C’est ce qu’a fait Andy. Il a d’abord rappelé à Norton les détails du crime pour lequel il avait été condamné. Puis il lui a répété précisément ce que Tommy Williams lui avait dit. Lui a aussi donné le nom de Tommy, ce que vous pourrez trouver stupide vu ce qui s’est passé ensuite – mais qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre, je vous le demande, s’il tenait à ce qu’on le croie ?

Quand il a eu terminé, Norton est resté sans rien dire. Je le vois d’ici, renversé en arrière dans son fauteuil, un portrait du gouverneur Reed accroché au-dessus de lui, les mains jointes, une moue sur ses lèvres d’hépatique, les plissements de son front escaladant son crâne, son épingle commémorative luisant d’un éclat rassurant.

« Oui, a-t-il fini par dire. C’est l’histoire la plus fantastique que j’aie jamais entendue. Mais je vais vous dire ce qui m’étonne le plus, Dufresne.

– Qu’est-ce que c’est, Monsieur ?

– Que vous vous y soyez laissé prendre.

– Monsieur ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » Et Chester a dit que Dufresne, lui qui treize ans plus tôt avait intimidé Byron Hadley sur le toit de la fabrique, en était presque à bafouiller.

« Allons donc, a continué Norton, il me semble évident que vous impressionnez beaucoup ce jeune Williams. Qu’il est même fasciné, pourrait-on dire. Il connaît le récit de vos malheurs et il lui paraît tout naturel de vouloir vous… réconforter, dirons-nous. Tout naturel. Ce jeune homme ne brille pas par son intelligence. Pas étonnant qu’il n’ait pas compris que cela vous mettrait dans tous vos états. Ainsi, voilà ce que je vous suggère…

– Vous croyez que je n’ai pas pensé à ça ? Mais je n’ai jamais parlé à Tommy du type qui travaillait à la marina, s’est écrié Andy. Je n’en ai jamais parlé à personne – je n’y ai même jamais pensé ! Et Tommy a décrit son compagnon de cellule… c’est lui !

– Allons, allons, vous vous laissez aller à quelque sélectivité dans vos perceptions », a dit Norton avec un petit rire. Des expressions de ce style, sélectivité dans la perception, sont apprises par cœur par ceux qui s’occupent de pénologie et d’administration pénitentiaire, et ils les placent chaque fois que c’est possible.

« Ce n’est pas ça du tout, Monsieur.

– C’est votre point de vue, pas le mien. Et souvenez-vous, il n’y a que vous pour dire qu’un individu pareil a travaillé au Country Club de Falmouth Hills à cette époque.

– Non, Monsieur, l’a interrompu Andy. Non, ce n’est pas vrai. Parce que…

– En tout cas » – Norton a élevé la voix – « regardons simplement les choses par l’autre bout de la lorgnette, voulez-vous ? Supposons – supposons, sans plus – qu’il ait vraiment existé un personnage nommé Elwood Blotch.

– Blatch, a dit Andy, tendu.

– Blatch, mais bien sûr. Et disons qu’il était effectivement dans la cellule de Thomas Williams à Rhode Island. Il y a d’excellentes chances pour qu’il ait été libéré. Excellentes. Voyons, nous ne savons même pas le temps qu’il a purgé avant d’échouer avec Williams, n’est-ce pas ? Seulement qu’il devait faire de six à douze ans.

– Non, nous ne savons pas ce qu’il avait déjà fait. Mais Tommy dit que c’était un mauvais acteur, un pantin. Je crois qu’il y a de bonnes chances qu’il y soit encore. Même s’il est sorti, la prison aura enregistré sa dernière adresse connue, le nom de ses parents…

– Ce qui ne mènerait qu’à un cul-de-sac, presque certainement. »

Andy n’a rien dit pendant quelques instants, puis a éclaté : « Eh bien, il reste quand même une chance, n’est-ce pas ?

– Oui, bien sûr. Aussi, Dufresne, supposons un instant que Blatch existe et qu’il est à l’abri dans sa niche au pénitencier de Rhode Island. Et qu’est-ce qu’il va dire si on lui apporte ce joli merdier sur un plateau ? Va-t-il tomber à genoux, lever les yeux au ciel et dire : C’est moi ! C’est moi ! Je vous en prie, que la prison à vie se rajoute à ma peine ?

– Comment pouvez-vous être aussi obtus ? » a dit Andy, si bas que Chester a eu du mal à l’entendre. Mais aucun à entendre le directeur.

« Quoi ? Qu’est-ce que vous avez dit ?

– Obtus ! a crié Andy. Vous le faites exprès ?

– Dufresne, vous avez pris cinq minutes de mon temps, non, sept, et mon horaire est très chargé. Alors je pense que nous allons clore ce petit entretien et…

– Le Country Club aura gardé toutes les fiches de présence, vous ne voyez pas ? s’est écrié Andy. Ils auront les formulaires fiscaux, les bordereaux de la caisse de chômage, tous avec son nom dessus ! Il y aura encore des employés de l’époque, peut-être même Briggs ! Cela fait quinze ans, pas l’éternité ! Ils se souviendront de lui ! Ils se souviendront de Blatch ! Si j’ai Tommy pour témoigner de ce que lui a raconté Blatch, et Briggs pour témoigner que Blatch était bien là, qu’il travaillait effectivement au Country Club, je peux obtenir un nouveau procès ! Je peux…

– Gardien ! Gardien ! Emmenez cet homme !

– Mais qu’est-ce qui vous prend ? » Chester m’a dit qu’il en était presque à hurler. « C’est ma vie, ma chance de sortir, vous ne voyez pas ? Et vous ne feriez même pas un simple appel à longue distance pour vérifier l’histoire de Tommy ? Écoutez, je paierai le téléphone ! Je paierai pour… »

Chester a entendu les matons le frapper et l’entraîner à l’extérieur.

« À l’isolement », a dit sèchement le directeur Norton. Il tripotait probablement son épingle de cravate. « Au pain et à l’eau. »

Ils ont emmené Andy, désormais hors de lui, qu’on entendait encore hurler à travers la porte fermée. « C’est ma vie ! C’est ma vie, vous ne comprenez pas que c’est ma vie ! »

 

Vingt jours de mitard pour Andy, au pain et au chien. C’était sa seconde période d’isolement, et sa prise de bec avec Norton lui a valu sa première mauvaise note depuis qu’il avait rejoint notre heureuse petite famille.

Je vais vous parler un peu du mitard de Shawshank pendant que nous y sommes. C’est une sorte de retour à l’époque héroïque des pionniers, vers le milieu du dix-huitième siècle. En ce temps-là personne ne perdait son temps à des fariboles comme « pénologie », « réhabilitation » et « sélectivité de la perception ». En ce temps-là tout était blanc ou noir, point. On était coupable ou on était innocent. Quand on était coupable on vous pendait au gibet ou on vous mettait en prison. Mais si vous étiez mis en prison, cela ne signifie pas qu’on vous internait dans une institution. Non, il fallait creuser votre propre geôle avec une pelle fournie par la province du Maine. Vous creusiez aussi large et profond que possible entre le lever et le coucher du soleil. Ensuite on vous donnait deux couvertures en peau, un seau, et vous alliez dans le trou. Le geôlier mettait une grille par-dessus, vous lançait une poignée de grain, peut-être un bout de viande plein de vers une ou deux fois par semaine, peut-être aussi une louche de soupe d’orge le dimanche soir. Il fallait pisser dans le seau, recevoir un peu d’eau dans le même seau quand le geôlier repassait, à six heures du matin. Quand il pleuvait le seau servait à écoper votre « cellule »… à moins, bien sûr, que vous n’ayez eu envie de vous noyer comme un rat dans un tonneau.

Personne ne durait longtemps « au trou », comme on disait ; trente mois, c’était déjà exceptionnel, et pour ce que j’en sais la peine la plus longue dont un détenu soit sorti vivant a été purgée par un soi-disant « Durham Boy », un psychopathe de quatorze ans qui avait castré un camarade d’école avec un bout de fer rouillé. Il a fait sept ans, mais c’est qu’il était jeune et solide à l’arrivée.

Il faut vous souvenir que pour un crime plus sérieux qu’un simple larcin, un blasphème, ou l’oubli de mettre un mouchoir dans sa poche le jour du sabbat, vous étiez pendu. Pour des crimes insignifiants comme ceux que je viens de décrire et d’autres semblables, vous faisiez vos trois, six ou neuf mois au trou pour en ressortir blanc comme le ventre d’un poisson, à moitié aveugle, les dents probablement branlantes et déchaussées à cause du scorbut, les pieds infestés de champignons. Bonne vieille province du Maine. Yo-ho-ho et une bouteille de rhum.

Le quartier d’isolement de Shawshank était loin d’être aussi féroce… je suppose. L’expérience humaine connaît trois degrés principaux, à mon avis. Le bon, le mauvais et l’horrible. Plus on descend dans les ténèbres de l’horreur, plus on a du mal à faire des nuances.

Pour atteindre le mitard on descendait vingt-trois marches jusqu’à un sous-sol où le seul bruit était celui de l’eau qui gouttait. Pour toute lumière une rangée d’ampoules de soixante watts. Les cellules étaient en forme de tonneau, comme ces coffres muraux que les riches cachent parfois derrière un tableau. La porte était ronde, comme celle de ces coffres, et pleine, sans barreaux. L’air venait d’en haut, mais aucune autre lumière que l’ampoule de soixante watts, laquelle était éteinte par les gardes à huit heures précises, une heure avant le reste de la prison. L’ampoule n’était pas grillagée, rien de ce genre. Si vous préfériez rester dans le noir tant mieux pour vous. Peu s’y risquaient… mais après huit heures, bien sûr, personne n’avait le choix. Il y avait une couchette scellée dans le mur et un seau, pas de toilettes. Vous aviez trois façons de passer le temps : rester assis, chier ou dormir. Un sacré choix. Vingt jours pouvaient vous paraître durer un an. Trente jours, deux ans, et quarante c’était comme dix ans. Parfois on entendait des rats dans la ventilation. Dans une telle situation, les nuances de l’horreur ont tendance à s’effacer.

 

Si on peut dire quelque chose en faveur du mitard, c’est qu’on a le temps de penser. Andy a eu vingt jours pour réfléchir, au pain et à l’eau, et en sortant il a sollicité une deuxième entrevue avec le directeur. Demande refusée. Un tel entretien, lui a fait savoir le directeur, serait « contre-productif ». C’est encore une des expressions qu’il faut connaître pour travailler dans l’administration pénitentiaire.

Andy, patiemment, a renouvelé sa demande. L’a renouvelée encore. Et encore. Il avait changé. Andy Dufresne avait changé. D’un seul coup, alors que le printemps 1963 fleurissait autour de nous, il y avait des rides sur son visage et des traces de gris dans ses cheveux. Il avait perdu ce léger reste de sourire qui flottait toujours au coin de ses lèvres. Ses yeux se perdaient plus souvent dans le vide, et on apprend à savoir ce que cela signifie : l’homme qui a ce regard compte les années qu’il a purgées, les mois, les semaines, les jours.

Il a renouvelé sa demande, encore et encore. Il était patient. Il n’avait rien d’autre que du temps. L’été est venu. À Washington le président Kennedy a promis un nouvel assaut contre la pauvreté et les inégalités, sans savoir qu’il lui restait six mois à vivre. À Liverpool un groupe qu’on appelait les Beatles devenait une force avec laquelle la musique anglaise devait compter, mais je crois que personne n’en avait encore entendu parler aux États-Unis. Les Boston Red Sox, quatre ans avant ce que les gens de Nouvelle-Angleterre appellent le Miracle de 67, languissaient au troisième dessous de la ligue de base-ball. Tout cela se passait dans un monde plus vaste où les gens étaient libres.

Norton l’a reçu vers la fin du mois de juin, et c’est Andy lui-même qui me l’a raconté sept ans plus tard.

« Si c’est pour les pots-de-vin, vous n’avez pas à vous inquiéter, a dit Andy à voix basse. Croyez-vous que je parlerais de ça ? Ce serait creuser ma tombe. Je serais tout aussi coupable que…

– Ça suffit », a coupé Norton, le visage long et froid comme une dalle de granit. Il s’est renversé dans son fauteuil jusqu’à ce que son crâne manque de toucher la devise encadrée : LE JUGEMENT EST PROCHE.

« Mais…

– Ne me parlez plus jamais d’argent, a dit Norton. Ni dans ce bureau ni ailleurs. À moins que vous ne vouliez voir la bibliothèque redevenir un placard à peinture. Vous m’avez compris ?

– J’essayais seulement de vous rassurer, c’est tout.

– Allons donc, quand j’aurai besoin d’un pauvre type comme vous pour me rassurer, je prendrai ma retraite. J’ai accepté cet entretien parce que vous m’avez suffisamment importuné, Dufresne. Je veux que cela cesse. Si vous voulez vous payer ce château en Espagne, c’est votre affaire. N’en faites pas la mienne. J’écouterais des histoires aussi démentes que la vôtre toute la semaine, si je me laissais faire. Le moindre pécheur de cette maison viendrait pleurer dans mon giron. J’avais du respect pour vous. Mais c’est fini. Fini. Nous nous comprenons ?

– Oui. Mais je vais engager un avocat, vous savez ?

– Seigneur, mais pourquoi ?

– Je crois que ça tiendra le coup, a dit Andy. Avec Tommy Williams, mon témoignage, la confirmation des archives et des employés du club, je crois que ça tiendra le coup.

– Tommy Williams n’est plus détenu dans cette institution.

– Quoi ?

– Il a été transféré.

– Transféré où ?

– À Cashman. »

Sur quoi Andy n’a plus rien dit. Il n’était pas bête, et il aurait fallu une remarquable stupidité pour ne pas sentir la combine. Cashman était une prison à sécurité minimum, très loin au nord, dans le comté d’Aroostook. Les détenus ramassent des masses de patates, ils travaillent dur, mais on leur donne un salaire décent et ils peuvent assister s’ils le veulent aux cours de la CVI, une école technique tout à fait convenable. Mieux encore, pour un type comme Tommy, qui a une jeune femme et un gosse, Cashman offre des permissions… autrement dit la chance de mener une vie normale, tout au moins pendant le week-end. De construire un modèle réduit avec son gosse, de faire l’amour avec sa femme, peut-être d’aller pique-niquer.

Norton avait sûrement balancé tout ça sous le nez du gosse, avec une seule ficelle : plus un mot au sujet d’Elwood Blatch, ni maintenant ni jamais. Où vous vous retrouverez à casser des cailloux à Thomaston sur la route n° 1 avec les vrais durs, et au lieu de faire l’amour avec votre femme ce sera avec un vieux pédé de maton.

« Mais pourquoi, a dit Andy. Pourquoi…

– Pour vous rendre service, a dit Norton, très calme. J’ai vérifié à Rhode Island. Ils ont bien eu un détenu appelé Elwood Blatch. On lui a accordé ce qu’on appelle une CP – conditionnelle provisoire, encore une de ces lois libérales absurdes faite pour renvoyer les criminels dans les rues. Depuis, il a disparu.

– Le directeur, là-bas, a dit Andy… c’est un de vos amis ? » Sam Norton lui a fait un sourire aussi froid qu’un autel en marbre. « Nous nous connaissons bien.

– Pourquoi ? a répété Andy. Vous ne pouvez pas me dire pourquoi vous l’avez fait ? Vous saviez que je n’allais pas me mettre à bavarder… à propos de quoi que ce soit que vous ayez en train. Vous le saviez. Alors pourquoi ?

– Parce que les gens comme vous me donnent la nausée, lui a répondu Norton en choisissant ses mots. Il me plaît que vous soyez là où vous êtes, monsieur Dufresne, et aussi longtemps que je serai le directeur de Shawshank, vous allez rester là. Voyez-vous, vous aviez coutume de penser que vous valiez mieux que tout le monde. Je sais très bien reconnaître cet air sur le visage d’un homme. Je l’ai repéré chez vous la première fois que je suis entré dans la bibliothèque. Vous auriez pu l’avoir écrit en majuscules sur votre front. Désormais cet air a disparu, et je trouve ça parfait. Ce n’est pas que vous soyez un instrument utile, ne croyez surtout pas ça. C’est simplement que des hommes comme vous ont besoin d’apprendre l’humilité. En vérité, on vous voyait faire le tour de la cour comme si c’était un salon et que vous étiez à une de ces cocktails-parties où les damnés se promènent en convoitant les femmes et les maris des autres et en s’enivrant comme des pourceaux. Mais vous ne marchez plus de cette façon. Et j’aurais l’œil sur vous au cas où vous recommenceriez. J’aurais l’œil sur vous pendant des années et avec grand plaisir. Maintenant foutez-moi le camp.

– Okay. Mais toutes les activités hors programme sont terminées, Norton. Les conseils en investissement, les embrouilles, les expertises fiscales. Tout est fini. Demandez aux Blocs G et H de faire votre déclaration d’impôts. »

Norton est devenu rouge brique, puis tout le sang s’est retiré de son visage. « Pour ça vous retournez à l’isolement. Trente jours. Au pain et à l’eau. Encore une mauvaise note. Et pendant que vous y êtes, pensez à ça : si quoi que ce soit s’arrête, la bibliothèque saute. Elle redeviendra ce qu’elle était avant votre arrivée ici, j’en ferai une affaire personnelle. Et je vous rendrai la vie… très dure. Très difficile. Vous aurez l’existence la plus pénible qui soit. Vous perdrez votre Hilton personnel de la division 5 pour commencer, vous perdrez ces cailloux sur votre fenêtre, et vous perdrez la protection que vous ont accordée les gardiens contre les sodomites. Vous perdrez… tout. C’est clair ? »

Je pense que c’était assez clair.

 

Le temps continua à passer – c’est le plus vieux truc du monde, et peut-être le seul vraiment magique. Mais Andy Dufresne avait changé. Il s’était endurci. Je n’ai pas d’autre mot pour le dire. Il a continué à faire le sale boulot du directeur et il s’est cramponné à la bibliothèque, de sorte qu’en apparence les choses n’ont pas changé. Il buvait un verre à son anniversaire et au jour de l’an, il distribuait toujours le reste des bouteilles. Je lui procurais de temps en temps de nouvelles toiles à polir, et en 1967 je lui ai apporté un nouveau casse-pierres – celui que je lui avais donné dix-neuf ans plus tôt étant, je vous l’ai déjà dit, usé jusqu’à l’os. Dix-neuf ans ! Quand on le dit comme ça, brutalement, ces trois syllabes font un bruit de pierre tombale. Son marteau, qui avait coûté dix dollars à l’époque, en a coûté vingt-deux en 1967. Ce qui nous a fait sourire, un petit sourire triste.

Andy continuait à tailler et polir les cailloux qu’il trouvait dans la cour de promenade, mais elle avait rapetissé : on en avait asphalté la moitié en 1962. Pourtant il en trouvait assez pour l’occuper, me semblait-il. Quand il avait terminé un objet il le posait soigneusement sur l’appui de sa fenêtre, qui donnait vers l’est. Il me disait qu’il aimait les regarder au soleil, ces morceaux de planète trouvés dans la boue et taillés de ses mains. Des schistes, des quartz, des granits. De drôles de petites sculptures en mica fabriquées avec de la colle d’avion. Divers sédiments agglomérés polis et taillés de sorte qu’on voyait pourquoi Andy appelait ça des « sandwiches millénaires » – avec des couches de matières différentes accumulées au cours des siècles.

De temps en temps Andy faisait cadeau de ses sculptures pour se faire de la place. C’est à moi qu’il en a donné le plus, j’imagine – en comptant celles qui ressemblaient à des boutons de manchettes, j’en avais cinq. Une de ces sculptures en mica dont je vous ai parlé, taillée pour ressembler à un lanceur de javelot, et deux agglomérats dont on voyait chaque niveau en coupe, d’un poli parfait. Je les ai toujours, je les examine de temps en temps et je pense à ce dont un homme est capable, avec le temps et la volonté de s’en servir, goutte à goutte.

 

Donc, apparemment, rien n’avait changé. Si Norton avait vraiment voulu briser Andy, comme il l’avait dit, il lui aurait fallu creuser plus profond pour voir les changements. Mais s’il avait vu à quel point Andy avait changé, je crois qu’il aurait été très content des quatre ans qui avaient suivi leur affrontement.

Il voyait Andy faire le tour de la cour comme s’il était à une cocktail-partie. Je n’aurais pas employé ces mots-là, mais je vois ce qu’il voulait dire. Cela revient à la façon dont j’ai décrit Andy portant sa liberté comme une cape invisible, n’ayant jamais vraiment acquis une mentalité de prisonnier. Ses yeux ne s’étaient pas éteints. Sa démarche n’était pas devenue celle des hommes qui rentrent à la fin de la journée, quand ils regagnent leurs cellules pour une nuit interminable de plus – les épaules voûtées et les pieds traînants. Il se tenait droit et marchait toujours d’un pas léger, comme s’il rentrait chez lui où l’attendaient un bon repas fait à la maison et une femme avenante au lieu d’une bouillie fadasse de légumes détrempés, d’une purée grumeleuse et d’une ou deux tranches de cette substance graisseuse et cartilagineuse que les taulards appelaient la viande mystère… ça et une image de Raquel Welch sur le mur.

Pendant ces quatre ans, s’il n’est jamais devenu exactement comme les autres, on le voyait effectivement silencieux, maussade, perdu dans ses pensées. Qui l’en aurait blâmé ? Alors le directeur Norton a peut-être été satisfait… du moins pour un temps.

 

Son humeur noire l’a quittée vers l’époque du championnat de 1967, l’année de rêve, l’année où les Red Sox ont remporté le flambeau au lieu d’être neuvièmes, comme l’avaient prédit les bookmakers de Las Vegas. Quand c’est arrivé – quand ils ont gagné le Tournoi des Amériques – toute la prison en a été comme grisée. Il régnait une sorte de bonheur imbécile : si les Dead Sox pouvaient revenir à la vie, alors peut-être n’importe qui pouvait y arriver. Aujourd’hui je suis incapable d’expliquer cette impression, pas plus qu’un ex-beatlemaniaque ne pourrait expliquer sa folie, je suppose. Mais c’était réel. Toutes les radios de la taule étaient branchées sur les matchs quand les Red Sox arpentaient le terrain. Une ombre est passée quand ils ont perdu deux points à Cleveland, vers la fin, et une joie exubérante quand Rico Petrocelli a donné le coup décisif. Et puis la déprime quand Lonborg a été battu dans le second match de la série, empêchant le rêve de s’accomplir jusqu’au bout. Norton a probablement été follement ravi, ce fils de pute. Il aimait que sa prison porte le sac et la cendre.

Mais Andy n’est pas retombé dans son marasme. Peut-être parce qu’il n’était pas vraiment un fan de base-ball. Pourtant il paraissait se laisser porter par la bonne humeur ambiante, et la sienne ne s’est pas dégonflée après le dernier match du championnat. Il avait sorti du placard son manteau invisible et l’avait de nouveau enfilé.

Je me souviens d’un beau jour d’automne tout doré, fin octobre, deux semaines après la fin du championnat. Ce devait être un dimanche, parce que la cour était pleine d’hommes qui « secouaient la semaine de leurs souliers » – lançant un frisbee par-ci par-là, contournant un ballon de foot, marchandant ce qu’ils avaient à marchander. D’autres devaient être à la grande table de la salle des visites, sous l’œil attentif des matons, en train de bavarder avec leurs parents, de fumer, de raconter des mensonges pleins de sincérité, de recevoir leurs paquets-cadeaux soigneusement fouillés.

Andy était accroupi contre un mur comme un Indien, cognant deux cailloux l’un contre l’autre, le visage levé vers le soleil. Un soleil étonnamment chaud pour une saison si tardive.

« Salut Red. Viens t’asseoir un peu. »

Ce que j’ai fait.

« Tu veux ça ? » Il m’a tendu un des deux « sandwiches millénaires » dont je vous ai parlé, soigneusement poli.

« Bien sûr que j’en veux. C’est très joli. Merci. »

Il a haussé les épaules et changé de sujet : « Un anniversaire important pour toi l’année prochaine. »

J’ai hoché la tête. L’an prochain j’aurais tiré trente ans. Soixante pour cent de ma vie passée à la prison d’État de Shawshank.

« Penses-tu que tu sortiras un jour ?

– Sûr. Quand j’aurai une grande barbe blanche et trois dents pourries dans la mâchoire du haut. »

Il a eu un léger sourire et a relevé son visage vers le soleil, les yeux fermés. « Fait du bien.

– Je crois que c’est toujours vrai quand on sait que ce maudit hiver vous arrive dessus. »

Il a hoché la tête et nous n’avons rien dit pendant quelque temps. « Quand je sortirai d’ici, a-t-il fini par dire, j’irai là où il fait chaud tout le temps. » Il avait un ton si assuré qu’on aurait cru qu’il lui restait un mois ou deux à tirer. « Tu sais où je vais aller, Red ?

– Non.

– À Zihuatanejo », a-t-il dit en faisant rouler le mot dans sa bouche comme de la musique. « Au Mexique. C’est à cent milles au nord-ouest d’Acapulco, sur le Pacifique. Tu sais ce que les Mexicains disent du Pacifique ? »

Je lui ai dit que non.

« Ils disent qu’il n’a pas de mémoire. Et c’est là que je veux finir mes jours, Red. Dans un endroit chaud qui n’a pas de mémoire. »

Il avait ramassé une poignée de cailloux tout en parlant, et il s’est mis à les lancer un à un, les regardant rebondir et rouler sur le terrain de base-ball qui serait bientôt sous trente centimètres de neige.

« Zihuatanejo. J’aurai un petit hôtel dans le coin. Six cabanas sur la plage et six un peu en arrière, pour la clientèle de la grande route. J’aurai un gars pour emmener mes clients pêcher en mer. Il y aura une coupe pour celui qui attrape le plus gros merlin de la saison, et je mettrai sa photo dans l’entrée. Ce ne sera pas du genre familial. Ce sera un endroit pour voyage de noces… de première ou de seconde main.

– Et où vas-tu trouver le fric pour acheter cet endroit fabuleux ? Dans ton portefeuille d’actions ? »

Il m’a regardé en souriant. « Ce n’est pas tombé loin, a-t-il dit. Parfois, Red, tu me surprends.

– De quoi parles-tu ?

– En fait, il n’y a que deux types d’hommes au monde en face des vrais emmerdements. » Andy a craqué une allumette entre ses mains et allumé une cigarette. « Imagine une maison pleine de tableaux rares, de sculptures et d’antiquités de grande valeur ? Et imagine que le propriétaire de cette maison apprenne qu’un cyclone monstrueux se dirige droit dessus ? Un de ces deux types d’hommes espère que tout ira pour le mieux. Le cyclone déviera de sa route, se dit-il. Aucun cyclone de bon sens n’oserait détruire tous ces Rembrandt, mes deux chevaux par Degas, mes Grant Wood et mes Benton. En plus, Dieu ne le permettrait pas. Et au pire ils sont assurés. Voilà un type d’homme. L’autre est sûr que le cyclone va foncer en plein milieu de sa maison. Si la météo dit que le cyclone a changé de cap, ce type est sûr qu’il va changer à nouveau et revenir droit sur lui. Ce genre d’homme sait qu’on peut toujours avoir de l’espoir tant qu’on est préparé au pire. »

J’ai allumé une cigarette. « Dis-tu que tu étais préparé à ce qui t’est arrivé ?

– Oui. J’avais prévu le cyclone. Je savais qu’il était redoutable. Je n’avais pas beaucoup de temps, mais j’ai tout de même agi. J’avais un ami – à peu près la seule personne qui ne m’ait pas lâché – qui travaillait dans un cabinet d’investisseurs à Portland. Il est mort il y a environ six ans.

– Désolé.

– Ouais. » Il a jeté son mégot. « Linda et moi avions près de quatorze mille dollars. Pas un magot terrible, mais bon Dieu, nous étions jeunes. Nous avions toute notre vie devant nous. » Il a fait la grimace, puis s’est mis à rire. « Quand ça a commencé à chier, je me suis mis à déménager mes Rembrandt pour éviter le cyclone. J’ai vendu mes actions en payant la taxe sur la plus-value comme un bon petit garçon. Tout déclaré. Sans rien magouiller.

– Ils n’ont pas saisi tes biens ?

– J’étais accusé de meurtre, Red, je n’étais pas mort ! On ne peut pas saisir les biens d’un innocent – Dieu merci. Et il s’est passé du temps avant qu’ils aient le courage de m’accuser. Jim – mon ami – et moi avons eu de quoi nous retourner. J’ai bu un sacré bouillon, de tout vendre d’un coup. Mais à l’époque j’avais d’autres ennuis et je me moquais d’être un peu écorché en bourse.

– Ouais, m’étonne pas.

– Mais quand je suis arrivé à Shawshank tout était à l’abri. C’est toujours à l’abri. Au-delà de ces murs, Red, il y a un homme que personne n’a jamais vu en vrai. Il a une carte de Sécurité sociale, un permis de conduire dans le Maine, un certificat de naissance. Il s’appelle Peter Stevens. Un nom parfait, anonyme, hein ?

– Qui est-ce ? » Je croyais comprendre, mais je n’arrivais pas à y croire.

« Moi.

– Tu ne vas pas me dire que tu as pu te fabriquer une fausse identité pendant que les cognes te passaient à la casserole, ou que tu as fini le boulot pendant qu’on te jugeait pour…

– Non, ce n’est pas ce que je vais te dire. Jim, mon ami, c’est lui qui a fait ça. Il s’y est mis quand mon appel a été rejeté et il a eu l’essentiel en main au printemps 1950.

– Ça devait être un ami vraiment intime. » Je ne savais pas jusqu’à quel point je croyais à tout ça – un peu, beaucoup, ou pas du tout. Mais il faisait beau, il y avait du soleil et c’était une sacrée bonne histoire. « C’est cent pour cent illégal, de monter une fausse identité.

– C’était un ami intime, a reconnu Andy. Nous avons fait la guerre ensemble. La France, l’Allemagne, l’Occupation. Il était très proche. Il savait que c’était illégal, mais il savait aussi que dans ce pays c’est très facile et sans risques. Il a pris mon argent – tous impôts payés pour que le fisc ne s’y intéresse pas trop – et l’a investi au nom de Peter Stevens. En 1950 et 1951. Aujourd’hui cela se monte à trois cent soixante-dix mille dollars, plus les centimes. »

Je crois qu’il y a eu un drôle de bruit quand mon menton est tombé sur ma poitrine, parce qu’il a souri.

« Pense à tous les domaines où les gens auraient voulu investir depuis 1950, s’ils avaient su, et Peter Stevens l’a fait dans deux ou trois cas. Si je n’avais pas échoué ici, je serais probablement sept ou huit fois millionnaire aujourd’hui. J’aurais une Rolls… Et probablement un ulcère gros comme une radio. »

Ses mains se remirent à fouiller la terre et à trier des cailloux avec des gestes gracieux, ininterrompus.

« J’espérais que tout irait bien et j’étais prêt au pire – rien d’autre. Un faux nom, c’était seulement pour mettre à l’abri mon petit capital. Évacuer les tableaux de la trajectoire du cyclone. Mais je ne pensais pas que la tempête durerait aussi longtemps qu’elle l’a fait. »

Je n’ai rien dit pendant quelque temps. Je crois que j’essayais de me faire à l’idée que ce petit homme mince en uniforme de prisonnier avait plus d’argent que Norton, le directeur, n’en gagnerait au cours de sa misérable existence, même en rajoutant les pots-de-vin.

« Quand tu as dit que tu engagerais un avocat, tu ne te moquais pas du monde, ai-je fini par dire. Avec ce genre de fric tu aurais pu engager Clarence Darrow, ou la vedette de l’époque. Pourquoi ne l’as-tu pas fait, Andy ? Christ ! Tu aurais pu sortir d’ici comme une fusée. »

Il a souri. Le même sourire que lorsqu’il m’avait dit que sa femme et lui avaient toute leur vie devant eux : « Non.

– Un bon avocat aurait extirpé Williams de Cashman, qu’il le veuille ou non. » Je commençais à me laisser emporter. « Tu aurais pu avoir ton nouveau procès, engager des détectives privés pour rechercher ce type, Blatch, et faire sortir Norton de son trou pardessus le marché. Pourquoi non, Andy ?

– Parce que j’ai été trop malin pour mon propre bien. Si jamais j’essaye de toucher au fric de Peter Stevens avant de sortir d’ici, je perds jusqu’au dernier cent. Mon ami aurait pu arranger ça, mais Jim est mort. Tu vois le problème ? »

Je voyais. Pour le bien que cela lui faisait, le fric aurait pu appartenir à quelqu’un d’autre. En un sens, c’était vrai. Et si d’un coup les actions ne valaient plus tripette, Andy pouvait seulement assister à sa déconfiture, la suivre jour après jour sur les pages financières du Press-Herald. La vie est dure quand on ne sait pas plier, je trouve.

« Je vais te dire comment ça se passe, Red. Il y a un grand pré dans la commune de Buxton. Tu sais où se trouve Buxton, n’est-ce pas ? »

Je savais. C’est tout près de Scarborough.

« C’est ça. Et à l’extrémité nord de ce pré il y a une muraille rocheuse sortie tout droit d’un poème de Robert Frost. Et quelque part au bas de cette muraille il y a un rocher qui n’a rien à faire dans une prairie du Maine. C’est un morceau de lave vitrifiée, et jusqu’en 1947 c’était un presse-papiers sur mon bureau. Jim l’a déposé là-bas. Il y a une clef dessous. La clef ouvre un coffre de la banque Casco, dans sa succursale de Portland.

– Il me semble que les ennuis te pendent au nez, ai-je dit. Quant ton ami est mort, le fisc a dû faire ouvrir tous ses coffres avec son exécuteur testamentaire. »

Andy a souri et m’a tapoté le crâne. « Pas mal. Tu n’as pas que de la guimauve là-dedans, après tout. Mais nous avions prévu que Jim pourrait mourir pendant que j’étais au trou, le coffre est au nom de Peter Stevens, et une fois par an le cabinet juridique qui a servi d’exécuteur testamentaire envoie un chèque à la Casco pour payer la location.

« Peter Stevens est à l’intérieur de ce coffre, prêt à sortir. Certificat de naissance, carte de Sécurité sociale et permis de conduire. Le permis a expiré depuis six ans, quand Jim est mort, mais il suffit de cinq dollars pour le renouveler. Les actions sont dans le coffre, avec les emprunts municipaux exonérés d’impôts, et environ dix-huit lettres de change au porteur de dix mille dollars chacune. »

J’ai poussé un sifflement.

« Peter Stevens est enfermé dans un coffre de la banque Casco, à Portland, et Andy Dufresne est enfermé dans un coffre à Shawshank, a-t-il dit. Un prêté pour un rendu. Et la clef qui ouvre le coffre et la vie est sous une pierre noire dans un pré de Buxton. Comme je t’ai dit tout ça, je vais te dire autre chose, Red. Depuis vingt ans, plus ou moins, j’ai lu les journaux en guettant tout spécialement les projets immobiliers de la ville de Buxton. Je n’arrête pas de penser qu’un jour prochain je vais lire qu’ils vont y faire passer une route, construire un hôpital ou un centre commercial. Enterrer ma nouvelle vie sous trois mètres de béton ou la jeter dans un marais avec une benne de gravats.

– Jésus-Christ ! ai-je lâché. Andy, si tout ça est vrai, comment fais-tu pour ne pas devenir fou ? »

Il a souri. « Pour l’instant, à l’ouest rien de nouveau.

– Mais ça peut durer des années…

– C’est possible. Mais peut-être pas autant que le croient l’État et le directeur Norton. Je ne peux pas me permettre d’attendre aussi longtemps. Je n’arrête pas de penser à Zihuatanejo et à ce petit hôtel. Maintenant, Red, c’est tout ce que j’attends de la vie, et je ne crois pas que c’est trop demander. Je n’ai pas tué Glenn Quentin et je n’ai pas tué ma femme, alors cet hôtel… ce n’est pas trop demander. Aller nager, se faire bronzer, dormir dans une chambre aux fenêtres ouvertes, de l’espace… ce n’est pas trop demander. »

Il a jeté les pierres au loin.

« Tu sais, Red, a-t-il dit d’un ton indifférent, un endroit comme ça… Il faudra que j’aie un type qui sache se procurer un peu de tout. »

J’ai réfléchi un bout de temps. Et, dans ma tête, le principal obstacle n’était pas que nous étions en train de rêver dans la cour d’une petite prison merdeuse avec des gardes armés qui nous surveillaient depuis les miradors. « Je ne pourrais pas, ai-je répondu. Je ne pourrais pas m’en tirer à l’extérieur. Je suis devenu un mec intégré à la prison, comme on dit. Ici je suis celui qui peut tout trouver, ouais. Mais dehors n’importe qui peut le faire. Dehors, si tu veux un poster ou un marteau ou un disque ou de quoi construire un bateau dans une bouteille, tu n’as qu’à prendre un putain d’annuaire. Ici, c’est moi le putain d’annuaire. Je ne saurais pas par quoi commencer. Ni par où.

– Tu te sous-estimes, a-t-il dit. Tu es un autodidacte, un self-made man. Un type assez remarquable, à mon avis.

– Bon Dieu, je n’ai même pas le bac.

– Je sais. Mais ce n’est pas un bout de papier qui suffit à faire un homme. Et ce n’est pas la prison qui suffit à le briser, en plus.

– Dehors, Andy, je ne pourrais pas m’en tirer. J’en suis sûr. »

Il s’est levé. « Penses-y », a-t-il répondu d’une voix tranquille juste quand on a donné le coup de sifflet. Et il est parti en flânant, comme un homme libre venant de faire une proposition à un de ses semblables. Pendant quelques instants cela suffit pour que moi aussi je me sente libre. Voilà ce dont il était capable. Andy pouvait me faire oublier un moment que nous étions tous les deux condamnés à perpète, à la merci d’une commission de faux culs et d’un directeur bigot qui voulait voir Andy rester là où il était. Un caniche capable de remplir des déclarations d’impôts ! Quel animal merveilleux !

Mais le soir, dans ma cellule, je suis redevenu un prisonnier. Tout m’a paru absurde, et ce rêve d’eau bleue et de sable blanc m’a paru plus cruel que stupide – planté dans mon cerveau comme un hameçon. J’étais tout simplement incapable de mettre cette cape invisible, celle d’Andy. Cette nuit-là j’ai rêvé d’une grande pierre noire et luisante au milieu d’un pré, un rocher qui avait la forme d’une enclume géante. J’essayais de soulever la pierre pour atteindre la clef cachée dessous ; elle ne bougeait pas, elle était trop énorme.

Et au loin, se rapprochant, j’entendais les aboiements de la meute.

 

Ce qui nous mène, me semble-t-il, à la question des évasions.

Bien sûr, notre heureuse petite famille en connaît de temps en temps. Mais on ne fait pas le mur, à Shawshank, quand on a un peu de jugeote. Les projecteurs tournent du soir au matin, fouillant de leurs longs doigts blêmes les prés qui entourent la prison sur trois côtés et les marais malodorants qui bordent le quatrième. Il y a bien des taulards pour faire le mur, parfois, mais les projecteurs les trouvent presque à tous les coups. Ou bien ils se font pincer en essayant de faire du stop sur la 6 ou la 99. Quand ils veulent couper à travers champs c’est un paysan qui les voit et se contente de téléphoner à la prison. Les taulards qui font le mur sont des imbéciles. Shawshank n’est pas Canon City, mais un type qui traîne son cul en rase campagne et en pyjama gris se voit comme un cafard sur un gâteau de mariage.

Au cours des ans ceux qui s’en sont le mieux tirés, bizarrement, ou peut-être pas, sont ceux qui l’ont fait sur l’inspiration du moment. Quelques-uns sont partis dans un chargement de linge – un sandwich de forçat entre deux draps, pourrait-on dire. Il y en avait pas mal quand je suis arrivé, mais depuis ils ont plus ou moins colmaté cette brèche.

Le fameux programme « Dedans-Dehors » de Norton a produit sa moisson d’évasions, lui aussi. Il y avait des types qui aimaient mieux ce qu’il y avait à droite du trait d’union. Là aussi, dans la plupart des cas c’était improvisé. Comme de laisser tomber son râteau et d’aller se promener dans les buissons pendant qu’un maton est allé boire un verre d’eau au camion ou que deux autres se disputent sur une ligne franchie ou non par les vieux de l’équipe Boston Patriots.

En 1969 les « Dedans-Dehors » ramassaient des patates à Sabbatus. C’était le 3 novembre, la récolte était presque faite. Il y avait un gardien qui s’appelait Henry Pugh – et qui n’appartient plus à notre heureuse petite famille, croyez-moi – assis sur le pare-chocs arrière d’un des camions. Il était en train de déjeuner, sa carabine sur les genoux, quand un splendide cerf dix cors (d’après ce qu’on m’a dit, mais certains exagèrent) est sorti du brouillard. Pugh a couru après, voyant d’avance l’allure qu’aurait ce trophée dans sa salle de jeux, et pendant ce temps trois des hommes confiés à ses soins se sont éclipsés. On en a repris deux dans un bowling de Lisbon Falls. Le troisième court encore.

Le cas le plus célèbre, à ce que je crois, est celui de Sid Nedeau. Cela remonte à 1958, et je ne pense pas qu’on fera jamais mieux. Sid était dans la cour et traçait les limites du terrain pour le match de base-ball du samedi suivant quand le sifflet de trois heures a retenti, signalant la relève des gardiens. À trois heures le portail s’ouvre, les gardiens qui arrivent et ceux qui s’en vont se croisent à l’entrée. Abondance de claques dans le dos, de chahutages, de comparaisons d’équipes de bowling, et le nombre habituel de vieilles blagues racistes usées jusqu’à la corde.

Sid a tout simplement fait rouler sa machine à tracer et passé le portail, laissant une bande blanche de dix centimètres de large depuis le troisième piquet du terrain jusqu’au fossé de l’autre côté de la route 6 où on a retrouvé la machine renversée dans un tas de poudre blanche. Ne me demandez pas comment il a fait. Il portait l’uniforme de la prison, il mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et sa machine crachait un nuage de poussière blanche. Je peux seulement imaginer, comme c’était un vendredi après-midi, que les gardes relevés étaient si contents de partir, les gardes de relève si tristes de rentrer, que les premiers avaient la tête dans les nuages tandis que les seconds n’ont pas levé le nez… et que le vieux Sid Nedeau est en quelque sorte passé entre les gouttes.

Pour ce que j’en sais, Sid est toujours dehors. Andy et moi, au fil des ans, nous en avons souvent reparlé en riant, et quand nous avons appris l’histoire du pirate de l’air, celui qui a sauté en parachute avec la rançon par la porte arrière de l’avion, Andy a juré que D. B. Cooper s’appelait en réalité Sid Nedeau.

« Et il avait probablement une poche pleine de craie blanche pour se porter chance, a ajouté Andy. Veinard de fils de pute. »

 

Mais vous comprenez que des histoires comme celle de Sid, ou celle du gars qui s’est taillé du champ de patates à Sabbatus, sont l’équivalent pour les taulards du gros lot de la loterie. Comme une demi-douzaine de coups de chance coagulés au même instant. Un type du genre d’Andy pouvait attendre un siècle sans qu’il se passe rien.

Vous vous souvenez peut-être que j’ai mentionné, il y a un bout de temps, un certain Henley Backus, le contremaître de la blanchisserie. Il est entré à Shawshank en 1922 et il est mort à l’infirmerie de la prison trente et un ans plus tard. Il avait la marotte des évasions et des tentatives d’évasion, peut-être parce qu’il n’a jamais osé se lancer lui-même. Il pouvait vous raconter une centaine d’idées différentes, toutes plus cinglées les unes que les autres, et toutes mises en pratique à Shawshank à un moment ou à un autre. Mon histoire préférée était celle de Beaver Morrison, un détenu qui a voulu construire un planeur dans le sous-sol de la fabrique de plaques. Ses plans venaient d’un livre publié vers 1900, un Guide de l’aventure et de la découverte pour les garçons modernes. Il l’a construit à partir de rien, sans se faire prendre, en tout cas c’est ce qu’on dit, pour découvrir à la fin que le sous-sol n’avait pas de porte assez grande pour laisser sortir son foutu engin. Quand Henley racontait l’histoire, on manquait de crever de rire, et il en connaissait une douzaine, non, deux douzaines d’aussi drôles.

Quand il s’agissait de faire le détail, Henley connaissait ses évasions chapitre par chapitre, verset par verset. Il m’a dit une fois que depuis qu’il était là il avait entendu parler de plus de quatre cents tentatives. Réfléchissez un instant avant de hocher la tête et de continuer à lire. Quatre cents tentatives d’évasion ! Cela donne 12,9 tentatives par an dont Henley Backus avait eu connaissance. Le Club de la tentative d’évasion du mois. Naturellement, la plupart étaient des trucs bâclés, le genre d’histoire qui se termine avec un garde qui attrape le bras d’une pauvre larve en grondant : « Espèce d’imbécile heureux, où tu crois aller comme ça ? »

D’après Henley une soixantaine pouvaient être considérées comme sérieuses, y compris l’évasion en masse de 1937, l’année d’avant mon arrivée. Le bâtiment administratif était encore en construction et quatorze prisonniers se sont fait la malle en se servant des outils laissés dans un hangar mal fermé. Tout le sud du Maine a été pris de panique devant ces quatorze « criminels endurcis » dont la plupart crevaient de trouille et ne savaient pas plus où aller qu’un lapin sur la grande route quand il est pris dans les phares d’un énorme camion. Pas un seul n’a pu s’échapper. Deux ont été abattus – par des civils, pas des flics ni des matons – mais pas un ne s’en est sorti.

Combien s’en étaient sortis entre 1938, l’année où je suis arrivé ici, et ce jour d’octobre où Andy m’a parlé pour la première fois de Zihuatanejo ? En combinant mes informations avec celles d’Henley, je dirais une dizaine. Dix évadés pour de bon. Et même si on n’est jamais sûr de ce genre de choses, je suppose que la moitié au moins sont détenus dans d’autres institutions à travers le pays. Parce qu’on s’intègre effectivement à la prison. Retirez sa liberté à un homme et apprenez-lui à vivre dans une cellule, il perd la faculté de penser en trois dimensions. Il devient comme ce lapin que j’ai mentionné, figé dans les phares du camion qui va l’écraser. Deux fois sur trois un taulard qui vient de sortir se lance dans un coup qui n’a pas la moindre putain de chance de réussir…

pourquoi ? Parce que ça va le renvoyer au trou. Là où il comprend comment ça se passe.

Andy n’était pas comme ça, mais moi oui. L’idée de voir le Pacifique me paraissait merveilleuse, mais je craignais qu’une fois là-bas je ne sois mort de trouille – devant l’immensité.

En tout cas, le jour où nous avons parlé du Mexique, et de M. Peter Stevens… ce jour-là j’ai commencé à me dire qu’Andy avait l’intention de faire un numéro d’escamotage. Je priais Dieu pour qu’il s’y prépare du mieux possible, si c’était le cas, et pourtant je n’aurais pas misé un sou sur ses chances de réussir. Norton, il faut le savoir, le tenait tout spécialement à l’œil. Pour lui Andy n’était pas seulement un abruti de plus avec un numéro, c’était une sorte de collaborateur, pourrait-on dire. De plus Andy avait une tête bien faite et du courage. Norton était décidé à employer l’une et à écraser l’autre.

De même qu’il existe à l’extérieur des politiciens honnêtes – ceux qu’on achète une bonne fois – il y a des gardiens de prison honnêtes, à condition de savoir juger un homme et d’avoir de quoi lui graisser la patte. Je suppose qu’on pourrait se payer suffisamment de cécités momentanées pour une évasion. Je ne vous dirais même pas que ce n’est jamais arrivé, mais Andy Dufresne en aurait été incapable. Parce que Norton, je vous l’ai dit, ne le lâchait pas. Andy le savait, et les matons aussi.

Personne ne l’inscrirait jamais au programme « Dedans-Dehors », pas tant que le directeur Norton superviserait les inscriptions. Et Andy n’était pas du genre à essayer l’évasion désinvolte à la Sid Nedeau.

Si j’avais été lui, l’idée de cette clef m’aurait torturé sans arrêt. J’aurais eu de la chance si j’avais pu fermer l’œil deux heures par nuit. Buxton était à moins de cinquante kilomètres de Shawshank. Si proche, et si loin.

Je croyais encore que sa meilleure chance était d’engager un avocat et d’essayer de faire réviser son procès. N’importe quoi pour ne plus être sous la coupe de Norton. On pouvait peut-être faire taire Tommy Williams avec quelques pique-niques dans la soie, mais je n’en étais pas complètement sûr. Un bon vieil avocat coriace du Mississippi arriverait peut-être à le faire craquer… et il n’aurait peut-être même pas besoin d’employer les grands moyens. Williams, sincèrement, avait bien aimé Andy. De temps en temps j’exposais mes arguments à Andy qui se contentait de sourire, les yeux dans le lointain. Il me disait qu’il y penserait.

Apparemment il a aussi pensé à pas mal d’autres choses.

*

En 1975 Andy Dufresne s’est évadé de Shawshank. Il n’a pas été repris, et je ne crois pas qu’il le sera jamais. En fait je ne pense pas qu’Andy Dufresne existe encore. Mais je me dis qu’à Zihuatanejo, au Mexique, il y a un certain Peter Stevens. Qui, en l’an de notre Seigneur 1976, tient probablement un petit hôtel tout neuf.

Je vais vous dire ce que je sais et ce que je crois – je ne peux pas faire mieux, n’est-ce pas ?

 

Le 12 mars 1975 les cellules du Bloc 5 s’ouvrirent à six heures, comme chaque matin sauf le dimanche. Et comme tous les jours sauf le dimanche, les occupants de ces cellules s’avancèrent dans le couloir et se mirent en rang pendant que les portes se refermaient en claquant. Ils marchèrent jusqu’à la grille principale de la division où deux gardiens les comptèrent avant de les envoyer au réfectoire pour un petit déjeuner de bouillie d’avoine, d’œufs brouillés et de bacon graisseux.

Tout se passa de façon routinière jusqu’au comptage de la grille. Ils auraient dû être vingt-sept. Ils n’étaient que vingt-six. Après avoir prévenu le capitaine des gardes, on les laissa descendre au réfectoire.

Le capitaine, un type pas trop méchant qui s’appelait Richard Gonyar, et son assistant, un connard nommé Dave Burkes, se rendirent aussitôt au Bloc 5. Gonyar a fait rouvrir les cellules et parcouru le couloir avec son aide, cognant les barreaux à coups de matraque, le revolver à la main. Dans un cas de ce genre on trouve d’habitude un gars tombé malade pendant la nuit, trop malade pour sortir de sa cellule. Ou, plus rarement, quelqu’un est mort… ou s’est suicidé.

Cette fois ils ne trouvèrent ni mort, ni malade, mais un mystère. Personne. Il y avait quatorze cellules dans la division, sept de chaque côté, toutes propres – à Shawshank une cellule sale peut vous priver de visites – et toutes parfaitement vides.

Gonyar pensa d’abord qu’on avait mal compté ou qu’on lui faisait une mauvaise blague. Donc, au lieu d’aller travailler après manger, les détenus furent renvoyés à leurs cellules, souriants et ravis. Une interruption de la routine est toujours la bienvenue.

Les portes s’ouvrirent, les prisonniers entrèrent, les portes se refermèrent. Un clown hurlait : « Je veux mon avocat, je veux mon avocat, vous dirigez cet endroit comme une putain de prison. »

Burkes : « Ferme-la, ou je te nique. »

Le clown : « J’ai niqué ta femme, Burkie. »

Gonyar : « Fermez-la, vous tous, ou vous passez toute la journée là-dedans. »

Ils remontèrent le couloir en comptant les têtes. Ils n’eurent pas à chercher bien longtemps.

« À qui est cette cellule ? » demanda Gonyar au gardien de l’équipe de nuit.

« À Andrew Dufresne », répondit le nocturne, et c’était parti. Dès cet instant la routine fut mise en miettes. La fusée avait décollé.

Dans tous les films que j’ai vus la sirène se déclenche dès qu’on signale une évasion. À Shawshank, cela n’arrive jamais. La première chose qu’a faite Gonyar a été de prévenir le directeur. La seconde a été d’organiser une fouille de la prison. La troisième d’alerter la police d’État de Scarborough.

C’était la routine. Elle ne prévoyait pas une fouille de la cellule du suspect, et donc personne ne s’en est avisé. Pas encore. Pour quoi faire ? Il n’y avait rien de plus à voir. Une petite pièce carrée, des barreaux à la fenêtre et une grille coulissante en guise de porte. Un WC et une couchette vide. Quelques jolis cailloux sur le rebord de la fenêtre.

Et l’affiche, bien sûr. C’était Linda Ronstadt à l’époque. Elle était juste au-dessus de la couchette. Il y avait une affiche à cet endroit précis depuis vingt-six ans. Et quand quelqu’un – il s’avéra que ce fut Norton lui-même, bel exemple de justice poétique – a regardé derrière, il a eu un sacré choc.

Mais ce n’est pas arrivé avant six heures et demie du soir, presque douze heures après qu’Andy eut été signalé manquant, probablement vingt heures après son évasion.

 

Norton a sauté au plafond.

J’ai mes informations de bonne source – Chester, le détenu classé, qui cirait le sol de l’administration ce jour-là. Et ce jour-là il n’a pas eu à polir un trou de serrure avec son oreille ; il m’a dit qu’on pouvait entendre le directeur jusqu’au fond des archives pendant qu’il mettait Gonyar sur le gril.

« Qu’est-ce que ça veut dire, j’ai la certitude qu’il n’est pas dans les limites de la prison ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que vous ne l’avez pas trouvé ! Vous feriez mieux de le trouver ! Vous avez intérêt ! Parce que je le veux ! Vous m’entendez ? Je le veux ! »

Gonyar a dit quelque chose.

« Pas arrivé pendant votre service ? C’est ce que vous dites. Pour ce que j’en déduis, personne ne sait quand c’est arrivé. Ni comment. Ou si c’est vraiment arrivé. Ceci dit, je veux le voir dans mon bureau à trois heures, ou des têtes vont tomber. Je peux vous le promettre, et je tiens toujours mes promesses. »

Gonyar a émis quelque chose, ce qui a encore augmenté la fureur de Norton.

« Non ? Alors regardez ça ! Regardez ça ! Vous le reconnaissez ? Le pointage d’hier soir pour le Bloc 5. Tous les détenus présents ! Dufresne a été bouclé hier soir à neuf heures et il est impossible qu’il soit parti ! C’est impossible ! Maintenant trouvez-le ! »

 

Mais à trois heures de l’après-midi Andy était toujours signalé manquant. Norton lui-même est arrivé en catastrophe dans la division où nous étions parqués depuis le matin. Est-ce qu’on nous avait interrogés ? On avait passé la journée à se faire interroger par des matons qui sentaient sur leur nuque l’haleine du dragon. Nous avons tous dit la même chose : nous n’avions rien vu, rien entendu. Et, pour ce que j’en sais, nous avons dit la vérité. Moi en tout cas. Tout ce que nous pouvions dire c’est qu’Andy était effectivement dans sa cellule à la fermeture, et à l’extinction des feux une heure plus tard.

Un petit malin a suggéré qu’Andy s’était glissé par le trou de la serrure. La suggestion lui a valu quatre jours de mitard. Ils étaient sur les nerfs.

Alors Norton est arrivé à grands pas, il nous a foudroyés de ses yeux bleus assez brûlants pour faire jaillir des étincelles de l’acier trempé de nos cages. Il nous a regardés comme s’il croyait que nous étions tous dans le coup. Probable qu’il y croyait.

Il est entré dans la cellule d’Andy et a regardé autour de lui. Elle était comme Andy l’avait laissée, le lit ouvert sans qu’il semble qu’on ait dormi dedans. Les cailloux sur la fenêtre… pas tous. Il avait emporté ceux qu’il préférait.

« Des cailloux », a sifflé Norton en les balayant d’un geste, à grand fracas. Gonyar, qui faisait des heures supplémentaires, a fait la grimace mais n’a rien dit.

Norton a posé les yeux sur Linda Ronstadt. Linda regardait pardessus son épaule, les mains enfoncées dans les poches-revolver d’un pantalon fauve particulièrement collant. Elle portait un haut de maillot et un bronzage des plus californiens. Ce poster a dû salement heurter la sensibilité baptiste du directeur Norton. En le voyant le fixer d’un œil féroce, je me suis souvenu de ce qu’Andy avait dit un jour, qu’il avait presque l’impression de pouvoir faire un pas dans l’image pour rejoindre la fille.

Très réellement, c’est exactement ce qu’il a fait – comme Norton a mis quelques secondes à s’en apercevoir. « Misérable créature ! » a-t-il grondé en arrachant l’affiche d’un seul geste du bras.

Révélant le trou béant dans le béton effrité.

 

Gonyar n’a pas voulu y aller.

Norton le lui a ordonné – bon Dieu, ils ont dû entendre dans toute la taule le directeur ordonner à Riche Gonyar d’entrer dans ce trou – et Gonyar a refusé net, tout simplement.

« Pour ça j’aurai votre place ! » a hurlé Norton, hystérique comme une femme en pleine crise, ayant perdu toute maîtrise de lui. Son cou était devenu rouge sombre, et sur son front deux veines palpitaient violemment. « Vous pouvez compter là-dessus, espèce de… de Français ! J’aurai votre place et je veillerai à ce que vous n’en ayez plus dans aucune prison de Nouvelle-Angleterre ! »

Sans un mot, Gonyar tendit son revolver à Norton, la crosse en avant. Il en avait assez. Il était resté deux heures de plus, bientôt trois, et il en avait assez. C’était comme si le départ d’Andy de notre heureuse petite famille avait fait plonger Norton dans une folie intime qui était là depuis longtemps… il était vraiment dingue ce soir-là.

Je sais pas de quelle folie intime il s’agissait, bien sûr. Mais je sais qu’il y avait vingt-six taulards pour écouter la petite engueulade entre Norton et Gonyar alors que les dernières lueurs quittaient le triste ciel de cette fin d’hiver, tous des longues peines blanchis sous le harnais qui avions vu se succéder les administrateurs, les plus vaches ou les plus hypocrites, et nous savions tous que le directeur Samuel Norton venait de passer ce que les ingénieurs se plaisent à appeler « le point de rupture ».

Et, par Dieu, il m’a presque semblé entendre rire, de très loin, Andrew Dufresne.

 

Norton a finalement trouvé un maigrichon buveur d’eau de l’équipe de nuit pour entrer dans ce trou dissimulé derrière Linda Ronstadt. Le maigrichon s’appelait Rory Tremont, et ce n’était pas vraiment un feu d’artifice côté cervelle. Il a peut-être cru qu’il allait gagner une médaille de bronze ou autre. En tout cas Norton a eu de la chance d’envoyer là-dedans un type à peu près de la même taille et corpulence qu’Andy ; s’il avait envoyé un type au gros cul – ce que sont apparemment presque tous les gardiens de prison – le type y serait resté coincé, aussi sûr que le bon Dieu a fait les coccinelles… et il y serait peut-être encore.

Tremont est entré avec une corde en nylon, qu’un garde avait trouvée dans le coffre de sa voiture, attachée autour de la taille, et une grosse lampe torche à la main. Gonyar, qui avait changé d’idée au sujet de sa démission et semblait être resté le seul à garder l’esprit clair, avait déniché une série de plans. Je sais très bien ce qu’on y voyait – un mur en coupe, qui avait l’allure d’un sandwich épais de trois mètres. Les couches extérieures et intérieures faisaient un mètre vingt chacune. Entre les deux, des canalisations occupaient encore soixante centimètres, la substantifique moelle de la chose, si vous voulez… et plutôt deux fois qu’une.

La voix de Tremont est sortie du trou, creuse, comme morte : « Il y a quelque chose qui pue là-dedans, monsieur le directeur.

– Peu importe ! Continuez. »

Les jambes de Tremont ont disparu à l’intérieur. Puis ses pieds. Sa lampe a jeté de vagues lueurs.

« Monsieur le directeur, ça sent horriblement mauvais.

– Peu importe, j’ai dit ! » a crié Norton.

Douloureuse, la voix du garde est montée jusqu’à nous : « Ça sent la merde. Oh Dieu, c’est ça, c’est de la merde, oh mon Dieu laissez-moi sortir de là je vais dégueuler mes tripes oh merde c’est de la merde oh mon Dieuuuuuu… » Ensuite est venu le bruit facilement reconnaissable de Rory Tremont rendant ses deux derniers repas.

Eh bien, pour moi c’était trop. Je n’ai pas pu me retenir. La journée entière, foutre non, les trente dernières années me sont revenues d’un coup et je me suis mis à rire à en crever, un rire que j’avais oublié depuis que je n’étais plus un homme libre, le genre de rire que je n’aurais jamais cru retrouver entre ces murs gris. Et oh mon Dieu ! comme c’était bon !

« Sortez cet homme ! » a hurlé Norton, et je riais si fort que je ne savais pas s’il parlait de moi ou de Tremont. J’ai juste continué à rire en tapant des pieds et en me tenant le ventre. Je n’aurais pas pu m’arrêter même si Norton avait menacé de m’abattre sur place à bout portant. « Sortez-LE ! »

Eh bien, voisins et amis, c’est moi qui suis sorti. Droit à l’isolement où je suis resté quinze jours. Ça a été long. Mais de temps en temps je repensais à ce pauvre et pas très malin Rory Tremont en train de beugler oh merde c’est de la merde, je repensais à Andy Dufresne descendant vers le sud dans sa propre voiture, avec un beau costume, et il fallait que je rie. J’ai pratiquement fait ces quinze jours de mitard les doigts dans le nez. Peut-être parce qu’une part de moi était avec Andy, Andy qui avait plongé dans la merde pour ressortir propre de l’autre côté, Andy qui se dirigeait vers le Pacifique.

 

Une demi-douzaine de types m’ont raconté le reste de la nuit. De toute façon, il ne s’est pas passé grand-chose. Je pense que Tremont a décidé qu’il n’avait presque rien à perdre après avoir rendu son déjeuner et son dîner, puisqu’il a continué. Aucun danger de tomber dans le puits entre les deux murs ; c’était si étroit, en fait, qu’il a dû se forcer à descendre. Il a dit plus tard qu’il ne pouvait respirer qu’à moitié, qu’il avait eu l’impression d’être enterré vivant.

Ce qu’il a trouvé au fond du puits, c’est le collecteur desservant les quatorze toilettes de la division 5, une conduite en céramique posée trente-trois ans plus tôt. On y avait fait un trou. Près des débris, dans la conduite, Tremont a trouvé le casse-pierres d’Andy.

Dufresne était libre, mais cela n’avait pas été facile.

L’égout était encore plus étroit que le puits où Tremont s’était glissé. Il n’a pas essayé d’y entrer, et pour ce que j’en sais personne ne l’a fait. Ça a dû être absolument innommable. Un rat a jailli de la conduite quand Tremont examinait le trou et le marteau, et il a juré que ce rat était gros comme un épagneul. Tremont a remonté le puits aussi vite qu’un chimpanzé.

Andy, lui, y était entré. Il savait peut-être que l’égout se déversait dans un ruisseau cinq cents mètres plus loin, dans les marais à l’ouest de la prison. Je pense qu’il le savait. Les plans de la prison n’étaient pas loin, et il a dû trouver le moyen de les consulter. Méthodique, il était. Il avait sûrement appris que cet égout était le dernier à ne pas être relié à la nouvelle usine d’épuration, et il avait compris qu’il fallait qu’il se lance au milieu de 1975 ou jamais, parce qu’au mois d’août on allait effectivement faire le branchement.

Cinq cents mètres. La longueur de cinq terrains de foot. Presque la moitié d’un mille. Il a rampé tout du long, peut-être avec une petite lampe stylo dans une main, peut-être seulement deux ou trois boîtes d’allumettes. Il a traversé une infection que je ne peux pas ou ne veux pas imaginer. À sa place la claustrophobie m’aurait rendu fou une douzaine de fois. Mais il l’a fait.

Au bout de l’égout on a trouvé quelques empreintes boueuses sortant du ruisseau léthargique et pollué où aboutissait la conduite. Trois kilomètres plus loin une équipe de recherche a trouvé son uniforme – le lendemain.

Cette histoire a fait les grands titres des journaux, comme vous vous en doutez, mais dans un rayon de trente bornes autour de la prison il n’y a eu personne pour signaler une voiture volée, ou des vêtements, ou un homme nu au clair de lune. Pas même un chien qui ait aboyé dans une ferme. Il est sorti de l’égout et il est parti en fumée.

Mais je parie qu’il est parti en direction de Buxton.

 

Trois mois après cette journée mémorable, le directeur Norton a démissionné. C’était un homme brisé, comme j’ai le plaisir de vous l’annoncer. Il n’avait plus aucun ressort. Le dernier jour il s’est traîné dehors tête basse comme un vieux taulard allant chercher ses pilules de codéine à l’infirmerie. C’est Gonyar qui a pris sa place… ce qui a dû lui paraître de la dernière injustice. Norton, pour ce que j’en sais, est rentré à Eliot, il va chaque dimanche au temple baptiste et se demande toujours comment diable Andy Dufresne a pu avoir raison de lui.

J’aurais pu lui dire, la réponse à cette question est la simplicité même. Certains en ont, Sam. Certains n’en ont pas, et n’en auront jamais.

Voilà ce que je sais ; maintenant je vais vous dire ce que je pense. Je peux me tromper sur des détails, mais je parierais ma montre et la chaîne avec que j’ai raison sur les grandes lignes. Andy étant ce qu’il était, cela n’a pu se passer que de deux façons. De temps en temps, quand j’y repense, je me rappelle de Normaden, cet Indien à moitié barge. « Un mec sympa, avait dit l’Indien après avoir partagé sa cellule pendant huit mois. J’ai été content de partir, moi. Sale courant d’air dans la cellule. Tout le temps froid. Il ne laisse personne toucher ses affaires. C’est okay. Mec sympa, jamais foutu de moi. Mais sale courant d’air. » Pauvre fou. Il en a su plus que nous tous, et plus tôt que nous. Il a fallu huit longs mois pour qu’Andy puisse de débarrasser de lui et récupérer sa cellule. S’il r’y avait pas eu ces huit mois, juste après l’arrivée du directeur Norton, je crois vraiment qu’Andy aurait été libre avant la démission de Nixon.

 

Maintenant je crois que tout a commencé en 1949 – pas avec le casse-pierres, mais avec le poster de Rita Hayworth. Je vous ai dit comme il m’avait paru nerveux en me le demandant, inquiet, plein d’excitation contenue. À l’époque j’ai seulement cru qu’il était gêné, qu’Andy était du genre à ne pas vouloir qu’on sache qu’il avait des pieds d’argile et qu’il voulait une femme… même si ce n’était qu’en imagination. Mais je pense aujourd’hui que j’ai eu tort. Que son excitation avait une tout autre origine.

Qui donc est responsable du trou que Norton a fini par découvrir derrière l’image d’une fille qui n’était même pas née quand la photo de Rita Hayworth a été prise ? Le travail et l’acharnement d’Andy Dufresne, sûr – je ne veux rien lui enlever. Mais il y a eu deux autres paramètres dans cette équation : beaucoup de chance, et le béton de la WPA.

Pour la chance, vous n’avez sûrement pas besoin que je vous explique. Quant au béton, j’ai moi-même vérifié. J’ai investi un peu de temps et deux timbres pour écrire d’abord au département d’Histoire de l’université du Maine et ensuite à un type dont ils m’ont donné l’adresse. Ce type avait été chef d’équipe sur le projet WPA qui avait construit le quartier de haute sécurité de Shawshank.

Ce bâtiment, où sont les divisions 3, 4 et 5, a été construit en 1934-37. La plupart des gens ne pensent pas au ciment et au béton en termes de « progrès technologiques », au contraire des voitures, des hauts fourneaux et des fusées, mais c’est pourtant le cas. Le ciment moderne n’est apparu que vers 1870, et le béton est né avec le siècle. Il est aussi difficile de réussir du béton que de faire du bon pain. On peut mettre trop d’eau, ou pas assez. On peut le faire trop gras, trop maigre, et de même avec le sable et le gravier. Or, en 1934, la mise au point des mélanges était beaucoup moins sophistiquée qu’aujourd’hui.

Les murs de la division étaient solides, certes, mais pas vraiment secs comme de la biscotte. En fait ils étaient même carrément humides. Au bout d’une période de pluie l’eau se mettait à suinter, voire à couler. Des fissures apparaissaient, parfois profondes de plusieurs centimètres, qu’on rebouchait habituellement au ciment.

Voyons maintenant Andy Dufresne, dans le Bloc 5. Un diplômé de l’université du Maine, en gestion, mais aussi un étudiant qui a fait trois ans de géologie en plus du droit des affaires. La géologie, en fait, était devenue son principal passe-temps. J’imagine que cela convenait à son tempérament patient, méticuleux. Mille ans d’époque glaciaire par-ci, un million d’années de plissement montagneux par-là. Des plaques rocheuses frottant l’une sur l’autre dans les entrailles de la terre pendant des millénaires. La pression. Un jour Andy m’a dit que la géologie se résume à l’étude des pressions.

Et du temps, bien sûr.

Andy a eu le temps de les étudier, ces murs. Tout le temps. Quand les portes des cellules claquent et que les lumières s’éteignent, il n’y a rien d’autre à regarder.

Ceux qui vont en taule pour la première fois ont souvent du mal à s’adapter à l’enfermement. Ils attrapent la fièvre des barreaux. Parfois il faut les traîner à l’infirmerie et les shooter pour qu’ils redescendent sur terre. Il n’est pas rare d’entendre un nouveau membre de notre heureuse petite famille cogner sur ses barreaux en hurlant qu’on lui ouvre… et dès que ça dure un peu longtemps une chanson s’élève des autres cellules : « Poisson frais, hé petit poisson, poisson frais, poisson frais, aujourd’hui du poisson frais ! »

Andy n’a pas flippé à ce point-là quand il est arrivé, en 1948, mais cela ne veut pas dire qu’il n’a rien ressenti. Il a pu en arriver au bord de la folie, comme certains, et d’autres qui passent de l’autre côté. Une vie entière balayée en un clin d’œil, un long cauchemar en face de soi, s’étendant à l’infini, une longue saison en enfer.

Alors qu’est-ce qu’il a fait, je vous le demande ? Il a cherché, désespérément, à calmer son esprit fiévreux. Oh, il y a toutes sortes de manières de se distraire, même en prison ; là-dessus il semble que l’esprit humain soit riche de possibilités infinies. Je vous ai parlé du sculpteur et de ses Trois Âges de Jésus. Il y avait des collectionneurs de monnaies qui se faisaient sans cesse voler leurs trésors, des collectionneurs de timbres, un type qui avait des cartes postales venant de trente-cinq pays différents – et je vous préviens qu’il vous aurait envoyé ad patres s’il vous avait trouvé en train de lui carotter une carte postale.

Andy s’est intéressé aux cailloux. Et aux murs de sa cellule.

Je me dis qu’il a dû vouloir simplement commencer par graver ses initiales sur le mur où Rita Hayworth allait bientôt s’afficher. Ses initiales, ou peut-être quelques vers. Or il a découvert un béton étonnamment fragile. Peut-être a-t-il voulu graver ses initiales et qu’un morceau du mur est tombé par terre. Je le vois d’ici, allongé sur sa couchette, examinant un éclat de béton dans tous les sens. Oublie que ta vie est en ruine, oublie la montagne de malchance qui t’a enterré ici. Oublie tout ça, et voyons un peu ce bout de béton.

Quelques mois plus tard il a pu se dire que ce serait drôle de voir jusqu’où il pourrait creuser le mur. Mais on ne peut pas commencer un trou et un jour, lors de l’inspection hebdomadaire (ou d’une inspection surprise, qui sont fréquentes et font chaque fois des découvertes intéressantes, genre alcool, drogues, photos porno, armes), dire au gardien : « Ça ? Juste une petite excavation dans le mur de ma cellule. Ne vous inquiétez pas, mon brave. »

Non, il n’aurait pas pu. Alors il est venu me demander de lui procurer un poster de Rita Hayworth. Pas un petit, un grand.

Et puis, bien sûr, il avait le casse-pierres. Je me souviens d’avoir pensé, quand je lui ai trouvé ce gadget en 1948, qu’il faudrait six siècles à un homme pour percer le mur avec. Presque vrai. Or Andy n’avait que la moitié du mur à traverser et avec un béton relativement fragile il lui a tout de même fallu deux marteaux et vingt-sept ans de travail pour faire un trou à sa taille, si mince fût-il.

Bien sûr, il a perdu près d’un an à cause de Normaden, et il ne pouvait travailler que la nuit, quand presque tout le monde dort – y compris les gardiens de l’équipe de nuit. Mais j’estime que c’est d’avoir à se débarrasser des gravats qui l’a le plus ralenti. Il pouvait étouffer le bruit en enveloppant son marteau d’une toile à polir, mais que faire du ciment pulvérisé et des morceaux entiers ?

Je crois qu’il a dû écraser les morceaux et…

Je me suis souvenu du dimanche après qu’il eut reçu son casse-pierres. Je le revois traverser la cour de promenade, le visage gonflé par sa dernière séance avec les chiennes. Il s’est baissé, il a ramassé un caillou… qui a disparu dans sa manche. Un vieux truc de prisonnier. Les manches ou le revers du pantalon. Et j’ai un autre souvenir, à la fois très net et flou, une image qui a pu revenir plusieurs fois. Celle d’Andy Dufresne marchant dans la cour un beau jour d’été où il n’y avait pas un souffle de vent. Sauf, ouais… sauf pour la petite brise qui faisait voler un nuage de sable à chacun de ses pas.

Donc son pantalon avait peut-être des caches, en dessous des genoux. On remplit les caches, on se balade, et quand on est tranquille et que personne ne vous regarde, on tire un coup sec au fond des poches, qui sont bien sûr reliées aux caches par une ficelle ou un fil solide. Les gravats vous dégoulinent le long des jambes à chaque pas. Pendant la guerre les soldats prisonniers se servaient de ce truc pour creuser des tunnels.

Les années ont passé et Andy a transporté peu à peu son bout de mur dans la cour. Il a joué le jeu des directeurs, l’un après l’autre, et tous ont cru qu’il le faisait pour développer la bibliothèque. Cela comptait, je n’en doute pas, mais d’abord Andy voulait rester seul dans sa cellule, le numéro 14 du Bloc 5.

Je crains qu’il n’ait pas vraiment cru, ou espéré, réussir, en tout cas pas au début. Il croyait probablement avoir affaire à un mur plein, épais de trois mètres, et se retrouver dix mètres au-dessus de la cour s’il arrivait à le percer. Mais, je vous le dis, je ne crois pas que ça l’inquiétait outre mesure. Il devait penser en ces termes : je n’avance que de trente centimètres en sept ans, à peu près ; il me faudrait donc soixante-dix ans pour passer, et j’aurais alors cent un ans.

Seconde supposition que j’aurais faite, si j’avais été lui : éventuellement, je serais pris, j’écoperais d’une lourde peine de mitard, sans parler d’une grosse tache noire sur mon dossier. Après tout il y avait les inspections normales et les visites surprises – environ tous les quinze jours. Il a dû penser que cela ne pourrait pas durer longtemps. Tôt ou tard un maton allait donner un coup d’œil derrière Rita Hayworth pour s’assurer qu’elle ne cachait pas un manche de cuiller aiguisé ou quelques joints scotchés au mur.

Et là il a dû se dire : Au diable. Il en a peut-être même fait un jeu. Jusqu’où je pourrai creuser sans être découvert ? Il n’y a rien de plus emmerdant que la vie en prison, et le risque de se faire surprendre au milieu de la nuit par une inspection imprévue, l’affiche décollée, a dû donner du piment à son existence pendant quelques années.

Je crois aussi qu’il n’a pas pu s’en remettre uniquement à la chance. Pas pendant vingt-sept ans. Mais je suis obligé de me dire que durant deux ans – jusqu’à la mi-mai 1950, quand il a réglé l’histoire d’héritage de Byron Hadley – c’est exactement ce qu’il a fait.

Ou peut-être avait-il déjà de quoi aider la chance, même alors. Il avait de l’argent, ce qui lui permettait de graisser la patte toutes les semaines à un type pour qu’on soit coulant avec lui. La plupart des gardiens, pour un bon prix, sont d’accord ; cela leur remplit les poches et le taulard peut garder ses photos à branlette et ses cigarettes spéciales. De plus Andy était un prisonnier modèle – tranquille, poli, respectueux, non violent. Ce sont les dingues et les furieux qui se font mettre leur cellule sens dessus dessous tous les six mois : les matelas déballés, les oreillers ouverts, la vidange des toilettes soigneusement sondée.

Et puis, en 1950, Andy est devenu plus qu’un détenu modèle. Il s’est transformé en une denrée rare et précieuse : un meurtrier qui vous faisait récupérer la TVA et couper aux droits de succession. Il donnait gratuitement des conseils immobiliers, trouvait des échappatoires fiscales, remplissait des demandes de prêts (parfois avec une grande imagination). Je me souviens de l’avoir vu un jour derrière son bureau, dans la bibliothèque, épluchant patiemment un contrat de prêt automobile, paragraphe par paragraphe, avec un maton qui voulait s’acheter une DeSoto d’occasion, disant à cette tête de lard ce qu’il y avait de bon et de moins bon dans le contrat, lui expliquant qu’il pouvait demander un prêt sans se faire trop arnaquer, le détournant des compagnies de crédit, lesquelles ne valaient guère mieux, en ce temps-là, que des usuriers de bas étage. Quand il a eu fini le maton a commencé à tendre la main… et l’a retirée très vite. L’espace d’un instant, voyez-vous, il avait oublié qu’il discutait avec une mascotte, pas avec un homme.

Andy se mettait au courant des nouvelles lois fiscales et de l’évolution de la bourse pour rester efficace malgré son séjour au frigo, ce qui n’était pas évident. Il obtenait des crédits pour la bibliothèque, sa guerre d’usure avec les chiennes avait pris fin, sa cellule n’était jamais trop bousculée. C’était un bon nègre.

 

Alors, un jour, beaucoup plus tard, peut-être en octobre 1967, son vieux passe-temps a soudain changé de nature. Une nuit, enfoncé dans son trou jusqu’à la taille avec Raquel Welch lui pendant sur les fesses, le pic de son marteau a dû s’enfoncer dans le béton jusqu’au manche.

Il a sûrement récupéré quelques morceaux de ciment, mais il en a sûrement entendu d’autres tomber dans ce puits, rebondir sur les parois et sur le collecteur. Est-ce qu’il savait déjà qu’il allait descendre par là, ou a-t-il été pris par surprise ? Je ne sais pas. Il avait pu déjà tomber sur les plans de la prison, ou bien non. En ce cas, soyez certains qu’il s’est démerdé pour les obtenir en vitesse.

Il a dû se rendre compte, d’un seul coup, qu’au contraire d’une distraction, l’enjeu était énorme… il misait sa vie et son avenir, rien de moins. Même alors il ne pouvait pas être sûr, mais il avait déjà une idée assez précise puisque c’est là qu’il m’a parlé pour la première fois de Zihuatanejo. Tout d’un coup, au lieu d’être un jouet, ce trou imbécile dans un mur devenait son maître – surtout s’il savait déjà qu’il y avait un collecteur au fond du puits, et qu’il passait sous l’enceinte de la prison.

Pendant des années il s’était tracassé pour la clef cachée sous un rocher à Buxton. Maintenant il devait craindre qu’un nouveau garde trop fouineur n’aille regarder derrière l’affiche et dévoiler le pot aux roses, qu’on lui donne un autre compagnon de cellule ou que brusquement, après tant d’années, il soit transféré ailleurs. Des craintes qui ne l’ont pas laissé en répit pendant huit ans. Tout ce que je peux dire, c’est que cet homme avait un sang-froid exceptionnel. À vivre dans une pareille incertitude, je serais devenu complètement fou avant peu. Mais Andy a continué à jouer le jeu.

Il lui a fallu, huit ans encore, s’attendre à tout instant à être découvert – de plus c’était probable, quels que fussent les atouts de son jeu, un détenu dans une prison d’État n’en a guère… et les dieux lui souriaient déjà depuis bien longtemps, près de dix-neuf ans.

Ironiquement, il n’aurait rien pu lui arriver de pire que de se voir proposer une liberté conditionnelle. Pensez-y : trois jours avant sa libération, le candidat est transféré dans le bâtiment à sécurité minimum pour passer un examen médical et une série de tests d’orientation. Pendant ce temps-là sa cellule est nettoyée à fond. Au lieu d’être libéré, Andy aurait écopé d’une longue peine de mitard, au sous-sol, puis serait remonté dans les étages… mais dans une autre cellule.

 

S’il a débouché dans le puits en 1967, pourquoi ne s’est-il évadé qu’en 1975 ?

Je ne suis pas sûr – mais j’ai quelques hypothèses assez solides.

D’abord il a fallu qu’il fasse encore plus attention. Il était trop malin pour foncer en voulant sortir en huit mois, ou même en dix-huit mois. Il a dû élargir peu à peu l’ouverture de son boyau. Un trou grand comme une tasse à thé quand il a bu son unique verre du Nouvel An. Un trou grand comme une assiette quand il a bu son verre d’anniversaire, en 1968. Grand comme un plateau-repas à l’ouverture de la saison de base-ball en 1969.

À un moment je me suis dit qu’il aurait dû aller bien plus vite qu’il ne l’a fait – après sa percée, veux-je dire. Il me semblait qu’il aurait pu, au lieu de pulvériser cette vacherie et de la sortir de sa cellule grâce aux gadgets que je vous ai décrits, la laisser tout simplement tomber dans le puits. Le temps qu’il a pris me fait penser qu’il n’a pas osé. Il a pu décider que le bruit donnerait des soupçons à quelqu’un. Ou alors, s’il connaissait l’existence du collecteur, ce que je crois, il a eu peur qu’un morceau de béton le brise avant qu’il ne soit prêt, bouche l’égout et déclenche une enquête. Laquelle, cela va sans dire, aurait entraîné sa ruine.

L’un dans l’autre, pourtant, j’estime que le trou était assez grand pour qu’il s’y faufile quand Nixon a prêté serment pour son second mandat… et probablement plus tôt. Andy était vraiment mince.

Alors, pourquoi n’est-il pas parti ?

C’est là où mes hypothèses deviennent plus floues, bonnes gens, et même de moins en moins fondées. L’une, c’est que le tunnel était obstrué par des détritus et qu’il a dû le déblayer. Mais cela n’aurait pas pris tout ce temps. Alors quoi ?

Je pense qu’Andy a pu avoir peur.

Je vous ai expliqué du mieux que j’ai pu ce que veut dire être intégré à la vie en prison. Au début on ne supporte pas les murs, puis on en vient à les supporter, ensuite à les accepter… et enfin, à mesure que votre corps, votre esprit et votre âme apprennent à vivre à une échelle réduite, vous vous mettez à les aimer. On vous dit quand il faut manger, quand vous devez écrire des lettres, quand vous pouvez fumer. Si vous travaillez à la blanchisserie ou à la fabrique on vous donne cinq minutes par heure pour aller aux toilettes. Pendant trente-cinq ans j’y suis allé cinq minutes avant la demie, et ensuite c’est le seul moment où j’ai jamais eu envie de pisser ou de chier : cinq minutes avant la demie. Si pour quelque raison je ne pouvais pas y aller, l’envie me passait à la demie et revenait une demi-heure plus tard.

Je crois qu’Andy a dû lutter avec ce tigre – ce syndrome institutionnel – et aussi avec la terreur que tout cela ait été fait en vain.

Combien de nuits a-t-il dû rester éveillé, allongé sous son affiche, obsédé par l’égout, sachant qu’il n’aurait jamais qu’une seule chance ? Les plans lui avaient peut-être indiqué le diamètre de la conduite, mais n’avaient pu lui dire comment ce serait à l’intérieur, s’il pourrait y respirer sans s’étouffer, si les rats étaient assez gros et féroces pour l’attaquer… et les plans n’avaient pu lui dire ce qu’il trouverait à l’autre bout, s’il y arrivait jamais. Voilà qui aurait été encore plus drôle qu’une liberté conditionnelle : Andy se fraye un passage dans l’égout, traverse en rampant cinq cents mètres d’obscurité étouffante, puant la merde, et se cogne à un grillage en acier renforcé à l’autre extrémité. Ha ! ha ! très drôle.

Il devait y penser. Et s’il finissait par gagner son pari sur la comète et à sortir, pourrait-il trouver des vêtements civils et s’éloigner de la prison sans être repéré ? Et enfin, en supposant qu’il sorte de l’égout, qu’il s’éloigne de Shawshank avant que l’alarme soit donnée, qu’il arrive à Buxton, qu’il soulève le rocher… et ne trouve rien ? Pas forcément pour une raison aussi dramatique que d’entrer dans le pré et de voir qu’on y a construit un grand ensemble ou un parking de supermarché. C’est peut-être un gosse s’intéressant aux pierres qui aurait remarqué ce morceau de lave, l’aurait retourné, aurait vu la clef, aurait emporté l’un et l’autre dans sa chambre comme des souvenirs. Ou à l’automne un chasseur qui aurait heurté du pied le morceau de lave, exposé la clef qu’ensuite un écureuil ou une pie attirée par les objets brillants aurait emportée. Ou, telle année, les crues de printemps auraient débordé la muraille rocheuse et entraîné la clef. Ou n’importe quoi.

Ainsi mon opinion, fondée ou non, est qu’Andy s’est figé sur place pendant quelque temps. Après tout, quand on ne joue pas on ne peut pas perdre. Qu’avait-il à perdre, demandez-vous ? Sa bibliothèque, d’abord. La paix empoisonnée de la vie en prison, ensuite. Toute chance de récupérer à l’avenir sa fausse identité.

Mais il a fini par le faire, comme je vous l’ai dit. Il s’est jeté à l’eau, et… mon Dieu ! Quel succès spectaculaire, non ? Dites-moi !

 

Mais est-ce qu’il s’en est vraiment tiré, demandez-vous ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ? Quand il est arrivé dans le pré et qu’il a soulevé son rocher… toujours en supposant qu’il n’avait pas bougé.

Je ne peux pas vous décrire cette scène, car le prisonnier intégré qui vous parle est toujours à Shawshank et s’attend à y rester quelques années.

Mais je vais vous dire une chose. Vers la fin de l’été 1975, le 15 septembre, pour être précis, j’ai reçu une carte postale envoyée depuis la petite ville de McNary, dans le Texas. Cette ville est sur la frontière, côté américain, juste en face d’El Porvenir. La partie correspondance avait été laissée en blanc. Mais je sais. Je le sais dans mon cœur comme je sais que nous allons tous mourir un jour.

C’est à McNary qu’il a traversé. McNary, au Texas.

 

Alors voilà mon histoire, mec. Je n’aurais jamais cru qu’il faudrait si longtemps pour tout écrire, ni qu’il faudrait tant de pages. J’ai commencé juste après avoir reçu cette carte et je termine aujourd’hui, le 15 janvier 1976. J’ai usé trois crayons jusqu’au trognon et un bloc entier de papier. J’ai soigneusement caché le tout… bien que peu de gens soient capables de lire mes pattes de mouche.

J’ai remué plus de souvenirs que je n’aurais cru possible. Écrire sur soi-même ressemble beaucoup au geste de plonger un bâton dans une rivière limpide pour en remuer la boue du fond.

Bon, tu n’as pas écrit sur toi-même, dit une voix au balcon. Tu as écrit sur Andy Dufresne. Tu n’es qu’un personnage secondaire de ton histoire. Pourtant, vous savez, ce n’est pas ça. Tout parle de moi, chaque putain de mot. Andy était cette part de moi qu’ils n’ont jamais pu enfermer, la part de moi qui se réjouira quand finalement le portail s’ouvrira et que je sortirai, vêtu d’un costume minable, avec vingt dollars me brûlant les poches. Qu’importe si je suis vieux, brisé, et terrifié, cette part de moi se réjouira. De cette part, tout simplement, Andy en avait plus que moi et s’en est mieux servi.

Il y en a d’autres comme moi, d’autres qui se souviennent de lui. Nous sommes contents qu’il soit parti, mais un peu tristes, aussi. Certains oiseaux ne sont pas faits pour être mis en cage, c’est tout. Leurs plumes sont trop colorées, leur chant trop libre et trop beau. Alors on les laisse partir, ou bien ils s’envolent quand on ouvre la cage pour les nourrir. Une part de vous, celle qui savait au départ qu’il était mal de les emprisonner, se réjouit, mais l’endroit où vous vivez se retrouve après son départ d’autant plus triste et vide.

Voilà l’histoire, et je suis content de l’avoir racontée, même si elle est peu concluante et que certains des souvenirs remués par le crayon (comme ce bâton qui va remuer la boue) me font me sentir plus triste et même plus vieux que je ne suis. Merci d’avoir écouté. Et, Andy, si tu es vraiment là-bas, comme j’en suis persuadé, regarde les étoiles à ma place, juste après le coucher du soleil, caresse le sable, marche dans l’eau et sois libre.

 

Je n’aurais jamais cru reprendre ce récit, mais me voici avec devant moi ces pages écornées, pliées en quatre. Voici que j’en ajoute trois ou quatre, prises à un bloc tout neuf. Un bloc que j’ai acheté dans une boutique – je suis tout simplement entré dans une boutique à Portland, rue du Congrès, et je l’ai acheté.

Je croyais avoir mis le point final à cette histoire dans une cellule de Shawshank, par un jour blême de l’hiver 1976. Aujourd’hui c’est la fin juin 1977 et je suis assis dans une petite chambre d’un hôtel bon marché, le Brewster à Portland, et j’écris.

La fenêtre est ouverte et laisse entrer le bruit de la rue qui me semble énorme, excitant, intimidant. Je dois jeter sans cesse un coup d’œil à la fenêtre pour être sûr qu’elle n’a pas de barreaux. La nuit je dors mal parce que le lit, si pauvre que soit la chambre, me paraît trop grand et trop luxueux. Je me lève d’un coup chaque matin à six heures et demie, désorienté, apeuré. Je fais de mauvais rêves. L’impression folle d’être en chute libre. Une sensation aussi terrifiante que stimulante.

Qu’est devenue ma vie ? Vous ne vous en doutez pas ? Je suis en liberté conditionnelle. Au bout de trente-huit ans d’audiences routinières et de refus routiniers (j’ai tué trois avocats sous moi pendant ce tiers de siècle), on m’a accordé cette liberté. Ils ont dû se dire qu’à cinquante-huit ans, finalement, j’étais assez usé pour être inoffensif.

J’ai vraiment failli brûler le document que vous venez de lire. Ils fouillent les libérés sur parole aussi soigneusement qu’ils fouillent les « poissons frais », les arrivants. Outre qu’ils contiennent assez de dynamite pour me garantir un demi-tour accéléré et six à huit ans supplémentaires à l’intérieur, mes « mémoires » recèlent autre chose : le nom de la ville où je crois qu’Andy Dufresne est installé. La police mexicaine est ravie de coopérer avec la police américaine, et je ne voulais pas que ma liberté – ou ma répugnance à perdre une histoire qui m’avait coûté tant de travail et de temps – soit au prix de la sienne.

Alors je me suis souvenu du moyen choisi par Andy en 1948 pour introduire cinq cents dollars, et j’ai sorti mon récit par le même canal. Pour être tranquille j’ai patiemment réécrit chaque page mentionnant Zihuatanejo. Si on avait trouvé ces papiers lors de la « fouille extérieure », comme on dit à Shank, j’aurais exécuté mon demi-tour… mais les flics auraient été chercher Andy à Las Intrudres, une ville de la côte péruvienne.

La commission des libérations sur parole m’a trouvé un emploi d’« assistant magasinier » au grand supermarché FoodWay sur l’avenue Spruce, au sud de Portland – je rejoins donc les rangs des commis vieillissants. Il n’y a que deux sortes de commis de magasin, vous savez : les vieux et les jeunes. Personne ne regarde jamais ni les uns, ni les autres. Si vous faites vos courses au FoodWay, c’est peut-être moi qui ai porté votre sac dans votre voiture… mais il vous a fallu les faire entre mars et avril 1977, parce que je n’y suis pas resté plus longtemps.

Au début je n’ai pas cru pouvoir m’en sortir à l’extérieur. Pas du tout. J’ai décrit la société pénitentiaire comme un modèle réduit de votre monde, mais je n’avais pas idée de la vitesse à laquelle vont les choses dehors. Les gens bougent à une vitesse folle, ils parlent même plus vite. Et plus fort.

C’est à quoi, de toute ma vie, j’ai eu le plus de mal à m’adapter, et je n’en ai pas encore fini… de loin. Les femmes, par exemple. Depuis quarante ans que j’avais presque oublié qu’elles formaient la moitié de la race humaine, voilà que je me retrouvais dans un magasin plein de femmes. Des vieilles femmes, des femmes enceintes portant des tee-shirts avec une flèche pointant vers le bas et la légende BÉBÉ EST LÀ, des femmes maigres avec des seins qui pointent sous leur chemise – une femme habillée comme ça quand je suis tombé, se serait fait arrêter et examiner par des psychiatres – des femmes de toutes les formes et de toutes les tailles. J’étais toujours à moitié en train de bander et je me traitais de vieux vicelard.

Aller aux toilettes, encore autre chose. Quand il fallait que j’y aille (besoin qui me prenait toujours cinq minutes avant la demie), je devais combattre l’impulsion irrésistible de le demander à mon patron. Savoir que je pouvais tout simplement y aller, dans ce monde extérieur trop brillant, c’était une chose ; adapter mon être le plus intime à cette donnée après avoir dû le demander au maton le plus proche sous peine de deux jours de mitard… c’est autre chose.

Mon patron ne m’aimait pas. C’était un jeune type, vingt-six ou vingt-sept ans, et j’ai vu que je le dégoûtais plus ou moins, comme vous dégoûterait un vieux chien servile, craintif, qui s’approche en rampant pour se faire caresser. Christ, je me dégoûtais moi-même. Mais… je ne pouvais pas m’en empêcher. J’avais envie de lui dire : Voilà ce que vous fait une vie entière en prison, jeune homme. Cela transforme en maître tout homme en position d’autorité, et vous-même en chien. Vous savez peut-être que vous vous êtes changé en chien, même en prison, mais comme tous les hommes en gris sont aussi des chiens, cela paraît moins important. Dehors, si. Mais je ne pouvais pas le dire à un jeunot comme lui. Il n’aurait jamais compris. Non plus que mon jap1, un ex-marin bourru, grand et gros avec une immense barbe rousse et une bonne provision de blagues polonaises. Il me voyait environ cinq minutes par semaine. « Est-ce que tu évites les bars, Red ? » me disait-il quand il avait épuisé son répertoire. « Ouais », je disais, et c’était tout jusqu’à la semaine suivante.

La musique à la radio. Quand on m’a bouclé les grands orchestres commençaient seulement à émerger. Aujourd’hui on dirait que toutes les chansons parlent de baise. Tellement de voitures. Au début je croyais risquer ma vie chaque fois que je traversais la rue.

Plus encore – tout était étrange, effrayant – mais vous avez peut-être une idée de ce que c’était, ou le petit bout de la queue d’une idée. Quand on est en conditionnelle, n’importe quoi peut servir. J’ai honte de le dire, mais j’ai penser voler du fric ou piquer des marchandises au FoodWay, n’importe quoi pour retourner au calme, là où on sait tout ce qui va se présenter au cours de la journée.

Si je n’avais jamais connu Andy, c’est probablement ce que j’aurais fait. Mais je pensais à lui sans arrêt, aux années passées à gratter patiemment le béton avec son casse-pierres pour retrouver la liberté. J’y pensais et j’avais honte et je laissais tomber mon idée. Oh, vous pouvez dire qu’il avait plus de raisons que moi de vouloir être libre – de l’argent, un nouveau nom. Mais ce n’est pas vraiment cela, vous savez. Parce qu’il n’était pas sûr que sa fausse identité l’attendait encore, et sans elle l’argent resterait à jamais hors de portée. Non, ce dont il avait surtout besoin c’était d’être libre, et si je repoussais du pied cette liberté, ce serait comme si je crachais sur tous les efforts qu’il avait fournis pour la retrouver.

Alors, pendant mes jours de repos, je me suis mis à faire du stop jusqu’à la petite ville de Buxton. C’était début avril, en 1977, la neige commençait à fondre dans les champs, l’air à se réchauffer, les équipes de base-ball montaient au nord pour une nouvelle saison du seul jeu que Dieu approuve j’en suis certain. Et chaque fois je mettais dans ma poche une petite boussole.

Il y a un grand pré à Buxton, m’avait dit Andy, et au nord de ce pré une muraille rocheuse sortie tout droit d’un poème de Robert Frost. Quelque part au bas de ce mur il y a un rocher qui n’a rien à faire dans une prairie du Maine.

Une équipée idiote, direz-vous. Combien de prés y a-t-il dans une petite commune rurale comme Buxton ? Cinquante ? Cent ? D’après mon expérience personnelle, je dirais même plus, en ajoutant les champs cultivés qui étaient en herbe à l’époque où Andy est venu. Et même si je trouvais le bon, je ne le saurais peut-être jamais. Soit je pourrais ne pas voir ce morceau de lave noire, soit, plus probablement, Andy l’avait mis dans sa poche et emporté avec lui.

Donc je suis d’accord avec vous. Une équipée idiote, sans aucun doute. Pire, dangereuse pour un type en conditionnelle, car certains champs ont des pancartes PASSAGE INTERDIT. Or, je vous l’ai dit, ils sont on ne peut plus ravis de vous renvoyer au trou à coups de pied au cul si vous faites un faux pas. Une équipée idiote… de même que d’émietter pendant vingt-sept ans un mur en béton. Et quand on n’est plus celui qui peut tout procurer mais un vieux commis de magasin, il vaut mieux avoir un passe-temps pour ne pas trop penser à cette nouvelle vie. Mon passe-temps, c’était de chercher le rocher d’Andy.

Alors je faisais du stop et je marchais sur les routes. J’écoutais les oiseaux, le murmure de l’eau dans les fossés, j’examinais les bouteilles découvertes par la fonte des neiges – aucune de consignée, je regrette d’avoir à le dire ; le monde semble devenu terriblement économe pendant mon séjour en taule – et je cherchais les prairies.

Je pouvais en éliminer la plupart du premier coup. Pas de muraille rocheuse. D’autres en avaient, mais ma boussole me disait qu’elles étaient orientées dans le mauvais sens. Je me promenais quand même dans celles-là. C’était une promenade agréable, et pendant ces sorties je me sentais réellement libre, en paix. Un vieux chien m’a suivi un samedi. Et un jour j’ai vu un chevreuil amaigri par l’hiver.

Alors il y a eu un jour, le 23 avril, un jour que je n’oublierai pas même si je vis encore cinquante-huit ans. C’était un samedi après-midi, l’air était doux, et je remontais ce qu’un gosse pêchant du haut d’un pont m’avait dit s’appeler la route du Vieux Smith. J’avais emporté mon déjeuner dans un sac en papier du FoodWay, et je l’avais mangé assis sur un rocher au bord de la route. Quand j’ai eu fini j’ai soigneusement enterré les restes, comme me l’a appris mon père avant de mourir, au temps où j’étais un mioche pas plus grand que le pêcheur qui m’avait indiqué la route.

Vers deux heures j’ai trouvé un grand pré sur ma gauche. Il y avait une muraille rocheuse à l’autre bout, orientée à peu près vers le nord-ouest. J’y suis descendu en pataugeant dans la terre humide et je me suis mis à longer le mur. De sur son chêne, un écureuil m’a crié dessus.

Aux trois quarts du chemin, j’ai vu le rocher. Pas d’erreur. Du verre noir lisse comme de la soie. Un rocher n’ayant rien à faire dans une prairie du Maine. Je l’ai regardé longtemps, et j’ai eu peur de me mettre à pleurer sans savoir pourquoi. L’écureuil m’avait suivi et continuait à jacasser. Mon cœur battait à une vitesse folle.

Quand j’ai cru avoir retrouvé mon sang-froid, je suis allé jusqu’au rocher, je me suis accroupi – mes genoux ont craqué comme un fusil de chasse – et je l’ai touché. Il était réel. Je ne l’ai pas ramassé en pensant qu’il y aurait quelque chose dessous ; j’aurais tout aussi bien pu repartir sans voir ce qu’il y avait. En tout cas je n’avais pas du tout pensé l’emporter, parce que je sentais qu’il n’était pas à moi – j’avais même l’impression que d’arracher ce rocher à ce pré serait un vol de la pire espèce. Non, je l’ai seulement ramassé pour mieux le toucher, le soupeser, probablement pour me prouver sa réalité en caressant le grain satiné de la roche.

J’ai dû regarder longtemps ce qu’il y avait dessous. Mes yeux le voyaient, mais mon esprit a mis quelque temps à les rattraper. C’était une enveloppe, soigneusement protégée par un sac en plastique pour qu’elle ne prenne pas l’eau. Avec mon nom écrit dessus, de l’écriture claire et lisible d’Andy.

J’ai pris l’enveloppe et laissé le rocher là où Andy l’avait laissé, et son ami avant lui.

Mon cher Red,

Si tu lis ces mots, tu es dehors. D’une façon ou d’une autre, tu es dehors. Et si tu es venu jusqu’ici, tu voudras peut-être me suivre un peu plus loin. Je crois que tu te souviens du nom de la ville, n’est-ce pas ? J’aurais besoin d’un type bien pour m’aider à monter mes projets.

En attendant, bois un coup à ma santé, et réfléchis. J’attendrai de voir si tu viens. Souviens-toi que l’espoir est une bonne chose, Red, peut-être ce qu’il y a de mieux, et qu’une bonne chose ne meurt jamais. J’espère que cette lettre te trouvera, et te trouvera en bonne santé.

Ton ami,

PETER SEVENS

Je n’ai pas lu cette lettre dans le pré. Une sorte de terreur m’avait pris, le besoin de m’en aller avant qu’on puisse me voir. Pour faire un mauvais jeu de mots, j’avais peur d’être saisi.

Je suis rentré et j’ai lu la lettre dans ma chambre où montait par l’escalier l’odeur du repas des vieux – du Bœuf-à-roni, du Riz-a-Roni, des Nouilles-à-Roni. Pariez ce que vous voulez, mais ce soir en Amérique le dîner des vieux, ceux qui ont un revenu fixe, se termine sûrement en roni.

J’ai ouvert l’enveloppe, j’ai lu la lettre. Ensuite je me suis pris la tête entre les mains et j’ai pleuré. Avec la lettre il y avait vingt billets neufs de cinquante dollars.

 

Et me voilà à l’hôtel Brewster, à nouveau en fuite, du moins techniquement. Infraction à la conditionnelle, voilà mon crime, et ils ne vont pas barrer les routes pour coincer un pareil criminel. Je me demande que faire.

J’ai ce manuscrit. J’ai un petit sac de la taille d’une sacoche de médecin où tient tout ce que je possède. Dix-neuf billets de cinquante, quatre de dix, un de cinq, trois dollars et un peu de monnaie. J’ai changé un billet pour acheter ce bloc de papier et un paquet de clopes.

Je me demande que faire.

Mais en fait la question ne se pose pas. Il n’y a jamais que deux choix. S’occuper à vivre ou s’occuper à mourir.

D’abord je vais remettre ce manuscrit dans mon sac. Et puis je vais boucler le sac, prendre ma veste, descendre et quitter ce nid à punaises. Ensuite je vais aller dans un bar du centre, poser le billet de cinq devant le barman et lui demander deux doses de Jack Daniels – une pour moi et une pour Andy Dufresne. À part une ou deux bières, ce sera la première fois que je boirai comme un homme libre depuis 1938. Je donnerai un dollar de pourboire au barman et un grand merci. Je sortirai du bar, je remonterai Spring Street vers le terminal des bus et je prendrai un ticket pour El Paso via New York. À El Paso j’achèterai un ticket pour McNary. Et une fois arrivé là-bas, je crois que j’aurais l’occasion de découvrir si un vieux corbeau dans mon genre peut trouver le moyen de se glisser à travers la frontière jusqu’au Mexique.

Bien sûr, je me souviens de la ville. Zihuatanejo. Un trop joli nom pour qu’on l’oublie.

Je brûle d’excitation, je m’en rends compte, tellement que j’arrive à peine à tenir mon crayon entre mes doigts qui tremblent. Seul un homme libre peut ressentir une telle émotion, un homme qui part pour un long voyage à l’issue incertaine.

J’espère qu’Andy est là-bas.

J’espère que j’arriverai à passer la frontière.

J’espère que je reverrai mon ami pour lui serrer la main.

J’espère que le Pacifique est aussi bleu que dans mes rêves.

J’espère.

1- Surveillant de conditionnelle.