir dans mon bureau à la pause », lui avait dit froidement cette femme, une certaine Mme Kelly, qui s’était jusque-là montrée parfaitement amicale. Elle lui avait montré les photos de ses enfants, tous deux ayant l’âge d’être au lycée, elles avaient échangé des recettes de cuisine, elle lui demandait toujours si elle n’avait pas encore rencontré un « gentil » garçon. Mais soudain toute sa bienveillance avait disparu. Et à la pause, quand elle est entrée dans le bureau de Mme Kelly, m’a dit Mlle Stansfield, elle savait à quoi s’attendre.
« Vous avez des ennuis », lui a dit sèchement cette femme, autrefois si aimable.
– Oui, a répondu Sandra. Il y a des gens qui appellent ça comme ça. »
Mme Kelly est devenue rouge brique. « Ne faites pas la maligne avec moi, ma petite. À voir votre ventre vous ne l’avez déjà été que trop. »
J’imaginais les deux femmes pendant qu’elle me parlait – Mlle Stansfield, son regard direct fixé sur Mme Kelly, parfaitement calme, refusant de baisser les yeux, de pleurer ou de montrer la moindre honte. Je crois qu’elle avait une vue bien plus réaliste de ses « ennuis » que la contremaîtresse avec ses deux enfants presque adultes et son respectable mari, lequel était barbier, propriétaire de son échoppe, et votait républicain.
« Je dois dire que vous montrez une remarquable absence de remords après la façon dont vous m’avez trompée ! » a lâché Mme Kelly d’un ton amer.
« Je ne vous ai jamais trompée. Il n’a pas été question de ma grossesse jusqu’à ce jour. » Elle l’a regardée d’un air interrogateur. « Comment pouvez-vous dire que je vous ai trompée ?
– Je vous ai introduite chez moi ! s’est écriée Mme Kelly. Je vous ai invitée à dîner… avec mes fils. » Elle lui a lancé un regard de haine absolue.
C’est là que Mlle Stansfield s’est mise en colère. Plus qu’elle ne l’avait jamais été de sa vie, m’a-t-elle dit. Elle avait bien su à quelles réactions s’attendre quand son secret serait dévoilé, mais comme vous pouvez tous en témoigner, Messieurs, il peut y avoir une énorme différence entre un savoir académique et son application pratique.
Serrant nerveusement les mains sur les genoux, ma patiente a attaqué : « Si vous suggérez que j’ai fait ou que j’aurais pu faire la moindre tentative pour séduire vos fils, c’est ce que j’ai jamais entendu de plus sale et de plus répugnant. »
Mme Kelly a renversé la tête comme si elle avait reçu une gifle. Le sang s’est retiré de ses joues, ne laissant que deux taches d’un rouge fiévreux. Les deux femmes s’affrontaient du regard au-dessus d’un bureau encombré d’échantillons de parfums et une vague odeur de fleurs flottait dans la pièce. Ce moment, m’a dit ma patiente, lui avait semblé beaucoup plus long qu’il n’avait pu l’être en réalité.
Alors Mme Kelly a brutalement ouvert un tiroir et en a sorti un chèque marron clair accompagné d’une fiche de licenciement rose vif. En montrant les dents, semblant presque mordre les mots, elle lui a dit : « Quand des centaines de filles honnêtes cherchent du travail dans cette ville, j’aurais du mal à croire que nous puissions employer une catin dans votre genre, ma chère. »
C’est ce dernier mot, m’a-t-elle dit, ce « ma chère » méprisant, qui l’a mise en rage. Un instant plus tard Mme Kelly a écarquillé les yeux, bouche bée devant Mlle Stansfield, laquelle, les mains serrées comme les maillons d’une chaîne en acier, si fort qu’elle en a gardé des marques (pâlies mais toujours visibles le jour de son rendez-vous), s’est mise à faire la « locomotive » entre ses dents serrées.
Ce n’était peut-être pas une histoire drôle, mais j’ai éclaté de rire, et la jeune femme a fait de même. Mme Davidson est venue voir – peut-être pour s’assurer que nous n’avions pas ouvert le peroxyde d’azote – et est ressortie.
« C’est tout ce que j’ai eu l’idée de faire », m’a dit Mlle Stansfield qui riait encore, s’essuyant les yeux avec son mouchoir. « Parce qu’à ce moment-là je me suis vue tendre les bras et balayer tous ces échantillons de parfums de son bureau, jusqu’au dernier, pour les jeter sur le sol en béton. Je ne l’ai pas seulement pensé, je me suis vue ! Je les ai vus s’écraser par terre et remplir la pièce d’une telle puanteur qu’il aurait fallu faire venir la désinfection.
« J’allais le faire, rien ne pouvait m’en empêcher. Alors je me suis mise à faire la “locomotive” et tout allait bien. J’ai pu prendre le chèque, et la fiche rose, me lever et sortir. Je n’ai pas pu la remercier, bien sûr – j’étais encore une locomotive ! »
Nous avons ri encore une fois et elle s’est calmée.
« C’est du passé, maintenant, et je suis même capable d’avoir un peu de pitié pour elle – mais c’est peut-être terriblement orgueilleux de dire une chose pareille ?
– Pas du tout. Je trouve que c’est un sentiment admirable.
– Puis-je vous montrer quelque chose que j’ai acheté avec ma dernière paye, docteur ?
Elle a ouvert son sac et sorti une petite boîte carrée. « Je l’ai achetée chez un prêteur sur gages. Deux dollars. Et c’est la seule fois de tout ce cauchemar que je me suis sentie salie, honteuse. Curieux, n’est-ce pas ? »
Elle a ouvert la boîte et l’a posée sur mon bureau pour que je puisse la voir. Ce qu’il y avait dedans ne m’a pas surpris. C’était une alliance en or, très simple.
« Je dois faire le nécessaire, a-t-elle continué. J’habite ce que Mme Kelly appellerait sûrement une respectable pension de famille. Ma logeuse s’est montrée aimable et amicale… mais Mme Kelly aussi était aimable et amicale. Je crois qu’elle peut me demander de partir à n’importe quel moment, et à mon avis si je parle des jours qui me sont dus ou de la caution versée à mon arrivée, elle me rira au nez.
– Ma chère demoiselle, ce serait parfaitement illégal. Il y a des tribunaux et des avocats pour vous aider à répondre à de tels…
– Les tribunaux sont une société d’hommes, a-t-elle interjeté, peu enclins à se faire violence pour aider une femme dans ma situation. Peut-être pourrais-je récupérer mon argent, peut-être non. Dans les deux cas la dépense, le dérangement et les… les désagréments… enfin, les quarante-sept dollars ne valent pas ça. Je n’aurais même pas dû vous en parler. Rien ne s’est encore passé, et rien ne se passera peut-être. Mais de toute façon, à partir d’aujourd’hui, j’ai l’intention d’être réaliste. »
Elle a levé la tête, et ses yeux ont étincelé.
« J’ai repéré un logement au Village, au cas où. C’est au deuxième étage, c’est propre, et c’est cinq dollars par mois de moins que ce que je paye actuellement. » Elle a sorti l’alliance de sa boîte. « Je l’avais au doigt quand la propriétaire m’a fait visiter. »
Elle l’a mise au troisième doigt de sa main gauche avec une petite moue de dégoût dont je ne pense pas qu’elle se soit rendu compte. « Voilà. Maintenant je suis Mme Stansfield. Mon mari était camionneur et s’est tué entre Pittsburgh et New York. Très triste. Mais je ne suis plus une petite catin faisant le trottoir, et mon enfant n’est plus un bâtard. »
Elle m’a regardé, au bord des larmes une seconde fois. Une larme, devant moi, a roulé sur sa joue.
« Je vous en prie. » De la voir ainsi me désolait. Je lui ai pris la main. Elle était glacée. « Allons, ma chère. »
Sans retirer sa main – la gauche – elle l’a retournée pour regarder l’alliance. Elle a souri, d’un sourire aussi amer, Messieurs, que le fiel et le vinaigre. Une deuxième larme est tombée – une seule.
« Quand j’entendrai les cyniques dire que l’ère de la magie et des miracles est derrière nous, docteur, je saurai qu’ils se trompent, n’est-ce pas ? Si une bague achetée deux dollars chez un prêteur sur gages peut effacer instantanément le sceau de la bâtardise et du libertinage, comment appeler cela autrement que de la magie ? De la magie à bon marché.
– Mademoiselle Stansfield… Sandra, si je puis… si vous avez besoin d’aide, s’il y a quoi que ce soit que je puisse faire… »
Elle a retiré sa main de la mienne. Si j’avais pris la main droite et non la gauche, elle ne l’aurait peut-être pas fait. Je n’étais pas amoureux d’elle, je vous l’ai dit, mais à ce moment-là j’aurais pu l’aimer ; j’étais sur le point de tomber amoureux. Alors peut-être, si j’avais pris sa main droite au lieu de celle où était l’alliance, si elle m’avait laissé la lui tenir un peu plus longtemps, jusqu’à ce que ma main réchauffe la sienne, cela aurait pu arriver.
« C’est très aimable à vous, et vous avez fait beaucoup pour moi et mon bébé… et votre Méthode Respiratoire est une magie bien préférable à cette affreuse bague. Après tout, elle m’a empêchée d’être arrêtée pour vandalisme, n’est-ce pas ? »
Puis elle est partie, et je suis allé à la fenêtre pour la regarder descendre la rue jusqu’à la Cinquième Avenue. Dieu, comme je l’ai admirée ! Elle avait l’air si légère, si jeune, et si visiblement enceinte – mais nullement timide ou hésitante. Elle ne se pressait pas, elle marchait sur le trottoir comme s’il lui appartenait.
Elle a disparu et je suis retourné à mon bureau. À ce moment la photo accrochée au mur près de mon diplôme m’a sauté aux yeux, et un grand frisson m’a saisi tout le corps. La chair de poule a hérissé toute la surface de ma peau, même sur le front et le dessus des mains. Une terreur étouffante, jamais encore ressentie, est tombée sur moi comme un suaire, et je me suis mis à suffoquer. C’était là, Messieurs, un épisode prémonitoire. Je ne discute pas de savoir si de telles choses sont ou non possibles : je sais que oui, puisque cela m’est arrivé. Une seule fois, en ce bel après-midi de septembre. Je prie le ciel de ne jamais en avoir un autre.
La photo avait été prise par ma mère le jour où j’avais terminé mes études de médecine. J’étais devant l’hôpital White, les mains derrière le dos, souriant comme un gosse à qui on vient de donner un laissez-passer pour tous les manèges de la foire. Sur la gauche on voit la statue d’Harriet White, et bien que le photographe l’ait coupée à mi-jambes, le piédestal est clairement visible, ainsi que son inscription d’une étrange cruauté – il n’est pas de soins sans douleur ; disons donc que la guérison passe par la souffrance. C’est au pied de la statue de la première femme de mon père, juste en dessous de cette inscription, que Sandra Stansfield est morte à peine quatre mois plus tard dans un accident absurde, au moment où elle venait accoucher à l’hôpital.
À l’automne elle a semblé craindre que je ne puisse l’assister lors de son accouchement – que je sois parti en voyage pendant les vacances de Noël, ou absent de l’hôpital. Elle avait peur d’être suivie par un médecin ignorant la Méthode Respiratoire, et qui lui ferait une anesthésie ou une péridurale.
Je l’ai rassurée du mieux que j’ai pu. Je n’avais aucune raison de quitter la ville, pas de famille à qui rendre visite pendant les vacances. Ma mère était morte deux ans plus tôt, et je n’avais plus personne sinon une tante restée vieille fille, en Californie – or le train ne me vaut rien, lui ai-je dit.
« Vous ne vous sentez jamais seul ? a-t-elle demandé.
– Quelquefois. D’habitude je suis trop occupé. Maintenant, prenez ça. » J’ai noté mon numéro de téléphone sur une carte que je lui ai donnée. « Si vous tombez sur les abonnés absents quand les contractions commencent, appelez-moi ici.
– Oh non, je ne pourrais…
– Voulez-vous employer la Méthode Respiratoire, ou tomber sur un assistant qui vous croira folle et vous donnera une bonne dose d’éther dès que vous commencerez à faire la locomotive ? »
Elle a souri, à peine. « Très bien. Je suis convaincue. »
Mais à mesure que l’automne avançait et que les bouchers de la Troisième Avenue affichaient les prix de leurs succulentes « dindes jeunes et tendres », il était clair qu’elle n’était pas tranquille. On lui avait effectivement demandé de quitter l’endroit où elle vivait quand je l’avais rencontrée, et elle était allée vivre dans le Village. Cela, du moins, s’était avéré bénéfique. Elle avait même trouvé une sorte d’emploi. Une dame aveugle assez riche l’avait engagée pour faire un peu de ménage et lui faire la lecture des œuvres de Gene Stratton Porter et de Pearl Buck. Cette femme habitait dans le même immeuble, au rez-de-chaussée. Mlle Stansfield avait maintenant le teint rose et l’air épanoui qu’ont la plupart des femmes en bonne santé aux trois derniers mois de leur grossesse. Mais il y avait une ombre sur son visage. Quand je lui parlais, elle tardait à répondre… et une fois, quand elle n’a pas répondu du tout, j’ai levé les yeux des notes que je prenais et je l’ai vue qui regardait la photo encadrée près de mon diplôme avec une expression rêveuse, étrange. J’ai senti alors un rappel de ce frisson… et sa réponse, qui n’avait rien à voir avec ma question, ne m’a pas vraiment rassuré.
« J’ai le sentiment, docteur, parfois très fortement, d’être condamnée. »
Un mot idiot, mélodramatique ! Pourtant, Messieurs, la réponse qui m’est venue aux lèvres est celle-ci : Oui, c’est aussi mon impression. Je me suis retenu, naturellement. Un médecin qui parlerait ainsi pourrait aussitôt mettre en vente ses livres et ses instruments et se préparer un avenir de plombier ou de charpentier.
Je lui ai dit qu’elle n’était pas la première femme enceinte à avoir une telle impression, ni la dernière. Je lui ai dit que ce sentiment était en fait si courant que les médecins l’avaient surnommé le Syndrome de la Vallée des Ombres. J’en ai déjà parlé ce soir, me semble-t-il.
Elle a hoché la tête avec un parfait sérieux – je me souviens de son air d’extrême jeunesse, ce jour-là, et de son ventre qui paraissait si gros. « Je connais cela, a-t-elle dit. Je l’ai ressenti. Mais c’est tout à fait distinct de cette impression dont je vous parle. Celle-ci, c’est comme quelque chose qui se dresse devant moi. C’est bête, mais je ne peux pas m’en débarrasser.
– Il faut essayer. Ce n’est pas bon pour le… »
Mais elle était déjà ailleurs, le regard à nouveau fixé sur la photo.
« Qui est-ce ?
– Emlyn McCarron », ai-je dit en guise de plaisanterie – laquelle m’a paru extraordinairement débile. « Avant la guerre de Sécession, quand il était encore jeune.
– Non, je vous reconnais, bien sûr. La femme. On ne peut voir que c’est une femme qu’à l’ourlet de sa jupe et à ses chaussures. Qui est-ce ?
– Elle s’appelait Harriet White », ai-je dit en pensant à part moi : Son visage sera le premier que vous verrez en venant donner naissance à votre enfant. Le frisson est revenu – cet horrible courant glacé, informe, dans mon corps. Son visage de pierre.
« Et qu’est-ce qui est écrit en bas de la statue ? » Elle avait toujours son regard perdu, comme en transes.
« Je ne sais pas, ai-je menti. Je ne parle vraiment pas assez bien le latin. »
Cette nuit-là j’ai fait le cauchemar le plus horrible de ma vie entière – je me suis réveillé terrifié, et si j’avais été marié je suppose que ma pauvre épouse en serait morte de peur.
Dans ce rêve j’ouvrais la porte de mon cabinet et je trouvais Sandra Stansfield à l’intérieur. Elle portait ses escarpins marron, sa jolie robe en lin blanc à lisérés marron et son chapeau cloche un peu démodé. Mais le chapeau était entre ses seins, parce qu’elle portait sa tête à deux mains. Le tissu blanc était ensanglanté, du sang jaillissait de son cou et allait éclabousser le plafond.
Alors elle a ouvert les yeux – ses yeux merveilleux, couleur noisette – et les a fixés sur moi.
« Condamnée, a dit la tête. Condamnée. Je suis condamnée. Il n’est pas de salut sans souffrance. C’est une magie bon marché, mais c’est tout ce que nous avons. »
C’est là que je me suis réveillé en hurlant.
Elle a dépassé la date prévue, le 10 décembre. Je l’ai examinée le 17 et lui ai dit que son bébé naîtrait certainement dans l’année, en 1935, mais que je ne pensais plus qu’il viendrait avant Noël. Ce qu’elle a accepté de bonne grâce. Elle semblait s’être débarrassée de l’ombre qui avait plané sur elle pendant l’automne. Mme Gibbs, l’aveugle qui l’avait engagée pour lui faire du ménage et la lecture, était impressionnée par elle – suffisamment pour parler à ses amies de la courageuse jeune veuve qui, malgré son deuil récent et sa situation fragile, affrontait l’avenir avec un tel parti pris d’optimisme. Plusieurs de ces femmes avaient exprimé l’intention de lui donner du travail après la naissance du bébé.
« Je les prendrai au mot, m’a-t-elle dit. À cause du bébé. Mais seulement jusqu’à ce que je sois rétablie, et capable de prendre un emploi stable. Parfois je me dis que le pire, dans tout ce qui s’est passé, c’est que ma vision des gens en a été changée. Il m’arrive de me dire : “Comment peux-tu dormir la nuit en sachant que tu trompes cette chère vieille dame ?” et puis je me dis : “Si elle savait, elle te montrerait la porte, exactement comme les autres”. D’un côté comme de l’autre, c’est un mensonge, et parfois cela me pèse. »
Ce jour-là, avant de partir, elle a sorti de son sac un petit paquet enveloppé de papier multicolore et l’a glissé timidement sur mon bureau. « Joyeux Noël, docteur McCarron.
– Vous n’auriez pas dû », ai-je dit en ouvrant un tiroir pour à mon tour en sortir un paquet. « Mais puisque moi aussi… »
Elle m’a regardé un instant, surprise… et nous avons ri ensemble. Elle m’avait offert une épingle à cravate en argent ornée d’un caducée. Je lui avais donné un album où mettre les photos de son bébé. J’ai toujours l’épingle à cravate : comme vous voyez, Messieurs, je la porte ce soir. Quant à ce qu’est devenu l’album, je ne saurais dire.
Je l’ai raccompagnée, et en arrivant à la porte elle s’est tournée vers moi, a posé les mains sur mes épaules, s’est mise sur la pointe des pieds et m’a embrassé sur la bouche. Ses lèvres étaient fraîches et fermes. Ce ne fut pas un baiser passionné, Messieurs, mais pas non plus celui qu’on attendrait d’une sœur ou d’une tante.
« Merci encore, docteur McCarron », a-t-elle dit, un peu essoufflée. Elle avait les joues rouges et les yeux brillants. « Merci pour tout. »
J’ai ri, un peu mal à l’aise. « Vous parlez comme si nous ne devions jamais nous revoir, Sandra. » Ce fut, je crois, la deuxième et dernière fois que je l’ai appelée par son prénom.
« Oh, nous nous reverrons. Je n’en doute pas un instant. »
Et elle avait raison – bien que ni elle ni moi n’aurions pu prévoir les circonstances épouvantables de cette rencontre.
Sandra Stansfield a commencé son travail la veille de Noël, à six heures du soir. La neige qui était tombée tout le jour s’était changée en pluie à la fin de l’après-midi. Et quand elle est passée au stade de la dilatation, moins de deux heures plus tard, les rues de la ville étaient dangereusement verglacées.
Mme Gibbs, l’aveugle, avait un appartement spacieux au rez-de-chaussée, et à six heures et demie Mlle Stansfield a descendu prudemment l’escalier, frappé à sa porte, est entrée et a demandé à se servir du téléphone pour appeler un taxi.
« C’est le bébé, ma chère ? » a demandé Mme Gibbs, déjà tout excitée.
« Oui. Le travail ne fait que commencer, mais je me méfie du temps qu’il fait. Un taxi va mettre longtemps à venir. »
Elle a appelé un taxi, puis elle m’a téléphoné. À ce moment-là, il était six heures quarante, les douleurs étaient espacées d’environ vingt-cinq minutes. Elle m’a répété qu’elle s’y prenait un peu en avance à cause du mauvais temps. « Je préfère ne pas accoucher à l’arrière d’un taxi », m’a-t-elle dit. Elle semblait d’un calme extraordinaire.
Le taxi est arrivé en retard et le travail progressait plus vite que je n’aurais cru – mais, comme je vous l’ai dit, il n’y a pas deux accouchements identiques. Le chauffeur, voyant que sa cliente allait avoir un bébé, l’a aidée à descendre les marches, lui répétant sans cesse : « Faites attention, madame. » Mlle Stansfield hochait la tête, s’efforçant de respirer profondément à l’arrivée de la contraction suivante. La neige fondante rebondissait sur les lampadaires et le toit des voitures, faisait des gouttes grandes comme des loupes sur la lanterne jaune du taxi. Mme Gibbs m’a dit plus tard que le jeune chauffeur était plus nerveux que cette « pauvre chère Sandra », ce qui avait probablement été une des causes de l’accident.
Ainsi que, presque à coup sûr, la Méthode Respiratoire elle-même.
Le chauffeur s’est frayé un chemin dans les rues glissantes, évitant les pare-chocs, se faufilant à travers les carrefours encombrés, se rapprochant lentement de l’hôpital. Il n’a pas été gravement blessé dans l’accident, et je suis allé lui parler à l’hôpital. Il m’a dit que la respiration profonde et régulière venant du siège arrière l’avait rendu nerveux ; il n’arrêtait pas de regarder dans le rétroviseur pour voir si elle était « mourante ou quoi ». Il a dit qu’il aurait été moins inquiet si elle avait gueulé un bon coup, comme sont censées le faire les femmes en couches. Il lui a demandé une ou deux fois si elle se sentait bien et elle s’était contenté de hocher la tête, continuant à « chevaucher les vagues » en respirant profondément.
À deux ou trois pâtés de maisons de l’hôpital elle a dû sentir venir le dernier stade du travail. Une heure s’était écoulée depuis qu’elle était montée dans le taxi – tellement les rues étaient embouteillées – mais c’était tout de même extraordinairement rapide pour une femme ayant son premier enfant. Le chauffeur a remarqué un changement dans sa façon de respirer. Elle s’était mise à faire la « locomotive ».
Presque au même moment il a repéré une brèche entre les voitures et s’est précipité. La route de l’hôpital White lui était maintenant ouverte. C’était à moins de trois pâtés de maisons. « Je voyais la statue de cette bonne femme », m’a-t-il dit. Impatient de se débarrasser de sa passagère enceinte et haletante, il a appuyé sur l’accélérateur et le taxi a bondi, les pneus patinant aux trois quarts sur le verglas.
J’étais venu à l’hôpital à pied, et mon arrivée a coïncidé avec celle du taxi uniquement parce que j’avais sous-estimé les difficultés de la circulation. Je croyais la trouver à l’étage, officiellement inscrite, tous les papiers remplis, préparée par les infirmières et approchant tranquillement le second stade de son travail. Je montais les marches quand j’ai vu soudain deux paires de phares, reflétées dans une plaque de glace que les employés n’avaient pas encore recouverte de sable, converger brusquement l’une vers l’autre. Je me suis retourné juste à temps pour voir l’accident.
Une ambulance émergeait de la rampe des urgences au moment où le taxi est arrivé devant l’hôpital. Et le taxi allait trop vite pour pouvoir s’arrêter. Le chauffeur s’est affolé, a enfoncé la pédale au lieu de freiner par petits coups. La voiture a dérapé, puis s’est mise en travers. Le clignotant de l’ambulance jetait des traînées et des taches rouges sur la scène, bizarrement, a illuminé le visage de Sandra Stansfield. Un instant j’ai revu le visage de mon rêve, le visage sanglant aux yeux grands ouverts que j’avais vu sur sa tête coupée.
J’ai crié son nom, descendu deux marches, j’ai glissé et je suis tombé à plat ventre. Je me suis cogné le coude, qui est resté paralysé, mais j’ai quand même pu me cramponner à ma sacoche. C’est dans cette position que j’ai vu ce qui s’est passé, complètement secoué, le coude endolori.
L’ambulance a freiné, et elle aussi s’est mise à déraper. L’arrière a heurté le piédestal de la statue et le hayon arrière s’est ouvert. Une civière, heureusement inoccupée, a jailli comme une langue et s’est retournée sur la chaussée, les roues tournant dans le vide. Sur le trottoir une jeune femme a hurlé et voulu s’enfuir quand les deux voitures sont venues vers elle. Ses jambes l’ont abandonnée au bout de trois enjambées et elle s’est écroulée par terre. Son sac lui a échappé et est parti en glissant sur le verglas comme un palet de hockey.
Le taxi a fait un tête-à-queue complet et j’ai pu voir clairement le chauffeur qui tournait frénétiquement le volant, comme un gosse dans une autotamponneuse. L’ambulance a rebondi sur le piédestal d’Harriet White, en biais… et a été projetée contre le taxi qu’elle a touché sur le côté. Le taxi a pivoté sur place et s’est écrasé contre le piédestal avec une violence terrible. Sa lanterne jaune toujours allumée, RADIO-TAXI, a explosé comme une bombe. Le côté gauche de la voiture s’est froissé comme une serviette en papier. Un instant après j’ai vu que ce n’était pas seulement le côté gauche : Le taxi avait heurté si fort l’angle du socle qu’il s’était ouvert en deux. Du verre s’est éparpillé sur la glace comme des diamants. Et ma patiente a été projetée comme une poupée en chiffon par la vitre arrière droite.
Je me suis relevé sans savoir comment. J’ai couru au bas des marches verglacées, j’ai glissé, me suis rattrapé à la rampe et j’ai continué. Je ne voyais que la jeune femme allongée dans l’ombre vague de cette horrible statue, à six mètres de là où l’ambulance s’était couchée sur le flanc, sa lampe faisant palpiter la nuit d’une lueur rouge. Sa silhouette avait quelque chose de terrible, mais honnêtement je ne crois pas avoir vu ce que c’était jusqu’à ce que je me cogne le pied dans quelque chose d’assez lourd pour m’envoyer par terre une seconde fois. La chose que j’avais heurtée a ricoché plus loin – glissant au lieu de rouler, comme le sac de ma patiente. Elle a ricoché et c’est seulement la chevelure – ensanglantée mais dont on voyait encore la blondeur – qui m’a fait reconnaître ce que c’était. Elle avait été décapitée dans l’accident. Ce que j’avais envoyé dans le caniveau d’un coup de pied, c’était sa tête.
Complètement engourdi par le choc, je suis arrivé près du corps et je l’ai retourné sur le dos. Je crois que j’ai essayé de hurler dès que je l’ai fait, dès que j’ai vu. Voyez-vous, Messieurs, la femme respirait encore. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait à petits coups rapides. La neige fondue crépitait sur son manteau ouvert et sur sa robe imbibée de sang. Et j’entendais un sifflement ténu, aigu, qui montait et descendait comme une bouilloire qui n’arrive pas à bouillir. C’était l’air aspiré dans sa trachée, puis expiré par la blessure, des petits cris d’air dans l’anche rudimentaire des cordes vocales qui n’avaient plus de bouche pour leur donner forme.
J’ai voulu courir, mais j’étais sans force ; je suis tombé à genoux près d’elle sur la glace, une main devant la bouche. Un instant plus tard j’ai vu du sang frais transpercer le bas de sa robe… et un mouvement. Soudain je suis devenu frénétique, convaincu qu’il y avait encore une chance de sauver le bébé.
Je crois qu’en relevant sa robe jusqu’à la taille je me suis mis à rire. Je crois que j’étais fou. Son corps était encore chaud. Je m’en souviens. Je me souviens de la façon dont il se soulevait en respirant. Un des ambulanciers s’est approché, chancelant comme un ivrogne, une main collée à son crâne. Du sang filtrait entre ses doigts.
Je riais toujours, je la touchais. Mes mains avaient vu que la dilatation était complète.
L’ambulancier a fixé avec de grands yeux le corps sans tête de Sandra Stansfield. J’ignore s’il s’est rendu compte que la femme respirait encore. Peut-être a-t-il pensé que c’était un truc nerveux – une sorte de réflexe terminal. Si c’est le cas, il ne devait pas faire ce job depuis bien longtemps. Les poulets courent peut-être un certain temps quand on leur a coupé la tête, mais les humains ont un ou deux sursauts… ou rien.
« Arrêtez de la regarder et trouvez-moi une couverture », lui ai-je lancé.
Il s’est éloigné, mais pas en direction de l’ambulance. Il s’est dirigé plus ou moins vers Times Square et a tout simplement disparu dans la nuit mouillée. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est devenu. Je me suis retourné vers cette morte qui en un sens ne l’était pas, j’ai hésité un instant, et j’ai ôté mon pardessus. Ensuite je l’ai soulevée par les hanches pour le glisser sous elle. J’entendais toujours l’air siffler tandis que le corps sans tête faisait la locomotive. Quelquefois, Messieurs, je l’entends encore. Dans mes rêves.
Comprenez, je vous prie, que tout ceci s’est passé dans un temps extrêmement bref – cela m’a paru plus long uniquement parce que mes perceptions s’étaient soudain accrues de façon aiguë. Les gens commençaient seulement à sortir de l’hôpital en courant pour voir ce qui s’était passé, et derrière moi une femme a hurlé en voyant la tête coupée au bord du trottoir.
J’ai ouvert ma sacoche d’un coup sec, remerciant Dieu de ne pas l’avoir perdue lors de ma chute, et j’en ai sorti un petit scalpel. Une fois ouvert j’ai coupé ses sous-vêtements et je les ai retirés. Le conducteur de l’ambulance s’est approché – il est arrivé jusqu’à cinq mètres et s’est arrêté net. Je lui ai jeté un coup d’œil en pensant à la couverture. Ce n’était pas lui qui allait me la donner, c’était visible : il a regardé le corps qui respirait, les yeux exorbités au point de lui sortir de la tête, manquant de tomber au bout du nerf optique comme des yoyos grotesques. Puis il est tombé à genoux en levant au ciel les mains jointes. Il avait l’intention de prier, c’était évident. L’ambulancier n’avait peut-être pas compris que ce qu’il avait vu était impossible, mais celui-là, oui. L’instant d’après il s’est évanoui.
J’avais mis des forceps dans ma sacoche ce soir-là, je ne sais pourquoi. Je ne m’étais pas servi de ces instruments depuis trois ans, quand j’avais vu un médecin que je ne nommerai pas perforer la tempe et le cerveau d’un nouveau-né avec un de ces gadgets infernaux. L’enfant était mort sur le coup. Le cadavre avait été « perdu » et sur le certificat de décès on avait inscrit mort-né.
En tout cas, pour quelque raison que ce soit, j’avais les miens.
Le corps de Mlle Stansfield s’est tendu, son ventre s’est crispé, dur comme de la pierre. On a vu le crâne du bébé. J’ai aperçu un instant la fontanelle couverte d’une membrane sanglante et qui palpitait. Qui palpitait. Il était donc vivant. Parfaitement vivant.
La pierre est redevenue chair. Le crâne a reculé hors de vue. Et j’ai entendu une voix derrière moi : « Que puis-je faire, docteur ? »
C’était une infirmière d’un certain âge, de ces femmes qui sont si souvent l’épine dorsale de notre profession. Elle était pâle comme du lait, et son visage s’était empreint de terreur et d’une sorte de crainte superstitieuse en regardant le spectacle surnaturel de ce corps qui respirait, mais elle n’avait l’air ni hébété ni choqué, ce qui aurait rendu difficile et dangereux de travailler avec elle.
« Vous pouvez m’apporter une couverture, miss, lui ai-je dit d’un ton bref. Nous avons encore une chance, à mon avis. » Derrière elle j’ai vu peut-être deux douzaines de gens sortis de l’hôpital et restés sur les marches, refusant d’approcher. Que voyaient-ils et que ne voyaient-ils pas ? Je n’avais aucun moyen de le savoir. Tout ce que je sais c’est qu’on m’a évité pendant plusieurs jours (certains pour toujours) et que personne, y compris cette infirmière, ne m’en a jamais reparlé.
Elle a fait demi-tour pour rentrer à l’hôpital.
« Infirmière ! Pas le temps. Prenez-en une dans l’ambulance. Le bébé arrive… »
Elle a changé de direction, ses semelles de crêpe glissant sur la neige fondue. Je me suis retourné vers Mlle Stansfield.
Au lieu de ralentir, la respiration locomotive s’est mise à s’accélérer… et son corps s’est à nouveau tendu, crispé sous l’effort. Le crâne a reparu. J’attendais qu’il reparte en arrière, mais non, il a continué. Il n’y a pas eu besoin des forceps, après tout. Le bébé m’a quasiment giclé dans les mains. J’ai vu la neige piqueter son corps nu et sanglant – c’était un garçon, impossible de s’y tromper. De la vapeur s’élevait du bébé tandis que la nuit noire et glacée emportait le peu de chaleur restant à sa mère. Il a remué faiblement ses poings fermés, tachés de sang, il a poussé un léger cri plaintif.
« Infirmière ! ai-je beuglé. Remuez-vous le cul, connasse ! » C’était peut-être un langage inexcusable, mais un instant je m’étais cru de retour en France, attendant d’entendre siffler les obus au-dessus de ma tête avec un bruit impitoyable comme celui de la neige fondue qui me cinglait ; les mitrailleuses allaient commencer leur bégaiement infernal ; les Allemands allaient jaillir de l’ombre, courir et glisser et maudire et mourir dans la boue et la fumée. Une magie bon marché, me suis-je dit en voyant les corps se tordre et s’écrouler. Mais vous avez raison, Sandra, c’est tout ce que nous avons. Je n’ai jamais été si près de perdre l’esprit, Messieurs.
« INFIRMIÈRE, POUR L’AMOUR DE DIEU ! »
Le bébé a crié encore une fois – quelle voix minuscule, éperdue ! – et il s’est tu. La vapeur montant de son corps s’effilochait. J’ai collé ma bouche à la sienne, sentant l’odeur du sang et celle, humide et fade, du placenta. J’ai soufflé dans sa bouche et j’ai entendu reprendre le murmure heurté de son souffle. L’infirmière est arrivée, la couverture dans les bras. J’ai tendu la main vers elle.
Elle a voulu me la donner, et puis elle l’a retenue.
« Docteur, et si… et si c’est un monstre ? Une sorte de monstre ?
– Donnez-moi cette couverture. Donnez-la-moi avant que je vous mette le cul entre les omoplates !
– Oui, docteur », a-t-elle répondu, parfaitement calme (nous devons bénir les femmes, Messieurs, qui si souvent nous comprennent sans même essayer), et elle m’a donné la couverture. J’ai enveloppé l’enfant et le lui ai tendu.
« Si vous le laissez tomber, miss, je vous ferai bouffer vos galons.
– Oui, docteur.
– C’est une putain de magie bon marché, miss, mais c’est tout ce que Dieu nous a laissé.
– Oui, docteur. »
Je l’ai regardée retourner à l’hôpital, moitié courant, moitié marchant. Sur les marches la foule s’est écartée pour la laisser passer. Ensuite je me suis relevé et je me suis éloigné du corps. Sa respiration, comme celle du bébé, avait des hoquets, repartait… s’arrêtait… repartait…
J’ai reculé. Mon pied a heurté quelque chose. Je me suis retourné. C’était sa tête. Comme si j’avais reçu un ordre d’ailleurs, j’ai mis un genou en terre et j’ai tourné la tête vers moi. Les yeux étaient ouverts – ses yeux noisette au regard direct, qui avaient toujours été si volontaires, si pleins de vie. Ils étaient toujours aussi volontaires. Elle me regardait, Messieurs.
Elle avait les dents serrées, les lèvres un peu écartées. J’ai entendu son souffle haleter faiblement entre ses lèvres et ses dents, au rythme de la « locomotive ». Elle a remué les yeux ; ils ont légèrement roulé dans leurs orbites pour mieux me voir. Ses lèvres se sont écartées. Elles ont articulé trois mots : Merci, docteur McCarron. Et je les ai entendus, Messieurs, mais non venant de sa bouche. Ils sont venus de six mètres plus loin. De ses cordes vocales. Et comme sa langue, ses lèvres et ses dents, tout ce avec quoi nous prononçons les mots, étaient devant moi, elle n’a émis que des sons informes, inarticulés. Mais il y en a eu sept, sept sons distincts, de même qu’il y a sept syllabes dans cette phrase : Merci, docteur McCarron.
« À votre service, mademoiselle Stansfield, ai-je dit. C’est un garçon. »
Ses lèvres ont remué encore une fois, et derrière moi j’ai entendu un son léger, fantomatique, garçoooon…
Ses yeux sont devenus flous, atones. Ils ont semblé regarder quelque chose au-dessus de moi, peut-être dans ce ciel noir et mouillé. Puis ils se sont fermés. Elle a recommencé à faire la locomotive… et s’est arrêtée. Quoi qu’il se fût passé, c’était terminé. L’infirmière en avait vu une partie, le conducteur de l’ambulance avait peut-être vu quelque chose avant de s’évanouir, et certains spectateurs avaient pu avoir des soupçons. Mais maintenant c’était fini, vraiment fini. Il n’y avait dehors que les restes d’un accident affreux… et un bébé de plus à l’intérieur.
J’ai regardé la statue d’Harriet White. Elle était toujours là, son regard de pierre fixé sur le jardin d’en face, comme s’il ne s’était rien passé de particulier, comme si une telle détermination dans un monde aussi dur et insensé que le nôtre ne signifiait rien… ou pire, comme si c’était la seule chose qui ait un sens, la seule qui fasse une quelconque différence.
D’après mon souvenir, je suis resté à genoux dans la neige devant la tête coupée et je me suis mis à pleurer. D’après mon souvenir, je pleurais encore quand un interne et deux infirmières m’ont aidé à me lever et à rentrer.
La pipe de McCarron s’était éteinte.
Il l’a rallumée avec son briquet-boulon ; nous sommes restés muets, presque sans respirer. Dehors, le vent hurlait ses plaintes. Il a refermé son briquet d’un coup sec et a levé les yeux, paraissant un peu surpris de nous voir encore là.
« C’est tout. C’est la fin ! Qu’est-ce que vous attendez. Des chariots de feu ? » a-t-il dit en ricanant. Il a semblé réfléchir un instant. « J’ai payé son enterrement de ma poche. Elle n’avait personne, voyez-vous. » Il a eu un léger sourire. « Enfin… il y a eu Ella Davidson, mon assistante. Elle a insisté pour mettre vingt-cinq dollars, alors qu’elle ne pouvait guère se le permettre. Mais quand elle insiste pour quelque chose… » Il a haussé les épaules et a eu un petit rire.
« Vous êtes certain que ce n’était pas un réflexe ? » me suis-je entendu demander. « Etes-vous vraiment sûr ?
– Tout à fait sûr, a-t-il dit, imperturbable. La première contraction, peut-être. Or le travail n’a pas été une question de secondes, mais de minutes. Et je pense parfois qu’elle aurait même nu tenir plus longtemps, si nécessaire. Dieu merci, cela ne l’a pas été.
– Et le bébé ? » a demandé Johanssen.
McCarron a tiré sur sa pipe. « Adopté. Et vous comprenez que l’adoption, même à cette époque, était tenue secrète autant que possible.
– Oui, mais qu’est devenu le bébé ? » a redemandé Johanssen, et McCarron a eu un rire contrarié !
« Tu ne lâches jamais le morceau, non ? »
Johanssen a secoué la tête : « Certains s’en sont rendu compte à leurs dépens. Alors, le bébé ?
– Eh bien, si vous m’avez suivi jusque-là, vous comprendrez peut-être que j’avais un certain intérêt à savoir ce qui allait se passer pour ce bébé. Ou j’en avais l’impression, ce qui revient au même. Je me suis tenu au courant, et je le fais encore. Il y avait un jeune homme et sa femme… ils ne s’appelaient pas Harrison, mais c’est assez ressemblant. Ils vivaient dans le Maine. Ils ne pouvaient pas avoir d’enfants. Ils ont adopté le bébé et l’ont appelé… bon, disons John, ça ira ? John vous convient, n’est-ce pas ? »
Il a tiré sur sa pipe mais elle s’était éteinte à nouveau. Je me rendais vaguement compte que Stevens était derrière moi, et je savais qu’il devait avoir préparé nos manteaux. Bientôt il nous faudrait les enfiler… et nos vies par la même occasion. Comme l’avait dit McCarron, les histoires étaient finies pour cette année.
« L’enfant que j’ai mis au monde est maintenant chef du département d’anglais dans une des deux ou trois universités privées les plus cotées de ce pays. Il a quarante-cinq ans. Un jeune homme. Il est encore tôt, mais le jour peut très bien venir où il sera directeur de l’université, je n’en doute pas un instant. Il est beau, intelligent, charmant.
« Un jour, sous un prétexte quelconque, j’ai réussi à dîner avec lui au club de l’université. Nous étions quatre à table. Je n’ai pas dit grand-chose et j’ai pu l’observer. Il a la volonté de sa mère, Messieurs…
« … et, les mêmes yeux noisette. »
Le Club
Stevens nous a reconduits comme chaque fois, nous souhaitant le plus joyeux des joyeux Noël, nous remerciant de notre générosité Je me suis arrangé pour être le dernier, et Stevens n’a pas eu l’air surpris quand je lui ai dit :
« J’ai une question que j’aimerais poser, si cela ne vous gêne pas. »
Il a souri. « Je suppose que non. Noël est une bonne saison pour les questions. »
À gauche, dans le couloir – un couloir où je n’étais jamais entré – une vieille horloge battait bruyamment les secondes, bruit d’une époque révolue. Je sentais une odeur de cuir et de vieux bois, et en dessous le parfum d’after-shave de Stevens.
« Mais je dois vous prévenir, a ajouté Stevens en même temps qu’une bourrasque s’est fait entendre dehors, qu’il vaut mieux ne pas trop demander. Pas si vous voulez continuer à venir ici.
– Des gens se sont vu refuser l’entrée parce qu’ils en avaient demandé trop ? » Refuser l’entrée n’était pas vraiment l’expression que j’aurais choisie, mais je n’ai pas su être plus précis.
« Non, a dit Stevens aussi calme et poli que toujours. Ils ont simplement préféré ne pas venir. »
Je l’ai regardé en face, et j’ai senti un frisson me monter le long du dos – comme si une grande main froide et invisible s’était posée sur ma colonne vertébrale. J’ai repensé à cet étrange choc visqueux que j’avais entendu un soir au premier étage et je me suis demandé (comme cela m’était souvent arrivé) combien de pièces il y avait réellement.
« Si vous avez toujours une question, monsieur Adley, peut-être faudrait-il la poser. Il se fait tard, et…
– Et vous avez un long trajet à faire en train ? » ai-je dit, mais Stevens s’est contenté de me regarder, impassible.
« Très bien. Il y a dans cette bibliothèque des livres que je ne peux trouver nulle part ailleurs – ni à la bibliothèque municipale de New York, ni dans les catalogues des vendeurs de livres anciens que j’ai consultés, encore moins dans le catalogue des éditeurs. La table de billard de la petite salle est une Nord. Je n’ai jamais entendu parler de cette marque, et j’ai appelé l’Institut international des marques déposées. Ils connaissaient deux Nord – une firme qui fabrique des skis de fond et une autre qui vend des ustensiles de cuisine en bois. Il y a un juke-box Seafront dans la salle longue. L’IMD a sur ses listes un Seeburg, mais aucun Seafront.
– Quelle est votre question, monsieur Adley ? »
Sa voix était toujours aussi douce, mais je voyais soudain quelque chose de terrible dans ses yeux… non, à dire vrai ce n’était pas seulement dans ses yeux ; la terreur que je ressentais avait envahi l’atmosphère tout autour de moi. Le tic-tac régulier qui venait du couloir n’était plus le balancier d’une horloge ancienne, c’était le tapotement du pied du bourreau surveillant le condamné qui monte à l’échafaud. Les odeurs de cire et de cuir tournaient à l’aigre, menaçantes, et une autre bourrasque a poussé un cri sauvage. J’ai cru un instant que la porte d’entrée allait s’ouvrir d’un coup, n’offrant plus le spectacle de la Trente-Cinquième Rue mais celui d’un paysage dément à la Clark Ashton Smith, des arbres aux silhouettes tourmentées se tordant devant un horizon désert que deux soleils couchants embrasent d’un éclat macabre.
Oh, il savait ce que j’avais voulu demander, je le lisais dans ses yeux gris.
D’où viennent toutes ces choses ? Oh, je sais trop bien d’où vous venez, Stevens, votre accent n’est pas celui de la Dimension X, c’est du pur Brooklyn. Mais où allez-vous ? Qu’est-ce qui a mis dans vos yeux cette lueur intemporelle, en a marqué votre visage ? Et, Stevens…
.. où sommes-nous À CET INSTANT PRÉCIS ?
Mais il attendait ma question.
J’ai ouvert la bouche. Et voici ce qui en est sorti : « Y a-t-il beaucoup d’autres pièces en haut ?
– Oh oui ! monsieur, a-t-il dit sans me quitter des yeux. Un grand nombre. On pourrait s’y perdre. En fait des gens s’y sont effectivement perdus. Parfois il me semble que cela s’étend sur des kilomètres. Les pièces et les couloirs.
– Avec des entrées et des sorties ? »
Il a haussé légèrement les sourcils. « Oh oui ! Des entrées et des sorties. »
Il attendait encore, mais j’en avais demandé assez, me suis-je dit – j’étais arrivé à l’extrême bord de quelque chose qui pourrait peut-être me rendre fou.
« Merci, Stevens.
– Ce n’est rien, monsieur. » Il m’a tendu mon manteau, que j’ai enfilé.
« Il y aura encore des histoires ?
– Ici monsieur, il y a toujours des histoires. »
Cette soirée date de quelque temps, et ma mémoire n’est pas meilleure qu’à cette époque (à mon âge, le contraire est beaucoup plus vraisemblable), mais je me souviens parfaitement de l’éclair de terreur qui m’a traversé quand Stevens a ouvert en grand la porte de chêne – la certitude glacée que je verrai ce paysage d’un autre monde, terre infernale et craquelée sous les rayons sanglants des deux soleils qui en se couchant allaient amener des ténèbres innommables pendant une heure, ou dix, ou pendant dix mille ans. Une seconde d’éternité où j’ai cru qu’en ouvrant la porte, Stevens allait me pousser dans ce monde et que j’entendrais derrière moi la porte claquer… pour toujours.
Au lieu de quoi j’ai vu la Trente-Cinquième Rue et un radio-taxi garé contre le trottoir, le moteur en marche. Je me suis senti soulagé au point de défaillir.
« Oui, toujours des histoires, a répété Stevens. Bonne nuit, monsieur. »
Toujours des histoires.
Effectivement il y en a eu. Et un jour, bientôt peut-être, je vous en raconterai une autre.