« “Je prononce un match nul.” Ensuite il repose le micro, descend de l’estrade par-derrière et rentre droit chez lui. Sa mère est là, n’ayant pas trouvé de baby-sitter pour la petite sœur de Davie, qui n’a que deux ans. Et quand il rentre, couvert de vomi et de sauce aux mûres, portant encore son bavoir, elle lui demande : “Davie, tu as gagné ?” Mais il ne dit pas un seul putain de mot, vous voyez. Il monte dans sa chambre, ferme la porte à clef et s’allonge sur son lit. »
J’ai fini la dernière gorgée du Coke de Chris et jeté la bouteille dans les buissons.
« Ouais, c’est cool, alors qu’est-ce qui s’est passé ? » a demandé Teddy, impatient.
« Je ne sais pas.
– Qu’est-ce que tu veux dire, tu sais pas ?
– Je veux dire que c’est la fin. Quand on ne sait pas ce qui se passe après, c’est la fin.
– Quoiiii ? » s’est écrié Vern avec une expression inquiète, soupçonneuse, comme s’il venait de se faire racler au bingo de la foire de Topsham. « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Comment ils s’en sont sortis ?
– Tu n’as qu’à te servir de ton imagination, a dit Chris, patient.
– Non, pas moi ! » Vern était en colère. « C’est lui qui est censé se servir de son imagination ! Lui qui a inventé cette foutue histoire !
– Ouais, qu’est-ce qui est arrivé au zèbre ? a insisté Teddy. Allons, Gordie, dis-nous.
– Je crois que son père était au mange-tartes et qu’à son retour il a flanqué une raclée à Gros Lard.
– Ouais, c’est juste, a dit Chris. Je parie que ça s’est passé comme ça.
– Ensuite, ai-je ajouté, les gosses ont continué à l’appeler Gros Lard. Sauf ceux, peut-être, qui l’ont appelé Tripes et Boyaux.
– La fin ne vaut rien, a tristement dit Teddy.
– C’est pour ça que je ne voulais pas la raconter.
– Tu aurais pu faire qu’il descende son père, s’enfuie et s’engage dans les Rangers du Texas, a proposé Teddy. Qu’est-ce que t’en penses ? »
Chris et moi avons échangé un coup d’œil. Presque imperceptiblement, Chris a haussé les épaules.
« Pourquoi pas, ai-je répondu.
– Hé, tu en as d’autres sur Le Dio, Gordie ?
– Pas en ce moment. Peut-être que j’y penserai. » Je ne voulais pas ennuyer Teddy, mais je ne m’intéressais plus guère à ce qui se passait à Le Dio. « Désolé que vous n’ayez pas aimé celle-là.
– Non, c’est une bonne, a dit Teddy. Jusqu’à la fin c’est une bonne. Tout ce dégueulis était vraiment cool.
– Ouais, c’était cool, vraiment dégueu, a dit Vern. Mais Teddy a raison pour la fin. C’est une vacherie.
– Ouais. » J’ai soupiré.
Chris s’est levé. « Si on marchait un peu. » Il faisait encore jour, le ciel était bleu acier, brûlant, mais nos ombres commençaient à traîner loin derrière. En septembre, quand j’étais gosse, je me souviens que les jours me semblaient finir beaucoup trop tôt, me prenant par surprise – comme si dans mon cœur quelque chose voulait que juin dure encore, que la lumière s’attarde dans le ciel jusqu’à neuf heures et demie. « Quelle heure est-il, Gordie ? »
J’ai regardé ma montre, stupéfait de voir qu’il était plus de cinq heures.
« Ouais, allons-y, a dit Teddy. Mais campons avant la nuit pour y voir en allant chercher du bois et des trucs. Et puis je commence à avoir faim.
– À six heures et demie, a promis Chris. Okay pour vous ? »
Ça l’était. On s’est remis à marcher sur le mâchefer, à côté des rails cette fois. Bientôt la rivière a été trop loin pour qu’on l’entende. Les moustiques bourdonnaient, j’en ai écrasé un sur ma nuque. Vern et Teddy marchaient en tête, discutant d’une sorte d’échange de BD très compliqué. Chris est resté à côté de moi, les mains dans les poches, sa chemise lui battant les cuisses et les mollets comme un tablier.
« J’ai quelques Winston, a-t-il dit. Piquées dans la commode de mon vieux. Une chacun. Pour après dîner.
– Ouais ? C’est super.
– C’est là qu’une cigarette a meilleur goût. Après dîner.
– Juste. »
On a marché en silence quelque temps.
« C’est vraiment une belle histoire, a-t-il dit soudain. Ils sont juste un peu trop cons pour comprendre.
– Non, pas si chouette. C’est du rabâché.
– C’est ce que tu dis toujours. Ne me ressers pas ces conneries auxquelles tu ne crois pas. Est-ce que tu vas l’écrire ? L’histoire ?
– Probablement. Mais pas tout de suite. Je ne peux pas l’écrire juste après la leur avoir racontée. Elle attendra.
– Ce qu’a dit Vern ? Que la fin est une vacherie ?
– Ouais ? »
Chris s’est mis à rire. « La vie est une vacherie, tu sais ? Je veux dire, regarde-nous.
– Nan, on s’amuse bien.
– Bien sûr. À chaque putain de moment, merdeux. »
J’ai ri. Lui aussi.
« Ça sort de toi comme des bulles d’une bouteille de soda », a-t-il dit au bout d’un temps.
« Quoi ça ? » Mais je croyais savoir de quoi il parlait.
« Tes histoires. Ça me dépasse, mec. C’est comme si tu pouvais en raconter un million et qu’il y en ait autant derrière. Un jour tu seras un grand écrivain, Gordie.
– Non, je ne crois pas.
– Ouais, c’est vrai. Même que tu écriras peut-être sur nous, quand tu seras à court de matériaux.
– Faudrait que je sois foutrement à court. » Je lui ai donné un coup de coude.
Il y a eu un autre silence, puis il m’a brusquement demandé : « Tu es prêt pour la rentrée ? »
J’ai haussé les épaules. Est-ce qu’on l’était jamais ? On s’excitait un peu en pensant à retrouver les copains, on était un peu curieux de voir à quoi ressemblaient les nouveaux profs – de jolies petites choses à peine sorties de la fac qu’on pourrait chahuter ou un vieux cure-dent resté en place depuis la bataille d’Alamo. D’une drôle de façon on pouvait même s’exciter en pensant aux cours interminables, parce que parfois, vers la fin des grandes vacances, on s’ennuyait assez pour croire qu’on allait apprendre quelque chose. Mais l’ennui des vacances n’est rien à côté de l’ennui de la classe qui s’installe immanquablement au bout de quinze jours, et au début de la troisième semaine on s’attaque aux questions sérieuses : Pourrais-je toucher Stinky Fiske derrière le crâne avec mon Art-Gum pendant que le prof inscrit au tableau les principales exportations de L’Amérique du Sud ? Combien de bons miaulements je peux tirer du bureau verni avec des mains pleines de sueur ? Qui va péter le plus fort dans les vestiaires pendant qu’on se change pour la gym ? Combien de filles je peux amener à jouer au docteur pendant l’heure du déjeuner ? L’enseignement supérieur, baby.
« Le grand lycée, a dit Chris. Et tu sais quoi, Gordie ? En juin, on sera tous séparés.
– De quoi tu parles ? Pourquoi ça ?
– Ça va pas être comme dans le primaire, voilà pourquoi. Tu seras dans les classes qui préparent au collège. Moi, Teddy et Vern on sera dans les classes de commerce, on jouera au billard avec les autres retardés, on fera des cendriers et des cages à oiseaux. Vern devra peut-être même aller en rattrapage. Tu vas rencontrer plein de nouveaux. Des mecs intelligents. C’est comme ça que ça se passe, Gordie. C’est comme ça que c’est fabriqué.
– Rencontrer plein de pédés, c’est ça que tu veux dire. »
Il m’a serré le bras. « Non, mec. Ne dis pas ça. Ne le pense même pas. Ils pigeront tes histoires. Pas comme Vern et Teddy.
– Au cul les histoires. Je ne vais pas aller avec une bande de pédés. Non monsieur.
– Si tu le fais pas, t’es un trouduc.
– Trouduc parce que je veux rester avec mes copains ? »
Il m’a regardé, pensif, comme s’il se demandait s’il allait ou non me dire quelque chose. On avait ralenti, Vern et Teddy étaient presque un kilomètre devant nous. Le soleil avait baissé, ses rayons brisés, poudreux, traversaient les branches entrelacées, tout était baigné d’une lumière dorée – mais c’était du toc, de l’or de Prisunic, si vous pouvez piger ça. Les rails s’allongeaient devant nous dans l’ombre qui s’amassait, on aurait dit qu’ils scintillaient, parsemés ici et là de points lumineux comme si un riche un peu timbré déguisé en ouvrier avait décidé de sertir un diamant dans l’acier tous les soixante mètres. Il faisait encore chaud. La sueur coulait, on avait la peau glissante.
« C’est trouduc quand tes copains te tirent vers le bas, a-t-il fini par dire. Je sais ce qui se passe avec tes vieux. Ils n’ont rien à foutre de toi. C’est à ton grand frère qu’ils tenaient. Comme mon père, quand Frank a été foutu en taule à Portsmouth. C’est là qu’il s’est mis à nous crier dessus et à nous cogner sans arrêt. Ton vieux ne te tape pas dessus, mais c’est peut-être pire. Il t’a endormi. Tu pourrais lui dire que tu t’engages dans l’armée des putains de magasiniers, tu sais ce qu’il ferait ? Il tournerait la page de son journal et dirait : Bon, mais c’est très bien, Gordie, va demander à ta mère ce qu’il y a pour dîner. Et ne me dis pas le contraire. Je le connais. »
Je n’ai pas essayé de lui dire le contraire. Ça fait peur quand on découvre que quelqu’un d’autre, même un ami, sait exactement où vous en êtes.
« Tu n’es qu’un gosse, Gordie…
– Ouh, merci papa.
– Putain, je voudrais bien être ton père ! » Chris était en colère. « Tu ne parlerais pas un peu partout de t’inscrire à ces conneries de cours de commerce si je l’étais ! C’est comme si Dieu t’avait fait un don, toutes ces histoires que tu peux inventer, et qu’il t’avait dit : Voilà ce qu’on a pour toi, môme. Essaye de ne pas le perdre. Mais les mômes perdent n’importe quoi quand il n’y a pas quelqu’un pour veiller sur eux, et si tes parents sont trop baisés pour le faire alors ça devrait peut-être être moi. »
Il avait l’air de s’attendre à ce que je lui lance un coup de poing, le visage dur et malheureux teinté d’or vert par le soleil de fin d’après-midi. Il avait brisé la règle fondamentale des gosses de cette époque. On pouvait dire n’importe quoi sur un gosse, on pouvait le traîner dans la boue, mais on ne pouvait rien dire contre son père et sa mère. Un automatisme premier, de même que de ne pas inviter des amis catholiques à dîner un vendredi soir sans s’assurer qu’il n’y avait pas de viande au repas est un automatisme premier. Si un gosse se foutait de vos parents, on était obligés de le bosseler un peu.
« Ces histoires que tu racontes, elles ne valent rien pour personne sauf toi, Gordie. Si tu vas avec nous seulement parce que tu ne veux pas que la bande se sépare, tu vas te retrouver dans la troupe de ceux qui font des C pour monter des équipes. Tu vas entrer au lycée, suivre les mêmes putains de cours commerciaux, lancer des gommes et traîner ta flemme avec le reste de la piétaille. T’auras des colles, des suspensions. Et au bout d’un temps tout ce que tu voudras c’est avoir une bagnole pour emmener une fendue au pince-fesses ou à cette putain de Taverne-des-Deux-Ponts. Ensuite tu la foutras en cloque et tu passeras le restant de ta vie à la filature, dans un putain de magasin de chaussures à Auburn ou peut-être même à Hillcrest en train de plumer des poulets. Et cette histoire de tartes ne sera jamais écrite. Rien ne sera jamais écrit. Parce que tu ne seras qu’un petit malin de plus avec la tête pleine de merde. »
Chris Chambers avait douze ans quand il m’a dit tout ça. Mais pendant qu’il parlait son visage se fripait, prenait les plis d’un homme plus vieux, très vieux, sans âge. Il parlait d’une voix monotone, sans couleur, et pourtant il me mettait la peur au ventre. C’était comme s’il avait déjà vécu cette vie-là, cette vie où on vous dit de monter pour lancer la Roue de la Fortune – c’est si joli quand elle tourne, mais un type appuie sur une pédale et elle s’arrête au double zéro, la banque, tout le monde perd. On vous donne un laissez-passer et on met en route la machine à pluie, très drôle, huh, même Vern Tessio peut trouver que c’est une bonne blague.
Il m’a pris le bras et ses doigts se sont imprimés sur ma peau nue. Ils ont tracé des sillons. Ils ont creusé les os. Il avait les paupières lourdes, les yeux morts – à tel point, mec, qu’on aurait dit qu’il venait de tomber de son cercueil.
« Je sais ce que les gens pensent de ma famille dans cette ville. Je sais ce qu’ils pensent de moi et ce à quoi ils s’attendent. Personne ne m’a même demandé si j’avais pris l’argent du lait, cette fois-là. On m’a juste donné trois jours de vacances.
– Est-ce que tu l’as pris ? » ai-je dit. Je ne le lui avais jamais demandé, et si quelqu’un m’avait dit que je le ferais un jour, je l’aurais traité de fou. Les mots sont sortis sèchement, comme une balle.
« Ouais, a-t-il dit. Ouais, je l’ai pris. » Il n’a rien dit quelques instants, les yeux fixés sur Teddy et Vern, au loin. « Tu savais que je l’avais pris, Teddy le savait, tout le monde le savait. Même Vern, je pense. »
J’ai failli nier, puis j’ai fermé la bouche. Il avait raison. Peu importe que j’aie dit à mes parents qu’une personne était présumée innocente avant que sa culpabilité soit prouvée, je l’avais su.
« Et puis peut-être que je l’ai regretté, que j’ai essayé de le rendre », a dit Chris.
Je l’ai regardé en ouvrant de grands yeux. « Tu as essayé de le rendre ?
– Peut-être, j’ai dit. Seulement peut-être. Et je l’ai peut-être rapporté à la vieille Mme Simons en le lui avouant, et peut-être qu’il y avait tout l’argent mais que j’ai eu quand même trois jours de vacances parce que l’argent n’a jamais reparu. Et peut-être qu’une semaine après la vieille Mme Simons a mis une jupe neuve pour venir à l’école. »
Je l’ai regardé, muet de terreur. Il m’a souri, mais d’un sourire éteint, horrible, qui n’atteignait pas ses yeux.
« Seulement peut-être, mais quand j’ai vu cette jupe neuve – en drap marron clair, assez épais – je me souviens d’avoir pensé que cela faisait paraître la vieille Mme Simons plus jeune, presque jolie.
– Chris, c’était combien, l’argent du lait ?
– Presque sept dollars.
– Christ, ai-je murmuré.
– Alors disons simplement que j’ai vraiment volé l’argent du lait mais que la vieille Mme Simons me l’a volé. Imagine que je raconte cette histoire. Moi, Chris Chambers. Petit frère de Frank Chambers et de Les Mirettes. Tu crois qu’il y aurait eu quelqu’un pour y croire ?
– Pas question. Jésus-Christ ! »
Il a refait son affreux sourire glacé. « Et crois-tu que cette garce aurait tenté un coup pareil si c’était un de ces galetteux de Castle View qui avait pris l’argent ?
– Non.
– Ouais, si j’avais été un de ceux-là, Simons m’aurait dit : Okay, okay, on passe l’éponge pour cette fois, mais on va sérieusement te tirer l’oreille, et si jamais tu recommences on te tirera les deux oreilles. Mais moi… bon, peut-être qu’elle lorgnait cette jupe depuis longtemps. En tout cas elle a vu l’occasion et elle a sauté dessus. C’est moi qui étais stupide en essayant de rendre le fric. Mais je n’aurais jamais cru… je n’aurais jamais cru qu’un professeur… oh, qui s’en branle, de toute façon. Pourquoi même est-ce que j’en parle ? »
Il s’est essuyé rageusement les yeux avec son bras et j’ai vu qu’il pleurait presque.
« Chris, ai-je dit, pourquoi tu ne suivrais pas les cours du collège. Tu es assez intelligent.
– Ils décident tout ça dans leur bureau. Et dans leurs petites réunions distinguées. Les profs, ils sont tous assis en rond et putain tout ce qu’ils disent c’est Ouais, Ouais, Juste, Juste. Ces enculés veulent juste savoir comment tu t’es conduit à l’école et ce que la ville pense de ta famille. Tout ce qu’ils décident c’est si tu vas ou non contaminer tous leurs petits galetteux à la fac. Mais j’essayerai peut-être de me préparer. Je ne sais pas si je pourrai y arriver, mais j’essayerai peut-être. Parce que je veux sortir de Castle Rock, aller à l’université et ne plus jamais voir de ma vie mon vieux ni mes frères. Je veux aller quelque part où personne ne me connaît et où je n’ai pas de mauvaises notes avant même de commencer. Mais je ne sais pas si je pourrai.
– Pourquoi pas ?
– À cause des autres. Les autres vous tirent vers le bas.
– Qui ? » ai-je demandé, croyant qu’il parlait des professeurs, des monstres comme Mme Simons qui voulait une jupe neuve, ou peut-être de son frère Les Mirettes qui traînait avec Ace, Billy, Charlie et le reste, ou peut-être son père et sa mère.
Mais il a dit : « Tes amis te tirent vers le bas, Gordie. Tu ne le sais pas ? » Il m’a montré Vern et Teddy qui s’étaient arrêtés pour nous attendre. Quelque chose les faisait rire, Vern était même plié en deux. « Tes amis. Comme des types qui se noient et qui se cramponnent à tes jambes. Tu ne peux pas les sauver. Tu peux seulement te noyer avec eux.
– Allons, putain de traîne-culs ! a crié Vern, qui riait toujours.
– Ouais, on arrive ! » a répondu Chris, et avant que je puisse dire un mot il s’est mis à courir. Moi aussi, mais il les a rattrapés avant moi.
On a fait un mille de plus et on a décidé de camper pour la nuit. Il y avait encore un peu de jour, mais personne n’avait vraiment envie de continuer. L’épisode de la décharge et notre terreur sur la passerelle nous avaient lessivés, mais c’était plus que ça. Nous étions maintenant dans Harlow, au milieu de la forêt. Il y avait plus loin le cadavre d’un gosse, probablement mutilé et couvert de mouches. Et de vers, depuis tout ce temps. Aucun de nous ne voulait en être trop près à la tombée de la nuit. J’avais lu quelque part – dans une nouvelle d’Algernon Blackwood, je crois – que le fantôme d’un mort reste autour du cadavre tant qu’on ne lui a pas fait des funérailles chrétiennes, et il n’était pas question que je me réveille au milieu de la nuit devant le spectre désincarné, luminescent de Ray Brower, que je le voie flotter parmi les pins obscurs et bruissants, poussant des gémissements et des sons inarticulés. On s’était dit qu’il nous restait bien quinze kilomètres avant de le trouver, et si bien sûr aucun de nous ne croyait aux fantômes, ces quinze kilomètres nous semblaient une bonne marge au cas où on se serait trompés.
Vern, Chris et Teddy ont ramassé du bois et allumé un petit feu sur le mâchefer. Chris a dénudé le terrain tout autour – la forêt était sèche comme de l’amadou, et il ne voulait pas prendre de risques. Pendant ce temps j’ai aiguisé quelques bouts de bois et j’ai fait ce que mon frère Dennis appelait des « brochettes de pionnier » – des boulettes de viande hachée enfilées sur le bois vert. Tous les trois se disputaient en riant à propos de leurs talents d’homme des bois (qui étaient quasi nuls ; il y avait bien une troupe de boy-scouts à Castle Rock, mais la plupart des gosses qui traînaient autour de notre terrain vague trouvaient que c’était une bande de pédés). Ils discutaient pour savoir s’il valait mieux cuire la viande sur les flammes ou sur les braises (par principe, car nous avions trop faim pour attendre les braises) ; si on pouvait allumer le feu avec de la mousse sèche ; ce qu’ils feraient s’ils n’avaient plus d’allumettes avant que le feu n’ait pris. Teddy prétendait savoir faire un feu en frottant deux bâtons l’un contre l’autre. Chris lui a dit qu’il était si plein de merde qu’elle lui sortait par les yeux. Ils n’ont pas eu besoin d’essayer ; la seconde allumette de Vern a fait prendre le petit tas de mousse et de brindilles. L’air était immobile, aucun coup de vent ne risquait d’éteindre le feu. Nous avons soufflé l’un après l’autre sur les flammes minuscules, et elles se sont mises à dévorer les branches sèches prises à un arbre mort trente mètres plus loin.
Quand les flammes ont commencé à diminuer, j’ai planté mes baguettes en biais dans le sol et nous avons regardé les brochettes de pionnier frémir, suer du sang et finalement brunir. Nos estomacs faisaient la conversation.
Incapables d’attendre qu’elles soient vraiment cuites, nous avons chacun pris une brochette, mis la viande dans un pain rond et retiré la baguette d’un coup sec. L’extérieur était carbonisé, l’intérieur complètement cru, le tout était délicieux. On les a engloutis en s’essuyant la bouche de nos bras nus. Chris a ouvert son sac et en a tiré une boîte à pansements en fer-blanc (le revolver est resté au fond du sac ; comme il n’en avait pas parlé aux autres, je me suis dit que c’était notre secret). Il l’a ouverte et nous a donné à chacun une Winston un peu aplatie. Nous les avons allumées avec des brindilles et nous sommes rassis comme des hommes du monde, contemplant la fumée qui s’élevait dans la douceur du crépuscule. On n’avalait pas la fumée : ça nous aurait fait tousser et on se serait fait charrier au moins deux jours par les autres. Il nous suffisait d’aspirer, de souffler la fumée, de cracher dans le feu pour l’entendre grésiller (cet été-là j’ai appris à reconnaître ceux qui commencent à fumer : au début on crache beaucoup). Tout allait bien. On a fumé les Winston jusqu’au filtre et on les a jetées dans le feu.
« Rien de tel que fumer après le repas, a dit Teddy.
– Putain, oui », a dit Vern.
Dans la pénombre verte les criquets commençaient à chanter. J’ai regardé la trouée de ciel visible au-dessus des voies, vu que le bleu, blessé, virait au pourpre. La vision de cet éclaireur de la nuit m’a fait me sentir à la fois triste et calme, courageux sans l’être, solitaire mais à l’aise.
Nous avons aplati les buissons en les piétinant et nous avons déroulé nos couvertures près du talus. Ensuite, pendant une heure ou deux, on a parlé en jetant du bois dans le feu, le genre de bavardage dont on ne se souvient pas quand on a dépassé quinze ans et découvert les filles. On se demandait qui était le meilleur joueur de Castle Rock, si cette année Boston allait sortir du noir, on parlait de l’été précédent. Teddy nous a raconté qu’il était allé à la Plage blanche de Brunswick un jour où un gosse s’était cogné la tête en plongeant et avait failli se noyer. Nous avons longuement discuté des mérites respectifs de nos professeurs. M. Brooks, nous étions d’accord, était le plus grand pédé de l’école primaire – c’est tout juste s’il ne pleurait pas quand on le chahutait. Par contre Mme Cote (prononcez Cody) était la plus sale garce que Dieu ait jamais mise sur terre. Vern avait entendu dire qu’elle avait giflé un môme, deux ans plus tôt, et que le môme avait failli rester aveugle. J’ai regardé Chris, me demandant s’il allait parler de Mlle Simons, mais il n’a rien dit, et il ne m’a pas vu me tourner vers lui – il regardait Vern, hochant sobrement la tête pour ponctuer son histoire.
La nuit se rapprochait, on ne parlait pas de Ray Brower, mais je n’arrêtais pas d’y penser. La nuit, en forêt, tombe d’une façon à la fois horrible et fascinante, sans être atténuée par les phares, les lampadaires ou les lumières des maisons, sans être annoncée par les voix des mères criant à leurs enfants de rentrer immédiatement à la maison. Quand on est de la ville, les ténèbres qui envahissent les bois ressemblent plutôt à une calamité naturelle qu’à un phénomène naturel, comme les crues de printemps de la rivière Castle.
Ce que j’éprouvais en pensant au corps de ce gosse n’était ni du dégoût, ni la crainte qu’il apparaisse brusquement devant nous, spectre vert et grimaçant qui s’efforcerait de nous faire repartir pour qu’on le laisse en paix, mais c’était une pitié soudaine et imprévue à me dire qu’il était seul et sans défense dans l’obscurité qui venait recouvrir notre partie du monde. Qu’une chose veuille dévorer son corps, personne n’était là pour l’en empêcher, ni sa mère, ni son père, ni Jésus-Christ avec tous ses saints. Il était mort et il était seul, jeté dans un fossé, et je me suis dit que j’allais pleurer si je n’arrêtais pas d’y penser.
Alors j’ai raconté une histoire sur Le Dio, inventée sur place, pas très bonne, finissant comme la plupart avec un dernier troufion américain crachant une ultime déclaration de patriotisme et d’amour pour la fille restée au pays, sous le regard sage et triste de son sergent, mais dans ma tête je ne voyais pas le visage blanc et terrifié d’un soldat venu de Castle Rock ou de River Junction mais celui d’un garçon beaucoup plus jeune, déjà mort, les yeux fermés, les traits confus, une traînée de sang coulant du coin de sa bouche le long de son menton. Et derrière lui, au lieu des boutiques et des églises en ruine de mon Le Dio de rêve, je ne voyais qu’une forêt obscure où la voie de chemin de fer, surélevée, se détachait sur le ciel étoilé comme un tumulus préhistorique.
Je me suis réveillé au milieu de la nuit, désorienté, me demandant pourquoi il faisait si froid dans ma chambre et qui avait laissé les fenêtres ouvertes. Dennis, peut-être. J’avais rêvé de Dennis, une histoire de body-surf au parc d’État de Harrison. Mais il y avait quatre ans que ça s’était passé.
Ce n’était pas ma chambre, c’était ailleurs. Quelqu’un me serrait étroitement de ses bras, quelqu’un d’autre se pressait contre mon dos, et l’ombre d’un troisième était accroupie derrière, la tête inclinée comme pour écouter.
« Bordel, c’est quoi ? » J’étais vraiment étonné.
Un long gémissement étouffé m’a répondu ; on aurait dit Vern.
Ce qui a remis les choses en place, et je me suis souvenu d’où j’étais… mais qu’est-ce qu’ils faisaient tous, éveillés en pleine nuit ? Ou est-ce que je venais seulement de m’endormir ? Non, impossible, un mince croissant de lune était monté en plein milieu d’un ciel d’encre.
« Ne le laissez pas me prendre ! bredouillait Vern. Je jure que je serai sage, que je ne ferai rien de mal, je relèverai le siège avant de pisser, je… je… » Avec une certaine stupéfaction, j’ai compris que j’entendais une sorte de prière – ou du moins ce qui en tenait lieu pour Vern Tessio.
Je me suis assis d’un coup, pris de peur. « Chris ?
– Ferme-la, Vern », a dit Chris. C’était lui qui écoutait, accroupi. « Ce n’est rien.
– Oh si, a dit Teddy d’une voix inquiétante. C’est quelque chose.
« Qu’est-ce que c’est ? » ai-je demandé, encore endormi, troublé, déplacé dans l’espace et dans le temps. J’avais peur d’arriver trop tard dans ce qui se passait – trop tard pour me défendre, peut-être.
Alors, comme pour répondre à ma question, un long cri traînant et caverneux s’est élevé de la forêt – comme le cri d’une femme qui mourrait dans une terreur et une souffrance extrêmes.
« Oh doux Jésus ! » Vern pleurnichait d’une voix aiguë, pleine de larmes. Il a resserré l’étreinte qui m’avait réveillée, m’empê-chant de respirer et me faisant encore plus peur. Je me suis dégagé de force mais il s’est remis contre moi comme un chiot n’ayant nulle part où aller.
« C’est le môme Brower, a murmuré Teddy, la voix enrouée. Son fantôme se promène dans les bois !
– Oh Dieu ! » a hurlé Vern, que cette idée n’avait pas l’air de rendre fou de joie. « Je promets que je piquerai plus de bouquins cochons chez Dahlie ! Je promets que je ne donnerai plus mes carottes au chien ! Je… Je… Je… » Là il a bafouillé, voulant soudoyer Dieu mais trop effrayé pour trouver quoi que ce soit de valable. « Je ne fumerai plus de cigarettes sans filtre ! Je ne dirai plus de gros mots ! Je ne mettrai pas mon Bazooka dans le plateau de la quête ! Je ne…
– Ferme-la, Vern », mais sous le ton dur et autoritaire que prenait Chris j’entendais résonner une sorte de respect craintif. Je me suis demandé s’il avait les bras, le dos et le ventre hérissés de chair de poule, comme moi, et si les cheveux de sa nuque essayaient de se dresser comme des piquants, comme les miens.
Vern se mit à murmurer pour exposer les réformes qu’il allait instituer si seulement Dieu lui accordait de survivre à cette nuit.
« C’est un oiseau, non ? ai-je demandé à Chris.
– Non. Du moins je ne pense pas. Je crois que c’est un chat sauvage. Mon vieux dit qu’ils gueulent comme si on les égorgeait quand ils sont en chaleur. On dirait une femme, hein ?
– Ouais. » Ma voix s’est brisée au milieu du mot et deux cubes de glace sont tombés dans l’intervalle.
« Mais aucune femme ne crierait aussi fort, a dit Chris… avant d’ajouter, impuissant : Tu ne crois pas, Gordie ?
– C’est son fantôme », a encore murmuré Teddy. Ses lunettes reflétaient la lune, deux taches claires à peine visibles, rêveuses. « Je vais aller le chercher. »
Je ne pense pas qu’il parlait sérieusement, mais nous n’avons pris aucun risque. Quand il a voulu se lever, Chris et moi l’avons rejeté par terre. Nous y sommes peut-être allé un peu fort, mais la peur nous avait raidi les muscles comme des câbles.
« Laissez-moi me lever, têtes de nœud ! a sifflé Teddy en se débattant. Si je dis que j’veux aller le chercher, alors j’vais aller le chercher ! J’veux le voir ! J’veux voir le fantôme ! J’veux voir si… »
Le cri sauvage, plaintif, s’est élevé à nouveau dans la nuit, fendant l’air comme une lame de cristal. Nous nous sommes figés, les mains sur Teddy – s’il avait été un drapeau, on aurait eu l’air de cette photo des marines prenant possession d’Iwo Jima. Le hurlement a escaladé les octaves avec une facilité dingue, atteint finalement un plateau glacé, vitrifié, où il a plané un moment avant de redescendre en spirale et de disparaître dans un registre impossible, la basse d’une abeille gigantesque. Puis il y a eu comme une explosion de rire dément… et le silence est revenu.
« Jésus-Christ chauve comme un œuf », a murmuré Teddy, et il n’a plus parlé d’aller voir dans les bois qui poussait ces hurlements. Nous nous sommes serrés les uns contre les autres, tous les quatre, et j’ai pensé m’enfuir. Je n’ai pas dû être le seul. Si on avait campé dans le pré de chez Vern – là où nos parents croyaient que nous étions – on se serait probablement sauvés. Mais Castle Rock était trop loin, et l’idée de repasser cette passerelle en courant dans le noir me glaçait le sang. S’enfoncer dans Harlow et se rapprocher du cadavre était également impensable. On était coincés. S’il y avait un horla dans les bois – ce que mon père appelait un Goosalum – et qu’il voulait nous avoir, il avait toutes les chances d’y arriver.
Chris a proposé qu’on monte la garde, et on a tous été d’accord. On a joué les tours de garde à pile ou face, Vern a eu le premier, moi le dernier. Vern s’est assis en tailleur près des braises noircies et nous nous sommes recouchés, serrés comme des moutons.
J’étais sûr de ne pas pouvoir dormir, mais j’ai dormi – d’un sommeil léger, difficile, glissant à travers l’inconscient comme un sous-marin avec son périscope levé. Mes rêves à demi endormis étaient peuplés de cris sauvages, réels ou imaginés. Je voyais, ou croyais voir, quelque chose de blanc et d’informe serpenter entre les arbres comme un drap de lit baladeur et grotesque.
Finalement j’ai glissé dans ce que je savais être un rêve. Chris et moi étions allés nager à la Plage blanche, une carrière transformée en lac miniature quand les ouvriers avaient atteint le niveau de l’eau. C’était là que Teddy avait vu un gosse se cogner la tête et manquer se noyer.
Dans mon rêve on était en pleine forme et on nageait paresseusement avec le soleil de juillet au-dessus de nos têtes. Derrière nous, sur le radeau, on entendait des cris, des rires et des hurlements quand les gosses grimpaient, plongeaient, regrimpaient ou se faisaient pousser à l’eau. J’entendais les vieux bidons d’essence qui soutenaient le radeau se heurter et résonner – un peu comme des cloches d’église, solennelles, au son profond et vide. Sur la plage de sable mêlé de gravier, des corps huilés étaient allongés sur des couvertures, le dos en l’air, les tout-petits avec leurs seaux s’accroupissaient au bord de l’eau ou restaient assis, heureux de s’envoyer de la boue dans les cheveux avec leurs pelles en plastique, tandis que les adolescents s’agglutinaient, souriants, regardant les jeunes filles faire des aller et retour infinis par paires ou par trios, jamais seules, les endroits secrets de leurs corps dissimulés sous des maillots blindés. Des gens remontaient le sable brûlant sur la pointe des pieds, en grimaçant, vers le snack-bar. Ils revenaient avec des chips, des hot dogs, des pommes d’amour.
Mme Cote a flotté près de nous sur un radeau gonflable, allongée sur le dos, vêtue de sa tenue habituelle de septembre à juin à l’école : un tailleur gris, avec un pull-over épais au lieu d’un corsage sous sa veste, une fleur épinglée sur un sein presque inexistant, et sur les jambes des gros bas à varices vert canada. Ses hauts talons noirs de vieille dame traînaient dans l’eau, traçant deux petits V. Elle avait les cheveux passés au bleu, comme ma mère, coiffés en boucles serrées comme des ressorts, dégageant une odeur de médicament. Le soleil se reflétait violemment sur ses lunettes.
« Marchez droit, les garçons, dit-elle. Marchez droit où je vous cognerai assez fort pour vous rendre aveugles. Je peux le faire : le conseil de l’école m’en a donné le pouvoir. Maintenant, monsieur Chambers, Mending Wall, s’il vous plaît. Par cœur.
– J’ai voulu rendre l’argent, a dit Chris. La vieille Mlle Simons a dit okay, mais elle l’a pris ! Vous m’entendez ? Elle l’a pris ! Alors qu’est-ce que vous allez faire ? Est-ce que vous allez la rendre aveugle ?
– Mending Wall, monsieur Chambers, s’il vous plaît. Par cœur. »
Chris m’a lancé un regard impuissant, comme pour dire : Je ne t’avais pas dit que ce serait comme ça ? et il s’est mis à nager sur place. Il a récité : « Il y a quelque chose qui n’aime pas un mur, qui fait se gonfler en dessous le sol gelé… » Et puis sa tête s’est enfoncée, sa bouche s’est remplie d’eau alors qu’il récitait.
Il a reparu en criant : « Aide-moi, Gordie ! Aide-moi ! »
Et il s’est enfoncé à nouveau. En baissant les yeux dans l’eau transparente j’ai vu deux cadavres nus et enflés qui lui tenaient les chevilles. L’un était Vern et l’autre Teddy, leurs yeux ouverts lisses et sans pupilles comme ceux des statues grecques. Leurs petits pénis prépubères s’élevaient mollement au-dessus de leurs ventres gonflés comme des algues albinos. La tête de Chris a refait surface. Il m’a tendu une main sans force et poussé un cri de femme qui a monté vers l’aigu, de plus en plus haut, faisant vibrer l’air ensoleillé. J’ai jeté un regard affolé vers la plage, mais personne n’entendait rien. Le maître nageur, son corps athlétique et bronzé vautré dans une pose séduisante sur un siège, en haut de sa tour en poutrelles croisées et peintes en blanc, continuait à sourire à une fille en maillot rouge, en bas. Le hurlement de Chris s’est changé en gargouillement étranglé quand les cadavres l’ont à nouveau tiré vers le bas. Tandis qu’ils l’entraînaient vers les eaux noires je voyais ses yeux déformés par les vagues se tourner vers moi, douloureux et suppliants, je voyais ses mains blanches, étoiles de mer tendues, impuissantes, vers le toit d’eau écrasé de soleil. Mais au lieu de plonger, d’essayer de le sauver, j’ai nagé comme un fou vers la rive, ou au moins vers un endroit où l’eau ne me recouvrirait pas la tête. Avant que j’y arrive – que je puisse même en approcher – j’ai senti une main molle, pourrie, implacable, m’enserrer la cheville et se mettre à tirer. Un cri s’est accumulé dans ma poitrine… mais avant que je puisse le pousser, le rêve s’est dissous dans une image graineuse de la réalité. Teddy avait la main sur ma jambe. Il me secouait pour me réveiller. C’était mon tour.
Encore à moitié dans mon rêve, presque somnambule, je lui ai demandé d’une voix engourdie : « T’es vivant, Teddy ?
– Non. Je suis mort et tu es un Nègre noir comme l’enfer », m’a-t-il répondu sèchement, ce qui a dissipé le reste du rêve. Je me suis assis près du feu et Teddy s’est couché.
Les autres ont dormi d’un sommeil de plomb le restant de la nuit. J’ai sommeillé, me suis éveillé, j’ai sommeillé encore, dans un silence tout relatif. J’ai entendu le cri rauque et perçant de la chouette triomphante qui plongeait sur sa proie, le cri minuscule d’un animal qui allait peut-être se faire manger, le bruit d’une bête plus grosse se débattant violemment dans les broussailles, et en fond sonore le crissement incessant des criquets. Puis les cris se sont tus. Je suis allé du sommeil à la veille, de la veille au sommeil, et si on m’avait pris à être aussi négligent pendant mon tour de garde, à Le Dio, je serais passé en conseil de guerre et j’aurais probablement été fusillé.
Un sursaut m’a fait émerger un peu plus clairement et je me suis rendu compte que quelque chose avait changé. Il me fallut quelques instants pour comprendre : la lune s’était couchée, mais je pouvais voir mes mains posées sur mon jean. Ma montre indiquait cinq heures moins le quart. C’était l’aube.
Je me suis levé, j’ai entendu craquer mes vertèbres, je suis allé à quelques mètres des corps englués de sommeil de mes amis et j’ai pissé dans une touffe de vinaigriers. Je commençais à secouer les peurs de la nuit, je les sentais glisser sur moi. Sensation très agréable.
J’ai escaladé le mâchefer jusqu’aux voies et je me suis assis sur un rail, donnant machinalement des coups de pied dans le ballast, peu pressé de réveiller les autres. À ce moment précis le jour tout neuf était trop beau pour être partagé.
Le matin est venu à son pas. Le bruit des criquets a baissé, les ombres sous les arbres et les buissons se sont évaporées comme des flaques après une averse. L’air avait cette absence singulière de saveur qui annonce le dernier d’une série de jours de grande chaleur. Des oiseaux, qui s’étaient peut-être comme nous terrés toute la nuit, se sont mis à gazouiller d’un air important. Un roitelet s’est posé en haut du tas de branches où nous avions pris le bois pour notre feu, s’est lissé les plumes et s’est envolé.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté assis sur ce rail, à regarder la pourpre quitter le ciel aussi silencieusement qu’elle y était venue le soir précédent. Assez longtemps pour avoir mal aux fesses, en tout cas. J’allais me lever quand j’ai regardé sur ma droite et j’ai vu un cerf debout sur la voie à moins de dix mètres.
Mon cœur a bondi dans ma gorge, si haut que j’aurais pu mettre une main dans ma bouche et le toucher. Une sorte de chaleur sèche et dure a rempli mon ventre et mon sexe. Je n’ai pas bougé. Si je l’avais voulu, je n’aurais pas pu. Le cerf n’avait pas les yeux marron mais noirs, d’un noir poudreux – le velours qu’on voit derrière les bijoux dans les vitrines. Ses oreilles étaient en daim, un peu éraflées. Il me regardait calmement, la tête un peu inclinée avec ce que j’ai pris pour de la curiosité à voir un garçon avec une tignasse emmêlée et hérissée de sommeil, portant des jeans retroussés au bas et une chemise kaki aux coudes reprisés et au col relevé suivant la tradition des voyous de l’époque. Ce que je voyais, moi, c’était un don, quelque chose qui m’était donné avec une stupéfiante insouciance.
Nous nous sommes longuement regardés… je pense que ça a duré longtemps. Puis il s’est retourné et il est passé de l’autre côté des voies, remuant négligemment sa courte queue blanche. Il a trouvé de l’herbe et s’est mis à brouter. Je n’en croyais pas mes yeux. Il s’est mis à brouter. Il ne m’a plus regardé, et il avait raison : j’étais cloué sur place.
Alors le rail s’est mis à vibrer sous mes fesses. Au bout de quelques secondes, à peine, le cerf a relevé la tête, droit vers Castle Rock. Il est resté immobile, les narines noires et frémissantes, humant l’air. Puis il est parti en trois bonds dégingandés, disparaissant dans la forêt sans autre bruit que celui d’une branche morte qui se brisa avec le claquement d’un pistolet de starter aux courses.
Je suis resté au même endroit, fixant d’un regard fasciné l’endroit où il avait disparu, jusqu’à ce que le vrai bruit du train brise le silence matinal. Alors j’ai glissé au bas du talus et rejoint le campement.
Le fracas des wagons lourdement chargés a réveillé les autres. Ils ont bâillé, se sont grattés. Un peu nerveux, on a vaguement parlé de l’« affaire du fantôme hurleur », comme a dit Chris, mais pas tant que vous pourriez le croire. En plein jour cela nous apparaissait plus stupide qu’autre chose – presque gênant. Mieux valait l’oublier.
J’avais au bout de la langue ma rencontre avec le cerf, mais finalement je n’ai rien dit. C’est une des choses que j’ai gardées pour moi. Je n’en ai rien dit et rien écrit jusqu’à maintenant, aujourd’hui même. Et je dois dire que, noir sur blanc, cela ne me paraît plus grand-chose, presque insignifiant. Mais pour moi c’est le meilleur moment de cette équipée, le plus pur, un moment où je me suis vu revenir, presque sans le vouloir, chaque fois qu’il y a eu un malheur – mon premier jour dans la brousse, au Viêt-nam, quand ce type est entré dans la clairière où nous étions, une main sur le nez, et quand il a enlevé sa main il n’y avait plus de nez, il avait été emporté par une balle ; la fois où le médecin nous a dit que notre plus jeune fils était peut-être hydrocéphale (il n’a que la tête un peu grosse, Dieu merci) ; les longues semaines de folie précédant la mort de ma mère. Et je repensais à ce petit matin, au daim éraflé de ses oreilles, à l’éclair blanc de sa queue. Mais huit cents millions de Chinois rouges n’en ont rien à foutre, pas vrai ? Les choses les plus importantes sont les plus difficiles à dire, les mots les amoindrissent. Il est difficile de faire en sorte que des inconnus s’intéressent aux bons moments de votre vie.
La voie obliquait vers le sud-ouest, traversant des enchevêtrements de ronces plantés de jeunes sapins. Nous avons déjeuné de mûres cueillies sur les buissons, mais les mûres ne tiennent pas au corps ; l’estomac leur accorde une demi-heure de grâce et se remet à gronder. On est revenus sur les rails et on a fait une pause, les lèvres violettes et nos torses griffés par les ronces. Vern, lugubre, rêva tout haut d’œufs sur le plat avec du bacon.
C’était le dernier jour des grandes chaleurs, et je crois que c’était le pire. Les derniers nuages du matin se sont évaporés et dès neuf heures le ciel pâle était d’un bleu acier qui vous donnait chaud rien qu’à le regarder. La sueur nous coulait sur la poitrine, le long du dos, creusant des traînées plus claires dans la couche de crasse. Des nuages de moustiques et de mouches noires tournoyaient autour de nos têtes, et savoir qu’il nous restait un long trajet ne nous aidait en rien. Pourtant la fascination nous poussait à continuer et à marcher plus vite que nous ne l’aurions fait par une chaleur pareille. Voir le corps de ce gosse nous rendait tous fous – je ne peux pas l’exprimer plus simplement ou plus honnêtement. Que cela s’avère inoffensif ou que cela ait pour effet d’assassiner notre sommeil par des rêves de massacres innombrables, nous voulions le voir. Je crois que nous en étions venus à penser que nous le méritions.
Il était environ neuf heures et demie quand Teddy et Chris ont repéré de l’eau – ils nous ont crié la nouvelle et nous sommes allés les rejoindre en courant. Chris riait, ravi :
« Regardez là-bas ! C’est des castors qui ont fait ça ! » Il a tendu la main.
C’était bien l’œuvre des castors. Un peu plus loin une grosse conduite passait sous les voies, et les castors en avaient proprement barré une extrémité avec un de leurs ingénieux petits barrages – des branches et des brindilles cimentées par des feuilles, des aiguilles de pin et de la boue séchée. Ces putains de castors sont vraiment des petites bêtes industrieuses. Derrière le barrage s’étendait une grande mare claire et brillante qui reflétait le soleil, trouée par endroits par les habitations des castors – on aurait dit des igloos en bois. Un petit ruisseau se déversait dans la mare, à l’autre bout, et les arbres qui la bordaient étaient blancs comme des os sur un mètre de haut, leur écorce entièrement rongée.
« Les chemins de fer vont bientôt nettoyer cette merde, a dit Chris.
– Pourquoi ? a demandé Vern.
– Ils ne supporteront pas une mare à cet endroit. Ça va miner leur voie chérie. D’abord c’est pour ça qu’ils ont mis cette conduite. Ils vont abattre quelques castors, faire fuir le reste et virer leur barrage. Ensuite ce coin redeviendra une fondrière, comme ça l’était probablement jadis.
– Ça me rend malade », a dit Teddy.
Chris a haussé les épaules. « Qui s’intéresse aux castors ? Pas la Grande Compagnie du Sud-Ouest du Maine, c’est sûr.
– Tu crois que c’est assez profond pour y nager ? » Vern regardait la mare d’un air affamé.
« Un seul moyen de savoir, a dit Teddy.
– Qui est prem ? ai-je demandé.
– Moi ! » Chris a couru en bas du talus, se débarrassant de ses baskets et de sa chemise. Il a ôté jean et slip d’un seul geste, avec ses pouces, et s’est balancé d’une jambe sur l’autre pour enlever ses chaussettes. Enfin il a plongé, presque à plat. Il est remonté en secouant la tête pour écarter les cheveux de ses yeux. « Putain, c’est génial !
– Profond comment ? » lui a crié Teddy. Il n’avait jamais appris à nager.
Chris s’est mis debout et ses épaules sont sorties de l’eau. Il y avait quelque chose sur l’une d’elles – quelque chose d’un gris noirâtre. Je me suis dit que c’était de la boue et n’y ai plus pensé. Si j’avais regardé de plus près je me serais épargné bon nombre de cauchemars. « Venez, bande de dégonflés ! »
Il s’est retourné, a traversé la mare d’une brasse maladroite, puis est revenu à grand renfort d’éclaboussures. Nous étions tous en train de nous déshabiller. Vern a plongé, je l’ai suivi.
L’eau était fantastique – claire et fraîche. J’ai nagé jusqu’à Chris en savourant la sensation de l’eau sur mon corps nu. Je me suis remis debout et nous nous sommes retrouvés face à face, souriants.
« Chef ! » On l’a dit exactement au même moment.
« Putain de branleur. » Il m’a aspergé le visage avant de partir à la nage.
Nous avons chahuté dans l’eau pendant près d’une demi-heure avant de voir que la mare était pleine de sangsues. On plongeait, on nageait sous l’eau, on se faisait boire la tasse, sans se rendre compte de rien. Et puis Vern est allé à l’endroit le moins profond, a plongé et s’est mis debout sur les mains. Quand ses jambes ont émergé à la surface, formant un V chancelant mais triomphant, j’ai vu qu’elles étaient couvertes de bosses grisâtres comme celles que j’avais vues sur l’épaule de Chris. Des sangsues – des grosses.
Chris est resté bouche bée, et j’ai senti tout le sang de mes veines geler d’un seul coup. Teddy a hurlé, soudain blême. Nous nous sommes précipités vers la rive en pataugeant le plus vite possible. J’en sais plus aujourd’hui qu’à l’époque sur les sangsues d’eau douce, mais le fait qu’elles sont quasiment inoffensives ne diminue en rien l’horreur presque démente qu’elles provoquent en moi depuis ce bain dans la mare aux castors. Leur salive contient un anesthésique local et un anticoagulant, de sorte que l’hôte ne sent rien quand elles se collent à sa peau. Quand on ne les voit pas elles continuent à vous sucer le sang jusqu’à ce qu’elles tombent, gonflées de façon répugnante, ou jusqu’à ce qu’elles éclatent.
Nous avons grimpé sur la berge et Teddy a fait une crise de haute hystérie en voyant son corps. C’est en hurlant qu’il a arraché les sangsues de sa peau nue.
Vern a refait surface et nous a regardés, intrigué. « Putain qu’est-ce qui va pas avec…
– Des sangsues ! » a hurlé Teddy en arrachant deux bestioles de ses cuisses tremblantes et en les lançant aussi loin que possible. « Saloperies d’enculés de vampires ! » Sa voix a dérapé dans l’aigu au dernier mot.
– OhDieuOhDieuOhDieu ! » a crié Vern. Il a traversé la mare en barbotant et nous a rejoints.
J’étais toujours gelé ; la chaleur du jour était comme en suspens. Je me disais qu’il fallait tenir le coup. Pas se mettre à hurler. Pas être un pédé. J’en ai retiré une demi-douzaine de mes bras et d’autres de mon torse.
Chris m’a tourné le dos. « Gordie ? est-ce qu’il y en a encore ? Enlève-les s’il y en a, Gordie, je t’en prie ! » Il y en avait encore, cinq ou six, courant le long de son dos comme une rangée de boutons grotesques. J’ai arraché les corps informes et mous de sa peau.
J’en ai encore trouvé sur mes jambes, et Chris s’est occupé de mon dos.
Je commençais à me détendre un peu – quand j’ai baissé les yeux et j’ai vu la grand-mère de toutes les sangsues accrochée à mes couilles, gonflée à quatre fois sa taille normale. La peau noirâtre de la bête avait viré au pourpre violacé. Et j’ai commencé à perdre tout contrôle. Pas extérieurement, du moins pas de façon spectaculaire, mais intérieurement, là où ça compte.
J’ai balayé la chose gluante du dos de la main. Elle a tenu. J’ai voulu recommencer mais je me suis trouvé incapable de la toucher. Je me suis tourné vers Chris, j’ai voulu parler, n’ai pas pu. Je lui ai montré du doigt. Ses joues, déjà couleur de cendres, ont encore pâli.
« Je peux pas l’enlever, ai-je réussi à dire, les lèvres paralysées. Tu… tu peux… »
Mais il a reculé en secouant la tête, la bouche tordue. « Je ne peux pas, Gordie, a-t-il dit, sans pouvoir détourner son regard. Je regrette mais je ne peux pas. Non. Oh ! Non. » Il s’est retourné, plié en deux, une main sur l’estomac comme le maître d’hôtel d’une comédie musicale, et il a vomi dans un buisson de genévriers.
Il faut que tu te ressaisisses, me suis-je dit en regardant la sangsue accrochée à moi comme une barbe insensée. Son corps enflait encore à vue d’œil. Il faut que tu te ressaisisses et que tu l’enlèves. Sois fort. C’est la dernière. C’est. La. Dernière.
J’ai tendu la main, retiré la sangsue et elle m’a éclaté entre les doigts. Mon propre sang, tout chaud, a inondé ma paume et l’intérieur de mon poignet. Je me suis mis à pleurer.
Tout en pleurant je suis retourné vers mes habits et je les ai remis. Je voulais m’arrêter, mais j’étais incapable de tourner le robinet. Et puis je me suis mis à trembler, ce qui était pire. Vern a couru vers moi, nu comme un ver.
« Elles y sont plus, Gordie ? Elles sont plus sur moi ? Elles sont plus sur moi ? »
Il virevoltait devant moi comme un danseur affolé sur une scène de foire.
« Elles y sont plus ? Huh ? Huh ? Elles sont plus sur moi, Gordie ? »
Ses yeux n’arrivaient pas à se fixer sur moi, de grands yeux blancs comme ceux d’un cheval de manège en plâtre.
J’ai fait signe que oui et continué à pleurer. Il semblait que j’allais faire carrière dans les larmes. J’ai rentré ma chemise dans mon jean, je l’ai boutonnée jusqu’au cou, j’ai mis mes chaussettes et mes baskets. Peu à peu les larmes se sont taries. Encore quelques soubresauts, quelques gémissements, et puis ça s’est arrêté.
Chris est venu vers moi, s’est essuyé la bouche avec une poignée de feuilles. Il ouvrait de grands yeux muets et pleins d’excuses.
Une fois rhabillés nous nous sommes regardés quelques instants et nous avons remonté le talus. Je me suis retourné pour regarder la sangsue éclatée que j’avais jetée sur les buissons aplatis que nous avions piétinés en hurlant pour arracher les sales bêtes. Elle avait l’air dégonflée… mais toujours inquiétante.
Quatorze ans plus tard j’ai vendu mon premier roman et fait mon premier voyage à New York. « C’est une fête qui va durer trois jours », m’a dit mon nouvel éditeur au téléphone. « Les gens qui balanceront des conneries seront fusillés sur place. » Ce furent bien sûr trois jours de conneries sans mélange.
Pendant que j’y étais j’ai voulu faire la tournée du provincial ordinaire – voir une émission en public au Radio City Music-Hall, monter en haut de l’Empire State Building (que le World Trade Center aille se faire foutre ; pour moi le gratte-ciel où est grimpé King Kong en 1933 sera toujours le plus grand du monde), visiter Times Square la nuit. Keith, mon éditeur, a paru ravi de me montrer sa ville. Notre dernière sortie touristique a été de prendre le ferry de Staten Island, or en m’appuyant à la rambarde j’ai baissé les yeux et j’ai vu des grappes de préservatifs flotter sur la houle. J’ai été alors littéralement plongé dans un souvenir – à moins que ce n’ait été un cas de voyage dans le temps. En tout cas, pendant une seconde je me suis trouvé réellement dans le passé, arrêté à mi-hauteur du talus pour regarder la sangsue : morte, dégonflée… mais toujours inquiétante.
Keith a dû voir quelque chose passer sur mon visage. « Pas très joli, n’est-ce pas ? » a-t-il dit.
Je n’ai pu que secouer la tête, voulant lui dire de ne pas s’excuser, qu’il n’était pas nécessaire de venir à New York et de prendre le ferry pour voir des vieilles capotes anglaises, voulant lui dire : On écrit des histoires pour une seule raison, pour comprendre son passé et se préparer à une mortalité future ; voilà pourquoi dans ces histoires tous les verbes sont au passé, mon cher Keith, même dans celles qui se vendent par millions en livres de poche. Les seules formes d’art utiles sont la religion et les histoires.
J’étais plutôt ivre cette nuit-là, comme vous pouvez vous en douter.
Je lui ai seulement dit : « Je pensais à quelqu’un d’autre, c’est tout. » Les choses les plus importantes sont les plus difficiles à dire.
Nous avons marché en suivant les rails – je ne sais pas combien de temps – et je me suis mis à penser : Bon, okay, je vais pouvoir m’en tirer, de toute façon c’est fini, rien qu’un tas de sangsues, qu’elles aillent se faire foutre. C’est ce que je me disais quand soudain des vagues de blancheur ont traversé mon champ de vision et je suis tombé.
J’ai dû tomber lourdement, mais les traverses m’ont paru un édredon moelleux et chaud. Quelqu’un m’a retourné sur le dos. Le contact de ces mains était lointain, sans importance. Les visages n’étaient que des ballons sans corps me regardant de très haut, à des kilomètres, comme le visage de l’arbitre doit apparaître au boxeur abruti de coups qui se repose dix secondes sur la toile du ring. Les mots oscillaient doucement, se fondaient dans le silence.
– … sera tout…
– … si tu crois que le soleil…
– Gordie, as-tu… »
Là, j’ai dû dire quelque chose d’à peu près absurde, car ils ont eu l’air vraiment inquiets.
« Vaudrait mieux qu’on le ramène, mec », a dit Teddy, et de nouveau la blancheur a tout recouvert.
Quand ça s’est éclairci, tout semblait aller bien. Chris était accroupi près de moi, me disant : « Peux-tu m’entendre, Gordie ? Tu es là, mec ?
– Oui », ai-je dit en m’asseyant. Un essaim de taches noires a explosé devant mes yeux, puis elles se sont effacées. J’ai attendu qu’elles reviennent, et finalement je me suis levé.
« Tu m’as foutu une sacrée vieille merde au cul, Gordie, a dit Chris. Tu veux boire de l’eau ?
– Ouais. »
Il m’a passé sa gourde à moitié pleine, et trois grandes gorgées chaudes m’ont coulé dans la gorge.
« Pourquoi t’es tombé dans les pommes, Gordie ? » Vern avait son air anxieux.
« Fait une grave erreur, j’ai regardé ta gueule.
– Eeee-eee-eeee ! a ricané Teddy. Putain de Gordie ! Quel merdeux !
– T’es vraiment okay ? Vern insistait.
– Ouais. Sûr. Ça allait… mal pendant une minute. De penser à ces vampires. »
Ils ont hoché la tête, très sérieux. On a pissé à l’ombre et on a continué, moi et Vern d’un côté des voies, comme avant, Chris et Teddy de l’autre. On se disait qu’on ne devait pas être loin.
Nous étions plus loin que nous le pensions, et si nous avions eu la jugeote de consulter la carte deux minutes, nous aurions compris pourquoi. Nous savions que le corps de Ray Brower devait être près de la route de Back Harlow, qui se termine en impasse au bord du Royal. Le train franchit cette rivière sur un deuxième ponton. Voilà donc ce que nous avions pensé : en nous rapprochant du Royal, on se rapprochait de la route de Back Harlow, là où Billy et Charlie s’étaient garés quand ils avaient vu le gosse. Et comme le Royal n’était qu’à quinze kilomètres de la Castle, on s’était dit qu’on arriverait avant la grande chaleur.
Mais c’était quinze kilomètres à vol d’oiseau, or les voies n’allaient pas en ligne droite, bien au contraire, elles faisaient une large boucle pour éviter un massif morcelé en petites collines qu’on appelait The Bluffs. Donc on l’aurait très bien vu en regardant la carte, et compris qu’on n’avait pas quinze kilomètres à faire, mais presque vingt-cinq.
Chris a commencé à s’en douter à midi passé, le Royal n’étant toujours pas en vue. On s’est arrêtés pendant qu’il a grimpé sur des plus hauts pins pour jeter un coup d’œil. Il est redescendu et nous a fait un rapport très simple : on n’arriverait pas au bord du Royal avant quatre heures, et encore à condition de ne pas traîner.
« Ah, merde ! s’est écrié Teddy. Alors qu’est-ce qu’on fait ? »
Nous avons regardé nos visages fatigués, en sueur. Nous avions faim, notre bonne humeur s’était envolée. La grande aventure s’était changée en corvée interminable, crasseuse, parfois effrayante. De plus, chez nous, on devait déjà être portés manquants, et si Milo Pressman n’avait pas appelé les flics, le conducteur du train avait pu le faire. On avait pensé rentrer en stop à Castle Rock, mais à quatre heures il ne restait que trois heures de jour, et personne ne prend quatre gosses sur une petite route de campagne après la tombée de la nuit.
J’ai voulu évoquer l’image fraîche et pure du cerf venu paître l’herbe du matin, mais même cela m’a paru poussiéreux, sans valeur, ne valant pas mieux qu’un trophée empaillé pendu au-dessus de la cheminée dans le pavillon de chasse d’un gus quelconque, les yeux vernis pour lui donner un faux air de vie.
Finalement Chris s’est décidé : « Le plus court c’est encore de continuer. Allons-y. »
Il s’est retourné et s’est mis à marcher le long des voies, tête baissée, ses baskets pleines de boue, son ombre n’étant qu’une flaque à ses pieds. Au bout d’une minute nous avons suivi à la file indienne.
Dans les années qui ont précédé la rédaction de ces souvenirs, j’ai étonnamment peu pensé à ces journées, consciemment tout du moins. Les images que ces souvenirs font remonter à la surface sont aussi déplaisantes que les noyés d’une semaine qu’on fait remonter à la surface en tirant le canon. De sorte que je ne me suis jamais vraiment posé de questions sur le fait que nous avons continué. Ou, autrement dit, je me suis quelquefois demandé pourquoi nous l’avions décidé mais jamais comment.
Aujourd’hui un scénario bien plus simple me vient à l’esprit. Je suis sûr que si cette idée avait été exprimée, elle aurait été descendue en flammes – continuer nous paraissait plus net, plus chef, comme on disait à l’époque. Mais si l’idée avait été dite et n’avait pas été descendue en flammes, rien de ce qui s’est passé plus tard ne serait arrivé. Chris, Teddy et Vern seraient même peut-être encore vivants aujourd’hui. Non, ils ne sont pas morts dans les bois ni sur les voies ; personne ne meurt dans cette histoire, sauf quelques sangsues et Ray Brower, et pour être honnête il était mort avant qu’elle commence. Mais une chose est vraie : des quatre qui ont joué à pile ou face pour dire lequel irait faire des courses au Florida, celui qui y est allé est le seul encore en vie. Le Vieux Marin à trente-quatre ans, et vous, Gentil Lecteur, dans le rôle de l’Invité à la Noce (arrivé là ne devriez-vous pas regarder la photo de la jaquette pour voir si mon œil vous tient en son pouvoir ?). Si vous me trouvez un peu léger – vous avez raison – mais j’ai peut-être mes raisons. À un âge où nous serions tous les quatre considérés trop jeunes et pas assez mûrs pour être président, trois d’entre nous sont morts. Et si des événements insignifiants renvoient avec le temps des échos de plus en plus grands, oui, peut-être que si nous avions agi plus simplement et fait du stop jusqu’à Harlow, ils seraient encore vivants.
Sur la route 7 on aurait pu se faire emmener jusqu’à l’église de Shiloh, qui se trouvait au croisement de la 7 et de la route de Back Harlow (du moins jusqu’en 1967, où elle a été rasée par un incendie attribué au mégot d’un clochard). Avec un peu de chance on serait arrivés aux environs du corps la veille au soir.
Mais cette idée n’avait aucune chance. Oh ! il n’y aurait eu ni fleurs de rhétorique, ni argumentations impeccables, seulement quelques grognements, des grimaces, des pets et des bras d’honneur. Pour ce qui est du côté verbal, des reparties étincelantes et définitives telles que : « Putain, non », « Ça craint », et ce vieil argument des familles : « Est-ce que ta mère a fait autre chose que des fausses couches ? »
Implicitement – c’était peut-être trop fondamental pour être dit à voix haute – il y avait l’idée que c’était une grosse affaire. Il ne s’agissait plus de déconner avec des pétards ou d’aller regarder par le trou à l’arrière des chiottes des filles au jardin de Harrison. Ça allait de pair avec baiser pour la première fois, faire son service ou acheter légalement, pour la première fois, une bouteille de gnôle – imaginez que vous faites un saut dans le magasin d’État, que vous choisissez une bonne vieille bouteille de scotch, que vous montrez au caissier votre feuille de route et votre permis de conduire, et que vous ressortez avec un sac en papier brun, membre d’un club ayant quelques droits et privilèges de plus que notre vieille cabane avec son toit en tôle.
Chaque événement fondateur comporte un rituel, des rites de passage, le couloir magique où s’opère le changement. Acheter des préservatifs. Se tenir devant le prêtre. Lever le bras et prêter serment. Ou, si vous voulez, marcher sur les rails pour rencontrer à mi-chemin un gosse de votre âge, de même que je remontais la moitié de Pine Street pour accueillir Chris quand il venait chez moi, ou que Teddy descendait la moitié de Gates Street si j’allais chez lui. Il semble juste d’agir ainsi, car le rite de passage est un couloir magique, et nous devons toujours ménager un passage – celui où on marche quand on se marie, où on vous porte quand on vous enterre. Notre couloir, c’étaient ces rails jumeaux entre lesquels nous avancions tant bien que mal pour découvrir ce que cela pouvait signifier. Peut-être qu’on ne fait pas du stop pour un truc comme ça. Et peut-être nous semblait-il juste que ce soit plus dur que nous l’avions pensé. Tout ce qui accompagnait notre équipée en avait fait ce dont on se doutait depuis le début : une affaire sérieuse.
Ce qu’on ne savait pas en contournant the Bluffs, c’est que Billy Tessio, Charlie Hogan, Jack Mudgett, Norman « Fuzzy » Braco-wicz, Vince Desjardins, Les Mirettes – le frère aîné de Chris – et Ace Merrill lui-même étaient en route pour aller jeter un coup d’œil au cadavre – Ray Brower avait atteint une sorte de célébrité bizarre, et notre secret était devenu une attraction foraine. Alors qu’on entamait notre dernière étape, ils s’entassaient dans la Ford 52 de Merrill, allégée et trafiquée, et dans la Studebaker 54 rose de Vince.
Billy et Charlie avaient réussi à garder leur énorme secret pendant presque trente-six heures. Puis Charlie avait craché le morceau à Ace Merrill pendant une partie de billard, et Billy avait tout déballé à Jack Mudgett pendant qu’ils pêchaient des poissons-chats au pont de Boom Road. Ace et Jack avaient solennellement juré le secret, sur la tombe de leur mère, et c’est ainsi que toute la bande l’avait appris avant midi. Vous imaginez l’opinion que ces trouducs avaient de leur mère.
Ils s’étaient rassemblés dans la salle de billard, et Fuzzy Bracowicz avait émis l’hypothèse (que vous connaissez déjà, Gentil Lecteur) qu’ils pourraient tous devenir des héros – et des vedettes de la radio et de la TV, cela allait sans dire – en « découvrant » le cadavre. Tout ce qu’ils avaient à faire, selon Fuzzy, c’était de remplir les coffres des voitures avec des cannes à pêche. Quand ils auraient trouvé le corps, leur histoire serait cent pour cent garantie. On voulait juste prendre quelques brochetons dans le Royal, inspecteur. Hé-hé-hé. Regardez ce qu’on a trouvé.
Ils roulaient à tombeau ouvert vers Harlow au moment où nous approchions finalement du but.
Vers deux heures les nuages ont commencé à s’amonceler, mais au début nous ne les avons pas pris au sérieux. Il n’avait pas plu depuis début juillet, alors pourquoi pleuvrait-il maintenant ? Mais ils ont continué à s’entasser dans notre dos, de plus en plus haut, de grandes colonnes orageuses et violacées comme des blessures, et à s’avancer lentement vers nous. Je les ai regardés attentivement, guettant le voile signifiant qu’il pleut déjà trente ou cinquante kilomètres plus loin, mais il n’y avait rien. Des nuages qui arrivaient, c’était tout.
Vern avait une ampoule au talon. Nous avons fait une pause pendant qu’il rembourrait sa chaussure avec de la mousse prise au tronc d’un vieux chêne.
« Est-ce qu’il va pleuvoir, Gordie ? a demandé Teddy.
– Chierie ! a-t-il soupiré. La chierie pour commencer et la chierie pour finir la journée. »
J’ai ri et il m’a fait un clin d’œil.
On s’est remis en marche, un peu moins vite pour ménager le pied de Vern. Alors, entre deux et trois heures de l’après-midi, la qualité de la lumière s’est mise à changer et nous avons été sûrs qu’il allait pleuvoir. Il faisait toujours aussi chaud, et encore plus humide, mais on en était sûrs. Et les oiseaux aussi. Ils jaillissaient de nulle part et envahissaient le ciel en jacassant de leurs voix aiguës. Et la lumière, d’abord lourde, écrasante, semblait de plus en plus laiteuse, comme filtrée. Nos ombres, qui rallongeaient à nouveau, devenaient floues et indistinctes. Le soleil entrait et sortait des nuages empilés, de plus en plus épais, et au sud le ciel prenait une teinte cuivrée. Nous avons regardé les masses noires qui s’avançaient lourdement, fascinés par leur taille, leur menace muette. De temps en temps il semblait qu’un flash géant se déclenchait à l’intérieur d’un nuage qui passait momentanément du pourpre au gris clair. J’ai vu la langue fourchue d’un éclair dentelé s’élancer sous le nuage le plus proche, si brillant qu’il m’a imprimé un tatouage bleu sur la rétine, suivi d’un retentissant roulement de tonnerre.
On a commencé par râler parce qu’on allait se faire surprendre par la pluie, mais ce n’était que pour la forme – en fait nous l’attendions avec impatience. De l’eau pure, rafraîchissante… et pas de sangsues.
Un peu après trois heures et demie, nous avons aperçu de l’eau courante à travers les arbres.
« Le voilà ! s’est écrié Chris, tout joyeux. C’est le Royal ! »
On a trouvé notre second souffle et on s’est mis à marcher plus vite. L’orage se rapprochait. L’air s’est mis en mouvement et la température a paru tomber de dix degrés en quelques secondes. En baissant les yeux j’ai vu que mon ombre avait entièrement disparu.
On marchait à nouveau deux par deux, surveillant les deux côtés de la voie. J’avais la bouche sèche, tenaillée par une sorte de nausée. Le soleil a plongé derrière un étagement de nuages, et cette fois il n’a pas reparu. Un instant la masse nuageuse s’est ourlée d’or, comme l’enluminure d’une Bible ancienne, et puis le ventre pourpre et gonflé d’orage est venu effacer toute trace de soleil. Le ciel est devenu lugubre – les nuages dévoraient ce qui restait de bleu. L’odeur de la rivière nous remplissait les narines comme si nous étions des chevaux – à moins que ce ne fût celle de l’eau en suspension dans l’air. Il y avait un océan au-dessus de nos têtes, retenu par une membrane si mince qu’elle pouvait se rompre à chaque instant et inonder la terre.
Je fouillais les buissons du regard, mais mes yeux ne cessaient de se porter sur le ciel affolé, dont les couleurs s’assombrissaient, promettant au choix toutes les calamités : l’eau, le feu, le vent ou la grêle. Un vent froid se mit à souffler, à siffler dans les branches. Un éclair incroyable a soudain éclaté juste au-dessus de nous, semblait-il, m’arrachant un cri tandis que je me plaquais les mains sur les yeux. Dieu avait pris ma photo : un petit garçon, sa chemise nouée autour de la taille, le torse nu et écorché, les joues tachées de cendres. J’ai entendu la chute d’un grand arbre fendu en deux à moins de soixante mètres. Le coup de tonnerre qui a suivi m’a fait me recroqueviller. J’aurais voulu être chez moi, en train de lire un bon livre, à l’abri… comme dans la cave où on mettait les patates.
« Jézis ! » a crié Vern d’une voix aiguë, défaillante. « Oh mon Jézis-Chriz, regardez ça ! »
J’ai regardé ce qu’il montrait du doigt et vu une boule de feu d’un blanc bleuté qui roulait sur le rail de gauche, crépitant et crachant comme un chat échaudé. Elle est passée tout près et nous nous sommes retournés pour la suivre des yeux, stupéfaits, découvrant à l’instant que des choses pareilles pouvaient exister. Six mètres plus loin, soudain, elle a fait plop et disparu, ne laissant qu’une odeur d’ozone.
« Qu’est-ce que je fais là, de toute façon ? » a marmonné Teddy.
« Génial ! » s’est exclamé Chris, heureux, le visage vers le haut. « Ça va être génial à ne pas y croire ! » Mais j’étais comme Teddy. Voir le ciel me donnait une désagréable sensation de vertige. C’était comme de regarder au fond d’une gorge aux parois marbrées, profonde et mystérieuse. Un deuxième éclair a frappé le sol, nous faisant baisser la tête. Cette fois l’odeur d’ozone était plus forte, envahissante. Le coup de tonnerre a suivi sans aucun intervalle.
J’en avais encore plein les oreilles quand Vern s’est mis à glapir, triomphant : « Là ! IL EST LÀ ! JUSTE LÀ ! JE LE VOIS. »
Je revois Vern à cet instant précis chaque fois que j’en ai envie – il me suffit de m’asseoir une minute et de fermer les yeux. Il se tient debout sur le rail de gauche comme un explorateur à la proue d’un navire, une main abritant ses yeux de l’éclair argenté qui vient de s’abattre, l’autre pointant droit devant lui.
On a couru pour le rejoindre et on a regardé. Je me disais : Vern s’est laissé emporter par son imagination, c’est tout. Les sangsues, la chaleur, la tempête en plus… ses yeux lui jouent des tours, c’est tout. Mais ce n’était pas tout, bien qu’un instant j’ai souhaité qu’il en fût ainsi. Pendant cette fraction de seconde j’ai compris que je ne voulais jamais voir de cadavre, pas même celui d’une marmotte écrasée par une voiture.
À l’endroit où nous étions, les premières pluies de printemps avaient emporté une partie du talus, laissant une paroi rugueuse, instable, vaguement verticale, d’environ un mètre vingt. Au bas se trouvait une sorte de marais boueux, broussailleux, qui sentait mauvais. Et là une main pâle et blanche dépassait d’un enchevêtrement de ronces.
Avons-nous respiré ? Pas moi.
Le vent avait forci – il était devenu cinglant, capricieux, nous assaillant de tous côtés, il sautait, tourbillonnait, giflait nos poitrines couvertes de sueur. C’est à peine si je m’en rendais compte. Je crois qu’une part de mon esprit attendait que Teddy crie, Parachutistes, sautez ! et je me disais qu’à ce moment-là je deviendrais fou, tout simplement. Il aurait mieux valu voir le corps d’un coup, en entier, mais il n’y avait que cette main tendue, flasque, horriblement blanche, les doigts mollement écartés, comme la main d’un noyé. Cette main nous disait la vérité sur toute cette affaire. Elle expliquait tous les cimetières du monde. Cette image m’est revenue chaque fois que j’ai entendu parler d’une atrocité quelconque. Quelque part, attachés à cette main, se trouvaient les restes de Ray Brower.
Les éclairs bondissaient, crépitaient, suivis par le déchirement du tonnerre, comme si une course de stock-cars avait démarré au-dessus de nos têtes.
« Meeeee… », a dit Chris, pas vraiment comme un juron, pas vraiment la version paysanne de merde qu’on prononce avec un brin d’herbe entre les dents quand la moissonneuse tombe en panne – c’était plutôt un son prolongé, détimbré, dépourvu de sens, un soupir passé par hasard près des cordes vocales.
Vern se léchait les lèvres de façon compulsive, comme s’il venait de goûter à un mets inconnu, un hot dog tibétain, un escargot interstellaire, d’un goût tellement bizarre qu’il en était à la fois excité et révolté.
Teddy, debout, regardait. Le vent fouettait ses cheveux gras et emmêlés, les écartait par moments de ses oreilles. Il avait le visage parfaitement vide. Je pourrais vous dire que j’y ai vu quelque chose, et peut-être l’ai-je fait, après coup… mais pas sur le moment.
Une procession de fourmis noires allait et venait sur la main.
Un grand bruissement s’est levé des deux côtés de la voie, comme si la forêt venait de remarquer notre présence et faisait des commentaires. La pluie s’était mise à tomber.
Des gouttes grosses comme des pièces de dix cents me sont tombées sur la tête et les bras. Les cendres du talus sont devenues noires – puis ont changé de couleur au bout d’un moment, quand le sol desséché a absorbé l’eau avec avidité.
Ces grosses gouttes sont tombées pendant quelques secondes et se sont arrêtées. J’ai regardé Chris, il m’a fait un clin d’œil.
Alors la tempête s’est abattue d’un coup, comme si on avait ouvert dans le ciel un robinet géant. Les bruissements se sont changés en bruyante dispute, comme si notre trouvaille nous était reprochée. C’était effrayant. Personne, avant l’université, ne vous apprend à ne pas croire au visage effrayant de la nature… et encore j’ai remarqué que personne, sauf les crétins finis, ne croit vraiment que ce n’est qu’une illusion.
Chris a sauté au bord du marécage ; ses cheveux déjà trempés lui collaient au crâne. Je l’ai suivi. Vern et Teddy n’étaient pas loin, mais Chris et moi avons été les premiers à atteindre le corps. Il était allongé sur le ventre. Chris m’a regardé dans les yeux, le visage grave, sérieux – un visage d’adulte. J’ai légèrement hoché la tête, comme s’il avait parlé tout haut.
Je pense qu’il était en bas, relativement intact, au lieu d’être là-haut, sur les rails et complètement déchiqueté, parce qu’il essayait de se sauver quand le train l’a heurté et l’a envoyé bouler. Il avait atterri la tête vers la voie, les bras au-dessus de la tête comme un plongeur qui va se lancer, au milieu de ce bout de terrain boueux qui se transformait en marécage. Ses cheveux étaient d’un brun rougeâtre, l’humidité de l’air en avait fait légèrement boucler les extrémités. Il avait du sang dans les cheveux, mais pas tant que ça, pas une énorme quantité. Le pire, c’étaient les fourmis. Il portait un tee-shirt uni, vert foncé, et un jean. Il avait les pieds nus mais un peu plus loin, prise dans les ronces, j’ai vu une paire de baskets sales. Un instant, cela m’a intrigué – pourquoi était-il ici et ses chaussures là-bas ? Et puis j’ai compris, et ça m’a fait comme un coup de poing dans le ventre. Ma femme, mes gosses, mes amis – ils croient tous qu’une imagination comme la mienne est un grand plaisir ; non seulement je fais plein de fric, mais j’ai un petit cinéma dans la tête chaque fois que je risque de m’ennuyer. En gros, ils n’ont pas tort. Mais parfois ça fait un tête-à-queue et ça vous mord jusqu’au sang avec ses longues dents, des dents pointues, aiguisées comme celles d’un cannibale. On voit des choses qu’on préférerait ne pas voir, de celles qui vous empêchent de dormir jusqu’au matin. C’est une de ces choses que j’avais sous les yeux, que je voyais avec une clarté et une certitude absolues. Le choc l’avait fait jaillir de ses chaussures. Le train l’avait fait sauter hors de ses baskets comme il avait fait sauter la vie hors de son corps.
Pour moi, ça a finalement enfoncé le clou jusqu’au bout. Le gosse était mort. Le gosse n’était pas malade, il n’était pas endormi. Le gosse n’allait plus jamais se lever le matin ou attraper la chiasse en mangeant trop de pommes ou cueillir de la vigne vierge ou user sa gomme sur le bout de sa Ticonderoga n° 2 pendant un exercice de maths particulièrement difficile. Le gosse était mort, raide mort. Le gosse n’irait plus jamais à la chasse aux bouteilles avec ses copains, au printemps, un sac en jute sur l’épaule pour ramasser les bouteilles consignées découvertes par la neige fondante. Le gosse ne se lèverait pas à deux heures du matin le 1er novembre pour courir à la salle de bains et vomir une ventrée des sucreries bon marché qu’on bouffe à la Toussaint. Le gosse n’allait plus tirer les nattes d’une seule fille à l’étude. Le gosse ne donnerait plus de coups de poing dans le nez, et n’en recevrait plus. Le gosse c’était peut pas, fait pas, jamais, ne pourra, ne voudra, ne saura. Il était ce côté de la batterie où la borne est marquée NEG. Le fusible où il faut mettre une pièce de monnaie. La corbeille à papier près du bureau du prof, qui a toujours la même odeur de copeaux venus du taille-crayon et de peaux d’oranges séchées. La maison hantée hors de la ville dont les fenêtres sont enfoncées, les pancartes ENTRÉE INTERDITE jetées très loin dans l’herbe, les greniers pleins de chauves-souris, les caves pleines de rats. Le gosse était mort, monsieur, madame, jeune maître, petite demoiselle. Je pourrais continuer toute la journée sans jamais définir la distance entre ses pieds nus sur le sol et ses baskets sales accrochées dans les ronces. C’était un mètre et plus, c’était une tripotée d’années-lumière. Le gosse était déconnecté de ses baskets sans aucun espoir de réconciliation. Il était mort.
On l’a retourné sur le dos, sous l’averse, les éclairs, le fracas incessant du tonnerre.
Son visage et son cou étaient couverts de fourmis et d’insectes, qui entraient et sortaient avec entrain par l’encolure de son tee-shirt. Il avait les yeux ouverts, mais désaccordés d’une façon terrifiante – l’un relevé au point qu’on ne voyait plus qu’un mince croissant d’iris, l’autre dirigé droit vers l’orage. Une écume sanglante s’était coagulée sur son menton et sa lèvre supérieure – me suis dit qu’il avait saigné du nez – et le côté droit de son visage était noirci et déchiré. Pourtant il n’était pas vraiment défiguré. Une fois j’étais rentré dans une porte que Dennis ouvrait au même instant et j’en avais eu des bleus pires que ceux du gosse, plus un nez en sang, et après j’avais quand même repris de chaque plat au dîner.
Teddy et Vern étaient derrière nous, et s’il était resté un peu de vie dans cet œil unique braqué vers le haut, je crois que Ray Brower nous aurait vus comme les fossoyeurs d’un film d’épouvante.
Un scarabée est sorti de sa bouche, a traversé ses joues imberbes, est passé sur une ortie et a disparu.
« Z’avez vu ça ? » a demandé Teddy d’une voix faible, étrange, haut perchée. « J’parie qu’il est plein de ces putains de bestioles ! J’parie qu’il a la cervelle…
– La ferme, Teddy », a dit Chris. Teddy a paru soulagé.
Un éclair fourchu a bleui le ciel, éclairant l’œil unique du cadavre. On croyait presque qu’il était content d’avoir été retrouvé, et retrouvé par des garçons de son âge. Son torse avait gonflé et il dégageait une légère odeur de gaz, comme un pet refroidi.
Je me suis détourné, certain que j’allais vomir, mais j’avais l’estomac sec, dur et vide. Je me suis brutalement enfoncé deux doigts dans la gorge, voulant me forcer à vomir, comme si j’en avais besoin et que je pouvais m’en débarrasser de cette façon. Mais mon estomac s’est à peine contracté, puis n’a plus bougé.
La pluie battante et le tonnerre ont complètement couvert le bruit des voitures arrivant par la route de Back Harlow, qui passait à quelques mètres de la fondrière, de même que les craquements des broussailles écrasées sous leurs pas quand ils sont venus de l’impasse où ils s’étaient garés.
Nous nous sommes rendu compte de leur présence quand la voix de Ace Merrill s’est élevée au-dessus de la tempête : « Et alors, putain, qu’est-ce que vous savez de tout ça ? »
On a sauté en l’air comme si on nous avait piqués et Vern a poussé un cri – il a reconnu plus tard qu’il avait cru, juste une seconde, que la voix venait du mort.
De l’autre côté du marécage, en bordure des arbres qui nous dissimulaient le bout de la route, Ace Merrill et Les Mirettes se tenaient côte à côte, à moitié masqués par le rideau gris de la pluie. Ils portaient tous les deux des vestes d’étudiants en nylon rouge, de celles qu’on peut acheter au secrétariat quand on est normalement inscrit et qu’on distribue gratuitement aux sportifs de la fac. La pluie leur avait plaqué les cheveux sur le crâne et un mélange de brillantine et d’eau leur coulait le long des joues comme un ersatz de larmes.
« Fi’ d’ garce ! a dit Les Mirettes. C’est mon petit frère ! »
Chris le regardait, bouche ouverte. Il avait encore sa chemise autour de la taille, trempée, dégoulinante. Son sac, d’un vert noirci par la pluie, pendant contre ses omoplates.
« Tu te barres, Rich, a-t-il dit d’une voix tremblante. On l’a trouvé. On est prem.
– Au cul les prem. On va le signaler.
– Non, ça non », ai-je dit. Soudain j’étais furieux qu’ils soient là, qu’ils soient arrivés comme ça au dernier moment. Si on y avait réfléchi on aurait compris qu’un truc de ce genre était probable… mais ce moment, d’une façon ou d’une autre, ces gosses plus grands et plus forts n’allaient pas nous le voler – prendre ce qu’ils voulaient comme par droit divin, comme si leur solution de facilité était la meilleure, la seule façon de faire. Ils étaient venus en voiture – je crois que c’est ce qui m’a mis en rage. Ils étaient venus en voiture. « On est quatre, Les Mirettes. Essaye toujours.
– Oh, on va essayer, ne t’en fais pas », a-t-il dit, et derrière lui les arbres ont frémi. Charlie Hogan et Billy, le frère de Vern, ont avancé en jurant et en s’essuyant le visage. J’ai senti une boule de plomb dans mon ventre, une boule encore plus lourde quand Jack Mudgett, Fuzzy Bracowicz et Vince Desjardins les ont suivis.
« Et nous voilà, a dit Ace en souriant. Alors vous allez juste…
– VERN ! » s’est écrié Billy Tessio d’une voix terrible, accusatrice, genre le-jugement-est-proche. Il a brandi ses deux poings sous la pluie. « Petit fils de pute ! T’étais sous la véranda ! Casse-bite ! »
Vern s’est tassé sur lui-même.
Charlie Hogan est devenu positivement lyrique. « Espèce de petit con de voyeur, lèche-cramouille merdeuse ! Je devrais te faire sortir la merde par les yeux !
– Ouais ? Eh bien, essaye ! » a soudain bramé Teddy, les yeux brillant d’un éclat dément derrière ses lunettes pleines d’eau. « Viens-y donc, viens t’battre ! Allez ! Allez, les gros mecs ! »
Billy et Charlie n’ont pas eu besoin qu’on leur dise deux fois. Ils ont fait un pas en avant et Vern a encore frémi. Il a frémi… mais il a tenu bon. Il était avec ses amis, on en avait tous vu de dures, on n’était pas venus ici en bagnole.
Mais Ace les a retenus d’un geste, en leur touchant l’épaule. « Maintenant, écoutez-moi, les gars », a-t-il dit d’un ton patient, comme si nous n’étions pas en plein sous l’orage. « Nous sommes plus nombreux que vous. Nous sommes plus forts. On va vous donner une chance de vous barrer. Je me fous de savoir où vous allez. Prenez-vous pour des crayons et taillez-vous. »
Le frère de Chris a gloussé et Fuzzy a donné une claque dans le dos de l’orateur pour le féliciter de son humour. Le Sid Caesar des jeunes délinquants.
« Parce qu’on va le prendre. » Ace a souri, et on l’imaginait sourire tout aussi gentiment en brisant sa canne sur le crâne d’un pauvre minable sans éducation qui aurait fait la grave erreur d’ouvrir sa gueule alors que Ace préparait un carambolage. « Si vous partez, on le prend. Si vous restez on vous flanque une raclée et on le prend quand même. En plus – a-t-il ajouté pour parer son banditisme d’un peu de vertu –, Charlie et Billy l’ont trouvé, alors ils sont prem de toute façon.
– Ils se sont dégonflés ! lui a renvoyé Teddy. Vern nous en a parlé ! Ils avaient une putain de trouille à en chier dans leur putain de froc ! » Il a grimacé pour imiter le visage pleurnichard et terrifié de Charlie Hogan. « J’voudrais qu’on ait jamais chauffé cette bagnole ! Je voudrais qu’on soit jamais allés tirer un coup sur la route de Back Harlow ! Oh, Billiiie, qu’est-ce qu’on va faire ? Oh Billiiie, je crois que je viens de remplir mon slip de crème au chocolat ! Oh, Billiiie…
– Ça va comme ça », a dit Charlie, qui s’est avancé de nouveau, son visage buté tordu par la rage et la honte : « Môme, quel que soit ton nom, quand tu voudras te mettre les doigts dans le nez faudra aller le chercher du côté des amygdales ! »
J’ai lancé un regard affolé vers Ray Brower. Il regardait calmement la pluie de son œil unique, allongé par terre mais au-dessus de tout ça. Le tonnerre était tout aussi fréquent, mais la pluie commençait à diminuer.
« Qu’est-ce que t’en dis, Gordie ? » a dit Ace, retenant à peine Charlie par le bras, comme un dresseur accompli aurait tenu un chien méchant. « Tu dois quand même avoir un peu du bon sens de ton frère. Dis à ces gars de reculer. Je laisserai Charlie se faire un peu la main sur ce punko de quat’zieux et puis on ira chacun de notre côté. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Il avait eu tort de parler de Dennis. J’avais voulu raisonner avec lui, souligner ce qu’il savait très bien, qu’on avait tous les droits de prendre les billes de Billy et Charlie puisque Vern les avait entendus les refuser. J’avais voulu lui dire que Vern et moi avions failli nous faire écraser par un train de marchandises sur le ponton de la Castle. Lui parler de Milo Pressman et de son intrépide – et stupide – copain Chopper, le super-chien. Et des sangsues, aussi. Je crois que je voulais seulement lui dire : Allons, Ace, faut être honnête, tu le sais. Mais il avait fallu qu’il parle de Dennis, et au lieu de ces paroles de bon sens j’ai entendu sortir de ma bouche mon propre arrêt de mort : « Viens sucer ma grosse queue, petit truand de Monoprix. »
Ace, de surprise, a fait un O parfait avec sa bouche – une expression si étonnamment chochotte qu’en d’autres circonstances on aurait pleuré de rire. Les autres – des deux côtés du marécage – me regardaient d’un air stupéfait.
Teddy a hurlé de joie : « Tu lui as pas envoyé dire, Gordie ! Oh, mec ! C’est trop beau ! »
Je suis resté figé, sans pouvoir y croire. C’était comme si une doublure en pleine crise de folie avait sauté en scène au moment critique et déclamé des vers ne faisant même pas partie de la pièce. Dire à un mec de vous sucer, c’était ce qu’on pouvait faire de pire, sauf parler de sa mère. Du coin de l’œil j’ai vu que Chris avait posé son sac et fouillait dedans avec frénésie, mais je n’ai rien compris – sur le moment, du moins.
« Okay, a dit Ace tout doucement. On se les fait. Ne touchez à personne, sauf au môme Lachance. Je vais lui casser ses deux putains de bras. »
Du coup, j’étais glacé. Je ne me suis pas pissé dessus comme sur la passerelle, mais c’était probablement parce que je n’avais plus rien à pisser. Il allait vraiment le faire, voyez-vous ; les années m’ont fait changer d’avis sur beaucoup de choses, mais pas là-dessus. Quand Ace a dit qu’il allait me casser les deux bras, il en avait la ferme intention.
Ils se sont avancés vers nous sous la pluie qui diminuait. Jackie Mudgett a sorti un cran d’arrêt de sa poche et a poussé le bouton. Quinze centimètres d’acier ont jailli, gris tourterelle dans le faux jour où nous étions. Vern et Teddy se sont mis aussitôt en position de combat de chaque côté de moi. Teddy avec impatience, Vern l’air acculé, avec une grimace de désespoir.
Les grands s’avançaient sur un rang, pataugeant dans la fondrière changée par l’averse en une grande mare boueuse. Le corps de Ray Brower était couché à nos pieds comme un tonneau plein d’eau. J’étais prêt à me battre… quand Chris a tiré une balle du revolver pris dans la commode de son vieux.
KA-BLAM !
Dieu, quel bruit merveilleux ! Charlie Hogan a sauté en l’air. Ace Merrill, qui me fixait dans les yeux, s’est brusquement retourné vers Chris. Sa bouche a refait son O. Les Mirettes a eu l’air complètement ahuri.
« Hé, Chris, c’est à Papa, a-t-il dit. Tu vas prendre une sacrée tannée…
– Rien à côté de ce que tu vas recevoir », a dit Chris. Il était d’une pâleur terrible, toute la vie de son visage semblait avoir été aspirée vers le haut, dans ses yeux. Ils flamboyaient.
« Gordie avait raison, vous n’êtes rien qu’une bande de pauvres minables. Charlie et Billy ne voulaient pas de leurs putains de billes et vous le savez tous. On n’aurait pas fait cette putain de trotte à pied s’ils en avaient voulu. Ils sont juste allés dégueuler leur salade dans un coin pour que Ace Merrill pense à leur place. » Sa voix est montée jusqu’au cri : « Mais vous allez pas l’avoir, vous m’entendez ?
– Maintenant écoute, a dit Ace. Tu ferais mieux de poser ça avant de te tirer dans le pied. Tu n’aurais pas les couilles de descendre une marmotte. » Il s’est remis à avancer, avec le même sourire aimable. « Tu n’es qu’un petit cul merdeux raccourci de rien du tout et je vais te faire bouffer ce revolver.
– Ace, si tu ne t’arrêtes pas je te tire dessus. Je le jure sur Dieu.
– Tu irais en tauauaule », a roucoulé le grand, sans même hésiter. Il souriait toujours. Les autres le regardaient, fascinés et horrifiés… exactement comme Teddy, Vern et moi regardions Chris. Ace Merrill était le plus sale mec de la région et je ne pensais pas que Chris pourrait l’avoir au bluff. Et qu’est-ce qui restait ? Ace ne croyait pas qu’un petit merdeux de douze ans arriverait à lui tirer dessus. Je pensais qu’il avait tort ; je me suis dit que Chris allait tirer pour que l’autre ne lui prenne pas le revolver de son père. Pendant quelques secondes j’ai été sûr qu’il allait y avoir de graves ennuis, les pires que j’aie jamais connus. Des ennuis mortels, peut-être. Et tout ça pour savoir qui était prem au sujet d’un cadavre.
Chris, doucement, sur un ton de regret : « Où tu la veux, Ace ? Le bras ou la jambe ? J’peux pas choisir. Choisis pour moi. »
Et Ace s’est arrêté.
Son visage s’est défait, et soudain j’y ai vu la terreur. À mon avis c’était plutôt le ton qu’avait employé Chris, plutôt que ce qu’il avait dit, son regret sincère que tout aille de mal en pis. Si c’était un bluff, c’est le meilleur que j’aie jamais vu. Les autres ont été totalement convaincus ; ils avaient le visage ratatiné, comme si quelqu’un venait d’allumer la mèche d’une bombe, une mèche courte.
Ace, lentement, a repris contrôle de lui-même. Les muscles de son visage se sont tendus, les lèvres pressées l’une contre l’autre, et il a regardé Chris comme on regarde un homme d’affaires qui vient de vous faire une proposition sérieuse – fusionner vos deux sociétés, ou gérer votre ligne de crédit, ou vous envoyer une balle dans les couilles. Une expression d’attente, presque de la curiosité, un air vous faisant savoir que la peur avait disparu ou était soigneusement enfouie. Ace avait recalculé les risques de se faire descendre et décidé qu’après tout il y en avait plus qu’il n’avait cru. Mais il était encore dangereux – peut-être plus qu’avant. Plus tard je me suis dit que je n’avais jamais vu une telle acrobatie sur le fil du rasoir. Ni l’un, ni l’autre ne bluffait, ils étaient sérieux comme la mort.
« Très bien. » Ace s’adressait à Chris, la voix aussi douce. « Mais je sais dans quel état tu vas t’en sortir, enculé.
– Non, t’en sais rien.
– Petit merdeux ! a crié Les Mirettes. Tu vas te retrouver dans le plâtre pour ça !
– Lèche-moi les couilles », lui a dit Chris.
Avec un grognement de rage Les Mirettes s’est avancé et Chris a tiré dans l’eau trois mètres devant lui. Une gerbe a jailli. Les Mirettes a sauté en arrière, l’injure à la bouche.
« Okay, a dit Ace. Et maintenant ?
– Maintenant vous montez dans vos caisses et vous bombez vers Castle Rock. Après ça m’est égal. Mais vous ne l’aurez pas. » Du bout trempé de son espadrille, il a touché Brower très légèrement, presque avec respect. « Vous pigez ?
– Mais on t’aura, toi. » Ace s’est remis à sourire : « Tu ne le sais pas ?
– Peut-être. Peut-être pas.
– On t’aura salement. Il souriait toujours. On va te faire mal. Tu le sais, je ne peux pas croire le contraire. On va tous vous envoyer à ce putain d’hôpital avec des putains de fractures. Franchement.
– Oh, pourquoi tu vas pas chez toi baiser ta mère une fois de plus ? J’ai entendu dire qu’elle adore comment tu lui fais ça. »
Le sourire s’est figé. « Je te tuerai pour ça. Personne ne touche à ma mère.
– On m’a dit que ta mère baise pour de l’oseille », a continué Chris. Ace s’est mis à blêmir, et quand son teint a rejoint la pâleur terrifiante de celui de son vis-à-vis, Chris a ajouté : « En fait, on m’a dit qu’elle vous fait un pompier pour dix cents à foutre dans le juke-box. On m’a dit… »
D’un seul coup, féroce, l’orage est revenu. Mais de la grêle, cette fois, au lieu de la pluie. Ce n’était plus un murmure ni une dispute qui agitait la forêt, mais les tambours de guerre sortis d’un film en pleine jungle – le bruit des gros grêlons qui mitraillaient les troncs d’arbres. J’ai reçu des cailloux sur les épaules, comme s’ils étaient lancés par une force consciente, malveillante. Pire, ils ont commencé à s’attaquer au visage de Ray Brower avec un affreux clapotement qui m’a rappelé sa présence, sa terrible et infinie patience.
Vern a cédé le premier, avec un hurlement plaintif. Il s’est enfui en haut du talus à grandes enjambées, comme sur des échasses. Teddy a tenu encore une minute et l’a suivi en courant, les mains au-dessus de sa tête. De leur côté, Vince Desjardins a pataugé vers l’abri d’un arbre et Fuzzy Bracowicz l’a rejoint. Mais les autres n’ont pas bougé d’un poil, et Ace s’est remis à sourire.
« Me lâche pas, Gordie, a dit Chris d’une voix basse et tremblante. Me lâche pas, mec.
– Je suis là.
– Allez-y, maintenant », leur a lancé Chris, et il a pu, par magie, empêcher sa voix de trembler. On aurait dit qu’il donnait des instructions à un gosse imbécile.
« On t’aura, a dit Ace. On ne va pas l’oublier, si c’est ce que tu crois. C’est pour de vrai, baby.
– Parfait. Maintenant partez, vous ferez ça un autre jour.
– On va te tendre une putain d’embuscade, Chambers. On va…
– Tirez-vous ! » a hurlé Chris en relevant son arme. Ace a reculé.
Il a regardé Chris encore un moment, a hoché la tête, et s’est retourné. « Venez », a-t-il dit aux autres. Il a regardé Chris une dernière fois par-dessus son épaule. « On se reverra. »
Ils sont retournés dans le rideau d’arbres séparant la fondrière de la route. Chris et moi sommes restés parfaitement immobiles malgré la grêle qui nous mitraillait, nous laissait des marques rouges et s’entassait tout autour comme de la neige en plein été. Nous avons écouté sans bouger, et par-dessus le calypso dément des grêlons frappant les arbres, nous avons entendu deux voitures démarrer.
« Reste là », m’a dit Chris en traversant la boue.
« Chris ! » J’ai paniqué.
« Il le faut. Reste là. »
Il m’a semblé mettre un temps fou. J’étais sûr que Ace ou Les Mirettes étaient restés cachés et qu’ils lui avaient sauté dessus. J’ai tenu bon, avec Ray Brower pour seule compagnie, et j’ai attendu que quelqu’un – qui que ce soit – revienne. Au bout d’une éternité, ç’a été Chris.
« On les a eus, a-t-il dit. Ils sont partis.
– Tu es sûr ?
– Ouais. Les deux voitures. » Il a levé les bras au-dessus de la tête, le revolver entre ses mains serrées, et secoué les poings comme une parodie de champion. Et puis il a baissé les bras et m’a souri. Je crois que c’est le sourire le plus triste et terrifié que j’aie jamais vu. « Suce ma grosse queue – qui t’a dit que t’en avais une grosse, Lachance ?
– La plus grosse des quatre comtés. » Je tremblais de tout mon corps.
On s’est regardés avec affection, pendant une seconde, et aussitôt, gênés peut-être par ce que nous avions vu, nous avons baissé les yeux. Un affreux frisson de peur m’a traversé, et le brusque floc, floc des pieds de Chris m’a dit que lui aussi l’avait vu. Les yeux de Ray Brower étaient très grands, très blancs, fixes et sans pupilles, comme ceux des statues grecques. Il n’a fallu qu’une seconde pour comprendre ce qui s’était passé, mais l’horreur n’en était pas diminuée. Ses yeux s’étaient remplis de grêlons, blancs et arrondis. Les grêlons s’étaient mis à fondre et l’eau coulait sur ses joues comme si sa pose grotesque le faisait pleurer – d’être cet enjeu ridicule pour quoi se battaient deux bandes de petits campagnards stupides. On aurait dit qu’il gisait déjà dans son linceul.
« Oh, Gordie, hé, a dit Chris, tremblant. Dis donc, mec. Quel film d’horreur, pour lui.
– Je ne crois pas qu’il sache…
– C’est peut-être son fantôme qu’on a entendu. Peut-être qu’il savait ce qui allait se passer. Quel putain de film d’horreur, franchement. »
Derrière nous des branches ont craqué. J’ai pivoté sur place, sûr qu’ils nous avaient encerclés, mais Chris s’est remis à contempler le corps après avoir jeté un bref coup d’œil, presque négligemment. C’étaient Vern et Teddy, leurs jeans trempés, noirs, leur collant aux jambes, souriant tous les deux comme des chiens ayant gobé un œuf.
« Qu’est-ce qu’on va faire, mec ? » a dit Chris, et un frisson bizarre m’a traversé. Peut-être qu’il me parlait, peut-être… mais il continuait à regarder le cadavre.
« On va le ramener, pas vrai ? » a demandé Teddy, déconcerté. « On va être des héros. C’est pas vrai ? » Ses yeux allaient de Chris à moi, revenaient sur Chris.
Chris a levé la tête comme s’il sortait brusquement d’un rêve. Il a fait la grimace, fait trois grands pas vers Teddy, lui a mis ses mains sur la poitrine et l’a brutalement poussé en arrière. Teddy a trébuché, battu des bras pour garder l’équilibre, puis est tombé le cul par terre avec un grand floc. Il a regardé Chris en clignant des yeux comme un rat musqué surpris dans son trou. Vern, lui, l’a surveillé d’un œil méfiant, comme s’il redoutait une crise de folie. Il n’était peut-être pas loin du compte.
« Tu fermes ta gueule, a dit Chris. Parachutistes sautez mon cul. Pauvre dégonflé en mie de pain.
– C’était la grêle ! a crié Teddy, plein de honte et de colère. Ce n’étaient pas ces mecs, Chris ! J’ai peur des orages ! Je n’y peux rien ! Je les aurais pris tous ensemble, je le jure sur la tombe de ma mère ! Mais j’ai peur des orages ! Merde ! Je n’y peux rien ! » Il s’est remis à pleurer, toujours assis dans l’eau.
« Et toi ? » Chris s’est tourné vers Vern : « Tu as peur des orages, toi aussi ? »
Vern a secoué la tête d’un air abruti, encore sidéré par la colère de Chris. « Hé, mec, je croyais qu’on se sauvait tous les quatre.
– Alors t’as dû lire dans les esprits, parce que tu t’es sauvé le premier. »
Vern a dégluti, deux fois, n’a rien dit.
Chris l’a regardé, les yeux fous. Et il s’est tourné vers moi. « On va lui faire une litière, Gordie.
– Comme tu veux, Chris.
– Sûr ! Comme chez les scouts. » Il a pris une voix aiguë, étrange, nasillarde : « Exactement comme chez ces putains de scouts. Une litière – des branches et nos chemises. Comme dans le manuel. Pas vrai, Gordie ?
– Ouais. Si tu veux. Mais si ces types…
– Qu’ils se fassent enculer ! a-t-il hurlé. Vous êtes tous une bande de pédés ! Allez vous faire foutre, tarés !
– Chris, ils peuvent appeler le commissaire. Pour se venger.
– Il est à nous et on va l’emmener !
– Ces types feraient n’importe quoi pour nous couler », lui ai-je dit d’une voix qui m’a paru faible, stupide, grippée. « Diraient n’importe quoi et mentiraient en rond. Tu sais comme on peut foutre les gens dans la merde avec des mensonges, mec. Comme avec l’argent du…
– JE M’EN FOUS ! » Il s’est jeté sur moi, les poings en avant. Mais un de ses pieds a heurté le torse de Brower avec un bruit mou, faisant osciller le cadavre. Chris est tombé de tout son long, et j’ai attendu qu’il vienne me casser la gueule, mais il est resté à plat ventre, la tête vers le talus, les bras levés comme un plongeur qui va sauter, exactement comme nous avions trouvé Ray Brower. Affolé, j’ai regardé ses pieds pour être sûr qu’il avait toujours ses espadrilles. Alors il s’est mis à pleurer, à crier, se tordant dans l’eau boueuse qui rejaillissait, tambourinant des poings dans la boue et secouant la tête dans tous les sens. Teddy, Vern et moi l’avons regardé bouche bée ; personne n’avait jamais vu pleurer Chris Chambers. Au bout d’un moment je suis remonté en haut du talus et je me suis assis sur un rail. Teddy et Vern m’ont suivi. Nous sommes restés sous la pluie, sans parler, comme les trois singes qu’on vend dans les Monoprix et les bazars pouilleux qui ont toujours l’air au bord de la faillite.
C’est vingt minutes plus tard que Chris a grimpé sur le talus pour nous rejoindre. Les nuages commençaient à s’effilocher. Le soleil envoyait des flèches par leurs déchirures. En trois quarts d’heure les buissons avaient viré du vert clair au vert foncé. Chris était couvert de boue de la tête aux pieds, les cheveux hérissés de pointes boueuses. Il n’avait de propre que le tour des yeux, lavé par les larmes.
« Tu as raison, Gordie, a-t-il dit. Personne n’est prem. Un guignon jusqu’au bout, hein ? »
J’ai hoché la tête. Cinq minutes se sont écoulées. On n’a rien dit. Et il m’est venu une idée – juste au cas où ils appelleraient vraiment Bannerman. Je suis redescendu jusqu’où Chris leur avait tenu tête. Je me suis mis à genoux et j’ai tamisé soigneusement l’eau et les herbes entre mes doigts.
« Qu’est-ce que tu fais ? » Teddy m’avait rejoint.
« C’est sur ta gauche, je crois », a dit Chris en tendant le bras.
J’ai regardé par là et une minute après j’ai trouvé les deux cartouches qui me clignaient de l’œil sous le soleil retrouvé. Je les ai données à Chris. Il a approuvé de la tête et les a fourrées dans une poche de son jean.
« Maintenant on y va, a-t-il dit.
– Hé, allons-y ! » a crié Teddy, soudain angoissé. « Je veux l’emporter !
– Écoute, crétin, lui a dit Chris, si on le ramène on peut tous atterrir en maison de correction. C’est comme dit Gordie. Ces types peuvent inventer n’importe quelle histoire. Et s’ils disaient que c’est nous qui l’avons tué, hein ? Ça te plairait ?
– J’en ai rien à foutre. » Teddy s’est renfrogné, puis a relevé les yeux avec un espoir absurde. « En plus, on n’aurait peut-être que deux mois à faire. Pour complicité, je veux dire, on n’a que douze ans, putain, ils vont pas nous envoyer à Shawshank.
– Tu peux pas entrer dans l’armée si t’as un casier, Teddy », a dit Chris d’une voix douce.
J’étais presque sûr que c’était un mensonge éhonté – mais ce n’était peut-être pas le moment de le dire. Teddy a longuement regardé Chris, la bouche tremblante. Finalement il a réussi à couiner : « T’fous d’moi ?
– Demande à Gordie. »
Il m’a regardé, plein d’espoir.
« Il a raison. » J’avais l’impression d’être une vraie merde. « Il a raison, Teddy. Premier truc qu’ils font quand tu t’engages c’est de vérifier ton casier.
– Dieu tout-puissant !
– On va se traîner le cul jusqu’au ponton, a dit Chris. Ensuite on va quitter la voie et rentrer à Castle Rock par un autre côté. Si on nous demande où on était, on dira qu’on est allés camper sur Brickyard Hill et qu’on s’est perdus.
– Milo Pressman ne marchera pas, ai-je dit. Ce taré du Florida non plus.
– Bon, on dira que Milo nous a fait peur et que c’est là qu’on a décidé de monter sur le Brickyard. »
J’ai approuvé. Ça pourrait marcher. Si Vern et Teddy arrivaient à s’en souvenir.
« Et si nos vieux veulent se parler ? a demandé Vern.
– Fais-toi peur avec ça si tu veux, lui a dit Chris. Le mien sera encore imbibé.
– Alors allons-y », a dit Vern en surveillant le rideau d’arbres qui nous séparait de la route. Il avait l’air de croire que Bannerman et une meute de chiens féroces allaient déboucher par là d’un instant à l’autre. « Allons-y pendant que ça va. »
On était tous les quatre debout, prêts à partir. Les oiseaux chantaient comme des fous, ravis à cause de la pluie, du soleil, des vers et de toute la création, j’imagine. On s’est retournés comme des pantins et on a regardé Ray Brower.
Il était toujours là, de nouveau seul. Ses bras étaient retombés quand on l’avait retourné et il avait bras et jambes en croix, comme pour profiter du soleil. À première vue tout allait bien, c’était une scène mortuaire plus naturelle que toutes celles jamais inventées par les morticoles des pompes funèbres. Ensuite on voyait les contusions, le sang séché au-dessus de la bouche et sous le menton, et la façon dont le corps commençait à enfler. On voyait que les mouches à merde étaient ressorties avec le soleil et qu’elles tournaient autour du corps avec un bourdonnement insolent. On se souvenait de cette odeur de gaz, à la fois sèche et malade, comme des pets dans une chambre close. C’était un garçon de notre âge, il était mort, et je refusais l’idée qu’il y ait là quoi que ce soit de naturel, je la repoussais avec horreur.
« Okay », a dit Chris d’un ton qu’il voulait plein d’entrain, mais sa voix est sortie de sa gorge comme une poignée de brins de paille arrachée à un vieux balai tout sec. « Pas accéléré. »
Presque au trot, nous sommes repartis par où nous étions venus. Sans parler. Pour les autres, je ne sais pas, mais je pensais trop pour pouvoir parler. Certains détails du corps de Ray Brower me tracassaient – et me tracassent encore aujourd’hui.
Un coup sur le côté du visage, une déchirure du cuir chevelu, un saignement de nez. Rien d’autre – en tout cas rien de visible. Des gens, après une bagarre dans un bar, sont dans un plus sale état, et ils continuent à boire. Pourtant le train devait l’avoir heurté ; autrement, qu’est-ce qui aurait pu le déchausser ? Et pourquoi le conducteur ne l’avait-il pas vu ? Se pouvait-il que le train l’ait heurté assez fort pour le renverser mais pas assez pour le tuer ? Je me suis dit que c’était possible, en tenant compte de toutes les circonstances. La locomotive lui aurait donné un bon coup à lui déchausser les dents alors qu’il allait sauter ? L’aurait envoyé faire un saut périlleux en arrière là où le talus s’était effondré ? Il serait resté conscient, frissonnant dans le noir pendant des heures, n’ayant plus seulement perdu son chemin mais son orientation, coupé du monde ? Peut-être était-il mort de peur. Un jour un oiseau dont on avait écrasé la queue était mort de cette façon entre mes mains. Son corps tremblait, vibrait légèrement, son bec s’ouvrait, se refermait, ses yeux noirs et brillants me regardaient. Et puis la vibration s’est tue, le bec est resté à demi ouvert et les yeux noirs sont devenus ternes et indifférents. Il en avait peut-être été de même avec Ray Brower. Il avait pu mourir tout simplement parce qu’il avait trop peur pour continuer à vivre.
Mais il y avait autre chose, et qui me tracassait plus que tout. Il était parti cueillir des mûres. Je me souvenais vaguement des informations disant qu’il avait emporté une cruche pour y mettre les mûres. Quand nous sommes rentrés je suis allé à la bibliothèque et j’ai vérifié dans les journaux. Il allait cueillir des mûres et il avait un seau, ou un pot – quelque chose comme ça. Mais nous ne l’avions pas trouvé. On l’avait trouvé, lui, et on avait trouvé ses baskets. Il avait dû jeter son seau entre Chamberlain et la mare de boue où on l’avait trouvé. Peut-être au début s’était-il cramponné à ce seau comme s’il était lié à sa maison, à la sécurité. Mais à mesure que sa peur montait, et l’impression d’être complètement seul, sans que rien puisse le sauver que ce qu’il pourrait accomplir lui-même, quand une terreur glacée l’a pris, peut-être a-t-il jeté son seau d’un côté ou d’un autre des voies, sans presque s’apercevoir de sa disparition.
Depuis j’ai pensé à revenir pour chercher le seau – cela vous paraît-il assez morbide ? J’ai pensé suivre la route de Back Harlow dans mon break Ford presque neuf, tout seul, laissant ma femme et mes enfants très loin dans un autre monde, un monde où quand il fait noir on appuie sur un bouton et la lumière s’allume. J’y ai pensé. Sortir mon sac de l’arrière du break et le poser sur le pare-chocs spécial pour ôter ma chemise et la nouer autour de ma taille. Me frotter la poitrine et les épaules avec du Muskol antimoustiques et me frayer un chemin dans la forêt jusqu’où était cette fondrière, là où nous l’avions trouvé. À cet endroit, suivant les contours de son corps, l’herbe serait-elle encore jaune ? Sûrement pas, il n’y aurait aucune trace, mais on se pose quand même la question et on se rend compte de la mince barrière qui sépare le costume de l’homme rationnel – la veste en velours de l’écrivain, avec des pièces en cuir aux deux coudes – et les gorgones mythiques et bondissantes de l’enfance. Ensuite grimper sur le talus, aujourd’hui couvert de mauvaises herbes, et suivre lentement les traverses pourries et les rails mangés de rouille dans la direction de Chamberlain.
Un rêve idiot. Partir à la recherche d’un seau à mûres oublié depuis vingt ans, probablement lancé très loin dans la forêt, enterré par un bulldozer défrichant le terrain pour une maison préfabriquée ou si bien recouvert par les ronces et les herbes qu’il est à jamais invisible. Mais je suis sûr qu’il est toujours là, quelque part le long de la voie abandonnée, et parfois l’envie d’y aller voir est presque irrésistible. D’habitude elle me vient le matin, quand ma femme prend sa douche, que les gosses regardent Batman et Scooby-Doo sur le canal 38 de Boston, et que je me sens au plus près du Gordon Lachance préadolescent qui a jadis parcouru la surface de la terre, marché, parlé, et parfois rampé sur le ventre comme un reptile. Ce garçon, c’était moi, je crois. Et la pensée qui suit, glaçante comme une giclée d’eau froide, est celle-ci : De quel garçon parles-tu ?
En buvant une tasse de thé, en regardant le soleil s’infiltrer par les fenêtres de la cuisine, en entendant la douche à un bout de la maison et la TV à un autre, en sentant derrière mes yeux la palpitation qui signifie que j’ai bu une bière de trop la nuit d’avant, je suis sûr que je pourrais le retrouver. Je verrais le métal me cligner de l’œil à travers la rouille, me renvoyer droit dans les yeux le clair soleil d’été. Je descendrais au bas du talus, j’écarterais les herbes qui auront poussé et se seront enroulées autour de l’anse, et ensuite je… quoi ? Voyons, je l’arracherais au temps, tout simplement, je le prendrais, le tournerais, m’étonnerais à son contact, m’émerveillerais de savoir que la dernière personne qui l’avait touché était enterrée depuis longtemps. Imaginons qu’il y ait un mot à l’intérieur ? Au secours, je suis perdu. Il n’y aurait rien, bien sûr – les gosses ne vont pas cueillir des mûres avec un crayon et du papier – mais imaginons tout de même. Il me semble que je serais saisi d’une terreur aussi noire qu’une éclipse. Pourtant, je crois qu’il s’agit surtout d’avoir ce seau entre les mains – symbole de ma vie tout autant que de sa mort, preuve que je sais vraiment quel garçon c’était – lequel des cinq. L’avoir entre les mains. Lire chaque année écoulée dans la croûte de rouille et l’éclat terni de l’émail. Le toucher, essayer de sentir les soleils qui l’ont réchauffé, les pluies qui l’ont lavé, les neiges qui l’ont recouvert. Et me demander où j’étais quand tout cela lui est arrivé au fond de sa solitude, où j’étais, qu’est-ce que je faisais, qui j’aimais, comment je vivais, où j’étais. Je l’aurais entre les mains, je le toucherais, je le lirais… et je regarderais mon visage dans le pauvre reflet qu’il renverrait. Vous pigez ?
Nous sommes arrivés à Castle Rock dimanche matin, un peu après cinq heures, le lendemain de la fête du Travail. Nous avions marché toute la nuit sans nous plaindre, malgré nos ampoules aux pieds et une faim de loup. Une migraine épouvantable me tenaillait la tête, la fatigue me crispait et me brûlait les jambes. Deux fois nous avions dû dégringoler au bas du talus pour éviter des trains de marchandises. L’un d’eux allait dans le bon sens, mais trop vite pour sauter dessus. Le jour pointait lorsque nous avons rejoint la passerelle au-dessus de la Castle. Chris l’a regardée, a regardé la rivière, nous a regardés.
« Au cul. Je passe. Si je me fais écraser par un train je n’aurais plus à m’inquiéter de ce connard d’Ace Merrill. »
Nous sommes tous passés. En traînant la jambe, je dois dire. Aucun train n’est venu. En arrivant à la décharge nous avons escaladé le grillage (ni Milo ni Chopper, pas si tôt, et pas le dimanche matin) et nous sommes allés directement à la pompe. Vern a pompé et chacun à notre tour nous nous sommes mis la tête sous le jet glacé, nous nous sommes passé de l’eau sur le corps et nous avons bu jusqu’à en éclater. Ensuite nous avons dû remettre nos chemises à cause du froid. Nous avons marché – boitillé – jusqu’à la ville et nous sommes restés un moment sur le trottoir en face du terrain vague, les yeux fixés sur notre arbre pour ne pas avoir à nous regarder.
« Bon, a fini par dire Teddy, on s’voit mercredi à l’école. Je crois que je vais dormir deux jours.
– Moi aussi, a dit Vern. Je suis trop crevé pour baver. »
Chris sifflotait sans bruit entre ses dents. Il n’a rien dit.
« Hé, mec, a dit Teddy, embarrassé, sans rancune, okay ?
– Non. » Soudain le visage sombre et fatigué de Chris s’est éclairé d’un grand sourire : « On l’a eu, non ? On l’a eu, ce salaud.
– Ouais, a dit Vern. T’as foutrement raison. Maintenant c’est Billy qui va m’avoir, moi.
– Et alors ? a dit Chris. Richie va me tomber dessus et Ace va probablement tomber sur Gordie et un autre va tomber sur Teddy. Mais on les a eus.
– C’est vrai. » Mais Vern gardait son air malheureux.
Chris m’a regardé. « On l’a fait, n’est-ce pas ? a-t-il dit à voix basse. Ça valait le coup, pas vrai ?
– Bien sûr, ai-je dit.
– Allez vous faire foutre », a dit Teddy sèchement, genre ça-ne-m’intéresse-plus. « À vous entendre on se croirait à l’Heure de Vérité. Lâchez-moi les baskets, les mecs. Je vais aller sonner chez moi pour voir si ma mère ne m’a pas fait rechercher comme Ennemi Public N° 1. »
On a ri, Teddy nous a fait son regard surpris, Oh-Seigneur-qu’est-ce-que-j’ai-fait ? et on lui a serré la pince. Ensuite Vern et lui sont partis de leur côté et j’aurais dû partir du mien… mais j’ai hésité un instant.
« Te raccompagne, a dit Chris.
– Sûr, okay. »
On a marché un bloc ou deux sans rien dire. Castle Rock était d’un calme impressionnant au petit matin, et j’ai éprouvé un sentiment quasi mystique, la fatigue s’évanouissant de mon corps. On était réveillés, le monde entier dormait et je m’attendais presque, au coin de la rue, à voir mon cerf au bout de Carbine Street, là où la voie de chemin de fer passe devant les quais de la filature.
« Ils vont parler, a dit Chris, finalement.
– Ça oui, tu peux parier. Mais pas aujourd’hui ni demain, si c’est ça qui t’inquiète. Ils mettront longtemps avant de parler. Peut-être des années. »
Il m’a regardé, surpris.
« Ils ont peur, Chris. D’abord Teddy, que l’armée le refuse. Mais Vern a peur, lui aussi. Ils vont passer quelques mauvaises nuits, et à l’automne il y aura des moments où ils l’auront sur le bout de la langue, mais je ne crois pas qu’ils en parleront. Et puis… tu sais quoi ? Putain, c’est dingue, mais… je crois qu’ils vont presque oublier que c’est arrivé. »
Il hochait lentement la tête. « Je n’y avais pas pensé de cette façon. Tu vois à travers les gens, Gordie.
– Mec, j’aimerais bien.
– Mais c’est vrai ! »
On a continué en silence.
« J’pourrai jamais sortir de ce bled, a dit Chris en soupirant. Quand tu rentreras de la fac pour les grandes vacances, tu pourras me voir chez Sukey, avec Vern et Teddy, à la sortie de l’équipe de sept à trois. Si t’as envie. Sauf que t’auras probablement jamais envie. » Il a eu un rire inquiétant.
« Arrête de te branler », ai-je répondu en voulant me faire passer pour plus dur que je n’étais – je repensais à notre équipée en pleine forêt ; à Chris disant : Et je l’ai peut-être rapporté à la vieille Mme Simons en le lui avouant, et peut-être qu’il y avait tout l’argent mais que j’ai eu quand même trois jours de vacances parce que l’argent n’a jamais reparu. Et peut-être qu’une semaine après la vieille Mme Simons a mis une jupe neuve pour venir à l’école… Son expression. Ses yeux.
« Pas de la branlette, petit mec. »
J’ai frotté mon petit doigt contre mon pouce : « Voilà le plus petit violon du monde en train de jouer Mon Cœur Pleure pour Toi de la Pisse Bien Rouge.
– Il était à nous », a dit Chris. La lumière du matin lui faisait des yeux noirs.
On était arrivés au coin de ma rue et on s’est arrêtés. Il était six heures moins le quart. Derrière nous, au centre de la ville, on a vu le camion du Telegram stopper devant la papeterie de l’oncle de Teddy. Un homme en jean et tee-shirt a lancé un paquet de journaux qui a rebondi à l’envers sur le trottoir, laissant voir les BD en couleurs (toujours Dick Tracy et Blondie en première page). Le camion s’est remis en marche, voulant absolument distribuer le monde extérieur à toutes les haltes de sa tournée – Otisfield, Norway-South Paris, Waterford, Stoneham. Je voulais encore dire quelque chose à Chris mais je ne savais pas comment.
« Serre-moi la pince, mec. » Il semblait fatigué.
« Chris…
– La pince. »
Je la lui ai serrée. « On se voit bientôt. »
Il a souri – son sourire joyeux, ensoleillé. « Pas si je te vois le premier, tête de nœud. »
Il est parti en riant, d’un pas souple et gracieux, comme s’il n’avait pas mal, autant que moi, comme s’il n’avait pas des ampoules, autant que moi, comme s’il n’avait pas été piqué et taraudé par les moustiques, les chiques et les mouches noires, autant que moi. Comme s’il n’avait aucun souci au monde, comme s’il allait retrouver un appart superbe au lieu d’une maison de trois pièces (une baraque, plutôt) sans eau courante, avec des carreaux cassés recouverts de plastique et un frère qui l’attendait probablement à l’entrée. Même si j’avais su ce qu’il fallait dire, je n’aurais peut-être rien dit. La parole détruit les fonctions de l’amour, me semble-t-il – qu’un écrivain dise ça peut paraître énorme, mais je crois que c’est vrai. Ouvrez la bouche pour dire à un cerf que vous ne lui voulez aucun mal et vous le voyez filer avec un bref coup de queue. Le mot fait mal. L’amour n’est pas ce que des trouducs de poètes comme McKuen veulent vous faire croire. L’amour a des dents et ses morsures ne guérissent jamais. Aucun mot, aucune combinaison de mots, ne peut refermer ces morsures d’amour. C’est l’inverse qui est vrai, ironiquement. Quand ces blessures cicatrisent, ce sont les mots qui meurent. Croyez-moi. J’ai fait ma vie avec des mots, et je sais que c’est vrai.
La porte de derrière était fermée, alors j’ai pris la clef sous le paillasson et je suis entré. La cuisine était vide, silencieuse, d’une propreté suicidaire. J’ai allumé et j’ai entendu le bourdonnement des néons posés au-dessus de l’évier. Cela faisait réellement des années que je n’avais pas été debout avant ma mère ; je ne me souvenais même pas de quand c’était arrivé.
J’ai ôté ma chemise et je l’ai mise dans le panier à linge sale derrière la machine à laver. J’ai pris un chiffon propre sous l’évier et je me suis lavé – le visage, le cou, les aisselles, le ventre. Ensuite j’ai ouvert mon pantalon et je me suis frotté l’entrejambe – surtout les testicules – jusqu’à ce que ça fasse mal. Comme si cet endroit ne serait jamais assez propre, bien que la marque rouge de la sangsue s’effaçait rapidement. J’ai toujours une minuscule cicatrice en forme de croissant. Un jour ma femme m’a demandé pourquoi et je lui ai raconté un mensonge sans même le vouloir.
Quand j’ai eu fini, j’ai jeté le chiffon. Il était trop sale.
J’ai sorti une douzaine d’œufs et je me suis fait six œufs brouillés. Quand ils ont commencé à se figer dans la poêle, j’ai ajouté de la purée d’ananas et un quart de litre de lait. Je me mettais à table quand ma mère est entrée, ses cheveux gris noués en chignon. Elle portait un vieux peignoir rose et fumait une Camel.
– Je campais. » Je me suis mis à manger. « On est partis du pré de chez Vern et on est montés sur Brickyard Hill. La mère de Vern a dit qu’elle vous appellerait. Elle l’a fait ?
– Elle a dû parler avec ton père », a-t-elle dit avant de glisser vers l’évier comme un fantôme vêtu de rose. Les tubes au néon ne ménageaient pas son visage et lui donnaient un teint presque jaune. Elle a soupiré… presque sangloté : « C’est surtout le matin que Dennis me manque. Chaque fois je regarde dans sa chambre et chaque fois elle est vide, Gordon. Chaque fois.
– Ouais, c’est une vacherie.
– Il dormait toujours la fenêtre ouverte et les couvertures… Gordon ? Tu as dit quelque chose ?
– Rien d’important, Maman.
– … et les couvertures relevées jusqu’au menton. » Ensuite elle a regardé par la fenêtre en me tournant le dos. J’ai continué à manger. Je tremblais de partout.
L’histoire ne s’est jamais sue.
Oh, je ne veux pas dire qu’on n’a jamais retrouvé le corps de Ray Brower, non. Mais ça n’a pas été porté au crédit de notre bande ni de la leur. En fin de compte Ace a dû penser que le plus sûr était un coup de fil anonyme, puisque c’est comme ça que ça s’est passé. Ce que je veux dire c’est que nos parents n’ont jamais appris ce qu’on avait fabriqué pendant le week-end de la fête du Travail.
Le père de Chris était toujours en train de boire, comme il l’avait prévu. Sa mère était allée chez sa sœur à Lewiston, comme elle faisait chaque fois que M. Chambers partait en bordée. Elle était partie en laissant les petits à Les Mirettes, lequel avait honoré ses responsabilités en partant à son tour avec Ace et ses copains, abandonnant Sheldon, neuf ans, Emery, cinq ans, et Deborah, deux ans, à la grâce de Dieu.
La mère de Teddy s’était inquiétée au soir du second jour et avait appelé celle de Vern. Celle-ci, qui n’aurait jamais gagné deux sous même dans un jeu TV, lui a dit qu’ils étaient toujours sous la tente. Elle le savait parce qu’elle avait vu la tente éclairée la nuit précédente. La mère de Teddy a dit qu’elle espérait bien que personne ne fumait là-dedans, et celle de Vern a répondu qu’elle avait plutôt vu une lampe torche, et qu’en plus elle était sûre qu’aucun des amis de Vern ou de Billy ne fumaient.
Mon père m’a vaguement posé quelques questions, s’est légèrement troublé devant mes réponses évasives, a dit que nous irions ensemble à la pêche un de ces jours, et rien de plus. Si les parents s’étaient rencontrés pendant la semaine, ou plus tard, tout se serait écroulé… mais ils ne l’ont jamais fait.
Milo Pressman n’a jamais rien dit, lui non plus. À mon avis il a dû y réfléchir à deux fois : ce serait notre parole contre la sienne et on dirait qu’il avait lancé son chien sur moi.
Donc l’histoire ne s’est jamais sue… mais elle n’était pas finie pour autant.
Un jour, vers la fin du mois, alors que je rentrais chez moi en sortant de l’école, une Ford 52 noire s’est rabattue vers le trottoir devant moi. Il n’y avait pas à s’y tromper. Des enjoliveurs et des flancs blancs de gangsters, des pare-chocs chromés géants et une tête de mort en bakélite enchâssant une rose au milieu du volant. Sur la plage arrière on avait peint un valet borgne et un deux. En dessous, en lettres gothiques, les mots ATOUT FOU.
Les portières ont volé. Ace Merrill et Fuzzy Bracowicz sont sortis.
« Un truand de Monoprix, pas vrai ? » m’a dit Ace avec son sourire aimable. « Ma mère adore ce que je lui fais, pas vrai ?
– On va te massacrer, baby », a dit Fuzzy.
J’ai laissé tomber mes livres sur le trottoir et j’ai couru. Je me suis magné les miches mais ils m’ont rattrapé avant le coin de la rue. Ace m’a lancé un coup de nunchaku et je me suis étalé sur le pavé, menton en avant. Je n’ai pas seulement vu trente-six chandelles, mais des constellations entières, des galaxies. Je pleurais déjà quand ils m’ont relevé, pas tant à cause de mes coudes et de mes genoux qui saignaient, ni même parce que j’avais peur – c’était une rage immense et impuissante qui me faisait pleurer. Chris avait raison. Le corps, il était à nous, pas à eux.
Je me suis débattu, tordu dans tous les sens, et j’ai failli me libérer. Alors Fuzzy m’a envoyé son genou dans l’entrejambe. Une douleur stupéfiante, incroyable, incomparable ; elle a élargi l’horizon de la souffrance du bon vieil écran large à la Vistavision. Je me suis mis à hurler. Ce qui me restait de mieux à faire.
Ace m’a frappé deux fois au visage, deux bons coups balancés de très loin. Le premier m’a fermé l’œil gauche ; il a fallu quatre jours pour que je recommence à y voir de cet œil. Le second m’a brisé le nez avec un craquement comme ceux qui vous résonnent dans la tête quand on mâche des céréales. À ce moment-là la vieille Mme Chalmers est sortie sur son perron, serrant sa canne dans une main déformée par l’arthrite, avec un cigare planté au coin des lèvres. Elle s’est mise à vociférer :
« Hé ! Hé là-bas, les garçons ! Arrêtez ça ! Police ! Poliiice !
– Que je ne te voie plus dans le coin, fouille merde », m’a dit Ace en souriant. Ils m’ont lâché et je me suis assis, pour aussitôt me plier en deux, les mains sur mon bas-ventre douloureux, tristement certain de vomir et de mourir ensuite. Je pleurais toujours. Mais quand Fuzzy m’a contourné, la vision de son jean retourné au-dessus de ses bottes de moto m’a rendu enragé. Je l’ai attrapé et je lui ai mordu le mollet à travers son pantalon. Mordu de toutes mes forces. Fuzzy, à son tour, s’est mis à crier. Il s’est mis aussi à sauter à cloche-pied tout en m’accusant, chose incroyable, d’employer des coups bas. Pendant que je le regardais sautiller en rond, Ace m’a écrasé la main gauche de sa botte, me cassant deux doigts. Je les ai entendus se briser. Ce n’était plus un bruit de céréales craquantes, mais un bruit de bretzels qu’on casse en deux. Et puis ils sont retournés à leur voiture, Fuzzy sautant sur un pied sans cesser de m’injurier. Je me suis roulé en boule sur le trottoir, en pleurant. Tante Evvie Chalmers est descendue de son perron en donnant de grands coups de canne sur le sol. Elle m’a demandé si j’avais besoin d’un médecin. Je me suis rassis et j’ai presque réussi à m’empêcher de pleurer. Je lui ai dit que non.
« Quelle connerie », a-t-elle beuglé. Tante Evvie était sourde et beuglait tout le temps. « J’ai vu où cette brute t’avait touché. Mon garçon, tes bijoux de famille vont devenir aussi gros que des pamplemousses. »
Elle m’a fait entrer chez elle, m’a mis un chiffon mouillé sur le nez – qui commençait à ressembler à une courge – et m’a donné une grande tasse d’un café au goût pharmaceutique qui a paru me calmer. Elle insistait en beuglant pour appeler un médecin et je lui répétais que non. Elle a fini par abandonner et je suis rentré chez moi. Je suis rentré, mais très lentement. Mes couilles n’étaient pas encore aussi grosses que des pamplemousses, mais ça venait.
Dès qu’ils m’ont vu mes parents m’ont sauté dessus – j’étais à moitié surpris qu’ils se soient rendu compte de quoi que ce soit, à vrai dire. Qui étaient ces garçons ? Est-ce que je pourrais les reconnaître au cours d’une identification ? Ça c’était mon père, qui ne manquait jamais Naked City ni Les Incorruptibles. Non, je ne croyais pas pouvoir les reconnaître au cours d’une identification. J’étais fatigué. En fait je pense que j’étais en état de choc – et plus qu’à moitié ivre grâce au café de tante Evvie qui devait contenir soixante pour cent de cognac. J’ai dit qu’ils venaient d’une ville voisine ou de « la grande ville » – expression consacrée pour désigner Lewiston-Auburn.
Ils ont pris le break pour m’emmener chez le Dr Clarkson – Clarkson, qui est encore en vie, était à l’époque assez vieux pour parler avec Dieu d’un fauteuil roulant à l’autre. Il m’a bandé le nez et les doigts et a donné à ma mère une ordonnance pour un analgésique. Ensuite il les a fait sortir de son cabinet sous un prétexte quelconque et s’est approché de moi en traînant les pieds, comme Boris Karloff en face de Igor.
« Qui a fait ça, Gordon ?
– Je ne sais pas, docteur Cla…
– Tu mens.
– Non monsieur. Huh-uh. »
Ses joues jaunâtres se sont empourprées. « Pourquoi faut-il que tu protèges les crétins qui t’ont fait ça ? Crois-tu qu’ils vont te respecter pour autant ? Ils vont en rire et te traiter d’imbécile ! Oh, ils vont dire, voilà le petit con qu’on a dérouillé pour se marrer l’autre jour. Ha-ha ! Ho-ho ! Hi-hi-ho-ha !
– Je ne les connais pas. C’est vrai. »
Je voyais que ça lui démangeait de me secouer les prunes, mais naturellement il ne pouvait pas faire ça. Alors il m’a renvoyé à mes parents, secouant ses cheveux blancs et marmonnant quelque chose sur les délinquants juvéniles. Il allait sûrement en parler le soir même à Dieu, son vieil ami, entre un cigare et un verre de cognac.
Que Ace, Fuzzy et les autres trouducs me respectent ou non, me trouvent stupide ou non, ou m’oublient complètement, je m’en foutais. Mais je pensais à Chris. Son frère lui avait cassé le bras en deux endroits et transformé le visage en lever de soleil au Canada. Il avait fallu qu’on lui mette une broche en acier dans le coude. Mme McGinn, leur voisine, avait vu Chris tituber le long du fossé, le sang lui coulant des oreilles, en train de lire une BD. Elle l’avait emmené aux urgences et Chris avait dit au médecin qu’il était tombé dans l’escalier de la cave.
« Bien sûr », avait répondu le médecin, aussi dégoûté que le Dr Clarkson l’avait été par moi, et il avait téléphoné au commissaire Bannerman.
Pendant qu’il appelait de son bureau, Chris avait marché lentement jusqu’au bout du couloir, tenant son bras provisoirement en écharpe contre sa poitrine pour qu’il ne bouge pas en faisant frotter les os brisés, et il avait mis cinq cents dans le taxiphone pour appeler Mme McGinn – il m’a dit plus tard que c’était le premier appel en PCV qu’il ait jamais fait, et il crevait de trouille qu’elle le refuse – mais elle l’avait accepté.
« Chris, est-ce que tu vas bien ?
– Oui, merci.
– Je suis désolée de n’avoir pu rester, Chris, mais j’avais des tartes dans le…
– Ça va très bien, ma’ame McGinn, avait dit Chris. Est-ce que vous voyez la Buick dans notre cour ? » La Buick était la voiture de sa mère. Elle avait dix ans et quand le moteur chauffait on aurait dit qu’on faisait frire des Hush Puppies.
« Elle y est », avait-elle dit prudemment. Valait mieux ne pas trop se mêler des affaires des Chambers. De la racaille blanche, des Irlandais de bidonville.
« Voudriez-vous aller dire à ma mère de descendre à la cave et d’enlever l’ampoule électrique ?
– Chris, vraiment, mes tartes…
– Dites-lui, avait continué Chris, implacable, de le faire tout de suite. À moins qu’elle ne veuille que mon frère aille en prison. »
Il y avait eu un long, long silence, et elle avait accepté sans poser de questions, et sans que Chris ait à lui mentir. Bannerman était bien venu chez les Chambers, mais Richie Chambers n’était pas allé en prison.
Vern et Teddy avaient souffert, eux aussi, mais moins durement que Chris ou moi. Quand Vern était rentré, Billy l’attendait. Il l’a attaqué à coups de tisonnier, assez fort pour l’assommer au bout de quatre ou cinq coups. Vern est tombé dans les pommes, mais Billy a eu peur de l’avoir tué et s’est arrêté. Teddy s’est fait prendre par trois d’entre eux en rentrant de notre terrain vague. Ils l’ont cogné et lui ont brisé ses lunettes. Il s’est défendu, mais les autres n’ont plus voulu se battre quand ils l’ont vu les chercher à tâtons comme un aveugle.
À l’école on restait ensemble, comme un commando rescapé de la guerre de Corée. Personne ne savait exactement ce qui s’était passé, mais tout le monde comprenait qu’on avait eu une sérieuse bagarre avec des grands et qu’on s’était comportés comme des hommes. Quelques histoires ont circulé. Toutes complètement à côté de la plaque.
Une fois les plâtres ôtés et les blessures guéries, Vern et Teddy nous ont perdus de vue. Ils avaient découvert un nouveau groupe de contemporains qu’ils pouvaient dominer. Des petits merdeux, pour la plupart – des trouducs de cinquième, crasseux et pleins de croûtes – mais Vern et Teddy les faisaient venir dans notre club, leur donnaient des ordres, se pavanaient comme des généraux nazis.
Chris et moi sommes venus de moins en moins, et au bout de quelque temps, par défaut, l’endroit leur est resté. Je me souviens y être monté une fois au printemps 1961 et avoir remarqué que ça sentait comme dans une marmite. Je ne me rappelle pas y être jamais retourné. Lentement, Teddy et Vern sont devenus deux visages de plus dans les couloirs ou dans la salle des colles. On se faisait un signe, un salut. C’était tout. Ça arrive. Les amis entrent et sortent de votre vie comme des serveurs de restaurant, vous avez remarqué ? Mais quand je pense à ce rêve, aux noyés impitoyables qui me tiraient les jambes pour m’entraîner sous l’eau, cela me paraît normal. Certains se noient, voilà tout. Ce n’est pas juste, mais ça arrive. Certains se noient.
Vern Tessio est mort dans un incendie qui a ravagé un immeuble de Lewiston en 1966 – à Brooklyn et dans le Bronx on appelle ce genre d’immeubles collectifs un taudis. Les pompiers ont dit que le feu avait pris vers deux heures du matin, et à l’aube il était réduit en cendres de la cave au grenier. Dedans il y avait une grande beuverie en cours. Vern en faisait partie. Quelqu’un s’est endormi dans une chambre avec une cigarette allumée. Peut-être Vern d’ailleurs, rêvant à son bocal de pièces. On l’a identifié, grâce à ses dents, ainsi que quatre autres cadavres.
Teddy est mort dans un accident sordide. C’était en 1971, je crois, ou peut-être début 1972. Quand j’étais petit il y avait un dicton : « Meurs seul, tu seras un héros. Entraînes-en d’autres avec toi, tu seras de la crotte. » Teddy, qui n’avait pensé qu’à être soldat depuis qu’il avait l’âge de vouloir quelque chose, a été refusé par l’aviation et réformé définitivement par l’armée. Tous ceux qui voyaient ses lunettes et son sonotone savaient que c’était prévu – tout le monde sauf Teddy. Au lycée il a été suspendu trois jours pour avoir traité le conseiller pédagogique de menteur plein de merde. Le CP avait remarqué qu’il venait souvent – voire tous les jours – à son bureau pour chercher de la documentation militaire. Il avait dit à Teddy qu’il aurait peut-être intérêt à choisir une autre carrière, et c’est là que Teddy avait explosé.
Il a dû redoubler un an à cause de ses retards, de ses absences à répétition, des cours qu’il avait séchés… mais il a obtenu son diplôme. Il s’était acheté une vieille Chevrolet Bel Air, et il traînait dans les endroits que fréquentaient jadis Ace, Fuzzy et les autres : la salle de billard, le dancing, le bar de chez Sukey, fermé de nos jours, et le Mellow Tiger, qui ne l’est pas. Il a fini par trouver un boulot à la voirie de Castle Rock, boucher les trous des routes avec du goudron.
L’accident a eu lieu à Harlow. La Bel Air était pleine (deux de ses amis venaient de ce groupe que lui et Vern s’étaient mis à driver en 1960), des joints et deux bouteilles de vodka passaient de main en main. La voiture s’est payé un poteau télégraphique, qu’elle a sectionné, et fait une demi-douzaine de tonneaux. Une fille en est sortie vivante, techniquement. Elle est restée six mois dans ce que les infirmières de l’hôpital central du Maine appellent le service PPT – Poireaux Pommes de Terre. Ensuite une ombre miséricordieuse a retiré le bouchon de son respirateur. Teddy Duchamp a reçu à titre posthume la médaille de la Crotte.
Chris s’est inscrit aux cours de préparation universitaire en deuxième année de grand lycée – on savait tous les deux qu’il serait trop tard s’il attendait plus longtemps : il ne pourrait jamais rattraper son retard. Tout le monde s’est foutu de lui : ses parents, qui trouvaient qu’il prenait de grands airs, ses copains, qui le traitaient presque tous de pédé, le conseiller pédagogique, sûr qu’il n’y arriverait pas, et avant tout les professeurs, désapprouvant cette apparition avec banane, blouson de cuir et bottes de moto qui s’était matérialisée sans prévenir dans leurs salles de classe. On sentait que ces bottes et toutes ces fermetures Éclair leur paraissaient en contradiction avec des matières aussi nobles que le latin, l’algèbre et les sciences naturelles ; un tel accoutrement ne convenait qu’aux classes commerciales. Au milieu des garçons et des filles élégants et à l’esprit vif des familles bourgeoises de Castle View et de Brickyard Hill, Chris avait l’air d’un dragon sombre et muet pouvant d’un moment à l’autre se retourner contre eux avec un affreux rugissement comme un double échappement libre et les dévorer d’un seul coup avec leurs débardeurs, leurs cols Peter Pan et leurs chemises en lin à pattes boutonnées.
Il a failli tout lâcher dix fois dans l’année. Son vieux était le premier à le harceler, l’accusant de croire qu’il valait mieux que son père, l’accusant de vouloir « monter à l’université pour le pousser dans le ruisseau ». Une fois il lui a même cassé une bouteille de vin du Rhin sur le crâne et Chris s’est retrouvé à nouveau aux urgences où on a dû lui faire quatre points de suture. Ses anciens amis, dont la plupart passaient leur diplôme de fumeurs d’herbe, le sifflaient quand il passait dans la rue. Le conseiller pédagogique l’a magouillé pour qu’il suive au moins quelques cours de commerce, pour ne pas tout perdre. Le plus grave, bien sûr, c’est qu’il avait entièrement gâché les sept premières années de sa scolarité, et que l’addition lui tombait dessus avec les intérêts.
On a travaillé ensemble presque tous les soirs, quelquefois pendant six heures de suite. Ces séances me laissaient chaque fois épuisé, et parfois même effrayé – effrayé de sa rage incrédule à voir tout ce qu’il ignorait. Avant même de pouvoir comprendre l’algèbre élémentaire, il fallait qu’il réapprenne les fractions, puisque Teddy, Vern et lui avaient joué au snooker pendant toute la classe de sixième. Avant de pouvoir comprendre Pater noster qui est in caelis il fallait lui dire ce qu’était un nom, une préposition et un complément. En deuxième page de sa grammaire anglaise il avait calligraphié : AU CUL LES GÉRONDIFS. Pour les rédactions il avait de bonnes idées, et ses plans n’étaient pas mauvais, mais sa grammaire ne valait rien et il traitait le problème de la ponctuation à coups de fusil. Il a réduit son Warriner en lambeaux et a dû en acheter un autre à Portland – c’est le premier vrai livre qu’il a eu de sa vie, et c’est devenu pour lui une sorte de Bible.
Pourtant, la première année, on l’avait accepté. On n’a eu le tableau d’honneur ni l’un ni l’autre, mais j’ai terminé septième et lui dix-neuvième. L’université du Maine a bien voulu nous inscrire, mais je suis allé à Orono et Chris s’est retrouvé à Portland. Préparation aux études juridiques, vous vous rendez compte ? Encore du latin.
On avait des histoires avec des filles, mais aucune ne s’est mise entre nous. Cela veut-il dire qu’on était des pédés ? C’est ce qu’auraient pensé la plupart de nos anciens amis, Vern et Teddy compris. Mais il s’agissait avant tout de survivre. On était dans le grand bain et on s’accrochait l’un à l’autre. J’ai expliqué ses raisons, je crois. Les miennes étaient moins claires. Son désir de fuir Castle Rock et l’ombre de la filature me semblait refléter le meilleur de moi-même, et je ne pouvais pas tout simplement l’abandonner à lui-même. S’il s’était noyé, cette part de moi se serait noyée avec lui, me semble-t-il.
Vers la fin 71, Chris est entré au Palais du Poulet de Portland pour s’acheter un complet-frites. Devant lui deux types ont commencé à se disputer sur leur place dans la queue. L’un d’eux a sorti un couteau. Chris, qui avait toujours si bien su ramener la paix entre nous, s’est interposé et a pris le couteau dans la gorge. L’homme au couteau était déjà passé dans quatre prisons différentes ; il n’y avait qu’une semaine qu’il était sorti de la prison d’État de Shawshank. Chris est mort presque sur le coup.
Je l’ai lu dans le journal – Chris terminait sa deuxième année d’université. Moi, j’étais marié depuis un an et demi et j’enseignais l’anglais au lycée. Ma femme était enceinte et j’essayais d’écrire un livre. Quand j’ai lu cet article – ÉTUDIANT MORTELLEMENT FRAPPÉ DANS UN RESTAURANT DE PORTLAND – j’ai dit à ma femme que j’allais boire un milk-shake. Je suis sorti de la ville en voiture, je me suis garé et j’ai pleuré. J’ai bien dû pleurer une bonne foutue demi-heure, j’imagine. Je n’aurais pas pu le faire devant ma femme, quel que soit mon amour pour elle. Pas pu me conduire comme un pédé.
Moi ?
Je suis écrivain maintenant, comme je vous l’ai dit. Un tas de critiques trouvent que ce que j’écris est de la merde. Très souvent je trouve qu’ils ont raison… mais ça me fait toujours planer d’écrire Écrivain Indépendant sur les formulaires qu’il faut remplir aux banques ou chez le médecin. Et mon histoire a tellement l’air d’un putain de conte de fées que ça paraît absurde.
J’ai vendu mon livre, on en a fait un film qui a été bien accueilli par les critiques et en plus a été un succès à tout casser. Tout cela m’est arrivé à l’âge de vingt-six ans. On a aussi tiré un film du deuxième livre, et du troisième. Je vous l’ai dit – c’est absurde. En tout cas, de me voir rester à la maison n’a pas l’air de gêner ma femme et nous avons trois gosses. Pour moi ils sont tous parfaits, et la plupart du temps je suis heureux.
Mais comme je l’ai dit, écrire devient moins facile et moins agréable qu’avant. Le téléphone sonne trop souvent. Quelquefois j’ai mal au crâne, très mal, il faut que j’aille dans une pièce obscure et que je m’allonge jusqu’à ce que ça passe. Les médecins disent que ce ne sont pas des vraies migraines ; ils parlent de « stress » et me disent d’en faire moins. Parfois je m’inquiète moi-même. Quelle habitude stupide… et pourtant on dirait que je ne peux pas m’arrêter. Et je me demande si ce que je fais a vraiment un sens, ou bien ce que je dois penser d’un monde où on peut devenir riche en jouant à « faire semblant ».
Mais c’est drôle, la façon dont j’ai revu Ace Merrill. Mes copains sont morts mais Ace est toujours vivant. Je l’ai vu sortir du parking de la filature juste après la sirène de trois heures la dernière fois que j’ai emmené les gosses voir mon père.
La Ford 52 s’était changée en break Ford 77. Un autocollant pâli sur le pare-chocs, REAGAN/BUSH 1980. Des cheveux coupés en brosse. Il a engraissé. Le beau visage aux traits aigus dont je me souvenais est enfoui sous une avalanche de chair. J’avais laissé les gosses chez mon père le temps d’aller acheter le journal au centre ville. J’étais au coin de Main et de Carbine, en attendant de traverser, et il m’a jeté un coup d’œil. Aucun signe qu’il m’ait reconnu sur le visage de cet homme de trente-deux ans qui m’avait cassé le nez dans une autre dimension temporelle.
Je l’ai regardé manœuvrer son break dans un parking délabré près du Mellow Tiger, descendre de voiture, remonter son pantalon et entrer dans le bar. J’ai imaginé la brève bouffée de country-western quand il a ouvert la porte, le relent aigre de bière à la pression, les cris de bienvenue des habitués quand il a refermé la porte et posé son gros cul sur le même tabouret qui doit le porter pendant trois heures chaque jour de sa vie – sauf le dimanche – depuis qu’il a eu vingt et un ans.
Alors voilà ce qu’est devenu Ace, ai-je pensé.
J’ai regardé sur la gauche, et au-delà de la filature j’ai pu voir la Castle, un peu moins large mais un peu plus propre que jadis, qui coule toujours sous le pont reliant Castle Rock à Harlow. La passerelle a disparu, mais la rivière est toujours là. Moi aussi.