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  1. Stephen King
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11

Mai 1975.

Pour Todd, ce vendredi fut le plus long de sa vie. Un cours après l’autre, assis sans rien entendre, il n’attendait que les cinq dernières minutes, celles où le professeur sortait son petit paquet de colles pour les distribuer. Chaque fois qu’un professeur s’approchait de son pupitre avec le paquet de cartes, Todd avait des sueurs froides. Chaque fois qu’il ou elle passait sans s’arrêter, il était submergé par des vertiges, presque une crise de nerfs.

Le pire, ce fut l’algèbre. Storrman s’approcha… hésita… et juste au moment où Todd s’était persuadé qu’il allait le dépasser, posa une EPS sur son bureau. Todd la regarda d’un œil froid. Eh bien, ça y est, pensa-t-il. Point, jeu, set et match. À moins que Dussander ne pense à autre chose. Et j’en doute fort.

Sans grand intérêt il retourna la colle pour voir de combien il avait manqué son C. Il ne devait pas s’en falloir de beaucoup, mais faites confiance à Storrman pour ne faire de cadeau à personne. Il vit que la colonne des notes était complètement vide – l’emplacement des lettres et celui des chiffres. Dans la colonne OBSERVATIONS il y avait un message : Je suis bien content de ne pas avoir à t’en donner une pour de VRAI ! Chas. Storrman.

Son malaise revint, plus violent cette fois, un grondement qui lui traversa la tête. Il eut l’impression d’être un ballon gonflé à l’hélium. Todd s’agrippa au pupitre de toutes ses forces, cramponné à une seule idée avec l’énergie du désespoir : Tu ne vas pas t’évanouir, pas t’évanouir, pas t’évanouir. Peu à peu, les vagues de vertige se calmèrent, et il lui fallut refréner une envie folle de courir après Storrman, de se mettre face à lui et de lui arracher les yeux avec le crayon bien taillé qu’il avait à la main. Pendant ce temps, son visage resta parfaitement vide. Le seul signe qu’il se passait quelque chose en lui était le léger tic qui lui secouait une paupière.

Un quart d’heure plus tard, l’école était finie pour la semaine. Todd fit lentement le tour du bâtiment jusqu’au garage à vélos, la tête basse, les poings enfoncés dans les poches, ses livres coincés au creux de son bras droit, sans voir les élèves qui couraient et criaient. Il jeta ses livres sur son porte-bagages, déverrouilla l’antivol de la Schwinn et s’éloigna. Vers Dussander.

Aujourd’hui, se dit-il. Aujourd’hui c’est ton jour, vieux.

 

« Ainsi, dit Dussander en versant du bourbon dans sa tasse quand Todd entra dans la cuisine, l’accusé sort du tribunal. Que vous a-t-on dit, prisonnier ? » Il portait son peignoir et une paire de chaussettes en laine pelucheuse, qui lui montaient à mi-mollet. Il serait facile, se dit Todd, de glisser avec des chaussettes comme ça. Il jeta un œil à la bouteille entamée. Elle en était à trois doigts de la fin.

« Ni D, ni F, ni colles, répondit Todd. J’aurai encore à changer quelques notes en juin, mais seulement les moyennes. Si je continue à travailler, je n’aurai que des A et des B pour le trimestre.

– Oh, tu vas continuer, c’est sûr. Nous y veillerons. » Il finit son verre et se resservit. « Il faut fêter ça. » Le vieil homme avait la voix légèrement pâteuse, à peine, mais Todd savait que le vieil enculé était aussi saoul que possible. Oui, aujourd’hui. Il fallait que ce soit aujourd’hui.

Mais il restait calme.

« Fêter la merde au cul, répondit-il.

– Je crains que le livreur n’ait pas encore apporté le caviar et les truffes, continua Dussander en l’ignorant. On a tellement de mal à se faire servir par les temps qui courent. Quelques biscuits Ritz et un peu de Velveeta en attendant ?

– Okay, dit Todd. J’en ai rien à foutre. »

Dussander se leva (heurtant la table du genou, ce qui le fit grimacer) et alla jusqu’au frigo dont il sortit le fromage. Puis il prit un couteau dans le tiroir, une assiette dans le buffet et un paquet de biscuits dans la boîte à pain.

« Le tout soigneusement imprégné d’acide prussique », dit-il en posant fromage et biscuits sur la table. Il souriait, et Todd vit qu’une fois de plus, il n’avait pas mis son dentier. Pourtant, il lui rendit son sourire.

« Quel calme aujourd’hui ! s’écria Dussander. Je m’attendais à ce que tu fasses la roue tout le long du couloir. » Il vida le fond de la bouteille dans sa tasse, but et claqua des lèvres.

« Je dois encore être sous le coup », dit Todd. Il mordit dans un biscuit. Cela faisait longtemps qu’il ne refusait plus ce que le vieux lui offrait à manger. Dussander croyait qu’il y avait une lettre chez un ami – il n’y en avait pas, bien sûr. Todd avait des amis, mais personne à qui faire confiance à ce point. Il supposait que Dussander s’en doutait depuis longtemps, mais il était sûr qu’il n’irait pas jusqu’au meurtre pour le vérifier.

« De quoi allons-nous parler aujourd’hui ? demanda Dussander en finissant la dernière gorgée. Je t’accorde un jour de congé, qu’en penses-tu ? Uh ? Uh ? » Quand il avait bu, son accent ressortait. Un accent que Todd s’était mis à haïr. Mais aujourd’hui, l’accent lui convenait. Tout lui convenait. Il se sentait parfaitement calme. Il regarda ses mains, les mains qui devraient pousser le vieux, et elles avaient leur aspect habituel. Elles ne tremblaient pas, elles étaient tranquilles.

« Je m’en fous, répondit-il. Comme vous voudrez.

– Te parlerai-je de ce savon spécial que nous fabriquions ? De nos expériences d’homosexualité forcée ? Ou peut-être préfères-tu savoir comment je me suis échappé de Berlin après avoir fait l’idiotie d’y revenir ? Il s’en est fallu de peu, je te le dis. » Il fit mine de se raser une joue hérissée de poils, éclata de rire.

« N’importe quoi, dit Todd. Vraiment. » Il regarda Dussander examiner la bouteille vide et se lever en la tenant d’une main. Le vieil homme alla la jeter dans la corbeille à papier.

« Non, rien de tout cela, je pense. Tu n’as pas l’air d’être d’humeur. » Il réfléchit un moment près de la corbeille, puis traversa la cuisine jusqu’à la porte de la cave. Ses chaussettes en laine chuintaient sur le linoléum irrégulier. « Aujourd’hui je crois que je vais plutôt te raconter l’histoire d’un vieil homme qui avait peur. »

Dussander ouvrit la porte de la cave. Il tournait maintenant le dos à la table. Todd se leva sans bruit.

« Il avait peur, continua Dussander, d’un certain jeune garçon qui, d’une curieuse façon, était son ami. Un garçon très malin. Sa mère disait que c’était un “élève doué”, et le vieil homme avait découvert que c’était effectivement un élève doué… mais peut-être autrement que sa mère le pensait. »

Dussander tripota le vieil interrupteur fixé au mur, essayant de le tourner de ses doigts raides et maladroits. Todd avança – glissa quasiment – sur le linoléum, évitant les endroits où il pouvait grincer ou craquer. Il connaissait cette cuisine aussi bien que la sienne, maintenant. Peut-être mieux.

« Au début, le garçon n’était pas l’ami du vieil homme. » Dussander réussit enfin à tourner l’interrupteur. Il descendit la première marche avec la prudence d’un ivrogne expérimenté. « Au début, le vieil homme détesta considérablement le gamin. Puis il se mit à… prendre plaisir à sa compagnie, tout en continuant à le détester. » Il avait levé les yeux vers l’étagère mais se tenait toujours à la rampe. Todd, calme – non, glacé maintenant – arriva derrière lui, se demandant s’il pourrait pousser assez fort pour lui faire lâcher prise. Il préféra attendre que Dussander se penche en avant.

« Le plaisir du vieil homme venait en partie d’un sentiment d’égalité, continua Dussander d’un ton pensif. Vois-tu, le gamin et le vieil homme se tenaient l’un l’autre à la gorge. Chacun savait quelque chose que l’autre voulait garder secret. Alors… ah, alors il devint évident pour le vieil homme que les choses changeaient. Oui. Il perdait son emprise sur le garçon – en partie ou complètement, selon le degré de désespoir du garçon et son intelligence. Au cours d’une longue nuit sans sommeil, il lui vint à l’esprit qu’il faudrait mieux pour lui prendre une nouvelle emprise sur le gamin. Pour sa sécurité. »

À ce moment Dussander lâcha la rampe et se pencha au-dessus des marches abruptes, mais Todd ne fit pas un geste. Le froid qui lui glaçait les os fondait peu à peu, et à la place, la colère et la honte lui colorèrent les joues. Quand Dussander attrapa sa bouteille, Todd se dit méchamment que le vieux avait la cave la plus malodorante de la ville, huile ou pas huile. On aurait dit qu’il y avait un mort là-dedans.

« Alors le vieil homme se leva du lit sans plus attendre. Qu’est-ce que le sommeil pour un vieil homme ? Pas grand-chose. Et il s’installa à son petit bureau, pensant à l’astuce avec laquelle il avait empêtré le gamin dans les crimes qu’il tenait suspendus au-dessus de sa tête. Se souvenant à quel point le gamin avait travaillé dur, très dur, pour faire remonter ses notes. Et de ce que, une fois ce point réglé, le gamin n’aurait plus besoin que le vieil homme reste en vie. Et que si le vieil homme mourait, le gamin serait libre. »

Il se retourna enfin, une bouteille pleine à la main.

« Je t’ai entendu, tu sais, dit-il, presque avec douceur. Dès que tu as repoussé ta chaise pour te lever. Tu n’es pas aussi silencieux que tu crois, gamin. Pas encore, en tout cas. »

Todd ne dit rien.

« Donc, s’exclama Dussander, tandis qu’il rentrait dans la cuisine et repoussait fermement la porte de la cave, le vieil homme a tout noté, nicht wahr ? Il a tout mis noir sur blanc du premier au dernier mot. Quand il a fini par en venir à bout, c’était presque le matin et son arthrite lui brûlait la main – cette verdammt arthrite – mais il se sentait bien, pour la première fois depuis des mois. Il se sentait à l’abri. Il se remit au lit et dormit jusqu’au milieu de l’après-midi. En fait, s’il avait dormi plus longtemps, il aurait manqué son feuilleton favori – Hôpital Général.

Dussander regagna son fauteuil à bascule, s’y installa, sortit un vieux canif à manche d’ivoire et se mit à découper soigneusement le capuchon qui scellait la bouteille de bourbon.

« Le lendemain, le vieil homme mit son plus beau costume et se rendit à la banque où il avait son petit compte chèque et ses économies. Il s’adressa à l’un des employés. Lequel répondit de façon très satisfaisante à toutes ses questions. Il commença par louer un coffre. L’employé expliqua au vieil homme qu’il aurait une clef et que la banque en aurait une autre. Pour ouvrir le coffre, il faudra les deux clefs. Personne d’autre que le vieil homme ne pourrait utiliser sa clef sans une autorisation devant notaire signée par le vieil homme en personne. À une exception près. »

Dussander eut un sourire édenté devant le visage pâle et crispé du garçon.

« Cette exception est prévue en cas de décès du locataire du coffre. » Toujours en regardant Todd, toujours en souriant, Dussander remit le canif dans la poche de son peignoir, dévissa le bouchon de la bouteille et remplit à nouveau sa tasse.

« Qu’est-ce qui se passe alors ? demanda Todd d’une voix rauque.

– Alors, le coffre est ouvert en présence d’un employé de la banque et d’un représentant du Trésor. On fait l’inventaire du contenu. Dans ce cas, ils n’y trouveront qu’une douzaine de pages manuscrites. Non imposables… mais extrêmement intéressantes. »

Les mains de Todd rampèrent l’une vers l’autre, s’agrippèrent nerveusement. « Vous ne pouvez pas faire ça », dit-il d’un ton choqué. Incrédule. La voix de celui qui verrait quelqu’un marcher au plafond. « Vous ne pouvez… ne pouvez pas faire ça.

– Mon garçon, dit gentiment Dussander, je l’ai fait.

– Mais… je… vous… » Soudain sa voix s’éleva en un hurlement d’angoisse. « Vous êtes vieux ! Vous ne savez pas que vous êtes vieux ? Vous pouvez mourir ! Vous pouvez mourir n’importe quand ! »

Dussander se leva et alla prendre un petit verre dans un placard, un verre qui avait jadis contenu de la confiture, avec des personnages de dessins animés en train de danser autour du bord. Todd les connaissait tous – Fred et Wilma Flinstone, Barney et Betty Rubble, Pebbles et Bamm Bamm. Il avait grandi avec eux. Il regarda Dussander essuyer le verre avec un torchon, presque cérémonieux. Il regarda Dussander y verser un doigt de bourbon.

« Pour quoi faire ? marmonna Todd. Je ne bois pas. C’est bon pour les pauvres clodos comme vous.

– Lève ton verre, gamin. C’est une occasion spéciale. Aujourd’hui tu bois. »

Todd le fixa longuement, puis leva son verre. Dussander le heurta gaiement avec sa tasse en faïence bon marché.

« Portons un toast, gamin – longue vie ! Longue vie à nous deux ! Prosit ! » Il vida son bourbon d’un trait et se mit à rire, se balançant d’avant en arrière, ses chaussettes claquant sur le linoléum. Il riait. Todd pensa qu’il n’avait jamais tant ressemblé à un vautour, un vautour en peignoir de bain, un répugnant charognard.

« Je vous hais », murmura-t-il, et Dussander manqua s’étrangler tout en riant. Son visage devint couleur brique et on aurait dit qu’il toussait, riait et étouffait tout à la fois. Todd, effrayé, se leva aussitôt et lui tapa dans le dos jusqu’à ce que la quinte fût passée.

« Danke schön, dit-il. Bois ton verre. Cela te fera du bien. »

Todd obéit. Le bourbon avait un goût infect de sirop pour la toux et alluma un feu dans ses entrailles.

« Je n’arrive pas à croire que vous puissiez boire cette merde toute la journée », dit-il en frissonnant. Il reposa le verre sur la table. « Vous devriez arrêter. Arrêter de boire et de fumer.

– Ton souci de ma santé est très touchant. » Dussander sortit un paquet de cigarettes froissé de la poche où avait disparu le canif. « Et je suis tout aussi soucieux de ton bien-être, mon garçon. Je lis presque chaque jour dans le journal qu’un cycliste s’est fait tuer à un carrefour. Tu devrais arrêter. Tu devrais marcher. Ou prendre le bus, comme moi.

– Allez vous faire enculer ! s’écria Todd.

– Mon garçon, répondit le vieil homme en se reversant du bourbon et en recommençant à rire. Nous nous enculons l’un l’autre – tu ne le savais pas ?

 

Une semaine plus tard, environ, Todd était assis sur un quai désaffecté de l’ancienne gare, en train de lancer des morceaux de mâchefer au travers des rails rouillés et envahis par les mauvaises herbes.

Pourquoi ne pas le tuer de toute façon ?

Parce qu’il avait un esprit logique, vint logiquement la réponse. Il n’y avait aucune raison. Tôt ou tard Dussander allait mourir, et plus tôt que tard, étant donné ses habitudes. Qu’il assassine Dussander ou que le vieux meure d’une crise cardiaque dans sa baignoire, tout serait dévoilé. Il pourrait au moins avoir le plaisir de tordre le cou du vieux vautour.

Tôt ou tard – cette phrase résistait à la logique.

Ce sera peut-être tard, pensait Todd. Cigarettes ou pas, gnôle ou pas, ce vieux salopard est costaud. Il a duré jusqu’à maintenant, alors… alors c’est peut-être pour plus tard.

Il entendit, en dessous de lui, un vague ronflement.

Todd sauta sur ses pieds, lâchant sa poignée de mâchefer. Le ronflement se répéta.

Il se figea, prêt à courir, mais le bruit ne revint pas. À neuf cents mètres, une autoroute à huit voies barrait l’horizon de ce cul-de-sac plein d’ordures et de mauvaises herbes, peuplé de baraques abandonnées, de barrières rouillées et de quais en bois gondolés, remplis d’échardes. Là-haut sur l’autoroute, les voitures brillaient comme des scarabées exotiques aux carapaces vernies. Huit voies pleines de voitures, et ici rien que Todd, quelques oiseaux… et la chose qui avait ronflé.

Il se mit à quatre pattes, prudemment, et regarda sous le quai abandonné. Il y avait un ivrogne allongé au milieu des herbes jaunies, des boîtes vides et des vieilles bouteilles sales. Impossible de dire son âge – Todd lui donnait entre trente et trois cents ans. Il portait un lambeau de tee-shirt amidonné par du vomi séché, un pantalon vert trop grand pour lui et des chaussures d’ouvrier en cuir gris et crevassé. Les fentes bâillaient comme des cris de souffrance. Todd pensa qu’il avait la même odeur que la cave du vieux.

Les yeux injectés de sang du clochard s’ouvrirent lentement, fixant Todd d’un regard trouble, dénué d’étonnement. Le garçon pensa au couteau suisse qu’il avait dans sa poche, le modèle Angler. Il l’avait acheté presque un an avant dans une boutique de sport sur la plage de Redondo. Il entendait encore l’employé qui s’était occupé de lui : Tu ne pourrais pas choisir un meilleur couteau, fiston – un couteau comme celui-là pourra te sauver la vie un jour. Nous vendons quinze cents couteaux suisses bon an mal an.

Mille cinq cents par an.

Il mit la main dans sa poche et agrippa le couteau. En esprit il revoyait le canif de Dussander tourner lentement autour du goulot de la bouteille de bourbon, découpant la capsule. L’instant d’après, il s’aperçut qu’il avait une érection.

Une terreur froide l’envahit.

L’ivrogne passa une main sur ses lèvres craquelées puis les lécha avec une langue que la nicotine avait colorée à jamais d’un jaune sinistre. « T’as dix cents, le gosse ? »

Todd le regarda, impassible.

« Faut que j’aille à L.A. Besoin de dix cents de plus pour le bus. J’ai un rendez-vous, moi. Une proposition de boulot. Un chouette gosse comme toi doit bien avoir dix cents. P’têt’ même vingt-cinq. »

Oui m’sieur, vous pourriez vider un bon Dieu de brochet avec un couteau comme celui-là… Bon Dieu, vous pourriez vider un de ces foutus requins s’il le fallait. Nous en vendons quinze cents par an. En Amérique, toutes les boutiques de sport et tous les surplus de l’Armée et de la Marine en vendent et si vous choisissez de vous en servir pour nettoyer un vieil ivrogne crasseux et merdeux, personne ne pourra remonter jusqu’à vous, absolument PERSONNE.

Le clodo baissa la voix, qui devint un murmure confidentiel, ténébreux. « Pour une thune je te suce, tu trouveras pas mieux. Tu te feras gicler le cerveau, gosse, tu te… »

Todd sortit sa main de sa poche. Avant de l’ouvrir, il n’était pas sûr de ce qu’il y avait dedans. Deux quarters. Deux nickels. Dix cents. Quelques sous. Il les lança au clochard et s’enfuit.

12

Juin 1975.

Todd Bowden, âgé désormais de quatorze ans, remonta en pédalant l’allée de Dussander et posa son vélo sur sa béquille. Le L.A. Times était sur la première marche ; il le ramassa, regarda la sonnette et en dessous les inscriptions proprettes toujours en place : ARTHUR DENKER, NI QUÊTEURS NI VENDEURS NI REPRÉSENTANTS. Bien sûr, maintenant, il ne prenait plus la peine de sonner ; il avait sa clef.

On entendait pas loin le hoquet saccadé d’une tondeuse. La pelouse de Dussander aurait besoin d’être tondue ; il faudrait qu’il lui dise de trouver un gosse avec une machine. Le vieil homme oubliait de plus en plus souvent ce genre de détails. C’était peut-être la sénilité, peut-être l’effet décapant du bourbon sur son cerveau. C’était plutôt une réflexion d’adulte pour un gosse de quatorze ans, mais il n’était même plus surpris par ce genre d’idées. Il pensait souvent comme un adulte, ces derniers temps. Et en général, ça n’avait rien d’exaltant.

Il entra.

Il eut comme d’habitude un instant de terreur froide en entrant dans la cuisine et en voyant Dussander écroulé de travers dans son fauteuil à bascule, une tasse sur la table à côté d’une bouteille de bourbon à moitié vide. Une cigarette avait brûlé jusqu’au bout, laissant sa fine cendre grise dans un couvercle de mayonnaise où il y avait d’autres mégots écrasés. La bouche du vieil homme était ouverte. Il avait le teint jaune. Ses grandes mains pendaient mollement par-dessus les accoudoirs. On aurait dit qu’il ne respirait plus.

« Dussander, dit-il un peu trop durement. Lève-toi et marche, Dussander. »

Il fut soulagé de voir le vieil homme tressaillir, cligner des yeux et finalement se redresser.

« C’est toi ? Si tôt ?

– Ils nous laissent sortir plus tôt le dernier jour », dit Todd. Il montra du doigt la cigarette dans le couvercle de mayonnaise. « Un jour, vous ferez brûler la maison avec ça.

– Peut-être », répondit Dussander, indifférent. Il sortit son paquet en tâtonnant, éjecta une cigarette (qui roula presque jusqu’au bord de la table avant qu’il ne la rattrape), et finit par l’allumer. Il s’ensuivit une quinte de toux prolongée, et Todd se crispa de dégoût. Quand le vieux se laissait vraiment aller, il s’attendait presque à le voir cracher sur la table des morceaux de poumons gris et noirs… probablement en souriant.

Finalement la toux se calma suffisamment pour qu’il puisse parler. « Qu’est-ce que tu as là ?

– Mon bulletin. »

Dussander le prit, l’ouvrit, et le tint à bout de bras pour pouvoir le lire. « Anglais… A. Histoire américaine… A. Sciences naturelles… B plus. Ma classe et moi… A. Français… B moins. Algèbre… B. » Il reposa le bulletin. « Très bien. Comment on dit en argot ? Nous avons récupéré tes billes, gamin. Devras-tu changer certaines des moyennes de la dernière colonne ?

– Le français et l’algèbre, mais pas plus de huit ou neuf points en tout. Je pense qu’on ne saura jamais rien de tout ça. Et je suppose que c’est grâce à vous. Je n’en suis pas fier, mais c’est la vérité. Alors merci.

– Quel discours touchant, dit Dussander qui recommença à tousser.

– Je pense que je ne vais plus vous voir trop souvent à partir de maintenant », dit Todd, et la toux du vieil homme s’arrêta net.

« Non ? dit-il, encore assez poliment.

– Non. Nous allons passer un mois à Hawaii à partir du vingt-cinq juin. En septembre j’irai à l’école de l’autre côté de la ville. C’est cette histoire de ramassage scolaire.

– Oh oui, les Schwartzen, dit Dussander, regardant distraitement une mouche traverser les carreaux rouges et blancs de la toile cirée. Cela fait vingt ans que ce pays s’inquiète et se plaint au sujet des Schwartzen. Mais nous connaissons la solution… n’est-ce pas, gamin ? » Il lui fit son sourire édenté. Todd baissa les yeux et son estomac se souleva, vieille nausée familière. La terreur, la haine, et l’envie de commettre un acte si horrible qu’il ne pouvait être pleinement envisagé qu’en rêve.

« Écoutez, j’ai l’intention d’aller à l’université, au cas où vous ne le sauriez pas, dit Todd. Je sais que ce n’est pas pour demain, mais j’y pense. Je sais même la matière que je veux étudier. L’histoire.

– Admirable. Celui qui ne tire pas les leçons du passé…

– Oh, la ferme. »

Dussander s’exécuta, presque aimablement. Il savait que le garçon n’était pas mûr… pas encore. Il joignit les mains sur ses genoux et le regarda.

« Je pourrais reprendre ma lettre à mon ami, laissa brusquement échapper Todd. Vous savez quoi ? Je vous la ferais lire, et puis je la brûlerais sous vos yeux. Si…

– … si je retirais un certain document de mon coffre en banque.

– Eh bien, ouais. »

Dussander poussa un long soupir, emphatique et lugubre. « Mon garçon, dit-il, tu ne comprends toujours pas la situation. Depuis le début, tu ne l’as jamais comprise. En partie parce que tu n’es encore qu’un enfant, mais pas seulement… même alors, même au début, tu étais un très vieil enfant. Non, le vrai coupable est ton absurde confiance en toi, si américaine, qui ne t’a jamais permis d’examiner les conséquences de ce que tu étais en train de faire… qui ne te le permet toujours pas. »

Todd voulut parler et Dussander leva une main impérieuse, comme le plus vieux flic du monde.

« Non, ne me contredis pas. C’est vrai. Va-t’en si tu veux. Quitte cette maison, disparais, ne reviens jamais. Puis-je t’en empêcher ? Non. Bien sûr que non. Amuse-toi à Hawaii pendant que je reste dans cette cuisine étouffante qui pue la graisse en attendant de voir si les Schwartzen de Watts se mettront une fois de plus à tuer des flics et à brûler leurs logements merdeux. Je ne peux pas t’en empêcher, pas plus que je ne peux m’empêcher de vieillir chaque jour. »

Il fixa Todd avec une telle intensité que celui-ci détourna les yeux.

« Au fond de moi, tout au fond, je ne t’aime pas. Rien ne peut m’obliger à t’aimer. Tu t’es imposé à moi. Tu es un intrus dans ma maison. Tu m’as fait ouvrir des cryptes qu’il aurait peut-être mieux valu laisser fermées, parce que j’ai découvert que ces cadavres avaient été enterrés vivants, et que quelques-uns ont encore un certain souffle.

» Toi-même tu as été pris au piège, mais dois-je te prendre en pitié pour cette raison ? Gott im Himmel ! Tu as fait ton lit ; dois-je te prendre en pitié si tu dors mal ? Non… Je n’ai pas de pitié, et je ne t’aime pas, mais j’en suis venu à te respecter un peu. Alors n’abuse pas de ma patience en me faisant répéter ces explications. Nous pourrions récupérer ces documents et les détruire ici même, dans ma cuisine. Et pourtant ce ne serait pas fini. En fait nous ne serions pas plus avancés que nous ne le sommes à cette minute.

– Je ne vous comprends pas.

– Non, parce que tu n’as jamais réfléchi aux conséquences de ce que tu as déclenché. Mais fais attention, mon garçon. Si nous brûlons nos lettres ici, dans ce couvercle, comment saurais-je que tu n’en as pas fait une copie ? Ou deux ? Ou trois ? À la bibliothèque il y a une Xerox et n’importe qui peut faire une photocopie pour un nickel. Pour un dollar, tu pourrais placarder une copie de mon arrêt de mort à tous les coins de rue sur une vingtaine de pâtés de maisons. Trois kilomètres d’arrêt de mort, gamin ! Imagine ça ! Peux-tu me dire comment je saurais que tu n’as pas fait une chose pareille ?

– Je… eh bien, je… je… » Todd s’aperçut qu’il bégayait et s’obligea à se taire. Sa peau le brûlait, tout d’un coup, et sans raison il se rappela quelque chose qui lui était arrivé quand il avait sept ou huit ans. Lui et un de ses amis traversaient en rampant une conduite passant sous l’ancienne route des poids lourds à la sortie de la ville. L’ami, plus mince que Todd, n’avait pas eu de problème… mais Todd était resté coincé. Il avait soudain pris conscience de l’épaisseur de terre et de rochers au-dessus de sa tête, de tout ce poids noir, et quand un semi était passé là-haut en direction de L.A., ébranlant le sol et faisant vibrer la conduite rouillée qui avait émis une note sourde et quelque peu sinistre, il s’était mis à pleurer et à se débattre stupidement, se lançant en avant, les jambes comme des pistons, hurlant pour appeler à l’aide. Il avait réussi à avancer et finalement, quand il était arrivé à s’extraire de la conduite, il s’était évanoui.

Dussander venait d’exposer un exemple de duplicité à ce point élémentaire qu’il ne lui était même jamais venu à l’esprit. Sa peau le brûlait de plus en plus. Je ne vais pas pleurer, pensa-t-il.

« Et comment saurais-tu que je n’ai pas déposé deux exemplaires dans mon coffre… que j’en ai brûlé un tout en laissant l’autre là-bas ? »

Coincé. Je suis coincé cette fois comme dans la conduite, et qui vas-tu appeler à l’aide maintenant ?

Son cœur battit plus vite dans sa poitrine. Il sentit la sueur perler sur le dos de ses mains et sur sa nuque. Il se rappela ce qu’il avait ressenti dans la conduite, l’odeur de l’eau croupie, le contact froid des nervures métalliques, la façon dont tout avait tremblé quand le camion était passé. Il se souvint de ses larmes brûlantes et désespérées.

« Même si nous pouvions nous adresser à un tiers impartial, il y aurait toujours un doute. Le problème est insoluble, gamin. Sois-en persuadé. »

Coincé. Coincé dans la conduite. Pas moyen de sortir ce coup-là.

Il sentit le monde virer au gris. J’vais pas pleurer. J’vais pas m’évanouir. Il s’obligea à se maîtriser.

Dussander but une grande gorgée et regarda Todd par-dessus le bord du verre.

« Je vais te dire encore deux choses. La première, c’est que si on apprenait ton rôle dans cette affaire, ta punition serait plutôt légère. Il est même possible – non, plus que cela, probable – que cela ne sortirait jamais dans les journaux. Je t’ai terrorisé un jour avec la maison de correction, quand j’avais très peur que tu craques et que tu racontes tout. Mais est-ce que j’y crois ? Non… je m’en suis servi comme un père se sert du croque-mitaine pour obliger un enfant à rentrer à la maison avant la nuit. Je ne crois pas qu’ils t’enverraient là-bas, pas dans un pays où on donne une tape sur la main des tueurs pour les renvoyer tuer à nouveau dans les rues après qu’ils ont passé deux ans à regarder la TV couleurs dans un pénitencier.

Mais cela pourrait tout de même te gâcher la vie. Il reste des archives… et les gens sont bavards. Toujours, ils parlent. On ne laisse pas dépérir un scandale aussi prometteur, on le met en bouteille, comme du vin. Et bien sûr, à mesure que les années passeront, ta culpabilité grandira en même temps que toi. Ton silence sera de plus en plus coupable. Si aujourd’hui la vérité était connue, les gens diraient “Mais ce n’est qu’un enfant… !” ne sachant pas, comme moi, quel vieil enfant tu es. Mais que diraient-ils, gamin, si la vérité sur mon compte, alliée au fait que tu sais tout depuis 1974 et que tu n’as rien dit, voyait le jour alors que tu es encore au lycée ? Ce serait grave. Si cela se passait à l’université, ce serait un désastre. Pour un jeune homme qui se lance dans les affaires… ce serait l’Armageddon. Tu comprends ce premier point ? »

Todd ne dit rien mais Dussander parut satisfait. Il hocha la tête.

Toujours en hochant la tête, il continua : « En second lieu, je ne crois pas que tu aies une lettre. »

Todd s’efforça de rester impassible comme un joueur de poker, mais il avait très peur que ses yeux ne se soient agrandis sous le choc. Dussander l’observait avidement, et le garçon prit soudain conscience de ce que ce vieil homme avait interrogé des centaines, peut-être des milliers de personnes. C’était un expert. Todd avait l’impression que son crâne était en verre et que tout était écrit à l’intérieur en grandes lettres lumineuses.

« Je me suis demandé en qui tu pourrais bien avoir une telle confiance. Qui sont tes amis… avec qui sors-tu ? À qui ce gamin, ce petit gamin autonome, froidement maître de lui, offre sa loyauté ? À personne, voilà la réponse. »

Les yeux de Dussander luisaient d’un éclat jaunâtre.

« Bien des fois je t’ai observé et j’ai fait les comptes. Je te connais, je te connais presque entièrement – non, pas vraiment, un être humain ne peut jamais savoir tout ce qu’un autre cache au fond du cœur – je sais mal ce que tu fais et qui tu vois en dehors de cette maison. Alors je me suis dit : “Dussander, tu as une chance de te tromper. Après toutes ces années, veux-tu te faire prendre et peut-être tuer parce que tu as mal jugé un gamin ?” Peut-être aurais-je pris le risque quand j’étais plus jeune – les chances étaient bonnes et le risque était mince. Pour moi, c’est très curieux, tu sais – plus on vieillit, moins on risque de perdre sur une question de vie et de mort… et pourtant on devient de plus en plus prudent. »

Il fixa durement Todd.

« J’ai une dernière chose à dire, et tu peux aller où tu veux. Ce que j’ai à dire, c’est, même si je mets en doute l’existence de ta lettre, ne mets pas en doute celle de la mienne. Le document que je t’ai décrit existe. Si je meurs aujourd’hui… demain… tout sera connu. Tout.

– Alors il n’y a plus rien pour moi, dit Todd avec un petit rire stupéfait. Vous ne voyez pas ça ?

– Mais si. Les années vont passer. Au fur et à mesure ton emprise sur moi perdra de sa valeur, parce que, même si j’attache toujours autant de prix à ma vie et à ma liberté, les Américains et – oui, même les Israéliens – auront de moins en moins intérêt à me les ôter.

– Ah ouais ? Alors, pourquoi ils ne relâchent pas ce type, Hess ?

– Si les Américains étaient les seuls gardiens – ces Américains qui relâchent les tueurs avec une tape sur la main –, ils le relâcheraient. Les Américains vont-ils accorder aux Israéliens l’extradition d’un vieillard de quatre-vingts ans pour qu’ils le pendent comme ils ont pendu Eichmann ? Je pense que non. Pas dans un pays où on met en première page des journaux la photo du pompier qui va chercher un chaton en haut d’un arbre.

» Non, ton emprise sur moi diminuera en même temps que la mienne sur toi se renforcera. Il n’y a pas de situation statique. Et il viendra un moment – si je vis assez longtemps – où je déciderai que ce que tu sais n’a plus d’importance. Alors je détruirai le document.

– Mais il peut vous arriver tant de choses avant cela ! Les accidents, la maladie, l’épidémie… »

Dussander haussa les épaules. « Il y aura de l’eau si Dieu le veut, nous la trouverons si Dieu le veut et nous la boirons si Dieu le veut. Nous ne sommes pas maîtres du destin. »

Todd regarda le vieil homme un long moment – un très long moment. Il y avait des failles dans son argumentation – il fallait qu’il y en ait. Une échappatoire, une sortie de secours pour tous les deux ou pour Todd. Une façon de retirer ses billes – c’est l’heure, les gars, j’ai mal au pied, il faut que je me taille. Une sombre vision des années à venir frémit quelque part derrière ses yeux. Il la sentait qui attendait de naître à la conscience. Partout où il irait, quoi qu’il fasse…

Il imagina un personnage de dessin animé avec une enclume suspendue au-dessus de sa tête. Quand il terminerait le lycée, Dussander aurait quatre-vingt-un ans, et ce ne serait pas fini. Quand il passerait son bac, Dussander aurait quatre-vingt-cinq ans et ne se trouverait pas encore assez vieux. Il terminerait sa thèse et passerait son diplôme l’année où Dussander, à quatre-vingt-sept ans… ne se sentirait peut-être pas encore en sécurité.

« Non, dit Todd d’une voix épaisse. Ce que vous dites… je ne peux pas affronter ça.

– Mon garçon, dit Dussander d’une voix douce, et Todd entendit pour la première fois et avec une horreur naissante le léger accent que le vieil homme avait mis sur le premier mot. Mon garçon, il le faut. »

Todd le regarda, sentant sa langue gonfler dans sa bouche jusqu’à lui remplir la gorge et manquer de l’étouffer. Alors il tourna les talons et sortit de la maison sans regarder où il allait.

Dussander contempla la scène sans laisser apparaître la moindre expression sur son visage, et quand la porte claqua et qu’il n’entendit plus les pas du gamin, ce qui signifiait qu’il avait pris son vélo, il alluma une cigarette. Il n’y avait bien sûr ni coffre ni document. Mais le gamin croyait à l’existence de ces choses, il y croyait sans réserve. Dussander était en sécurité. C’était fini.

Mais ce n’était pas fini.

 

Cette nuit-là, ils rêvèrent de meurtre tous les deux, et tous les deux se réveillèrent dans un mélange de terreur et d’exaltation.

Todd retrouva à son réveil une sensation familière, son bas-ventre poisseux. Dussander, trop vieux pour ce genre de choses, endossa l’uniforme SS et se recoucha, attendant que se calment les battements affolés de son cœur. L’uniforme bon marché commençait déjà à se râper.

Dans son rêve, il avait finalement atteint le camp au sommet de la colline. Le grand portail coulissa pour le laisser entrer, puis se referma avec un grondement sourd. Le portail et l’enceinte étaient électrifiés. Les êtres nus et décharnés qui le poursuivaient se jetèrent contre l’enceinte, vague après vague. Dussander leur rit au nez, se pavanant de long en large, bombant le torse, sa casquette inclinée exactement comme il le fallait. Une odeur forte et vineuse de chair brûlée remplit l’air nocturne, et il se réveilla en Californie du Sud en pensant à des feux follets, à la nuit quand les vampires cherchent les flammes bleues.

 

Deux jours avant le départ prévu des Bowden pour Hawaii, Todd retourna à l’ancienne gare où jadis des gens avaient pris des trains pour San Francisco, Seattle et Las Vegas, et où d’autres, encore avant, avaient pris le trolley pour Los Angeles.

Il arriva peu avant la tombée de la nuit. Au virage de l’autoroute, neuf cents mètres plus loin, la plupart des voitures avaient allumé leurs feux de position. Il faisait chaud, mais Todd avait tout de même mis un blouson en toile. En dessous, passé dans sa ceinture, il y avait un couteau de boucher enroulé dans une vieille serviette. Il avait acheté le couteau dans un hypermarché, un grand, entouré par des hectares de parking.

Il regarda sous le quai où il avait trouvé le clochard, un mois plus tôt. Son esprit tournait en rond, sans avoir prise sur rien ; il n’y avait en lui que des ombres noires sur fond noir.

Il trouva même le clochard, ou peut-être un autre, ils avaient tous à peu près la même allure.

« Hé ! dit Todd. Hé ! Tu veux un peu d’argent ? »

Le clochard se retourna en clignant des yeux. Il vit le grand sourire lumineux du garçon et se mit à sourire. L’instant d’après, le couteau de boucher plongea dans un éclat blanc de chrome et entailla la joue mal rasée. Du sang gicla. Todd voyait la lame dans la bouche ouverte du clochard… la pointe accrocha un moment le coin gauche de la bouche, déformant les lèvres en un sourire tordu, absurde. Puis le couteau fabriqua lui-même le sourire, découpant le clochard comme une citrouille de Mardi gras.

Il donna trente-sept coups de couteau. Il les compta. Trente-sept y compris le premier qui avait traversé la joue du clochard et transformé son ébauche de sourire en rire monstrueux. Le clochard n’essaya plus de crier après le quatrième coup. Il n’essaya plus de ramper loin de Todd après le sixième. Ensuite, Todd s’était glissé sous le quai pour finir le travail.

En rentrant chez lui, il jeta le couteau dans la rivière. Il y avait des taches de sang sur son pantalon. Il le jeta dans la machine qu’il régla sur lavage à eau froide. Il y avait encore quelques traces décolorées quand il le sortit de la machine, mais peu importait. Elles disparaîtraient avec le temps. Le lendemain, il s’aperçut qu’il pouvait à peine lever le bras droit, et pas plus haut que son épaule. Il dit à son père qu’il avait dû se froisser un muscle en jouant au base-ball dans le parc avec ses copains.

« Ça ira mieux à Hawaii », lui dit Dick Bowden en lui ébouriffant les cheveux. Effectivement : au retour, son bras était comme neuf.

13

C’était de nouveau juillet.

Dussander, correctement vêtu de l’un de ses trois costumes (pas le meilleur), attendait à l’arrêt du bus le dernier omnibus de la journée pour rentrer chez lui. Il était onze heures moins le quart. Il avait vu un film, une comédie légère et pétillante qui lui avait beaucoup plu. Depuis le courrier du matin, il était resté de bonne humeur. Il avait reçu une carte postale du gamin, une photo aux couleurs brillantes de la plage de Waikiki avec à l’arrière-plan les gratte-ciel blancs comme l’ivoire des grands hôtels. Quelques mots étaient écrits au verso.

Cher Monsieur Denker,

C’est vraiment un sacré endroit. Je suis allé nager tous les jours. Mon père a pris un gros poisson et ma mère rattrape ses lectures en retard (blague). Demain nous allons sur un volcan. J’essaierai de ne pas tomber dedans ! J’espère que vous êtes okay.

Continuez d’aller bien.

TODD

Il souriait encore en repensant au sens de ces derniers mots quand une main lui toucha le coude.

« Monsieur ?

– Oui ? »

Il se retourna, sur ses gardes – même à Santo Donato, les agressions n’étaient pas inconnues – et l’odeur le fit reculer. On aurait dit un mélange de bière, d’haleine puante, de sueur séchée, peut-être de Musterole. C’était un clochard en pantalon informe, avec une chemise en flanelle et de très vieilles Keds réparées, avec du ruban adhésif crasseux. Le visage, au-dessus de cet ensemble disparate, ressemblait à la mort de Dieu.

« Vous auriez pas dix cents, monsieur ? Moi, faut que j’aille à L.A. Une proposition d’emploi. Il me faut juste dix cents en plus pour l’express. Je demanderai pas si c’était pas la vraie occase pour moi. »

Dussander avait commencé à froncer les sourcils, mais son sourire revint.

« Vous voulez vraiment y aller en bus ? »

L’ivrogne eut un sourire malade, sans comprendre.

« Supposez que vous preniez le bus avec moi, proposa Dussander. Je peux vous offrir un verre, un repas, un bain et un lit. Tout ce que je demande en échange, c’est un peu de conversation. Je suis un vieil homme. Je vis seul. Parfois une compagnie est particulièrement bienvenue. »

Le sourire du clochard reprit brusquement sa santé quand la situation fut clarifiée. Il s’agissait d’un vieux pédé riche qui voulait s’encanailler.

« Tout seul chez vous ! Putain, chépas ? »

Dussander répondit à la grimace insinuante par un sourire poli. « Je vous demanderai seulement de ne pas vous asseoir près de moi dans le bus. Vous sentez plutôt fort.

– P’têt’ vous voudrez pas que j’empuantisse votre maison, alors, dit l’ivrogne avec un regain de dignité chancelante.

– Venez, le bus arrive dans une minute. Descendez un arrêt après moi et revenez deux blocs en arrière. Je vous attendrai au coin. Le matin, je verrai ce que je peux faire. Peut-être deux dollars.

– P’têt’ même cinq, dit l’autre gaiement, ayant oublié sa dignité, chancelante ou pas.

– Peut-être, peut-être », répondit Dussander, impatient, qui entendait approcher le grondement sourd du diesel. Il mit un quarter, le prix du trajet, dans la paume crasseuse du clochard et s’écarta de quelques pas sans regarder en arrière.

L’autre resta immobile, indécis, quand les phares du bus balayèrent la côte. Il n’avait pas bougé et contemplait le quarter en fronçant les sourcils quand le vieux pédé monta dans le bus sans se retourner. Le clochard s’éloigna de quelques pas, puis, à la dernière seconde, il fit demi-tour et monta juste avant la fermeture des portes. Il posa sa pièce dans l’appareil avec l’air de celui qui risque cent dollars sur un tocard, dépassa Dussander sans lui lancer plus qu’un regard et s’assit à l’arrière. Il sommeilla quelque temps, et quand il se réveilla, le vieux pédé riche était parti. Il descendit à l’arrêt suivant, sans savoir si c’était le bon, et sans s’en soucier vraiment.

Revenu en arrière sur deux blocs, il aperçut une vague silhouette sous un réverbère. C’était bien le vieux pédé. Il le regardait venir, debout comme au garde-à-vous.

Le clochard eut un frisson, une seconde d’inquiétude, l’envie de tourner les talons et d’oublier toute l’histoire.

Mais le vieil homme l’avait pris par le bras… et sa poigne était surprenante.

« Bien, dit le vieil homme. Je suis content que vous soyez venu. Ma maison est par là. Ce n’est pas loin.

– Peut-être même dix, ajouta le clochard, se laissant conduire.

– Peut-être même dix », dit le vieux pédé. Puis il rit. « Qui sait ? »

14

L’année du bicentenaire était arrivée.

Todd vint voir Dussander une demi-douzaine de fois entre son retour de Hawaii en été 1975 et le voyage à Rome qu’il fit avec ses parents quand l’orgie de drapeaux, de tambours et de grands voiliers approchait de son apogée. Todd fut exceptionnellement autorisé à quitter l’école le premier juin, et ils rentrèrent trois jours avant le Quatre Juillet du bicentenaire.

Ces visites à Dussander se passaient en demi-teintes, sans rien de désagréable : ils découvrirent tous deux qu’ils pouvaient se montrer courtois l’un envers l’autre. Leurs échanges passaient plutôt par le silence que par les mots, et leurs conversations auraient endormi un agent du FBI. Todd raconta au vieil homme qu’il voyait de temps en temps une fille, une certaine Angela Farrow. Il n’était pas fou d’elle, mais c’était la fille d’une amie de sa mère. Le vieil homme lui dit qu’il s’était mis à la tapisserie, parce qu’il avait lu quelque part que c’était bon pour l’arthrite. Il lui montra plusieurs exemples de son travail, que Todd admira consciencieusement.

Le gamin avait pas mal grandi, n’est-ce pas ? (Eh bien, cinq centimètres.) Dussander avait-il arrêté de fumer ? (Non, mais il était obligé de fumer moins, parce que, autrement, il toussait trop.) Comment se passait son travail scolaire ? (Difficile, mais passionnant : il n’avait eu que des A et des B, avait atteint la finale d’un concours lancé par l’État grâce à son projet d’énergie solaire pour la Foire de la Science, et il pensait maintenant choisir l’anthropologie plutôt que l’histoire quand il entrerait à l’université.) Qui tondait la pelouse de Dussander cette année ? (Randy Chambers, qui habitait au coin – un bon garçon, mais un peu gros et lent.)

Cette année-là, Dussander avait liquidé trois clochards dans sa cuisine. On l’avait abordé une vingtaine de fois à l’arrêt du bus, en ville, et sept fois il avait fait son offre : un verre, un dîner, un bain et un lit. Il avait essuyé deux refus, et deux autres fois les clochards étaient tout simplement partis avec le quarter qu’il leur avait donné pour le trajet. En y réfléchissant, il avait imaginé une parade, et acheté un carnet de tickets. Deux dollars cinquante pour quinze trajets, et non échangeables chez les marchands de vin.

Dernièrement, quand il avait fait très chaud, Dussander avait senti une odeur désagréable monter de sa cave. Ces jours-là, il fermait hermétiquement portes et fenêtres.

Todd Bowden avait trouvé un clochard endormi dans une conduite désaffectée d’un terrain vague sur la route de Cienaga – c’était en décembre, pendant les vacances de Noël. Il était resté immobile, tremblant, les mains dans les poches, en regardant le clochard. Il était revenu dans le terrain vague six fois en cinq semaines, toujours avec le même blouson à moitié fermé pour cacher le marteau de charpentier enfoncé dans sa ceinture. Enfin il avait retrouvé le clochard – celui-là ou un autre, tout le monde s’en fout – l’après-midi du premier mars. Il avait commencé au marteau, et à un certain moment (il ne se souvenait plus quand ; tout baignait dans un brouillard rouge), il s’était servi de l’arrache-clous pour effacer le visage du clochard.

Pour Kurt Dussander, les clochards étaient une offrande à moitié cynique aux dieux qu’il avait finalement reconnus… ou retrouvés. Et il prenait du bon temps. Du coup il se sentait revivre. Il commençait à penser que les années passées à Santo Donato – avant que le gamin ne soit apparu sur son perron avec ses grands yeux bleus et son grand sourire américain –, ils les avaient vécues comme s’il était devenu vieux avant l’âge. Il venait de dépasser les soixante-cinq ans quand Todd était arrivé. Et maintenant il se sentait bien plus jeune.

L’idée d’un sacrifice aux dieux aurait commencé par faire sursauter Todd – mais il aurait pu éventuellement l’accepter. Après avoir poignardé le clochard sous le quai de l’ancienne gare, il avait cru que ses cauchemars allaient prendre de l’ampleur – peut-être même le rendre fou. Il s’était attendu à des vagues de culpabilité qui l’auraient paralysé, auraient pu le pousser à avouer ou à se tuer.

Au lieu de quoi il était allé à Hawaii avec ses parents et avait passé les meilleures vacances de sa vie.

En septembre il était entré au lycée avec l’impression étrange d’être tout frais, tout neuf, comme si une autre personne s’était glissée dans la peau de Todd Bowden. Des choses qui ne lui avaient fait aucun effet depuis qu’il était tout petit – la lumière du soleil juste après l’aube, le spectacle de l’océan derrière la jetée, la vue des gens qui se pressent dans une rue du centre à ce moment du crépuscule où les lumières s’allument –, ces choses s’imprimaient désormais dans son esprit comme une série de camées lumineux, d’images aussi précises que si elles avaient été plongées dans un bain galvanoplastique. Il sentait le goût de la vie comme une gorgée de vin prise à la bouteille.

Quand il avait aperçu le clochard dans sa conduite, les cauchemars avaient recommencé.

Le plus courant évoquait l’ivrogne qu’il avait poignardé dans la gare abandonnée. En rentrant de l’école, il déboula dans la cuisine, un joyeux Hé, Monica-baby ! sur les lèvres, qui s’éteignit quand il vit le cadavre du clochard sur l’estrade dans le coin du petit déjeuner, écroulé sur l’établi de boucher qui servait de table, avec sa chemise et son pantalon puant encore le vomi. Du sang avait coulé sur le carrelage luisant, du sang avait séché sur les comptoirs en inox, et il y avait des empreintes sanglantes sur les placards en pin naturel.

Épinglé sur la planche près du frigo, un message de sa mère : Todd – Suis partie faire des courses. Je reviens à 3 h 30. Au-dessus de la cuisinière Jenn-Air, les aiguilles de la pendule élégante marquaient 3 h 20, l’ivrogne mort se vautrait là-haut comme un affreux machin visqueux sorti de l’arrière-cave d’un chiffonnier, il y avait du sang partout et Todd se mit à vouloir nettoyer, essuyant tout ce qu’il voyait sans cesser de crier au clochard mort qu’il fallait qu’il s’en aille, qu’il le laisse tranquille, et l’ivrogne se prélassait et restait mort, souriant au plafond, et des ruisseaux de sang coulaient des entailles dont sa peau crasseuse était couverte. Todd arracha le balai 0 Cedar du placard et le passa sur le sol comme un insensé, voyant qu’il n’arrivait pas à éponger le sang mais seulement à le diluer, à le répandre plus loin, il était pourtant incapable d’arrêter. Au moment où il entendit la station-wagon de sa mère tourner dans l’allée, il comprit que l’ivrogne était Dussander. Après ces rêves, il s’éveillait en sueur, haletant, agrippé aux draps des deux mains.

Mais après qu’il eut finalement retrouvé le clochard dans sa conduite – celui-là ou un autre – et employé le marteau, les rêves disparurent. Il se dit qu’il lui faudrait tuer à nouveau, et plus d’une fois. C’était dommage, mais bien sûr ils n’avaient plus aucune utilité en tant que créatures humaines. Sauf pour Todd, naturellement. Et Todd, comme tous les gens qu’il connaissait, adaptait simplement son style de vie à ses besoins personnels à mesure qu’il vieillissait. En vérité, il était comme tout le monde. Il faut faire son propre chemin dans la vie : pour trouver sa voie, on est seul.

15

À l’automne de sa première année de lycée, Todd joua base arrière dans l’équipe des Cougars de Santo Donato et fut nommé pour le championnat. Au second trimestre, celui qui se terminait fin janvier 1977, il remporta le concours de l’essai patriotique de la Légion américaine. Ce concours était ouvert à tous les lycéens qui prenaient des cours d’histoire américaine. Le texte de Todd s’intitulait La Responsabilité d’un Américain. Pendant la saison de base-ball, il devint le lanceur vedette de son école, avec quatre victoires et aucune défaite. Trois cent soixante et un points de moyenne. En juin, à la distribution des prix, il fut nommé « Athlète de l’année » et l’entraîneur Haines lui décerna une médaille (Coach Haines, qui un jour l’avait pris à part pour lui dire de continuer à perfectionner son arrondi, « parce que pas un de ces nègres ne peut lancer une balle coupée, pas un »). Monica Bowden fondit en larmes quand Todd l’appela de l’école pour lui annoncer qu’il allait avoir le prix. Dick Bowden se pavana dans son bureau pendant quinze jours après la cérémonie, essayant de ne pas se vanter. Cet été-là, ils louèrent un bungalow à Big Sur et Todd se lava le cerveau pendant quinze jours de plongée sous-marine. La même année, Todd assassina quatre vagabonds. Deux à coups de poignard, deux à coups de matraque. Il mettait maintenant deux pantalons l’un sur l’autre pour ce qu’il osait appeler ses parties de chasse. Parfois il prenait le bus pour repérer des endroits prometteurs. Les deux meilleurs qu’il trouva étaient la Mission pour les indigents de Santo Donato sur Douglas Street, et le coin d’Euclid près de l’Armée du Salut. Il traversait le quartier à pied, lentement, en quête d’un mendiant. Quand un clochard s’approchait, Todd lui disait qu’il voulait, lui Todd, une bouteille de whisky, et que si le clochard allait la lui acheter, Todd la partagerait avec lui. Il connaissait un endroit, disait-il, où ils pouvaient aller. C’était chaque fois un endroit différent, bien sûr. Il résistait à une forte envie de retourner à la gare ou à la conduite derrière le terrain vague de la route de Cienega. Il aurait été peu sage de retourner sur les lieux du crime.

Cette même année, Dussander fuma moins, but son bourbon Ancient Age et regarda la TV. Todd passait de temps en temps, mais leur conversation devenait squelettique. Ils s’écartaient l’un de l’autre. Dussander célébra son soixante-dix-neuvième anniversaire, et Todd son seizième. Dussander déclara que seize ans était le plus bel âge de la jeunesse, quarante et un le plus bel âge de la maturité, et soixante-dix-neuf le plus bel âge de la vieillesse. Todd approuva poliment. Dussander était carrément ivre, et ricanait d’une façon qui le mettait mal à l’aise.

Dussander avait expédié deux clochards pendant l’année scolaire 1976-1977. Le second avait été plus vivace qu’il n’en avait eu l’air : même ivre mort, il avait titubé autour de la cuisine avec un couteau à découper planté à la base du cou, le sang jaillissant sur sa chemise et jusque sur le sol. Le clochard avait redécouvert le couloir après avoir fait deux fois le tour de la pièce en chancelant et avait presque réussi à s’échapper de la maison.

Dussander était resté figé, les yeux écarquillés, choqué, incrédule, regardant l’ivrogne souffler et grogner de plus en plus près de la porte, rebondir de chaque côté du couloir en faisant tomber les mauvais chromos accrochés aux murs. Sa paralysie n’avait disparu que lorsque l’homme avait tendu la main vers le bouton de porte. Alors il avait bondi, ouvert le tiroir du buffet d’un coup sec et pris la fourchette à gigot, couru le long du couloir en brandissant l’instrument qu’il avait planté dans le dos du clochard.

Dussander était resté debout, haletant, son vieux cœur pris de frénésie… battant aussi vite que celui du cardiaque en crise dans le feuilleton du samedi soir qui lui plaisait tant, Urgences ! Il avait finalement ralenti, repris son rythme normal, et Dussander sut que tout irait bien.

Il y avait eu une grande quantité de sang à nettoyer.

Cela faisait quatre mois, et depuis lors il n’avait plus fait d’avances à l’arrêt du bus. Il avait très peur de la façon dont il avait failli rater le dernier… mais en se rappelant la manière dont il avait rattrapé les choses au dernier moment, son cœur se gonflait de fierté. Pour finir, le clochard n’avait pas atteint la porte, c’était la seule chose qui comptait.

16

À l’automne 1977, au premier trimestre, Todd s’inscrivit au club de tir. En juin 1978, il était devenu tireur d’élite. En football, il fut à nouveau nommé pour le championnat, gagna cinq matchs de base-ball, en perdit un (à la suite de deux erreurs et d’un faux départ) et obtint la troisième place dans toute l’histoire de l’école au concours des bourses. Inscrit à Berkeley, il fut aussitôt accepté. Dès avril, il sut qu’il serait l’orateur ou le présentateur de la remise des diplômes. Il avait très envie d’être l’orateur.

À la fin de l’année scolaire, il lui vint une étrange obsession, aussi effrayante qu’irrationnelle. Todd avait bien l’impression de la maîtriser, c’était toujours un réconfort, mais qu’une telle idée puisse lui venir à l’esprit le terrifiait. Il avait réglé ses problèmes. Son existence ressemblait à la cuisine étincelante et ensoleillée de sa mère, où tout était recouvert de chrome, de formica ou d’inox – un endroit où tout fonctionnait en appuyant sur un bouton. Il y avait bien sûr des placards dans cette cuisine, obscurs et profonds, mais on pouvait y entasser beaucoup de choses et refermer les portes.

Cette nouvelle obsession lui rappelait le rêve où il rentrait chez lui et découvrait le clochard mort et sanglant dans la pièce si propre et lumineuse de sa mère. C’était comme si, dans l’arrangement clair et précis qu’il avait fait, dans cette cuisine mentale avec une-place-pour-chaque-chose-et-chaque-chose-à-sa-place, se traînait maintenant un intrus couvert de sang titubant à la recherche d’un endroit pour mourir le moins discrètement possible…

L’autoroute à huit voies était à cinq cents mètres de chez les Bowden, bordée par un talus abrupt et broussailleux où on pouvait se cacher aisément. Son père lui avait donné pour Noël une Winchester 30.30 avec lunette téléscopique adaptable. Aux heures de pointe, quand les huit voies seraient pleines de voitures, il se choisirait un emplacement sur le talus et… alors il pourrait facilement…

Faire quoi ?

Se suicider ?

Détruire tout ce qu’il avait édifié depuis quatre ans ?

Quoi, dis-moi ?

Non, m’sieur, non m’dame, pas question.

C’est pour rire, comme on dit.

Bien sûr… mais l’obsession était toujours là.

 

Un samedi, quelques semaines avant la fin de sa dernière année de lycée, Todd vida soigneusement le chargeur du 30.30, le mit dans son étui et posa l’arme sur le siège arrière du nouveau jouet de son père – une Porsche d’occasion. Il alla jusqu’au bord des taillis qui descendaient en pente raide vers l’autoroute. Ses parents avaient pris le break pour aller passer le week-end à L. A. Dick, désormais associé à part entière, devait discuter avec l’équipe de Hyatt d’un nouvel hôtel à Reno.

Son cœur battait à grands coups et sa bouche était pleine d’une salive amère, électrique. Todd s’engagea sur la pente, gardant l’arme dans son étui, trouva un tronc d’arbre mort et s’installa derrière, assis en tailleur. Il sortit la carabine et la posa sur la surface lisse du tronc. La fourche d’une branche cassée fournissait un appui commode. Il coinça la crosse au creux de son épaule et colla son œil à la lunette.

Imbécile ! lui cria son esprit. Mec, c’est vraiment stupide ! Si quelqu’un te voit, peu importe si le fusil est chargé ou non, tu auras de sacrées emmerdes, et il se pourrait même qu’un flic te tire dessus !

C’était le milieu de la matinée, il y avait peu de circulation, Todd centra la lunette sur une femme au volant d’une Toyota bleue. La vitre était à demi baissée et le col rond de son corsage sans manches volait au vent. Todd visa la tempe et appuya sur la gâchette. Mauvais pour le percuteur, mais rien à foutre.

« Pow », murmura-t-il quand la Toyota eut disparu sous un pont un demi-mile plus loin. Il avala sa salive. La boule dans sa gorge lui faisait l’effet d’une masse de pièces de monnaie collées ensemble.

Ensuite arriva un homme au volant d’une camionnette Subaru, avec une barbe grise effilochée et une casquette de base-ball des San Diego Padres.

« C’est toi… le salopard… le salopard qui a tué mon frère », chuchota Todd en gloussant un peu, et il appuya encore sur la gâchette du 30.30.

Il en abattit cinq de plus, le clic impuissant du percuteur gâchant chaque fois l’illusion de meurtre. Puis il remit la carabine dans son étui et remonta la pente, courbé en deux pour qu’on ne le voie pas. Il reposa l’arme dans la Porsche. Des coups brûlants lui martelaient les tempes. Il rentra chez lui. Monta dans sa chambre. Se masturba.

17

L’ivrogne portait un pull en laine déchiré qui se détricotait, stupéfiant et même surréaliste en Californie du Sud. Il portait aussi des jeans de marine, percés aux genoux, laissant voir une peau blanche, velue, couverte de croûtes. Il leva son verre à moutarde – où Fred et Wilma, Barney et Betty exécutaient une danse grotesque, une sorte de rite de fertilité, et s’envoya d’un coup sa dose de bourbon. Pour la dernière fois sur cette terre, il fit claquer ses lèvres.

« Chef, ça fait du bien par où ça passe. Je n’ai pas peur de le dire.

– J’aime bien boire un verre après dîner », répondit Dussander, derrière lui, avant de planter le couteau de boucher dans le cou du clochard. Il y eut un craquement de cartilage, un peu comme une baguette qu’on arracherait joyeusement d’un poulet rôti encore chaud. Le verre à moutarde tomba sur la table et roula vers le bord, de sorte que les personnages avaient encore plus l’air de danser. L’ivrogne renversa la tête en arrière, voulut crier. Il ne put émettre qu’une sorte de sifflement effroyable. Ses yeux s’agrandirent, s’agrandirent… puis sa tête heurta lourdement la toile cirée rouge et blanche qui recouvrait la table. Son dentier sortit à moitié de sa bouche, comme un sourire semi-détachable.

Dussander arracha le couteau – il dut s’y prendre à deux mains – et alla le porter dans l’évier déjà rempli d’eau chaude, de Lemon Fresh Joy et d’assiettes sales. Le couteau sombra dans un remous de bulles parfumées au citron comme un minuscule chasseur à réaction s’enfonçant dans un nuage.

Dussander retourna près de la table et dut s’arrêter, une main sur l’épaule du mort, secoué par une quinte de toux. Il sortit son mouchoir de sa poche revolver et cracha des glaires d’un brun jaunâtre. Il fumait trop, ces derniers temps. Toujours quand il s’apprêtait à s’en faire un de plus. Mais cette fois, ça s’était vraiment bien passé comme sur des roulettes. Il avait eu peur, après le gâchis de la fois d’avant, de tenter un peu trop le sort en recommençant.

Maintenant, s’il se dépêchait, il aurait encore le temps de voir la dernière partie de Lawrence Welk.

Il traversa la cuisine à pas pressés, ouvrit la porte de la cave et tourna l’interrupteur. Retourna près de l’évier et sortit du placard d’en bas le paquet de sacs poubelles en plastique vert. Tout en allant vers l’ivrogne, il en défroissa un en le secouant. Du sang avait coulé dans tous les sens sur la toile cirée, s’accumulant en flaques sur les genoux du mort et sur le linoléum défraîchi et gondolé. Il y en aurait aussi sur la chaise, mais tout cela pouvait se nettoyer.

Dussander attrapa le clochard par les cheveux et lui souleva la tête sans effort, comme s’il n’y avait plus d’os. Le mort se retrouva la tête en arrière comme chez le coiffeur, pour un shampooing avant la coupe. Le vieil homme lui enfila le sac poubelle sur la tête, sur les épaules, jusqu’aux avant-bras. Il n’alla pas plus loin. Il défit la ceinture de son hôte et la sortit du pantalon pour lui entourer le corps un peu au-dessus des coudes en serrant à fond dans un bruissement de plastique. Dussander se mit à chantonner à mi-voix.

L’ivrogne portait aux pieds des Hush Puppies crasseuses et trouées qui s’écartèrent mollement sur le sol, formant un V, quand Dussander le traîna par la ceinture vers la porte de la cave. Quelque chose de blanc tomba du sac plastique et cliqueta sur le lino. C’était le râtelier du clochard. Dussander le ramassa et le fourra dans une des poches du jean.

Il posa le corps dans l’embrasure, la tête reposant sur la seconde marche, puis remonta plus haut et lui donna trois bons coups de pied. Les deux premiers bougèrent à peine le cadavre désarticulé mais le troisième l’envoya glisser au bas des marches. À mi-chemin, les pieds passèrent par-dessus la tête et le corps effectua un saut périlleux d’acrobate pour atterrir sur le ventre, avec un bruit sourd, sur le sol en terre battue. Une Hush Puppie s’était envolée, et Dussander se dit qu’il devrait la ramasser.

Il descendit les marches, contourna le corps et alla vers son établi. Sur la gauche, bien alignés, une bêche, un râteau et une houe étaient appuyés contre le mur. Dussander choisit la bêche. Un peu d’exercice ferait du bien à un vieil homme. Un peu d’exercice lui donnerait l’impression de rajeunir.

L’odeur, dans la cave, n’était pas des plus agréables, mais cela ne le gênait guère. Il passait de la chaux une fois par mois (tous les trois jours après s’être fait un nouveau clochard) et il s’était procuré un ventilateur qu’il avait installé en haut pour empêcher l’odeur d’envahir la maison les jours de grande chaleur. Josef Kramer, se souvint-il, aimait affirmer que les morts parlent, mais que nous les entendons grâce à notre nez.

Dussander choisit un endroit dans le coin nord et se mit au travail. La tombe faisait soixante-quinze centimètres sur deux mètres. Il avait déjà creusé soixante centimètres, la moitié de ce qu’il fallait, quand une douleur paralysante lui transperça la poitrine comme une décharge de fusil. Il se redressa, ouvrant grand les yeux. Puis la douleur dévala le long de son bras… une douleur incroyable, comme si une main invisible s’était refermée sur toutes ses veines pour les arracher. Il vit la pelle tomber sur le côté, sentit ses genoux céder sous lui. Pendant un instant d’horreur, il crut qu’il allait tomber droit dans la tombe.

Dussander réussit à reculer de trois pas en chancelant et se laissa tomber sur son établi avec un air stupéfait, stupide. Il pouvait sentir l’expression de son visage, et il se dit qu’il devait ressembler à l’un de ces comédiens du temps du muet venant de se faire heurter par une porte à tambour ou enfermer dans un corral. Il laissa pendre sa tête entre ses genoux en suffoquant.

Un quart d’heure s’écoula, interminable. La douleur avait un peu diminué, mais il se sentait incapable de se lever. Pour la première fois, il comprit ce qu’était réellement la vieillesse, tout ce qui lui avait été jusqu’alors épargné. La terreur le faisait presque gémir à voix haute. Dans cette cave humide et puante, la mort l’avait frôlé de son aile, effleuré de sa robe. Elle allait peut-être revenir. Mais il ne voulait pas mourir ici, pas s’il pouvait l’empêcher.

Il se redressa, gardant les bras croisés sur sa poitrine, comme pour maintenir toute cette machinerie fragile. Il tituba jusqu’au bas des marches, mais son pied gauche heurta une des jambes du clochard et il tomba sur ses genoux avec un petit cri. Un élancement lui brûla le cœur. Il regarda l’escalier – les marches si raides. Douze, douze marches.

En haut, très loin, le carré lumineux paraissait se moquer.

« Ein, dit Kurt Dussander en se hissant sur la première marche avec une grimace. Zwei, Drei, Vier. »

Il lui fallut vingt minutes pour atteindre le linoléum de la cuisine. Deux fois, sur les marches, la douleur avait menacé de revenir, et les deux fois il avait attendu, les yeux fermés, sachant parfaitement que si elle se manifestait avec la même force, il allait probablement mourir. Chaque fois la douleur s’était atténuée.

Il rampa jusqu’à la table en évitant les taches et les traînées de sang qui se coagulaient. Il prit la bouteille de bourbon, but une gorgée, ferma les yeux. Dans sa poitrine quelque chose de serré à bloc se détendit légèrement. La douleur s’éloigna un peu plus. Cinq minutes plus tard, il se traîna lentement le long du couloir. Le téléphone était à mi-chemin, sur une petite table.

 

Il était neuf heures et quart quand le téléphone sonna chez les Bowden. Todd était assis en tailleur sur le divan, revoyant ses notes pour l’examen de trigo. Pour lui, la trigo était une vacherie, comme les maths en général, et probablement pour toujours. Son père était de l’autre côté de la pièce, en train d’étudier les talons de ses chéquiers avec une calculette sur les genoux et une légère expression d’incrédulité sur le visage. Monica, près du téléphone, regardait le James Bond que Todd avait enregistré sur HBO deux soirs plus tôt. « Allô ? » Elle écouta. Fronçant légèrement les sourcils, elle tendit l’écouteur à Todd. « C’est M. Denker. Il a l’air excité. Ou inquiet. »

Todd sentit aussitôt sa gorge se serrer, mais son visage frémit à peine. « Vraiment ? » Il alla jusqu’à l’appareil et prit le combiné. « Salut, monsieur Denker. »

Dussander parlait d’une voix rauque et brève. « Viens ici tout de suite, gamin. J’ai eu une crise cardiaque. Une crise assez grave, à mon avis.

– Waouh ! » dit Todd, essayant de rassembler ses idées qui s’envolaient et de lutter contre la terreur qui lui remplissait la tête. « C’est intéressant, c’est sûr, mais il est plutôt tard et je révisais…

– Je sais que tu ne peux rien dire, coupa Dussander d’un ton brutal, presque un aboiement. Mais tu peux écouter. Je ne peux pas appeler une ambulance ni police-secours, gamin… en tout cas pas maintenant. Il y a trop de saletés ici. J’ai besoin d’aide… ce qui veut dire que tu as besoin d’aide.

– Bon… si vous le prenez comme ça… » Le cœur de Todd battait à cent vingt mais son visage restait calme, presque serein. Ne savait-il pas depuis toujours qu’il y aurait un soir comme celui-ci ? Bien sûr que si.

« Dis à tes parents que j’ai reçu une lettre, dit Dussander. Une lettre importante. Tu comprends ?

– Oui, okay.

– Maintenant nous allons voir, gamin. Nous allons voir ce que tu as dans le ventre.

– Bien sûr », dit Todd. Il se rendit brusquement compte que sa mère le regardait, lui et pas le film, et il réussit un sourire un peu raide. « Au revoir ! »

Dussander continuait à parler, mais Todd avait raccroché.

« Je vais passer chez M. Denker », dit-il. Il s’adressait à ses parents mais regardait sa mère – qui semblait toujours un peu inquiète. « Est-ce que je peux vous rapporter quelque chose du drugstore ?

– Des cure-pipes pour moi et un peu de sens des responsabilités pour ta mère, lança Dick.

– Très drôle, dit Monica. Todd, est-ce que M. Denker…

– Au nom de Dieu, qu’est-ce que tu as pris chez Fielding ? demanda Dick.

– L’étagère à bibelots du bureau. Je te l’ai déjà dit. Il n’est rien arrivé à M. Denker, n’est-ce pas Todd ? Il avait l’air un peu étrange.

– Il y a réellement des trucs qui s’appellent “étagères à bibelots” ? Je croyais que ces anglaises foldingues qui écrivent des romans policiers les avaient inventées pour que le meurtrier puisse trouver un instrument contondant ?

– Dick, puis-je placer un mot au passage ?

– Vas-y. Je t’en prie. Mais vraiment, pour le bureau ?

– Je crois que tout va bien, dit Todd en enfilant son blouson de cuir. Mais il était excité, ça oui. Il a reçu une lettre d’un neveu de Hambourg ou de Düsseldorf, ou de je ne sais où. Ça fait des années qu’il n’a rien reçu de personne, et voilà qu’arrive cette lettre et que ses yeux n’y voient plus assez pour lire.

– Ça, c’est une vraie vacherie, dit Dick. Vas-y, Todd. Va lui rendre la paix de l’esprit.

– Je croyais qu’il avait quelqu’un pour lui faire la lecture, dit Monica. Un nouveau garçon.

– Il en a un, répondit Todd, soudain plein de haine pour sa mère, pour l’intuition encore informe qu’il voyait frémir dans ses yeux. Peut-être qu’il n’était pas chez lui, ou peut-être qu’il ne pouvait pas venir si tard.

– Oh, bon… alors vas-y. Mais fais attention.

– Oui oui. Tu n’as besoin de rien ?

– Non. Où tu en es dans tes révisions d’algèbre pour l’examen ?

– C’est de la trigo. Je pense que ça va. J’étais justement prêt à m’arrêter pour ce soir. » Ce qui était un mensonge de taille.

« Tu veux prendre la Porsche ? demanda Dick.

– Non, je vais prendre mon vélo. » Il voulait gagner cinq minutes pour reprendre ses esprits et se calmer un peu – ou du moins essayer. Dans l’état où il était, en plus, il enverrait probablement la Porsche dans le décor.

« Attache ton catadioptre à ton genou, ajouta Monica, et salue M. Denker de notre part.

– Okay. »

L’expression de doute n’avait pas quitté les yeux de sa mère, mais elle était moins flagrante. Il lui envoya un baiser et alla jusqu’au garage où son vélo était rangé – un vélo de course italien au lieu d’une Schwinn, maintenant. Son cœur battait toujours la chamade, et il fut pris d’une folle envie de prendre la 30.30, d’aller abattre ses parents et ensuite de s’installer sur le talus de l’autoroute. Plus de soucis au sujet de Dussander. Plus de mauvais rêves, plus de clochards. Il tirerait, tirerait encore, et garderait seulement une balle pour la fin.

La raison reprit ses droits et il pédala vers la maison du vieil homme, son catadioptre dessinant des cercles au-dessus de son genou, ses longs cheveux blonds relevés par le vent.

 

« Mon Dieu ! » Todd faillit hurler.

Il était à la porte de la cuisine. Dussander était affalé, sa précieuse tasse entre ses coudes. Son front était constellé de grosses gouttes de sueur. Mais Todd ne les voyait pas. Il voyait le sang. Il y avait du sang partout, semblait-il – des mares de sang sur la table, sur la chaise vide, sur le sol.

« Où êtes-vous blessé ? » cria Todd, réussissant à décoller ses pieds paralysés – il avait l’impression d’être resté au moins mille ans devant cette porte. C’est la fin, pensa-t-il. C’est vraiment absolument la fin de tout. Le ballon s’envole très haut, baby, s’envole jusqu’au ciel, baby, à petit peton patapon, au revoir. Tout de même, il évita soigneusement de marcher dans les flaques. « Je croyais que vous aviez dit que vous aviez une putain de crise cardiaque !

– Ce n’est pas mon sang, marmonna Dussander.

– Quoi ? » Todd se figea. « Que dites-vous ?

– Va en bas. Tu verras ce qu’il faut faire.

– Bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ici ? » Une idée terrible lui passa soudain par la tête.

« Ne nous fais pas perdre de temps, gamin. Je ne pense pas que tu seras tellement surpris de ce que tu trouveras en bas. Je crois que tu as déjà l’expérience de ce qui t’attend dans la cave. Une expérience personnelle. »

Todd le regarda encore un moment, incrédule, puis descendit deux par deux l’escalier de la cave. Au premier regard, à la faible lueur jaune de l’unique ampoule, il crut que Dussander avait jeté là un sac d’ordures. Ensuite, il vit les jambes qui dépassaient, et les mains crasseuses maintenues le long du corps par la ceinture serrée à bloc.

« Mon Dieu », répéta-t-il, mais cette fois les mots n’avaient plus aucune force – il n’en restait que le squelette, un murmure exsangue.

Il appuya sa paume contre ses lèvres, des lèvres sèches comme du papier de verre. Ferma un instant les yeux… Quand il les rouvrit, il avait enfin repris le contrôle de lui-même.

Todd avança.

Il vit le manche de la bêche dépasser d’un trou peu profond dans un coin et comprit aussitôt ce que Dussander était en train de faire quand son palpitant s’était coincé. Aussitôt il devint conscient de l’odeur fétide qui régnait dans la cave – une odeur de tomates pourries. Il avait déjà senti cette odeur, mais elle était beaucoup moins forte au rez-de-chaussée, et puis cela faisait deux ans qu’il ne venait plus guère. Maintenant, il comprenait exactement le sens de cette odeur, et il dut lutter quelques instants pour retenir sa nausée, laissant échapper quelques sons étouffés, étranglés, derrière la main qu’il pressait contre sa bouche et son nez. Peu à peu, il se ressaisit.

Il prit le clochard par les jambes et le traîna jusqu’au bord du trou. Laissa retomber les jambes, essuya la sueur de son front avec la paume de sa main gauche et resta parfaitement immobile quelques instants, réfléchissant comme il n’avait jamais réfléchi de sa vie.

Puis il s’empara de la bêche et se mit à creuser. Quand le trou atteignit un mètre cinquante, il ressortit et y poussa du pied le corps du vagabond. Debout au bord de la tombe, Todd contempla le cadavre. Des jeans en lambeaux. Des mains sales, couvertes de croûtes. Une belle cloche, c’était sûr. Ironique au point d’être risible. Si drôle qu’on pourrait hurler de rire.

Il remonta l’escalier en courant.

« Comment ça va ? demanda-t-il à Dussander.

– Ça ira. Tu as fait ce qu’il fallait ?

– Je suis en train, okay ?

– Dépêche-toi. Il reste la cuisine.

– J’aimerais bien vous donner à bouffer aux cochons », dit Todd qui redescendait les marches avant que Dussander puisse répondre.

Il avait presque entièrement recouvert l’ivrogne avant de se dire que quelque chose n’allait pas. Il examina la tombe, tenant d’une main le manche de la bêche. Les jambes dépassaient en partie de la terre, les pieds aussi – une vieille chaussure, probablement une Hush Puppy, et une chaussette sale qui avait pu être blanche quand Taft était Président.

Une Hush Puppy ? Une seule ?

Todd contourna la chaudière, courut jusqu’au pied de l’escalier, fouillant la cave des yeux. La migraine commençait à marteler ses tempes comme des clous émoussés. Il aperçut la chaussure un peu plus loin, à l’envers, dans l’ombre de quelques vieilles planches. Todd s’en empara, retourna en courant la jeter dans le trou et se remit à pelleter. Il recouvrit les chaussures, les jambes et tout le reste.

Une fois la terre entièrement remise dans le trou, il la tassa à grands coups de pelle, prit le râteau et le passa de long en large pour masquer le fait qu’elle avait été récemment retournée. Sans grand effet : sans un bon camouflage, un trou fraîchement creusé puis comblé ressemble toujours à un trou fraîchement creusé puis comblé. Mais personne n’aurait l’occasion de visiter la cave, n’est-ce pas ? Dussander et lui devraient bien se contenter de cet espoir.

Todd remonta en courant. Il commençait à s’essouffler.

Les coudes du vieil homme s’étaient écartés au point que sa tête pendait sur la table. Il avait les yeux fermés, les paupières pourpres et luisantes – comme des fleurs vénéneuses.

« Dussander ! » cria Todd. Il sentait une espèce de goût chaud dans sa bouche – un goût de peur mêlé d’adrénaline et de sang chaud, violent. « Ne va pas me crever dans les bras, vieille pute !

– Ne parle pas si fort, dit le vieil homme sans ouvrir les yeux. Tu vas rameuter tous les gens du voisinage.

– Où est le détergent ? Du Lestoil… ou du Top Job… n’importe quoi. Et des chiffons. Il me faut des chiffons.

– Tout est sous l’évier. »

Le sang était presque entièrement coagulé. Dussander leva la tête et regarda Todd ramper sur le linoléum, frotter d’abord les flaques, puis les coulures sur les pieds de la chaise où le clochard s’était assis. Le garçon se mordait les lèvres compulsivement, presque au point de les arracher, comme un cheval avec son mors. Tout fut enfin nettoyé. L’odeur âcre du détergent remplissait la pièce.

« Il y a un carton de vieux chiffons sous l’escalier, lui indiqua Dussander. Mets ceux qui sont pleins de sang au fond. N’oublie pas de te laver les mains.

– Je n’ai pas besoin de vos conseils. C’est vous qui m’avez mis là-dedans.

– Vraiment ? Je dois dire que tu y as bien pris racine. » Son ancien ton moqueur lui revint un instant, puis une grimace de souffrance lui déforma le visage. « Dépêche-toi. »

Todd s’occupa des chiffons, puis remonta une dernière fois les marches en courant. Se retourna, regarda vers le bas, l’air nerveux, éteignit la lumière et referma la porte. Il alla vers l’évier, remonta ses manches et se lava les mains avec l’eau la plus chaude possible. Plongea les mains dans la mousse… et en ressortit le couteau de boucher employé par Dussander.

« J’aimerais vous couper la gorge avec, dit Todd d’un air sombre.

– Oui, et ensuite me donner à bouffer aux cochons. Je n’en doute pas. »

Todd rinça le couteau, l’essuya et le rangea. Il fit très vite le reste de la vaisselle, vida l’évier et le rinça. En s’essuyant les mains, il regarda le réveil – il était dix heures vingt. Il alla jusqu’au téléphone, souleva le combiné et le regarda d’un air pensif. L’idée qu’il avait oublié quelque chose – quelque chose d’aussi compromettant que la chaussure du clochard – le harcelait de façon désagréable. Quoi ? Il n’en savait rien. Sans sa migraine, il trouverait peut-être. Foutue saleté de migraine. Oublier quelque chose, cela ne lui ressemblait pas, et cela lui faisait peur.

Il composa le 222. Une voix répondit à la première sonnerie : « Ici le centre médical de Santo Donato. Vous avez un problème ?

– Je m’appelle Todd Bowden. Je suis au 963, Claremont Street. J’ai besoin d’une ambulance.

– Quel est le problème, mon gars ?

– C’est pour mon ami, monsieur Du… » Il se mordit la lèvre si fort que le sang jaillit, et pendant un moment il se sentit complètement perdu, submergé par la douleur qui battait dans son crâne. Dussander. Il avait presque livré le vrai nom du vieil homme à cette voix anonyme.

« Du calme, mon gars. Va doucement et tout ira bien.

– Mon ami, M. Denker. Je crois qu’il a eu une crise cardiaque.

– Ses symptômes ? »

Todd commença à les décrire, mais la voix l’arrêta dès qu’il eut parlé d’une douleur à la poitrine s’étendant au bras gauche. Elle lui dit qu’une ambulance arriverait d’ici dix à vingt minutes, selon la circulation. Todd raccrocha et appuya de nouveau ses paumes sur ses yeux.

« Tu les as eus ? demanda Dussander d’une voix faible.

– Oui ! hurla Todd. Oui, je les ai eus ! Oui bon Dieu oui ! Oui oui oui ! Fermez-la c’est tout ! »

Il pressa ses mains encore plus fort sur ses yeux, faisant d’abord jaillir des éclairs insensés puis un soleil rouge et brûlant. Ressaisis-toi, Todd-baby. Redescends dans tes pompes, sois cool. Pige un peu.

Il ouvrit les yeux et reprit le téléphone. C’était le plus dur. C’était le moment d’appeler chez lui.

« Allô ? » La voix douce et cultivée de Monica dans son oreille. Un instant – juste un instant –, il se vit écraser le canon de la 30.30 contre le nez de sa mère et appuyer sur la gâchette au premier saignement. « C’est Todd, maman. Passe-moi papa, vite. »

Il ne l’appelait plus jamais maman. Il savait qu’elle comprendrait ce signal plus vite que n’importe qui, ce qui arriva. « Qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose ne va pas, Toddy ?

– Passe-le-moi, c’est tout.

– Mais qu’est-ce… »

Le téléphone cogna, cracha. Il entendit la voix de Monica s’adressant à son père. Todd était prêt.

« Todd ? Quel est le problème ?

– C’est M. Denker, papa. Il… c’est une crise cardiaque, je crois. J’en suis presque sûr.

– Seigneur ! » La voix de son père s’éloigna momentanément et Todd l’entendit répercuter l’information à sa femme. Puis il fut de retour.

« Il est encore vivant ? Pour autant que tu puisses le dire ?

– Il est vivant. Conscient.

– Très bien, Dieu merci. Appelle une ambulance.

– Je viens de le faire.

– Deux-deux-deux ?

– Oui.

– Brave garçon. Il va très mal, d’après toi ?

(Pas assez mal, putain !)

– Je ne sais pas, papa. Ils ont dit que l’ambulance arriverait bientôt, mais… J’ai un peu la trouille. Est-ce que tu peux venir l’attendre avec moi ?

– Sans problème. Donne-moi quatre minutes. »

Todd entendit sa mère ajouter quelque chose mais son père coupa la communication. Todd, de son côté, raccrocha.

Quatre minutes.

Quatre minutes pour faire ce qui n’avait pas été fait. Quatre minutes pour se souvenir de ce qui avait pu être oublié. Avait-il oublié quelque chose ? Ce n’était peut-être que ses nerfs. Ciel, comme il aurait voulu n’avoir pas eu à prévenir son père. Mais c’était ce qu’il y avait de plus naturel, non ? Y avait-il encore quelque chose de naturel qu’il n’avait pas fait ? Comme… ?

« Oh, pauvre merdeux ! » gémit-il soudain en se précipitant dans la cuisine. Dussander avait la tête posée sur la table, les yeux mi-clos, engourdis.

« Dussander ! » cria Todd. Il secoua brutalement le vieil homme, qui gémit. « Réveillez-vous ! Réveillez-vous, vieux pourri de merde !

– Quoi ? C’est l’ambulance ?

– La lettre ! Mon père vient ici, il est presque déjà là. Où est cette putain de lettre ?

– Quelle… quelle lettre ?

– Vous m’avez dit de leur dire que vous aviez reçu une lettre importante. J’ai dit… » Son courage s’effondra. « J’ai dit qu’elle venait de l’étranger… d’Allemagne. Mon Dieu ! » Todd se passa la main dans les cheveux.

« Une lettre. » Dussander, péniblement, lentement, releva la tête. Ses joues ravinées étaient d’un jaune maladif, ses lèvres bleues. « De Willi, c’est ça que je dirai. Willi Frankel. Cher… cher Willi. »

Todd regarda sa montre et vit que deux minutes s’étaient déjà écoulées depuis qu’il avait raccroché. Son père n’arriverait pas chez Dussander en quatre minutes, impossible, mais il allait foutrement vite avec sa Porsche. Vite, c’était ça. Tout allait trop vite. Et il y avait encore quelque chose qui n’allait pas dans la maison. Il le sentait. Mais pas le temps de s’arrêter pour trouver ce qui clochait.

« Oui, okay, je vous l’ai lue, vous vous êtes excité et vous avez eu cette crise. Bon. Où est-elle ? »

Dussander le regarda d’un œil vide.

« La lettre ! Où est-elle ?

– Quelle lettre ? » demanda le vieux d’une voix absente, et Todd eut l’envie folle d’étrangler ce monstre sénile.

« Celle que je vous ai lue ! Celle de Willi je ne sais qui ! Où est-elle ? »

Tous deux fixèrent la table, comme si la lettre allait se matérialiser sous leurs yeux.

« En haut, dit finalement Dussander. Regarde dans la commode. Le troisième tiroir. Il y a une petite boîte en bois au fond du tiroir. Tu devras la forcer. J’ai perdu la clef il y a longtemps. Ce sont de très vieilles lettres d’un ami à moi. Aucune n’est signée. Elles sont toutes en allemand. Une page ou deux nous serviront de façade, comme vous dites. Si tu te dépêches…

– Vous êtes cinglé ? » Todd était en rage. « Je ne sais pas l’allemand ! Comment j’aurais pu vous lire une lettre écrite en allemand, pauvre taré ?

– Pourquoi Willi m’écrirait-il en anglais ? riposta Dussander d’une voix lasse. Si tu me lisais une lettre en allemand, tu ne comprendrais pas mais moi si. Bien sûr, ton accent serait un vrai massacre, mais pourtant je pourrais… »

Dussander avait raison, une fois de plus, et Todd n’attendit pas d’entendre la suite. Même après une crise cardiaque, le vieux avait un métro d’avance. Todd enfila le couloir en courant, s’arrêta devant la porte le temps de vérifier que la Porsche de son père n’était pas en train de se garer – non, mais sa montre lui apprit que c’était de justesse : cela faisait déjà cinq minutes.

Il monta l’escalier quatre à quatre et fit irruption dans la chambre du vieux. Il n’y était encore jamais monté, n’avait même pas eu cette curiosité, et il dut explorer d’un regard affolé ce territoire inconnu. Il découvrit la commode, un machin bon marché style Monoprix 1972, comme disait son père. Tomba sur ses genoux et tira un grand coup sur le troisième tiroir, lequel se coinça à mi-course, en biais, et se bloqua définitivement.

« Saloperie, chuchota-t-il, pâle comme un mort à l’exception de deux taches rouge sombre sur les joues et de ses yeux bleus aussi foncés qu’une tempête sur l’Atlantique. Saloperie de putain de truc, sors de là ! »

Il tira si fort que la commode bascula et faillit lui tomber dessus avant de se remettre en place. Le tiroir jaillit comme une balle et tomba sur ses genoux, répandant le linge du vieillard, ses chaussettes et ses mouchoirs. Todd fouilla ce qui restait dans le tiroir et trouva une boîte en bois d’environ vingt centimètres de long. Il voulut soulever le couvercle. Impossible. Fermé à clef, comme avait dit Dussander. Rien n’était gratuit, ce soir.

Il remit à la va-vite le linge dans le tiroir qu’il enfonça brutalement à sa place. Le tiroir se bloqua. Todd le secoua dans tous les sens pour s’efforcer de le décoincer. Son visage était couvert de sueur. Le tiroir finit par se fermer d’un coup. Todd se releva, la boîte à la main. Combien de temps avait-il fallu ?

Le lit de Dussander avait des colonnes aux quatre coins. Todd écrasa la serrure de la boîte sur l’une d’elles, de toutes ses forces, grimaçant quand la douleur du choc remonta jusque dans ses coudes. Il regarda la serrure. Un peu éraflée, mais intacte. Il cogna une seconde fois, encore plus fort, sans penser à la douleur. Cette fois le choc arracha un éclat de bois à la colonne, mais la serrure tint bon. Todd eut un petit hurlement de rire, alla à l’autre bout du lit, leva la boîte au-dessus de sa tête et cogna de toutes ses forces. La serrure se fendit.

En ouvrant le couvercle, il vit des phares éclabousser la fenêtre de la chambre.

Todd, frénétique, fouilla la boîte. Des cartes postales. Un médaillon. Une photo souvent pliée d’une femme vêtue d’un porte-jarretelles en dentelle et rien d’autre. Un vieux porte-billets. Plusieurs pièces d’identité différentes. Un étui à passeport vide, en cuir. Au fond, des lettres.

Les phares se rapprochaient. Todd pouvait reconnaître le bruit caractéristique du moteur de la Porsche. Le bruit augmenta… s’arrêta.

Todd attrapa trois feuilles de papier avion couvertes des deux côtés d’une écriture serrée, en allemand, et ressortit en courant. Arrivé en haut de l’escalier, il prit conscience qu’il avait laissé la boîte ouverte au pied du lit. Il retourna dans la chambre, ramassa la boîte et rouvrit le troisième tiroir.

Lequel se bloqua une fois de plus avec un grincement de bois torturé.

Todd entendit devant la maison un frein à main cliqueter, une portière s’ouvrir, puis claquer.

Comme de très loin, il s’entendit gémir. Il posa la boîte dans le tiroir coincé en biais, se releva et lui donna un grand coup de pied. Le tiroir se ferma impeccablement. Todd le regarda un instant, clignant des yeux, puis se précipita dans le couloir et descendit l’escalier en courant. À mi-hauteur il entendit le crissement rapide des pas de son père dans l’allée. Todd sauta par-dessus la rampe, retomba souplement et fonça dans la cuisine, faisant vibrer les feuilles de papier qu’il tenait à la main.

Des coups martelant la porte. « Todd ? Todd, c’est moi ! »

Et il entendait aussi la sirène d’une ambulance au loin. Dussander s’était replongé dans sa stupeur.

« J’arrive, papa ! » cria Todd.

Il posa la lettre sur la table, dispersant un peu les feuilles comme si on les avait laissées tomber à la hâte, puis alla jusqu’à la porte d’entrée pour ouvrir à son père.

« Où est-il ? demanda Dick Bowden en passant devant lui.

– Dans la cuisine.

– Tu as fait exactement ce qu’il fallait, Todd, dit son père qui le serra rudement, maladroitement, dans ses bras.

– J’espère seulement que j’ai pensé à tout », dit Todd d’un ton modeste, et il suivit son père dans la cuisine.

 

Dans leur hâte à évacuer Dussander, la lettre fut presque oubliée. Le père de Todd y jeta un rapide coup d’œil et la reposa quand les infirmiers entrèrent avec la civière. Ils suivirent l’ambulance tous les deux, et le médecin qui prit Dussander en charge accepta les explications de Todd sans poser de questions. Après tout, M. Denker, pour ses quatre-vingts ans, n’avait pas de très bonnes habitudes. D’un ton brusque, le médecin le félicita de sa rapidité et de sa présence d’esprit. Todd le remercia faiblement et demanda à son père s’ils pouvaient rentrer chez eux.

Sur le chemin du retour, Dick lui répéta combien il était fier de lui. Todd l’entendit à peine. Il repensait à sa 30.30.

18

Le même jour, Morris Heisel s’était cassé le dos.

Morris n’avait jamais eu l’intention de se casser le dos ; il avait seulement voulu reclouer la gouttière au coin ouest de sa maison. L’idée de se casser le dos était à cent lieues de son esprit, il avait eu assez d’ennuis dans la vie sans ça, merci. Sa première femme était morte à vingt-cinq ans, et leurs deux filles étaient mortes elles aussi. Ses frères étaient morts, tués dans un grave accident de voiture près de Disneyland en 1971. Morris lui-même allait sur ses soixante ans et son arthrite s’aggravait rapidement. Il avait aussi des verrues aux deux mains, des verrues qui repoussaient aussi vite que les médecins les brûlaient. De plus il était sujet à des migraines, et enfin, depuis deux ans, son potzer de voisin, Rogan, s’était mis à l’appeler Morris le Chat. Devant Lydia, sa seconde femme, Morris s’était demandé à voix haute comment Rogan réagirait si lui-même le surnommait Rogan l’Hémorroïde.

« Laisse tomber, lui disait Lydia dans ces cas-là. Tu ne supportes pas la plaisanterie, tu ne l’as jamais supportée, je me demande comment j’ai pu épouser un homme qui n’a aucun sens de l’humour. On va à Las Vegas, poursuivait Lydia en se tournant vers la cuisine déserte comme si une horde de spectateurs invisibles buvait ses paroles, on va voir Buddy Hackett, et Morris ne rit pas une seule fois. »

En plus de son arthrite, de ses verrues et de ses migraines, Morris avait Lydia, laquelle, Dieu la bénisse, se transformait peu à peu en mégère depuis environ cinq ans… depuis son hystérectomie. Il avait donc largement sa part de problèmes et de chagrins, sans devoir ajouter un dos brisé.

« Morris ! cria Lydia, apparaissant à la porte de derrière en s’essuyant ses mains pleines de mousse à un torchon. Morris, descends immédiatement de cette échelle !

– Quoi ? » Il se tordit le cou pour écouter, arrivé presque en haut de son échelle double. Une étiquette jaune vif était collée sur la marche où il était : DANGER ! TRÈS INSTABLE AU-DELÀ DE CETTE MARCHE ! Morris avait son tablier de charpentier à larges poches, l’une pleine de clous et l’autre d’agrafes en acier. Le sol était légèrement inégal et l’échelle oscillait un peu quand il bougeait. Sa nuque lui faisait mal, désagréable prélude à l’une de ses migraines. Il n’était pas de la meilleure humeur qui soit. « Quoi ?

– Descends de là, je t’ai dit, avant de te casser le dos.

– J’ai presque fini.

– Tu te balances sur cette échelle comme sur un bateau, Morris. Descends.

– Je descendrai quand j’aurai fini ! dit-il, en colère. Laisse-moi tranquille !

– Tu vas te casser le dos », répéta-t-elle sur un ton larmoyant avant de rentrer dans la maison.

Dix minutes plus tard, alors qu’il enfonçait le dernier clou dans la gouttière, renversé en arrière au point de se déséquilibrer, il entendit un miaulement félin suivi de féroces aboiements.

« Au nom du ciel, qu’est-ce… »

Il tourna la tête et l’échelle se balança dangereusement. Au même moment, le chat – qui s’appelait Lover Boy, pas Morris – tourna l’angle du garage à toute allure, le poil hérissé, ses yeux verts étincelant de rage. Le petit chien de berger déboula à sa poursuite, langue pendante, traînant sa laisse derrière lui.

Lover Boy, apparemment guère superstitieux, fonça sous l’échelle, suivi par le chiot.

« Fais gaffe, fais gaffe, pauvre abruti ! » cria Morris.

L’échelle bougea. Le chiot la heurta du flanc. Elle se renversa et Morris avec, en hurlant de terreur. Les clous et les agrafes s’envolèrent de ses poches. Il tomba à moitié sur le ciment de l’allée, et une gigantesque souffrance incendia son dos. Il sentit, plutôt qu’il n’entendit, sa colonne vertébrale se briser. Ensuite, le monde vira au gris pendant quelque temps.

Quand la vue lui revint, il était toujours allongé, à moitié sur le ciment de l’allée, à moitié sur une litière de clous et d’agrafes. Lydia, en pleurs, était agenouillée près de lui. Le voisin Rogan était là, lui aussi, le visage blanc comme un linge.

« Je te l’avais dit ! balbutia Lydia. Je t’avais dit de descendre de cette échelle ! Regarde, maintenant ! Regarde-moi ça ! »

Morris découvrit qu’il n’avait absolument aucune envie de regarder. Un anneau de douleur poignante, suffocante, enserrait le milieu de son corps, mais il y avait pire encore : en dessous de cet anneau, il ne sentait rien – rien du tout.

« Garde tes larmes pour une autre fois, dit-il d’une voix rauque. Pour l’instant, appelle un médecin.

– J’y vais, dit Rogan qui rentra chez lui en courant.

– Lydia. » Morris s’humecta les lèvres.

« Quoi ? Quoi, Morris ? » Elle se pencha sur lui et une larme s’écrasa sur sa joue. C’était touchant, supposa-t-il, mais cela l’avait fait tressaillir, et la douleur était montée d’un cran.

« Lydia, j’ai aussi une de ces migraines.

– Oh, pauvre chéri ! Pauvre Morris ! Mais je t’avais dit…

– J’ai une migraine parce que ce potzer de chien, celui de Rogan, a aboyé toute la nuit et m’a empêché de dormir. Aujourd’hui, ce chien poursuit le chat et renverse mon échelle et je crois que j’ai le dos cassé. »

Lydia poussa un cri perçant qui fit vibrer le crâne de Morris.

« Lydia, dit-il en s’humectant les lèvres une fois de plus.

– Quoi, chéri ?

– J’avais des soupçons depuis longtemps. Maintenant, j’en suis sûr.

– Mon pauvre Morris ! De quoi ?

– Dieu n’existe pas. » Morris s’évanouit.

 

On l’emporta à Santo Donato et son médecin lui dit, au moment même où d’habitude il s’attablait devant un des misérables dîners préparés par Lydia, qu’il ne marcherait plus jamais. Morris avait déjà le corps entièrement plâtré. On lui avait fait des prises de sang et d’urine. Le docteur Kellerman avait examiné ses yeux et frappé sur ses genoux avec un petit marteau caoutchouté – mais pas le moindre tressaillement réflexe n’avait suivi. Et à chaque fois, il retrouvait Lydia versant des flots de larmes, consommant mouchoir sur mouchoir. Lydia, une femme qui aurait dû épouser Job, ne se déplaçait jamais sans une provision de petits mouchoirs en dentelle, juste au cas où se présenterait une raison de pleurer un bon coup. Elle avait appelé sa mère, qui serait bientôt là (« C’est gentil, Lydia » – et pourtant, si Morris détestait vraiment une personne au monde, c’était la mère de Lydia). Elle avait prévenu le rabbin, qui serait bientôt là, lui aussi (« C’est gentil, Lydia » – et pourtant, il n’avait pas mis les pieds à la synagogue depuis cinq ans et il ne se souvenait pas du nom de ce rabbin). Elle avait appelé son patron, et bien qu’il ne puisse pas venir dans l’immédiat, il l’assurait de sa sympathie et de ses condoléances (« C’est gentil, Lydia » – et pourtant, s’il y avait quelqu’un à mettre dans le même tonneau que la mère de Lydia, c’était ce putz mâcheur de cigares, Frank Haskell). Finalement ils lui donnèrent un Valium et firent sortir Lydia. Peu après, Morris se sentit partir à la dérive – plus d’ennuis, plus de migraines, plus rien. S’ils continuaient à lui donner ces petites pilules bleues, se dit-il encore, il remonterait sur l’échelle pour se recasser le dos.

 

Quand il se réveilla, ou reprit conscience, c’était plutôt ça, le jour se levait et l’hôpital était aussi silencieux que possible. Morris se sentait très calme… presque serein. Il n’avait pas mal. L’impression que son corps, tout emmailloté, ne pesait plus rien. On avait entouré son lit avec un appareil, une sorte de cage à écureuil faite de tubes chromés, de câbles d’acier et de poulies. Ses jambes étaient maintenues en l’air par des câbles sortant de ce gadget. Par en dessous, quelque chose devait lui tenir le dos arqué, mais c’était difficile à dire – il ne pouvait bouger que les yeux.

D’autres ont vécu pire, se dit-il. Partout dans le monde, d’autres ont vécu pire. En Israël, les Palestiniens tuent des bus entiers pleins de paysans politiquement coupables d’aller au cinéma en ville. Les Israéliens corrigent cette injustice en lâchant des bombes sur les Palestiniens et en tuant des enfants en même temps que les terroristes qui pourraient se trouver là. D’autres ont vécu pire que moi… ce qui ne veut pas dire que c’est une bonne chose, ne croyez pas ça, mais d’autres ont vécu pire.

Il leva un bras avec un certain effort – provoquant une douleur quelque part dans son corps, mais très légère – et serra faiblement un poing devant ses yeux. Voilà. Tout allait bien pour ses mains. Tout allait bien également pour ses bras. Ainsi donc il ne sentait plus rien à partir de la taille, et puis quoi ? Dans le monde entier il y avait des gens paralysés à partir du cou. Il y avait des gens qui avaient la lèpre. Il y avait des gens qui mouraient de la syphilis. En ce moment même, quelque part dans le monde, il y avait peut-être des gens en train de monter dans un avion qui allait s’écraser. Non, ce n’était pas une bonne chose, mais partout il y avait pire.

Et il y avait eu, jadis, des choses bien pires en ce monde.

Il leva le bras gauche. Son bras sembla flotter, désincarné, devant ses yeux – un bras de vieillard, amaigri, dont les muscles se détérioraient. On lui avait mis une chemise d’hôpital, mais elle avait des manches courtes, et il pouvait lire le numéro tatoué sur son avant-bras d’une encre bleu pâle. P499965214. Des choses pires, oui, pires que de tomber d’une échelle en banlieue, de se briser le dos et d’être emporté dans un hôpital de grande ville propre et stérile où on vous donne un Valium qui fait à coup sûr évaporer tous vos ennuis.

Il y avait eu les douches, c’était pire. Sa première femme, Ruth, était morte dans une de leurs saloperies de douches. Il y avait eu les tranchées transformées en tombes – quand il fermait les yeux il pouvait revoir les hommes alignés devant la gueule ouverte des tranchées, réentendre les volées de coups de fusil, se souvenir de la façon dont ils s’effondraient dans la terre comme des pantins mal ficelés. Il y avait eu les fours crématoires, c’était pire, ça aussi, les fours crématoires qui remplissaient perpétuellement l’air de l’odeur douceâtre des Juifs brûlant comme des torches que nul ne voyait. Les visages horrifiés des vieux amis, des parents… des visages qui fondaient comme des chandelles, des visages qui semblaient fondre sous vos yeux – de plus en plus minces, transparents. Et un jour ils avaient disparu. Où ? Où va la flamme d’une torche quand un vent glacé l’a éteinte ? Au paradis. En enfer ? Des lumières dans la nuit, des chandelles dans le vent. Quand finalement Job s’écroula et se mit à douter, Dieu lui demanda : Où étais-tu quand j’ai créé le monde ? Si Morris Heisel avait été Job, il aurait répondu : Où étais-tu quand ma Rachel est morte, toi le potzer, toi ? Tu regardais les Yankees contre les Senators ? Si tu ne sais pas mieux tenir ton affaire, hors de ma vue.

 

Oui, il y avait pire que se casser le dos, il n’avait aucun doute là-dessus. Mais quelle sorte de Dieu lui aurait laissé se casser le dos pour rester paralysé à vie après avoir vu mourir sa femme, ses filles et ses amis ?

Aucun Dieu, voilà tout.

Une larme coula du coin de son œil et descendit lentement jusqu’à son oreille. Une sonnerie étouffée résonna à l’extérieur de sa chambre. Une infirmière passa en faisant crisser ses semelles de crêpe. Sa porte était entrouverte et il pouvait lire en face, sur le mur du couloir, les lettres NSIFS, laissant deviner l’inscription complète : SOINS INTENSIFS.

Dans la chambre, il y eut un mouvement – un froissement de draps.

Morris, très prudemment, tourna la tête vers la droite, à l’opposé de la porte. Il vit d’abord une table de nuit avec une carafe d’eau. Deux boutons d’appel sur la table. Plus loin, un autre lit, avec dans ce lit un homme qui paraissait encore plus vieux et plus malade que lui, se dit Morris. Il n’était pas branché à une cage pour faire courir les gerbilles, comme lui, mais il avait un pied à perfusion à la tête de son lit et une sorte de console de surveillance à côté. L’homme avait la peau jaune, le visage creusé. De profondes rides autour des yeux et de la bouche. Des cheveux blanc-jaune, secs et sans vie. Ses paupières minces luisaient, comme battues, et sur son grand nez, Morris vit les capillaires éclatés des buveurs impénitents.

Morris détourna les yeux… puis regarda encore. À mesure que l’aube s’éclaircissait et que l’hôpital se réveillait, il eut la très étrange impression de reconnaître son voisin de chambre. Était-ce possible ? L’homme avait l’air d’avoir entre soixante-quinze et quatre-vingts ans, et Morris ne pensait connaître personne d’aussi âgé – sauf la mère de Lydia, une horreur dont il pensait parfois qu’elle était plus vieille que le sphinx, d’ailleurs, elle lui ressemblait beaucoup.

Peut-être ce type était-il quelqu’un qu’il avait connu jadis, peut-être même avant de venir en Amérique. Peut-être. Peut-être pas. Et pourquoi cela prenait-il tout à coup de l’importance ? Et pourquoi tous ses souvenirs du camp, de Patin, étaient-ils revenus en foule cette nuit-là, alors qu’il s’efforçait de les garder enfouis et y réussissait le plus souvent ?

Il fut soudain couvert de chair de poule, comme s’il était entré dans une sorte de maison hantée où remuaient d’anciens cadavres, où d’anciens fantômes se mettaient à marcher. Était-ce possible, même ici, dans cet hôpital immaculé, trente ans après la fin de cette période sinistre ?

Il détourna les yeux du vieillard et sentit bientôt revenir le sommeil.

Ton esprit te joue un tour en te rendant familier ce vieil homme. Ce n’est que ton esprit qui t’amuse du mieux qu’il peut, qui t’amuse comme il essayait de le faire à…

Mais il ne voulait pas penser à ça. Il ne se permettrait plus d’y penser.

S’enfonçant dans le sommeil, il se souvint de s’être vanté devant Ruth (jamais devant Lydia, inutile de se vanter devant elle, au contraire de Ruth qui souriait toujours tendrement en le voyant se gonfler et se pavaner) : Je n’oublie jamais un visage. Voilà l’occasion de le prouver. S’il avait vraiment connu son voisin de lit à une époque ou une autre, peut-être pourrait-il se souvenir de quand… et d’où.

Tout proche du sommeil, hésitant avant d’y sombrer, Morris pensa encore : Je l’ai peut-être connu au camp.

Quelle ironie ce serait, vraiment – le rire de Dieu, comme on dit.

Quel Dieu ? se demanda encore une fois Morris Heisel. Et il s’endormit.

19

Todd obtint son diplôme de justesse, peut-être justement à cause de sa mauvaise note à l’exam de trigo qu’il révisait le soir où Dussander avait eu sa crise cardiaque. Elle avait fait baisser sa moyenne, jusqu’à seize, un point en dessous de A moins.

Une semaine après, les Bowden rendirent visite à M. Denker, à l’hôpital de Santo Donato. Todd se tortilla pendant un quart d’heure de banalités, de mercis, de comment-vous-sentez-vous, et fut soulagé quand l’homme du lit voisin lui demanda de venir une minute.

« Pardonnez-moi », dit l’homme en s’excusant. Il était pris dans un énorme plâtre et relié, pour une raison obscure, à un système de câbles et de poulies. « Je m’appelle Morris Heisel. Je me suis brisé le dos.

– C’est dommage, dit gravement Todd.

– Oy, dommage, comme tu dis ! Ce garçon a le génie de l’euphémisme ! »

Todd voulut s’excuser mais l’autre leva la main avec un léger sourire. Il était pâle, les traits tirés, comme n’importe quel vieillard hospitalisé qui voit son avenir immédiat bouleversé – et pas dans le bon sens. Dussander et lui, pensa Todd, avaient au moins cela en commun.

« Inutile, dit Morris, inutile de répondre à des propos grossiers. Vous êtes pour moi un inconnu. Dois-je infliger mes problèmes à un inconnu ?

– “Nul homme n’est une île, à lui seul complet…” », commença Todd, et Morris se mit à rire.

– Tiens une citation ! Malin, ce gosse ! Votre ami, là, il est mal en point ?

– Oh, les médecins disent qu’il s’en tire bien, étant donné son âge. Il a quatre-vingts ans.

– Si vieux que ça ! s’exclama Morris. Il ne me parle pas beaucoup, vous savez. Mais d’après ce qu’il dit, j’ai compris qu’il était naturalisé. Comme moi. Je suis polonais, vous savez. À l’origine, je veux dire. De Radom.

– Oh ? dit poliment Todd.

– Oui. Vous savez comment on appelle une bouche d’égout, à Radom ?

– Non, dit Todd en souriant.

– Un MacDonald. » Il éclata de rire, Todd l’imita, Dussander leur lança un coup d’œil, surpris par le bruit, et fronça légèrement les sourcils. Puis Monica lui dit quelque chose et il se tourna vers elle.

« Votre ami est-il effectivement naturalisé ?

– Oh, oui. Il vient d’Allemagne. D’Essen. Vous connaissez ?

– Non, mais je ne suis allé qu’une seule fois en Allemagne. Je me demande s’il a fait la guerre.

– Je ne pourrais pas vous dire. » Todd avait pris un regard distant.

« Non ? Enfin, c’est sans importance. Il y a bien longtemps, cette guerre. Dans trois ans, il y aura des gens à qui la Constitution permettra d’être élus président – président ! – et qui n’étaient même pas nés à la fin de la guerre. Pour eux il ne doit guère y avoir de différence entre le Miracle de Dunkerque et Hannibal franchissant les Alpes avec ses éléphants.

– Avez-vous fait la guerre ? demanda Todd.

– D’une certaine façon, oui. Tu es un brave garçon, de rendre visite à un vieux bonhomme comme lui – deux vieux bonshommes, en me comptant. »

Todd eut un sourire modeste.

« Maintenant je suis fatigué, dit Morris. Je vais peut-être dormir.

– J’espère que vous irez mieux bientôt », dit Todd.

Morris hocha la tête, sourit et ferma les yeux. Todd revint auprès de l’autre lit. Ses parents s’apprêtaient à s’en aller – son père regardait sans cesse sa montre en s’exclamant avec une fausse gaieté : « Comme il est tard ! » Mais Morris Heisel ne dormait pas – et il ne s’endormit pas avant longtemps.

 

Deux jours plus tard, Todd revint, mais seul. Morris Heisel, cette fois, muré dans son plâtre, dormait profondément.

« Tu as bien fait, dit calmement Dussander. Es-tu revenu à la maison, ensuite ?

– Oui. J’ai remis la boîte en place et j’ai brûlé cette foutue lettre. Je ne pense pas que personne s’y soit vraiment intéressé, mais j’avais peur… je ne sais pas. » Il haussa les épaules, incapable de dire à Dussander qu’il avait une peur presque superstitieuse de la lettre – peur que quelqu’un se promène dans la maison, quelqu’un sachant lire l’allemand, quelqu’un capable de remarquer des références dépassées depuis dix ou vingt ans.

« La prochaine fois que tu viens, passe-moi en douce de quoi boire, dit le vieil homme. Je m’aperçois que les cigarettes ne me manquent pas, mais…

– Je ne reviendrai pas, dit Todd d’un ton ferme. Plus jamais. C’est fini. Nous sommes quittes.

– Quittes. » Dussander croisa les mains sur sa poitrine et sourit. Ce n’était pas un sourire aimable… mais c’était peut-être le mieux qu’il pouvait faire. « Je pensais bien que ça devait arriver. Ils vont me laisser sortir de ce cimetière la semaine prochaine… du moins c’est ce qu’ils m’ont promis. Le docteur dit que ma carcasse risque de durer encore quelques années. Je lui ai demandé combien et il a ri, c’est tout. À mon avis, cela signifie pas plus de trois, probablement pas plus de deux. Qui sait, je leur réserve peut-être une surprise. »

Todd ne dit rien.

« Mais entre nous, gamin, j’ai presque abandonné l’espoir de voir le prochain siècle.

– Je voulais vous demander quelque chose, dit Todd en le fixant du regard. Je voulais vous poser une question sur quelque chose que vous avez dit un jour. »

Todd jeta un coup d’œil à l’homme dans le lit d’à côté et rapprocha sa chaise de Dussander. Il pouvait sentir son odeur, la même que celle des antiquités égyptiennes du musée.

« Demande.

– Ce clodo. Vous avez parlé de mon expérience. Une expérience directe. Qu’est-ce que ça voulait dire ? »

Le sourire du vieil homme s’élargit légèrement. « Je lis les journaux, gamin. Les vieux lisent toujours les journaux, mais pas de la même façon que les jeunes. On sait que les vautours se rassemblent en bout de piste de certains aéroports d’Amérique du Sud quand les vents deviennent dangereux, tu sais cela ? C’est comme ça qu’un vieux lit les journaux. Il y a un mois, j’ai vu une histoire dans le journal du dimanche. Pas en première page, personne ne s’intéresse assez aux clochards et aux ivrognes pour les mettre en première page, mais c’était l’article principal de la rubrique société. À SANTO DONATO LA CHASSE AUX DÉSHÉRITÉS EST OUVERTE – c’était le titre. Grossier. Du journalisme de bas étage. Vous, les Américains, vous en êtes spécialistes. »

Todd avait serré les poings, dissimulant ses ongles massacrés. Il ne lisait jamais les journaux du dimanche, il avait mieux à faire. Après chacune de ses aventures, bien sûr, il avait surveillé les journaux pendant au moins une semaine, mais aucun de ses clochards n’avait dépassé la page trois. L’idée que quelqu’un avait relié ces histoires derrière son dos le mettait en rage.

« L’article mentionnait plusieurs meurtres, d’une extrême brutalité. À coups de poignard, de gourdin. “Brutalité de sous-homme”, écrivait le journaliste, mais tu les connais. L’auteur de ce texte lamentable reconnaissait qu’il y avait une mortalité importante chez ces infortunés, et que Santo Donato en avait accueilli plus que sa part ces dernières années. Beaucoup ne meurent pas de mort naturelle, ni de leur intempérance. Il y a souvent des meurtres. Mais la plupart du temps le meurtrier est lui-même un de ces dégénérés, le mobile n’est guère qu’une dispute autour d’une partie de cartes à dix cents ou d’une bouteille de moscatel. Et le tueur, plein de remords, ne demande qu’à avouer.

Or ces derniers meurtres n’avaient pas été élucidés. Ce qui est encore plus inquiétant dans l’esprit de ce journaleux de bas étage – si toutefois il en a un – c’est l’augmentation des disparitions depuis quelques années. Bien sûr, il le reconnaît aussi, ces hommes ne sont autres que les vagabonds du siècle dernier. Ils vont et viennent. Mais certains ont disparu sans toucher le chèque du chômage ou celui du travail temporaire, qui arrive tous les vendredis. Auraient-ils été victimes du TUEUR DE CLOCHARDS inventé par ce journaliste ? Des victimes restées introuvables ? Pah ! »

Dussander agita la main comme pour mettre en doute une telle irresponsabilité. « Ce n’est que pour émoustiller les gens, naturellement. Pour les effrayer confortablement le dimanche matin. On ressort de vieux épouvantails, usés jusqu’à la corde mais encore utilisables – le Dépeceur de Cleveland, Zodiac, le mystérieux monsieur X qui a tué le Dahlia noir, Jack au talon d’acier. Des sottises. Mais cela m’a fait réfléchir. Que peut faire d’autre un vieil homme quand ses vieux amis ne viennent plus le voir ? »

Todd haussa les épaules.

« Si j’avais envie d’aider cet ignoble journaleux, ce qui n’est certainement pas mon intention, je pourrais lui expliquer certaines de ces disparitions. Pas les cadavres assommés ou poignardés, pas ceux-là, Dieu ait pitié de leur âme d’abruti, mais quelques autres. Parce que certains d’entre eux, en tout cas, sont dans ma cave.

– Combien il y en a ? demanda Todd à voix basse.

– Six, dit Dussander calmement. En comptant celui que tu m’as aidé à faire disparaître, six.

– Vous êtes vraiment barjo », dit Todd. Sous ses yeux, la peau était blême et luisante. « À un moment, votre putain de tête a complètement déraillé.

– Déraillé ! Quelle expression charmante ! Tu as peut-être raison ! Mais alors je me suis dit : Ce chacal de journaliste adorerait attribuer meurtres et disparitions à une seule personne – l’hypothétique Tueur de clochards. Mais à mon avis, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.

» Alors je me suis dit encore : Est-ce que je ne connaîtrais pas quelqu’un capable de faire des choses pareilles ? Quelqu’un qui a supporté la même tension que moi depuis quelques années ? Quelqu’un qui a lui aussi écouté de vieux fantômes secouer leurs chaînes ? Et la réponse est oui. Je te connais, gamin.

– Je n’ai jamais tué personne. »

L’image qui lui vint ne fut pas celle des clochards – ce n’étaient pas des gens, pas vraiment, mais la sienne, il se voyait, lui, accroupi derrière l’arbre mort, l’œil collé à la lunette de son 30.30, le viseur fixé sur la tempe de l’homme à la barbe effilochée, celui qui conduisait une camionnette de jap.

« Peut-être, répondit Dussander, plutôt aimable. Pourtant, ce soir-là, tu as très bien tenu le coup. Tu étais plus en colère que surpris d’avoir été mis en danger par la maladie d’un vieil homme, à mon avis. Je me trompe ?

– Non, vous ne vous trompez pas. Je vous en voulais, et je vous en veux toujours. Je vous ai blanchi parce que vous avez quelque chose dans un coffre qui pourrait foutre ma vie en l’air.

– Non. Je n’ai rien.

– Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

– C’était un bluff, tout autant que ta “lettre laissée à un ami”. Tu n’as jamais écrit de lettre, tu n’as jamais eu un ami de ce genre, et je n’ai jamais écrit un seul mot sur notre… association, si j’ose dire. Maintenant, j’étale mon jeu. Tu m’as sauvé la vie. Peu importe que tu ne l’aies fait que pour te protéger – cela ne change rien à la rapidité et à l’efficacité dont tu as fait preuve. Je ne peux te faire aucun mal, gamin. Je te le dis sans regret. J’ai regardé la mort en face. Elle me fait peur, mais moins que je ne l’aurais cru. Il n’y a pas de document. C’est comme tu dis : nous sommes quittes. »

Todd sourit – une étrange torsion des lèvres vers le haut. Une lueur bizarre, sardonique, voleta dans ses yeux.

« Herr Dussander, si seulement je pouvais vous croire. »

 

Le même soir Todd descendit le talus surplombant l’autoroute jusqu’à l’arbre mort et s’assit sur le tronc. Le crépuscule venait de tomber. Il faisait bon. Les phares trouaient la nuit comme une longue rangée de pâquerettes.

Il n’y a pas de document.

Il ne s’était pas rendu compte à quel point la situation était inextricable jusqu’à la discussion qui avait suivi. Dussander lui proposa de fouiller la maison pour trouver la clef du coffre : s’il ne trouvait rien, cela prouverait qu’il n’y avait pas de coffre et donc pas de document. Mais on peut cacher une clef n’importe où – la mettre dans une boîte vide et l’enterrer, la mettre dans un étui de Sucrettes, la glisser derrière une planche qu’on replace ensuite. Il aurait même pu prendre le bus jusqu’à San Diego et la cacher derrière un des rochers du mur décoratif qui entourait la fosse aux ours. Et même, poursuivit Todd, Dussander avait aussi bien pu jeter la clef. Pourquoi pas ? Il n’en avait eu besoin qu’une fois, pour mettre le document dans le coffre. S’il mourait, quelqu’un d’autre l’en ressortirait.

À regret, le vieil homme approuva, mais après une pause il lui fit une autre suggestion. Quand il serait suffisamment rétabli pour rentrer chez lui, le gamin appellerait toutes les banques de Santo Donato. Il dirait aux employés qu’il téléphonait de la part de son grand-père. Le pauvre vieux, dirait-il, était devenu lamentablement sénile depuis deux ans, et maintenant il avait perdu la clef de son coffre. Pire, il ne se souvenait pas dans quelle banque était ce coffre. Pouvaient-ils simplement regarder dans leurs dossiers s’il y avait un Arthur Denker, pas de deuxième prénom ? Et si Todd faisait chou blanc dans toutes les banques…

Todd secouait déjà la tête. D’abord, parce qu’il était presque sûr qu’une histoire pareille leur donnerait des soupçons. Trop cousu main. Ils croiraient à une entourloupe et préviendraient la police. Et même s’ils gobaient tous cette histoire, cela ne vaudrait rien. S’il n’y avait pas de coffre au nom de Denker dans les neuf douzaines de banques de Santo Donato, cela ne voulait pas dire que Denker n’en avait pas loué un à San Diego, à L.A. ou dans n’importe quelle ville entre ces deux-là.

À la fin, Dussander abandonna.

« Tu as réponse à tout, gamin. À tout, sauf à une question. Qu’est-ce que je gagnerais à te mentir ? J’ai inventé cette histoire pour me protéger – c’était un motif. Maintenant, j’essaie de la désinventer. Que crois-tu que je puisse y gagner ? »

Laborieusement, Dussander s’appuya sur son coude.

« De plus, au point où j’en suis, pourquoi aurais-je besoin du moindre document ? Je peux détruire ton existence depuis mon lit d’hôpital, si j’en ai envie. Je peux tout déballer au premier docteur qui passe, ce sont tous des Juifs – ils sauraient qui je suis, ou du moins qui j’étais. Mais pourquoi le ferais-je ? Tu es un bon élève. Tu as une belle carrière devant toi… à moins que tu ne deviennes négligent avec tes clochards. »

Le visage de Todd se figea. « Je ne vous ai jamais dit…

– Je sais. Tu n’en as jamais entendu parler, tu n’as jamais même effleuré un cheveu de leurs têtes pouilleuses et pleines de croûtes, très bien, parfait. Je n’en parlerai plus. Seulement dis-moi, gamin : pourquoi mentirais-je là-dessus ? Nous sommes quittes, dis-tu. Moi je te dis que nous ne pouvons l’être que si nous avons confiance l’un en l’autre. »

 

Maintenant, assis sur l’arbre mort au flanc du talus donnant sur l’autoroute, à regarder disparaître sans fin, comme des balles traçantes au ralenti, la file des phares anonymes, il savait bien ce dont il avait peur.

Dussander parlant de confiance, voilà ce qui lui faisait peur.

L’idée que le vieil homme nourrisse dans son cœur une petite flamme de pure haine envers lui, voilà aussi ce qu’il craignait.

De la haine envers Todd Bowden, qui était jeune, qui avait les traits réguliers, sans rides ; Todd Bowden, un élève doué qui avait devant lui toute une vie resplendissante.

Mais ce qui le terrifiait encore plus, c’était que Dussander refuse de prononcer son nom.

Todd. Qu’est-ce que ça avait de difficile, même pour un vieux boche plein de fausses dents ? Todd. Une syllabe. Facile à dire. Appuyer la langue sur le palais, ouvrir un peu les dents, ramener sa langue et ça sortait. Pourtant Dussander l’avait toujours appelé « gamin ». Uniquement. Méprisant. Anonyme. Oui, c’était ça. Anonyme. Aussi anonyme qu’un numéro de camp de concentration.

Peut-être Dussander disait-il la vérité. Non, pas peut-être : probablement. Mais il y avait ces craintes… la pire étant ce refus de prononcer son nom.

Et au fond, il y avait sa propre impuissance à prendre une décision finale, définitive, il y avait cette triste vérité : même après avoir vu régulièrement Dussander pendant quatre ans, il ne savait toujours pas ce que le vieil homme avait dans la tête. Peut-être n’était-il pas un élève si doué que ça.

Des voitures, des voitures, des voitures. Ses doigts le démangeaient. Le 30.30. Combien pourrait-il en descendre ? Trois ? Six ? Une douzaine comme des œufs ? Et combien de miles jusqu’à Babylone ?

Il n’arrêtait pas de s’agiter, mal à l’aise.

En fin de compte, la vérité ne se saurait qu’à la mort de Dussander, pensa-t-il. D’ici cinq ans, peut-être avant. De trois à cinq… on aurait dit des années de prison. Todd Bowden, la cour vous condamne à trois à cinq ans de prison pour complicité avec un criminel de guerre notoire. Trois à cinq avec cauchemars et sueurs froides.

Tôt ou tard Dussander tomberait raide mort. Alors ce serait l’attente. L’estomac noué chaque fois que le téléphone sonnerait, ou la porte d’entrée.

Il n’était pas sûr de pouvoir le supporter.

Ses doigts le démangeaient. Todd serra les poings et les écrasa d’un coup entre ses cuisses. La souffrance et la nausée envahirent son ventre. Il resta quelque temps roulé en boule sur le sol, à se tordre de douleur, la bouche ouverte sur un cri muet. La souffrance fut horrible, mais elle fit disparaître l’interminable défilé de ses pensées.

En tout cas pour un temps.

20

Pour Morris Heisel, ce dimanche fut un jour miraculeux.

Les Braves d’Atlanta, son équipe de base-ball favorite, remportèrent un doublé devant les redoutables Rouges de Cincinnati par 7 à 1 et 8 à 0. Lydia, qui se vantait effrontément de toujours prendre soin d’elle-même et qui avait pour dicton préféré : « Mieux vaut prévenir que guérir », glissa sur le sol mouillé dans la cuisine de son amie Janet et se luxa la hanche. Elle était à la maison et devait rester au lit. Ce n’était pas grave, pas du tout, Dieu merci (quel Dieu ?), mais cela signifiait qu’elle ne pourrait pas venir le voir pendant au moins deux jours, peut-être même quatre.

Quatre jours sans Lydia ! Quatre jours où il ne serait pas obligé de l’entendre répéter comment elle l’avait prévenu que l’échelle était branlante et que, par-dessus le marché, il était monté trop haut. Quatre jours où il ne serait pas obligé de l’écouter raconter qu’elle avait toujours dit que le chiot des Rogan allait leur faire du mal, à toujours courir après Lover Boy. Quatre jours sans que Lydia lui demande s’il n’était pas content, maintenant, qu’elle l’ait harcelé pour qu’il envoie le formulaire de l’assurance, parce que sinon ils seraient déjà en route vers l’hospice. Quatre jours sans que Lydia lui dise que beaucoup de gens menaient une vie parfaitement normale – ou presque – en ayant le bas du corps paralysé – tiens, tous les musées et toutes les expos de la ville avaient des rampes en plus des marches, et il existait même des bus spéciaux. Ce sur quoi Lydia souriait courageusement et fondait en larmes.

Morris se laissa glisser dans une agréable sieste de fin d’après-midi.

Quand il se réveilla il était cinq heures et demie. Son voisin de chambre dormait. Il n’avait toujours pas situé Denker, mais il était quand même certain de l’avoir connu à un moment ou à un autre. Il avait commencé à poser des questions au vieillard, une ou deux fois, mais quelque chose le retenait de s’engager dans une conversation autre que banale avec cet homme – le temps, le dernier tremblement de terre, le prochain tremblement de terre, et ouais, le Guide annonce que Myron Floren revient cette semaine comme invité spécial de l’émission de Welk.

Morris se disait qu’il se retenait pour en faire un exercice mental. Quand on est plâtré des épaules aux hanches, ce genre de jeu n’est pas à dédaigner. Avec une petite énigme à résoudre dans la tête, on passe un peu moins de temps à se demander comment ça va être de pisser dans une sonde pour le restant de ses jours.

S’il annonçait la couleur et posait la question à Denker, le jeu aurait probablement une conclusion rapide et peu satisfaisante. Ils élimineraient peu à peu le passé jusqu’à une expérience commune – un voyage en train, une croisière, peut-être même le camp. Denker aurait pu se trouver à Patin ; il y avait plein de Juifs allemands là-bas.

D’un autre côté, une infirmière lui avait dit que Denker allait probablement rentrer chez lui dans une ou deux semaines. Si Morris n’y était pas arrivé à ce moment-là, il se déclarerait perdant et poserait la question de but en blanc : Dites-moi, j’ai l’impression de vous connaître…

Mais il y avait plus que ça, devait-il admettre. Tout au fond de lui, il ressentait quelque chose de sinistre qui le faisait penser à un conte, La Patte du singe, où chaque vœu n’est exaucé qu’à la suite d’un affreux coup du sort. La patte échoit à un vieux couple qui souhaite avoir cent dollars et les reçoit en guise de condoléances quand leur fils unique est tué dans un horrible accident au moulin. Alors la mère demande le retour du fils. Peu après ils entendent des pas traînants dans l’allée, puis des coups sur la porte, une vraie fusillade. La mère, folle de joie, se précipite en bas de l’escalier pour ouvrir à son fils. Le père, fou de terreur, cherche la patte desséchée dans le noir, finit par la trouver et souhaite que son fils reste mort. L’instant d’après, la mère ouvre la porte et ne voit rien sur le perron qu’un tourbillon de vent noir.

Morris avait le sentiment qu’il savait peut-être, en fait, où il avait connu Denker, mais que ce savoir ressemblait au fils du vieux couple dans le conte – revenu de parmi les morts, mais pas comme sa mère l’imaginait : horriblement mutilé, déchiqueté par la machinerie où il était tombé. Il savait que son rapport avec Denker pouvait être une créature de l’inconscient, frappant sur la porte séparant cette part de son esprit d’une compréhension rationnelle qui exigeait d’être admise… et qu’une autre partie de lui cherchait frénétiquement la patte de singe – ou son équivalent psychologique –, le talisman qui ferait disparaître à jamais ce savoir.

Il regarda Denker en fronçant les sourcils.

Denker, Denker, où t’ai-je rencontré, Denker ? Était-ce à Patin ? Est-ce pour cela que je ne veux pas le savoir ? Sûrement, pourtant, deux survivants de l’horreur n’ont pas à se craindre l’un l’autre. À moins, bien sûr…

Il se rembrunit. Il se sentait très proche, soudain, mais un fourmillement dans ses pieds vint l’agacer, déranger sa concentration. Un picotement comme lorsqu’on a dormi sur un muscle et que la circulation revient peu à peu. S’il n’y avait pas ce foutu plâtre, il pourrait se frotter le pied et le faire disparaître. Il pourrait…

Morris ouvrit grand les yeux.

Pendant un long moment il resta parfaitement immobile, oubliant Lydia, oubliant Denker, oubliant Patin, oubliant tout sauf ce picotement dans les pieds. Oui, les deux pieds, mais plus fort dans le pied droit. Une sensation qui fait dire : Mon pied s’est endormi.

Alors qu’on veut dire, en fait : Mon pied se réveille.

Morris tendit la main sur la sonnette. Appuya sans cesse jusqu’à ce qu’une infirmière arrive.

 

L’infirmière voulut ne pas en tenir compte – elle avait déjà vu des patients pleins d’espoir. Son médecin n’était pas à l’hôpital et elle n’avait pas envie de l’appeler chez lui. Le Dr Kellerman était connu pour son caractère exécrable.. surtout quand on le dérangeait. Morris ne se laissa pas faire. Conciliant, d’habitude, cette fois il était prêt à faire du tapage, un scandale s’il le fallait. Les Braves avaient fait un doublé. Lydia s’était luxé la hanche. Et les bonnes surprises arrivent par trois, tout le monde le sait.

Finalement l’infirmière revint avec un interne, un jeune homme appelé Dr Timpnell qui avait l’air de s’être coiffé avec une tondeuse à gazon émoussée. Le Dr Timpnell sortit un couteau suisse de la poche de son pantalon blanc, déplia la lame tournevis cruciforme et en fit courir la pointe sous le pied droit de Morris, de l’orteil au talon. Le pied ne se replia pas, mais les orteils frémirent – très sensiblement, impossible de s’y tromper. Morris fondit en larmes.

Timpnell, plutôt ahuri, s’assit près de lui sur le lit et lui tapota la main.

« Ce genre de choses arrive de temps en temps, dit-il (puisant peut-être dans sa vaste expérience clinique, qui datait d’au moins six mois). Aucun médecin ne peut le prédire, mais cela arrive. Et apparemment, cela vous est arrivé. »

Morris hocha la tête à travers ses larmes.

« De toute évidence, vous n’êtes pas entièrement paralysé. » Timpnell lui tapotait toujours la main. « Mais je ne me risquerais pas à prévoir si votre rétablissement sera léger, partiel ou complet. Je doute que le Dr Kellerman puisse vous en dire plus. Je pense qu’il vous faudra une très longue rééducation, parfois pénible. Mais beaucoup moins pénible que… vous savez quoi.

– Oui, dit Morris en pleurant. Je sais. Dieu merci ! » Il se souvint d’avoir dit à Lydia que Dieu n’existait pas et sentit une rougeur brûlante envahir son visage.

« Je veillerai à ce que le Dr Kellerman soit prévenu, dit Timpnell, qui lui tapota une dernière fois la main avant de se lever.

– Pourriez-vous prévenir ma femme ? » demanda Morris. Car Lydia avait beau se tordre les mains et pleurer tous les malheurs du monde, Morris ressentait quelque chose pour elle. Peut-être même de l’amour, une émotion conciliable avec l’envie épisodique de tordre le cou à la personne aimée.

« Oui, je vais m’en occuper. Mademoiselle, pourriez-vous… ?

– Bien sûr, docteur », répondit l’infirmière. Timpnell réussit à ne pas sourire.

« Merci, dit Morris en s’essuyant les yeux avec un Kleenex pris sur la table de nuit. Merci beaucoup. »

Timpnell s’éclipsa. À un moment de la discussion, M. Denker s’était réveillé. Morris voulut s’excuser du bruit, ou peut-être d’avoir pleuré, puis décida que c’était inutile.

« On doit vous féliciter, me semble-t-il.

– Nous verrons », répondit Morris. Mais, comme Timpnell, il eut du mal à s’empêcher de sourire. « Nous verrons.

– Certaines choses s’arrangent d’elles-mêmes », dit vaguement Denker qui se tourna vers la TV commandée à distance. Il était six heures moins le quart, et ils regardèrent la fin de Hee Haw. Puis le journal du soir. Le chômage s’aggravait. L’inflation n’allait pas trop mal. Billy Carter pensait se lancer dans la bière. Un nouveau sondage indiquait que si les élections avaient lieu maintenant, il y aurait quatre candidats républicains capables de battre son frère Jimmy. Et il y avait eu des incidents raciaux après le meurtre d’un enfant noir à Miami. « Une nuit de violence », dit le présentateur. Plus près de chez eux, on avait trouvé un cadavre non identifié dans un verger près de l’autoroute 46, tué à coups de matraque et de couteau.

Lydia téléphona juste avant six heures et demie. Le Dr Kellerman l’avait prévenue. Se fondant sur le rapport du jeune interne, il était d’un optimisme prudent. Lydia était d’un enthousiasme prudent, elle aussi. Elle jura de venir le lendemain, même si elle devait en mourir. Morris lui dit qu’il l’aimait. Ce soir-là, il aimait tout le monde – Lydia, le Dr Timpnell et sa tondeuse à gazon, M. Denker, même la jeune fille qui apporta les plateaux repas quand il raccrocha.

Au menu, il y avait des hamburgers-purée, un mélange carottes-petits pois, et une petite coupe de glace comme dessert. La môme qui servait s’appelait Felice. Timide et blonde, elle avait peut-être vingt ans. Elle aussi avait de bonnes nouvelles – son petit ami avait décroché un emploi de programmeur chez IBM et lui avait officiellement demandé de l’épouser.

M. Denker, qui dégageait un certain charme suranné auquel toutes les jeunes filles étaient sensibles, se montra ravi. « Vraiment, c’est merveilleux. Asseyez-vous et racontez-nous tout ça. Les moindres détails. N’oubliez rien ! »

Felice rougit et sourit et dit qu’elle ne pouvait pas. « Nous avons encore à faire le reste de l’aile B et ensuite l’aile C. Regardez, il est déjà six heures et demie !

– Alors demain soir, c’est sûr. Nous insistons… n’est-ce pas, monsieur Heisel ?

– Oui, vraiment », murmura Morris, mais son esprit était à des millions de kilomètres.

(asseyez-vous et racontez-nous tout ça)

Des paroles prononcées avec le même ton ironique. Il avait déjà entendu ça, sans aucun doute. Mais était-ce Denker qui les avait prononcées ? Était-ce lui ?

(les moindres détails)

La voix d’un homme courtois. D’un homme cultivé. Mais une menace dans cette voix. Une main de fer dans un gant de velours. Oui.

Où ?

(les moindres détails. N’oubliez rien)

(? PATIN ?)

Morris Heisel regarda son dîner. M. Denker s’y était déjà attaqué de bon cœur. Son badinage avec Felice l’avait mis d’excellente humeur – comme lorsque le jeune garçon blond lui avait rendu visite.

« Une gentille fille », dit Denker, sa voix étouffée par une bouchée de carottes-petits pois.

– Oh oui…

(asseyez-vous)

– Felice, vous voulez dire. Elle est…

(et racontez-nous tout ça)

– Délicieuse. »

(les moindres détails. N’oubliez rien)

Il regardait toujours son dîner, se souvenant du camp, de ce que cela vous faisait au bout d’un certain temps. Au début, on aurait tué pour un bout de viande plein de vers ou complètement pourri. Mais ensuite cette faim démente disparaissait et le ventre devenait une sorte de caillou gris au milieu du corps. Avec l’impression qu’on n’aurait plus jamais faim de sa vie.

Jusqu’à ce qu’on vous montre de la nourriture.

(racontez-nous tout ça, mon ami, n’oubliez rien, asseyez-vous et dites-nous TOUUUT là-dessus)

Sur le plateau en plastique, le plat principal du dîner était un hamburger. Pourquoi lui faisait-il penser soudain à de l’agneau ? Pas de mouton, ni des côtelettes – le mouton est souvent plein de nerfs, les côtelettes trop dures, et celui dont les dents pourries ne sont plus que des chicots pourrait ne pas être excessivement tenté par l’un ou l’autre. Non, il pensait à un savoureux ragoût d’agneau avec beaucoup de sauce et de légumes. Des légumes tendres et parfumés. Pourquoi penser à un ragoût d’agneau ? Pourquoi, sinon…

La porte s’ouvrit en claquant. C’était Lydia, les joues roses d’avoir trop souri. Une béquille en aluminium sous l’aisselle, elle marchait comme Chester, le copain du shérif Dillon. « Morris ! » lança-t-elle en roulant les « r ». À sa remorque, l’air tout aussi heureuse et tremblante, apparut Emma Rogan, la voisine.

M. Denker, surpris, laissa tomber sa fourchette. Il marmonna des injures à mi-voix et la ramassa en grimaçant.

« C’est tellement MERVEILLEUX ! » L’excitation la faisait presque aboyer. « J’ai appelé Emma pour lui demander de venir ce soir au lieu de demain, j’avais déjà la béquille. Em, j’ai dit, si je ne peux pas supporter cette torture pour aller voir Morris, quelle épouse suis-je donc pour lui ? C’est exactement ce que j’ai dit, n’est-ce pas Emma ? »

Emma Rogan, se souvenant peut-être que son petit chien était au moins en partie responsable, approuva énergiquement.

« Alors j’ai appelé l’hôpital – Lydia se débarrassa difficilement de son manteau et s’installa pour une visite de longue durée – et ils m’ont dit que les heures de visite étaient passées mais que dans mon cas, ils feraient une exception, sauf qu’il ne faut pas rester trop longtemps pour ne pas déranger monsieur Denker. Nous sommes déjà en train de vous déranger, n’est-ce pas monsieur Denker ?

– Non, chère madame, répondit Denker, résigné.

– Assieds-toi, Emma, prends la chaise de M. Denker, il ne s’en sert pas. Voyons, Morris, arrête avec cette glace, tu en mets partout sur toi, un vrai bébé. Peu importe, nous allons te remettre sur tes jambes en un clin d’œil. Je vais te faire manger. Ouvre bien grand… Passons les dents, passons les gencives… attention, estomac, nous voilà !… Non, ne dis rien, Maman sait ce qu’il faut faire. Regarde un peu, Emma, il n’a presque plus de poil sur le caillou et je ne m’en étonnais pas, pensant qu’il ne marcherait peut-être plus jamais. C’est la miséricorde divine. Je lui avais dit que l’échelle était branlante. Morris, j’ai dit, descends de là avant… »

Elle lui fit manger sa glace et jacassa pendant une heure avant de partir, sautillant avec ostentation sur sa béquille tandis qu’Emma lui prenait le bras, de sorte que les ragoûts d’agneau et les voix faisant écho à celles du passé étaient complètement sortis de l’esprit de Morris Heisel. Il était épuisé. Dire que la journée avait été dure aurait été un euphémisme. Il tomba immédiatement dans un profond sommeil.

 

Morris se réveilla entre trois et quatre heures du matin, un cri bloqué dans sa gorge.

Maintenant il savait. Il savait exactement où et quand il avait fait la connaissance de son voisin de lit. Sauf qu’alors, il ne s’appelait pas Denker. Oh, non, pas du tout.

Il venait de sortir du cauchemar le plus horrible qu’il ait fait de sa vie. Quelqu’un leur avait donné, à Lydia et à lui, une patte de singe, et ils avaient souhaité recevoir de l’argent. Alors un petit télégraphiste en uniforme des jeunesses hitlériennes s’était trouvé dans la pièce. Il avait tendu un télégramme à Morris : REGRET DE VOUS INFORMER DEUX FILLES MORTES STOP CAMP DE CONCENTRATION DE PATIN STOP REGRETS SINCÈRES POUR CETTE SOLUTION FINALE STOP LETTRE COMMANDANT SUIT STOP VOUS RACONTERA TOUT STOP N’OUBLIERA AUCUN DÉTAIL STOP VOUS PRIE ACCEPTER NOTRE CHÈQUE DE 100 REICHMARKS DÉPOSÉ DEMAIN À VOTRE BANQUE STOP SIGNÉ ADOLF HITLER CHANCELIER.

Lydia poussa un grand cri. Elle qui n’avait jamais vu les filles de Morris leva bien haut la patte de singe et souhaita qu’elles reviennent à la vie. La pièce fut plongée dans le noir et soudain, à l’extérieur, on entendit des pas irréguliers, titubants.

Morris se retrouva à quatre pattes dans une obscurité qui empestait la fumée, le gaz et la mort, à la recherche de la patte de singe. Il leur restait un vœu. S’il retrouvait le talisman il pourrait souhaiter la fin de cet horrible rêve pour ne pas voir ses filles maigres comme des squelettes, les yeux creusés comme des blessures, leurs numéros consumant la maigre chair de leurs bras.

Des coups sur la porte, une vraie fusillade.

Il chercha frénétiquement la patte de singe, mais sans résultat. Cela lui sembla durer des années. Soudain, derrière lui, la porte s’ouvrit à grand fracas. Non, pensa-t-il. Je ne regarderai pas. Je fermerai les yeux. Je me les arracherai de la tête s’il le faut, mais je ne regarderai pas.

Mais il regarda. Il y fut obligé. Dans le rêve, c’était comme si des mains énormes lui avaient fait tourner la tête.

Ce n’étaient pas ses filles, dans l’embrasure de la porte, c’était Denker. Un Denker beaucoup plus jeune, en uniforme SS, sa casquette avec l’insigne à tête de mort inclinée sur le côté d’un air crâne. Ses boutons brillaient d’un éclat impitoyable, ses bottes luisaient d’une manière fatale.

Il serrait dans ses bras une énorme marmite de ragoût d’agneau qui bouillonnait lentement.

Et le Denker de rêve, avec un sourire suave et sinistre, lui dit : « Asseyez-vous et racontez-nous ça – nous sommes entre amis, hein ? Nous avons appris que de l’or a été dissimulé. Qu’on a caché du tabac. Que pour Schneibel ce n’était pas du tout une intoxication alimentaire mais du verre pilé dans son dîner deux jours plus tôt. Ne faites pas injure à notre intelligence en prétendant ne rien savoir. Vous savez TOUT. Alors dites-nous tout. N’oubliez rien. »

Alors, dans le noir, respirant l’odeur affolante du ragoût, il leur raconta tout. Son estomac réduit à un petit caillou se changea en tigre affamé. Les mots coulaient sans retenue de ses lèvres, mêlant dans ce torrent le vrai et le faux comme les divagations d’un fou.

Brodin a collé l’alliance de sa mère sous son scotum !

(asseyez-vous)

Laslo et Herman Dorksy ont parlé d’attaquer le mirador numéro trois !

(et racontez-nous tout ça !)

Le mari de Rachel Tannenbaum a du tabac, il en a donné au garde qui vient après Zeickert, celui qu’on appelle Mange-Crottes parce qu’il n’arrête pas de se mettre les doigts dans le nez et ensuite à sa bouche, Tannenbaum lui en a donné pour qu’il ne prenne pas les boucles d’oreilles en perles de sa femme !

(oh cela n’a plus aucun sens vous avez mélangé deux histoires à mon avis mais ça va bien ça va très bien nous préférons vous voir mélanger vos histoires que d’en oublier une vous ne devez RIEN oublier !)

Il y a un homme qui répond à l’appel de son fils mort pour recevoir double ration !

(dites-nous son nom)

Je n’en sais rien mais je peux vous le montrer s’il vous plaît oui je peux vous le montrer je peux je peux je peux

(dites-nous tout ce que vous savez)

je peux je peux je peux je peux je peux je peux je peux je

Jusqu’à ce qu’il émerge et se réveille avec un cri brûlant dans la gorge.

Pris d’un tremblement incontrôlable, il regarda la forme endormie dans l’autre lit. Fixant surtout la bouche ridée, aux lèvres rentrées. Vieux tigre édenté. Vieil éléphant solitaire et vicieux avec une défense en moins et l’autre pourrie à la racine. Monstre sénile.

« Oh mon Dieu », chuchota Morris Heisel dans un murmure aigu, inaudible. Les larmes coulèrent le long de ses joues, vers ses oreilles. « Oh Dieu bon, l’homme qui a assassiné ma femme et mes filles dort dans la même chambre que moi, mon Dieu, oh mon cher cher Dieu, il est là dans la même pièce que moi. »

Les larmes se mirent à couler abondamment – larmes de rage et d’horreur, chaudes, brûlantes.

Tremblant, il attendit le matin, et le matin ne vint pas avant une éternité.

21

Le lendemain, un lundi, Todd était déjà levé à six heures du matin. Il remuait distraitement des œufs brouillés qu’il s’était préparés lui-même quand son père descendit l’escalier, en pantoufles et peignoir à ses initiales.

« Mumph », dit-il en allant chercher du jus d’orange dans le réfrigérateur.

Todd lui répondit d’un grognement sans lever les yeux de son livre, une des énigmes de l’Équipe 87. Il avait eu la chance de décrocher un travail pour l’été dans une entreprise de paysagistes aux environs de Pasadena. Normalement, le trajet aurait été trop long, même si un de ses parents avait bien voulu lui prêter une voiture pour l’été (ni l’un ni l’autre ne voulait), mais son père avait un chantier non loin de là, de sorte qu’il déposait Todd à un arrêt de bus et le reprenait le soir au même endroit. Todd n’était pas follement ravi. Il n’aimait pas rentrer du travail avec son père, et il détestait franchement le trajet du matin. C’était le matin qu’il se sentait le plus vulnérable, quand la barrière entre ce qu’il était et ce qu’il pourrait être était la plus mince. C’était pire après une nuit de mauvais rêves, mais même sans un seul rêve, c’était dur. Un matin, il s’était rendu compte, saisi par la terreur, qu’il pensait sérieusement à tendre le bras par-dessus la serviette de son père pour prendre le volant et les précipiter dans les deux voies express, semant la mort et la destruction parmi les banlieusards.

« Tu veux encore un œuf, Todd.

– Non merci, papa. » Dick Bowden préférait les œufs sur le plat. Comment pouvait-on manger une chose pareille ? Deux minutes dans la poêle, pareil de l’autre côté. Ce qui arrivait sur l’assiette au bout du compte ressemblait à un œil mort, géant, recouvert d’une cataracte, un œil qui saignait du liquide orange quand on le perçait d’un coup de fourchette.

Il repoussa ses œufs brouillés. Il les avait à peine touchés.

Dehors, le journal claqua sur le perron.

Son père trouva les œufs cuits, éteignit la cuisinière et vint à table. « Pas faim ce matin, Todd-O ? »

Appelle-moi comme ça encore une fois et je te plante ma fourchette dans ton putain de nez… Papa-O.

« Pas grand appétit, je crois. »

Dick eut un sourire plein d’affection pour son fils – il restait une trace de mousse à raser sur l’oreille droite du garçon. « Betty Trask t’a coupé l’appétit, je suppose.

– Ouais, c’est peut-être ça. » Il eut un faible sourire qui s’éteignit aussitôt que son père eut descendu les marches du coin cuisine pour aller chercher le journal. Est-ce que cela te réveillerait si je te disais que c’est une connasse, Papa-O ? Et si je te disais… Oh, à propos, sais-tu que la fille de ton copain Ray Trask est une des plus grandes putes de Santo Donato ? Elle se lécherait elle-même la chatte si elle avait les genoux à l’envers, Papa-O. C’est ce qu’elle pense elle-même. Ce n’est qu’une petite cramouille puante. Deux lignes de coke et elle passe la nuit avec toi. Et quand on n’a même pas de coke elle passe quand même la nuit. Elle baiserait un chien si elle n’avait pas de mec. Tu crois que cela te réveillerait, Papa-O ? que cela te mettrait en forme pour la journée ?

Il repoussa ces pensées, plein de méchanceté, sachant qu’elles reviendraient.

Son père rapporta le journal. Todd aperçut la manchette : LA NAVETTE NE VOLERA PAS, DÉCLARE UN EXPERT.

Dick reprit sa place. « Betty est une belle fille, dit-il. Elle me rappelle ta mère quand je l’ai rencontrée.

– Vraiment ?

– Jolie… jeune… fraîche… » Dick avait les yeux dans le vague. Il se reprit et regarda son fils, presque avec angoisse. « Ce n’est pas que ta mère ne soit encore belle. Mais, à cet âge, une fille a une sorte… d’éclat, comme tu dirais. Elle le garde un certain temps, et puis c’est fini. » Il haussa les épaules et ouvrit le journal. « C’est la vie, je suppose. »

C’est une chienne en chaleur. C’est peut-être ça son éclat.

« Tu te conduis bien avec elle, n’est-ce pas Todd-O ? » Comme d’habitude, son père parcourait le journal en vitesse pour arriver aux sports. « Tu ne fais pas trop le malin ?

– Tout va au poil, papa. »

(S’il n’arrête pas très vite je vais faire quelque chose. Hurler. Lui lancer son café à la gueule, quelque chose.)

« Ray te trouve très bien », ajouta Dick d’un ton absent. Il avait enfin atteint la page des sports, où il se plongea. Un bienheureux silence régna dans la cuisine.

La première fois qu’ils étaient sortis ensemble, il en avait eu plein les mains, de Betty Trask. Il l’avait emmenée au chemin des amoureux du coin après le cinéma, sachant que c’était cela qu’on attendait de lui – ils mélangeraient leurs salives pendant une demi-heure et auraient tout ce qu’il faut à raconter le lendemain à leurs amis. Elle pourrait rouler des yeux en leur disant comment elle avait repoussé ses avances – les garçons sont lassants, vraiment, et elle ne baisait jamais la première fois, ce n’était pas son genre. Ses amies l’approuveraient et elles iraient en cœur dans les toilettes faire ce qu’on fait là-dedans – se remaquiller, fumer un Tampax, n’importe quoi.

Pour un mec… en tout cas fallait y aller. Fallait faire une tentative et essayer de mettre un but. Parce qu’il y a réputation et réputation. Todd se moquait d’avoir une réputation d’étalon, il voulait seulement qu’on le trouve normal. Et si on n’essayait même pas, ça se savait. Les gens commençaient à se demander si vous étiez normal.

Alors il les emmenait en haut de la colline, les embrassait, leur pelotait les seins, allait un peu plus loin si elles se laissaient faire. Et le tour était joué. La fille l’empêchait, il faisait semblant d’insister gentiment et il la raccompagnait chez elle. Sans s’inquiéter de ce qu’on dirait le lendemain dans les toilettes des filles. Sans craindre qu’on se mette à penser que Todd Bowden était tout sauf normal. Sauf…

Sauf que Betty Trask était le genre de fille qui baisait au premier rendez-vous. À chaque rendez-vous. Et entre les rendez-vous.

La première fois, c’était environ un mois avant la foutue crise du nazi, et Todd trouvait qu’il s’était bien débrouillé pour un puceau… peut-être pour la même raison qu’un jeune lanceur se surpassera si, sans le prévenir, on lui fait jouer le match le plus important de l’année. Il n’avait pas eu le temps de s’inquiéter et n’était pas trop tendu.

Chaque fois, jusque-là, Todd avait pu sentir le moment où une fille avait décidé qu’au prochain rendez-vous, elle se laisserait aller. Il savait qu’il était bien fait, qu’il présentait bien et qu’il avait de l’avenir. Le genre de garçon que leurs salopes de mères appelaient « une bonne prise ». Quand il sentait que la capitulation était imminente, il sortait avec une autre fille. Et quoi qu’on puisse penser de sa personnalité, Todd était capable d’admettre que s’il se mettait un jour à fréquenter une fille vraiment frigide, il serait content de rester avec elle pendant des années. Peut-être même de l’épouser.

Mais cette première fois avec Betty s’était bien passée – elle n’était pas vierge, elle au moins. Elle avait dû l’aider à faire entrer sa bite, mais elle avait paru trouver ça normal. Et au milieu même de l’action, elle avait roucoulé, sur la couverture où ils s’escrimaient : « Vraiment j’adore baiser ! » Avec le ton de voix qu’une autre aurait eu pour exprimer son amour pour la glace à la fraise et à la chantilly.

Les rencontres suivantes – il y en avait eu cinq (cinq et demie, se dit-il, en comptant hier soir) – ne s’étaient pas si bien passées. En fait c’était allé de mal en pis, en progression géométrique… mais il ne pensait pas que Betty s’en soit rendu compte (jusqu’à hier soir, en tout cas). Plutôt le contraire, en fait. Betty, apparemment, croyait qu’elle avait trouvé l’étalon de ses rêves.

Todd n’avait rien senti de ce qu’il était censé ressentir à ces moments-là. Embrasser ses lèvres, c’était comme d’embrasser du foie cru et tiède. Sentir sa langue dans sa bouche le faisait se demander de quels microbes elle était infestée, et parfois il croyait sentir l’odeur de ses plombages – une odeur métallique, désagréable, comme celle du chrome. Ses seins n’étaient que des sacs de viande, pas plus.

Todd l’avait encore fait deux fois avec elle avant la crise cardiaque de Dussander. Chaque fois, l’érection avait eu plus de mal à venir. Dans les deux cas, il n’y était parvenu qu’en faisant appel à un fantasme. Elle était déshabillée en face de tous leurs amis. Elle pleurait. Todd l’obligeait à marcher de long en large devant tout le monde et lui criait : Montre tes seins ! Laisse-les voir ta chatte, pauvre pute ! Écarte tes fesses ! C’est ça, penche-toi et ÉCARTE-les ! L’opinion de Betty n’était pas tellement surprenante. Todd était un bon amant, non pas malgré ses problèmes, mais grâce à eux. Bander n’était que le premier pas. Une fois en érection, il s’agissait d’avoir un orgasme. La quatrième fois qu’ils l’avaient fait – trois jours après la crise cardiaque – il l’avait défoncée pendant plus de dix minutes. Betty Trask avait cru mourir et monter au ciel : elle avait eu trois orgasmes et allait sur son quatrième quand Todd s’était souvenu d’un vieux fantasme… le premier de tous, en fait. La fille sur la table, ligotée, sans défense. L’énorme godemiché. La poire en caoutchouc. Mais cette fois, couvert de sueur, frénétique, rendu presque fou par son désir de jouir pour en finir avec cette horreur, il avait sous les yeux le visage de Betty non celui de la fille. Cela finit par provoquer un spasme caoutchouteux, sans joie. Todd supposa que c’était là, techniquement du moins, un orgasme. L’instant d’après Betty lui murmurait à l’oreille, l’haleine brûlante et chargée de chewing-gum : « Amour, tu peux m’avoir quand tu veux. Tu n’as qu’à m’appeler. »

Todd faillit laisser échapper un gémissement.

Son dilemme se présentait ainsi : Sa réputation souffrirait-elle s’il rompait avec une fille montrant à ce point qu’elle l’avait dans la peau ? Les gens se demanderaient-ils pourquoi ? Une part de lui répondait non. Il se souvenait d’avoir suivi un couloir derrière deux grands au cours de sa première année et d’avoir entendu l’un d’eux dire qu’il avait rompu avec sa petite amie. L’autre avait voulu savoir pourquoi. « Je l’ai baisée à mort », avait dit le premier, et ils avaient tous les deux éclaté d’un rire imbécile.

Si on me demande pourquoi je l’ai laissée tomber, je dirais simplement que je l’ai baisée à mort. Mais si elle dit qu’on ne l’a fait que cinq fois ? Est-ce que ça suffit ? Quoi ?… Combien ?… Combien de fois ?… Qui va en parler ?… Qu’est-ce qu’ils vont dire ?

Et son esprit tournait en rond sans répit, comme un rat affamé dans un labyrinthe. Il était vaguement conscient de grossir outre mesure un problème mineur, et que son incapacité à résoudre ce problème indiquait à quel point il perdait prise. Mais de le savoir ne lui donnait aucun moyen de changer quelque chose à sa conduite, et il sombrait dans la plus noire dépression.

L’université. C’était la réponse. L’université serait le prétexte pour rompre avec Betty, personne ne mettrait ça en doute. Mais septembre lui semblait si loin.

La cinquième fois, il lui avait fallu presque vingt minutes pour bander, mais Betty avait proclamé que le résultat valait largement l’attente. Finalement, la nuit dernière, il avait été incapable de s’exécuter.

« Qu’est-ce que tu es, au juste ? » Betty s’était énervée, les cheveux en désordre, cela faisait vingt minutes qu’elle manipulait son pénis toujours flasque, et elle perdait patience. « Es-tu un de ces types à voile et à vapeur ? »

Il avait vraiment failli l’étrangler sur place. Et s’il avait eu son 30.30…

« Eh bien, je veux bien être pendu ! Félicitations, mon fils !

– Hein ? » Il sortit de sa sombre rêverie et leva les yeux.

« Tu es pris dans l’équipe des lycées de Californie du Sud ! » Son père souriait de plaisir et de fierté.

« Vraiment ? » Pendant un instant il comprit à peine de quoi parlait son père – il lui fallut chercher le sens de chaque mot. « Ah ouais, l’entraîneur Haines m’avait parlé de ça à la fin de l’année. Il disait qu’il proposait Billy DeLyons et moi. Je n’ai jamais cru qu’il se passerait quoi que ce soit.

– Eh bien, mon Dieu ça n’a pas l’air de t’exciter beaucoup !

– J’essaye encore

(Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?)

de m’habituer à cette idée. » Au prix d’un effort immense, il réussit à sourire. « Est-ce que je peux voir l’article ? »

Son père lui tendit le journal par-dessus la table et se leva. « Je vais réveiller Monica. Il faut qu’elle voie ça avant qu’on s’en aille. »

(Non, pitié – je ne peux pas me les faire tous les deux ce matin)

« Oh, ne fais pas ça. Tu sais qu’elle ne va pas pouvoir se rendormir si tu la réveilles. On va lui laisser sur la table.

– Oui, je pense qu’on peut faire ça. Tu es un fils très prévenant, Todd. » Il lui donna une claque dans le dos, et Todd ferma les yeux, crispé. En même temps il haussa les épaules, genre oh bof, ce qui fit rire son père. Il rouvrit les yeux et regarda le journal.

QUATRE GARÇONS NOMMÉS ALL-STARS CAL SUD, en titre. En dessous, leurs photos en uniforme – le buteur et ailier gauche de Fairview High, l’arrière de Mountford et Todd à l’extrême droite, souriant au monde sous la visière de sa casquette. En lisant l’article, il apprit que Billy DeLyons était dans la deuxième équipe. Enfin une nouvelle qui pouvait lui faire plaisir. DeLyons pouvait se dire méthodiste jusqu’à ce que la langue lui tombe, si cela lui chantait, Todd n’était pas dupe. Il savait parfaitement ce qu’était Billy DeLyons. Il devrait peut-être le présenter à Betty Trask, elle aussi était youpine. Il s’était longtemps posé la question, mais depuis hier il en était sûr. Les Trask passaient pour blancs. Un coup d’œil à son nez et à son teint olivâtre – son père était encore plus typé – et tout était dit. C’était simple : sa bite avait su la vérité avant son cerveau. De qui croyaient-ils se moquer, en se faisant appeler Trask.

« Je te félicite, fiston. »

Il leva les yeux. Vit d’abord la main tendue, puis le sourire imbécile de son père.

Ton copain Trask est un yid ! s’entendit-il hurler à son père. C’est pour ça que j’étais impuissant avec sa traînée de fille hier soir ! C’est pour ça ! Puis, sans transition, la voix glacée qui se faisait parfois entendre à de tels moments surgit des profondeurs et endigua le torrent irrationnel (REPRENDS-TOI IMMÉDIATEMENT)

derrière une écluse en acier.

Il prit la main de son père et la serra. Sourit franchement devant la fierté de son père. Et dit : « Merci papa. »

Ils laissèrent le journal ouvert avec un mot pour Monica. Dick insista pour que Todd l’écrive et signe : Ton fils All-Stars, Todd.

22

Ed French, alias Ed Mollasson, alias Pete le Sournois, alias l’Homme aux Keds, et aussi Ed le Crispé, était dans l’adorable petite ville balnéaire de San Remo pour un congrès d’orienteurs. Comme perte de temps, on ne fait pas mieux – les orienteurs savent seulement se mettre d’accord sur leur complet désaccord – et articles, séminaires et discussions l’ennuyèrent dès le premier jour. Le second, il découvrit que San Remo l’ennuyait tout autant, et que des adjectifs petite, adorable et balnéaire, le mot clé était probablement petite. À part la vue splendide et les séquoias, San Remo n’avait ni cinéma ni bowling, et Ed n’avait pas eu envie d’entrer dans le seul bar du patelin – il y avait un parking crasseux plein de camionnettes, et la plupart avaient des autocollants Reagan sur leurs pare-chocs rouillés. Il n’avait pas peur qu’on s’en prenne à lui, mais il n’avait pas envie de passer une soirée à regarder des mecs en chapeau de cow-boy écouter Loretta Young sur le juke-box.

Alors, il en était au troisième jour d’un congrès incroyablement étiré sur quatre ; il se trouvait dans la chambre 217 du Holyday Inn, sa femme et sa fille à la maison, la TV en panne, une mauvaise odeur traînant dans la salle de bains. Il y avait une piscine, mais il avait tellement d’eczéma cet été-là qu’il aurait préféré crever que de se montrer en maillot de bain. Des pieds aux genoux, il avait l’air d’un lépreux. Il lui restait une heure avant le prochain groupe de travail (Aide aux enfants vocalement handicapés) c’est-à-dire les bègues ou les becs-de-lièvre, mais ciel, on n’allait tout de même pas se mettre à dire des choses pareilles, quelqu’un pourrait nous baisser nos salaires, il avait déjà déjeuné au seul restaurant de la ville, il n’avait pas envie de faire la sieste, et l’unique station de TV repassait l’Exorciste une fois de plus.

Alors il prit son carnet d’adresses et le feuilleta distraitement, sachant à peine ce qu’il faisait, se demandant vaguement s’il connaissait quelqu’un d’assez fanatique des villes ou petites ou adorables ou balnéaires pour habiter San Remo. Il se dit que c’était ce que devaient faire tous ceux qui s’ennuyaient dans tous les Holiday Inn du monde – chercher un ami ou un parent oublié qu’ils puissent appeler au téléphone. C’était ça, l’Exorciste ou la bible Gideon. Et s’il arrivait à dénicher quelqu’un, que diable pourrait-il bien lui dire ? « Frank, bon Dieu, comment vas-tu ? Et à propos, c’est quoi – petite, adorable ou balnéaire ? » Bien sûr. Très juste. Donnez un cigare à cet homme et foutez-lui le feu au train.

Pourtant, étendu sur le lit en feuilletant le mince annuaire de la ville à toute vitesse, il lui semblait qu’il connaissait effectivement quelqu’un à San Remo. Un représentant en livres ? Une des nièces ou neveux de Sondra, dont il y avait des bataillons entiers ? Un copain étudiant, partenaire de poker ? Un parent d’élève ? Cette idée lui fit dresser l’oreille, mais il ne réussit pas à être plus précis.

Il reprit l’annuaire, puis se dit qu’après tout, il avait sommeil. Il dormait presque quand la mémoire lui revint et il se rassit, de nouveau bien éveillé.

Lord Peter !

Ils avaient justement repassé ces aventures de Wimsey dernièrement sur PBS – Nuages témoins, Meurtres en réclame, les Neuf Marins. Sondra et lui étaient accro. Un certain Ian Carmichael jouait Wimsey, et Sondra était folle de lui. Au point même que Ed, qui ne trouvait pas que Carmichael ressemblait le moins du monde à Lord Peter, s’était presque mis en colère.

« Sandy, la forme de son visage ne va pas du tout. Et il a un dentier, bon Dieu !

– Pouh ! avait lancé Sondra d’un ton désinvolte depuis le divan où elle était pelotonnée. Tu es jaloux, c’est tout. Il est tellement beau.

– Papa est jaloux, papa est jaloux, avait chanté la petite Norma, sautillant tout autour de la pièce dans son pyjama jaune canari.

– Tu devrais être au lit depuis une heure, dit Ed, regardant sa fille d’un œil noir. Et si je continue à te voir ici, je m’apercevrais probablement que tu n’es pas là-bas. »

La petite fut momentanément prise de court. Ed se tourna vers Sondra.

« Je me souviens d’il y a trois ou quatre ans. J’avais un gosse qui s’appelait Todd Bowden, et son grand-père est venu pour un entretien. Ce type-là, lui, ressemblait à Wimsey. Un Wimsey très vieux, mais la forme de son visage était la bonne et…

« Wim-zee, Wim-zee, Dim-zee, Jim-zee, chanta la petite fille. Wim-zee, Bim-zee, doodle-oodle-ooo-doo…

– Chut, vous deux, dit Sondra. Je trouve que c’est un très bel homme. » Quelle femme agaçante !

Mais le grand-père de Todd ne s’était-il pas retiré à San Remo ? Bien sûr. C’était sur le formulaire. Todd avait été un des plus brillants, cette année-là. Et puis, tout d’un coup, ses notes s’étaient mises à dégringoler. Le vieux bonhomme était venu, lui avait raconté une éternelle histoire de problèmes conjugaux, et avait persuadé Ed de laisser la situation en l’état pendant quelque temps pour voir si les choses ne s’arrangeraient pas d’elles-mêmes. Selon Ed, le vieux truc du laisser-faire ne marchait jamais – dites à un gosse de bosser ou de crever, en général il préférerait crever. Mais le vieux aurait été étrangement persuasif (c’était peut-être sa ressemblance avec Wimsey), et Ed avait accepté d’accorder à Todd un sursis jusqu’au prochain bulletin. Et bon Dieu, Todd s’en était sorti. Le vieux avait dû se farcir toute la famille et remuer une sacrée merde, se dit Ed. Il avait l’air du genre à en être capable, et aussi à y prendre une sorte de plaisir glacé. Justement, deux jours avant, il avait vu la photo de Todd dans le journal – il avait été nommé All-Stars. Ce qui n’est pas rien quand on pense qu’il y a peut-être cinq cents gosses proposés à chaque printemps. Sans cette photo, Ed n’aurait probablement jamais retrouvé le nom du grand-père.

Il consulta de nouveau l’annuaire, avec un but cette fois, fit courir son doigt le long d’une colonne en petits caractères, et c’était là : BOWDEN VICTOR S. 403 Ridge Lane. Ed composa le numéro. Au bout de plusieurs sonneries, il allait raccrocher quand un vieil homme lui répondit. « Allô ?

– Hello, monsieur Bowden. Ed French. Du lycée de Santo Donato.

– Oui ? » Poli, sans plus. Ne le reconnaissant sûrement pas. Enfin, le vieux bonhomme avait trois ans de plus (comme nous tous !) et il avait sûrement des trous de mémoire de temps en temps.

« Vous vous souvenez de moi, monsieur ?

– Le devrais-je ? » Bowden se montrait prudent, ce qui le fit sourire. Le vieux devait avoir des passages à vide, mais il ne voulait pas qu’on s’en aperçoive. Son père avait fait pareil quand il avait commencé à devenir sourd.

« J’étais le conseiller pédagogique de Todd, votre petit-fils. Je vous appelle pour vous féliciter. Il avait vraiment lâché le cocotier en entrant au lycée, non ? Et maintenant il est nommé All-Stars pour couronner le tout. Wow ! »

« Todd ! » Le vieux se fit aussitôt plus aimable. « Oui, il a fait du bon travail, n’est-ce pas ? Second de sa classe ! Et la fille arrivée devant lui a choisi une école de commerce. » Il renifla de manière dédaigneuse. « Mon fils m’a téléphoné pour que je vienne à la remise du diplôme, mais je suis actuellement dans un fauteuil roulant. Je me suis fracturé la hanche en janvier. Je ne voulais pas y aller en fauteuil roulant. Mais j’ai la photo dans l’entrée, pensez bien ! Todd a rendu ses parents très fiers de lui. Et moi aussi, bien sûr.

– Oui, je crois que nous lui avons fait sauter l’obstacle. » Ed souriait en disant cela, mais d’un sourire perplexe – le grand-père, bizarrement, n’était plus le même. Mais c’était normal, le temps avait passé.

« L’obstacle ? Quel obstacle ?

– Cette petite conversation que nous avons eue. Quand Todd avait des problèmes en classe. En troisième.

– Je ne vous suis pas, dit lentement le vieil homme. Je ne me serais jamais permis de parler pour le fils de Richard. Cela aurait fait trop d’histoires… ho-ho, vous n’imaginez pas les histoires que cela aurait déclenchées. Vous faites erreur, jeune homme.

– Mais…

– Une erreur quelconque. Vous m’avez confondu avec un autre élève et un autre grand-père, semble-t-il. »

Ed fut légèrement sidéré. Ce fut une des rares fois de sa vie où il ne trouva rien à dire. La confusion, en tout cas, ne venait certainement pas de son côté.

« Enfin, dit M. Bowden d’un ton dubitatif, très aimable de m’avoir appelé, monsieur… »

Ed retrouva sa langue. « Je suis en ville, monsieur Bowden. Il y a un congrès. De conseillers pédagogiques. J’aurais fini demain vers dix heures du matin, après la lecture du dernier article. Puis-je venir… – il regarda l’annuaire  – à Ridge Lane pour vous voir quelques minutes ?

– Pourquoi diable ?

– Uniquement par curiosité, j’imagine. Beaucoup d’eau a passé sous les ponts. Mais il y a trois ans, les notes de Todd ont vraiment dégringolé. C’était si mauvais que j’ai envoyé une lettre avec son bulletin pour demander une entrevue avec un des parents, ou mieux, avec les deux. Or c’est son grand-père qui est venu, un homme très agréable qui s’appelait Victor Bowden.

– Mais je vous ai déjà dit…

– Oui. Je sais… Néanmoins j’ai parlé avec quelqu’un qui affirmait être le grand-père de Todd. Cela n’a plus grande importance, je pense, mais voir c’est croire. Je ne vous prendrai que quelques minutes de votre temps. De toute façon, on m’attend chez moi à l’heure du dîner.

– Du temps, c’est tout ce que j’ai, dit Bowden un peu tristement. Je serai là toute la journée. Vous serez le bienvenu. »

Ed le remercia, le salua et raccrocha. Il resta assis sur le lit, regardant pensivement l’appareil. Au bout d’un certain temps il se leva et prit une boîte de petits cigares dans le manteau posé sur la chaise du bureau. Il fallait y aller. Dans un groupe de travail, son absence serait remarquée. Il alluma son cigare avec une allumette Holiday Inn et laissa tomber le bout brûlé dans un cendrier Holiday Inn. S’approcha de la fenêtre Holiday Inn et fixa d’un regard vide la cour Holiday Inn.

Cela n’a plus grande importance, avait-il dit à Bowden, mais pour lui cela en avait beaucoup. Il n’avait pas l’habitude de se faire rouler par un gosse, et cette révélation le dérangeait. Cela pourrait peut-être encore s’expliquer par la sénilité d’un vieillard, mais Victor Bowden n’avait pas la voix d’un homme qui commence à sucrer les fraises. Et bon Dieu, on aurait dit que ce n’était pas le même.

Todd l’avait-il mené en bateau ?

Il se dit que c’était possible. En théorie, tout au moins. Surtout avec un gosse aussi malin. Il avait pu rouler tout le monde, pas seulement Ed. Il avait pu imiter la signature de sa mère ou de son père sur les EPS reçues à cette époque. Beaucoup de gosses se découvraient un talent de faussaire en recevant une colle. Il avait pu se servir de Corector sur ses bulletins des deuxième et troisième trimestres, remontant ses notes pour ses parents et les redescendant pour que son répétiteur ne s’étonne de rien s’il y jetait un coup d’œil. La double correction n’aurait pas résisté à l’examen, mais les répétiteurs s’occupaient en moyenne de soixante élèves. Ils avaient déjà du mal à les faire tous réciter avant la cloche, sans parler de vérifier les bulletins trafiqués.

Quant à la note finale de Todd, elle n’aurait peut-être baissé que de trois points en tout – deux mauvaises moyennes sur douze. Ses autres notes, bien qu’inégales, auraient pu compenser l’ensemble. Et quels sont les parents qui viennent au lycée vérifier le dossier conservé par l’État ? Surtout les parents d’un élève aussi brillant que Todd ?

Son front, si lisse d’habitude, se plissa.

Cela n’a plus grande importance. Ce n’était que la vérité. Todd avait fait des études exemplaires – personne au monde ne pouvait inventer une moyenne de dix-huit. Le garçon allait s’inscrire à Berkeley, disait le journal, et Ed supposait que ses parents étaient fiers de lui – comme ils en avaient le droit. Ed avait de plus en plus le sentiment que la vie américaine glissait vers la corruption, l’opportunisme, le moindre risque, banalisant la drogue et le sexe, la morale se faisant chaque année plus douteuse. Quand un gosse s’en tirait avec les honneurs, les parents avaient le droit d’être fiers.

Cela n’a plus grande importance – mais qui était ce branleur de grand-père ? La question restait une épine. Qui, en effet ? Todd Bowden était-il allé au bureau local du Syndicat des acteurs pour accrocher une annonce ? JEUNE HOMME AVEC PROBLÈME SCOLAIRE CHERCHE HOMME ÂGÉ, PRÉF. 70-80 ANS, POUR SCÈNE GRAND-PÈRE BIDON, SALAIRE SYNDICAL ? Beuh. Pas question Gaston. Quel adulte, au juste, aurait marché dans une combine aussi dingue, et pourquoi ?

Ed French, alias Mollasson, alias Ed Caoutchouc, n’en savait rien. Et comme cela n’avait plus grande importance, il éteignit son cigare et alla retrouver son groupe de travail. Mais il n’arriva pas à fixer son attention.

 

Le lendemain, il se rendit à Ridge Lane et eut une longue conversation avec Victor Bowden. Ils parlèrent de la vigne, des chaînes de grands magasins, de la manière dont elles évinçaient les petits épiciers, ils discutèrent du climat politique en Californie du Sud. M. Bowden lui offrit un verre de vin. Ed l’accepta volontiers. Il avait l’impression d’en avoir besoin, même s’il n’était que onze heures moins dix. Victor Bowden ressemblait à Lord Wimsey comme une mitrailleuse ressemble à un gourdin irlandais. Pas la moindre trace d’accent, et il se portait plutôt bien. L’homme qui s’était prétendu le grand-père de Todd était mince comme un fil de fer.

« J’aimerais, lui dit Ed avant de partir, que vous ne disiez rien de tout cela à M. ou Mme Bowden. Il y a peut-être une explication parfaitement raisonnable à tout ça… et même s’il n’y en a pas, cela relève du passé.

– Parfois, dit Bowden en levant son verre au soleil pour admirer le vin d’un rouge profond, le passé ne reste pas si facilement en place. Sinon, pourquoi étudierait-on l’histoire ? »

Ed, mal à l’aise, sourit et ne dit rien.

« Mais ne vous inquiétez pas. Je ne me mêle jamais des affaires de Richard. Et Todd est un bon garçon. Il a été désigné pour faire le discours de fin d’année… ce doit être un bon garçon. C’est juste ?

– Comme la pendule », dit joyeusement Ed French, qui lui demanda un autre verre de vin.

23

Dussander avait un sommeil agité, allongé dans la tranchée de ses cauchemars.

Ils attaquaient l’enceinte. Des milliers, peut-être des millions. Ils sortaient de la jungle en courant, et se jetaient contre les barbelés électrifiés qui commençaient à pencher dangereusement vers l’intérieur. Quelques fils avaient lâché et se tordaient maladroitement sur la terre battue du terrain de manœuvres, crachant des étincelles bleues. Et on n’en voyait toujours pas la fin. C’était sans fin. Le Führer était aussi fou que l’avait dit Rommel s’il pensait encore – s’il avait jamais pensé – qu’il pourrait y avoir une solution finale à ce problème. Il y en avait des milliards ; ils remplissaient l’univers ; et ils étaient tous après lui.

« Vieil homme. Réveillez-vous, vieil homme. Dussander. Réveillez-vous, vieil homme, réveillez-vous. »

Il crut au début que c’était une voix de son rêve.

Parlant allemand, il fallait qu’elle vienne du rêve. C’est pour cela, bien sûr, qu’elle était terrifiante. En se réveillant, il pourrait y échapper, alors il nagea vers le haut…

L’homme était assis à l’envers sur une chaise, près de son lit – il était réel. « Réveillez-vous, vieil homme », disait le visiteur. Jeune – pas plus de trente ans. Des yeux noirs et studieux derrière des lunettes cerclées d’acier. Des cheveux noirs et longs, tombant sur son col – un instant Dussander crut que c’était le gamin déguisé. Mais ce n’était pas lui, et il portait un costume bleu plutôt démodé et beaucoup trop chaud pour la Californie. Il y avait un petit insigne en argent épinglé au revers de la veste. L’argent, le métal qui sert à tuer les vampires et les loups-garous. C’était une étoile juive.

« C’est à moi que vous parlez ? demanda Dussander en allemand.

– À qui d’autre alors ? Votre voisin est parti.

– Heisel ? Oui. Il est rentré chez lui hier.

– Vous êtes réveillé, maintenant ?

– Bien sûr. Mais apparemment vous me prenez pour un autre. Je m’appelle Arthur Denker. Vous vous êtes peut-être trompé de chambre.

– Je m’appelle Weiskopf. Et vous Kurt Dussander. »

Le vieil homme voulut se lécher les lèvres, n’osa pas. Tout juste possible que cela fasse encore partie du rêve – un simple changement de décor, pas plus. Apportez-moi un clochard et un couteau à découper, monsieur Étoile Juive au Revers, et je vous fais partir en fumée.

« Je ne connais pas de Dussander, dit-il au jeune homme. Je ne vous comprends pas. Dois-je sonner l’infirmière ?

– Vous comprenez », dit Weiskopf. Il changea légèrement de position, écarta une mèche de cheveux de son front. Ce geste prosaïque anéantit le dernier espoir de Dussander.

« Heisel, dit Weiskopf en désignant le lit vide.

– Heisel, Dussander, Weiskopf – aucun de ces noms n’a de sens pour moi.

– Heisel est tombé d’une échelle en clouant une gouttière chez lui, dit le jeune homme. Il s’est cassé le dos. Il ne marchera peut-être plus jamais. Regrettable. Mais ce n’est pas la seule tragédie de son existence. Il était interné à Patin, où il a perdu sa femme et ses filles. Patin, dont vous étiez le commandant.

– Je pense que vous êtes fou, dit Dussander. Je m’appelle Arthur Denker. Je suis venu dans ce pays quand mon épouse est morte. Avant cela, j’étais…

– Épargnez-moi votre baratin, dit Weiskopf en levant la main. Il s’est souvenu de votre visage. Ce visage-là. »

Le jeune homme fit jaillir une photo devant ses yeux comme un prestidigitateur. C’était une de celles que lui avait montrées le gamin plusieurs années avant. Un jeune Dussander, sa casquette inclinée d’un air crâne, assis à son bureau.

Dussander se mit à parler lentement, en anglais, articulant soigneusement.

« Pendant la guerre j’étais mécanicien dans une usine. Je devais superviser la fabrication des colonnes de direction et des trains avant des voitures et des camions blindés. Ensuite j’ai aidé à construire des tanks. Mon unité de réserve a été rappelée pendant la bataille de Berlin et je me suis honorablement battu. Après la guerre, j’ai travaillé aux Menschler Motor Works jusqu’à…

– Jusqu’à ce que vous soyez obligé de vous enfuir en Amérique du Sud. Avec votre or fondu à partir des dents juives et votre argent fondu à partir des bijoux juifs et votre compte numéroté en Suisse. M. Heisel, quand il est rentré chez lui, était un homme heureux, sachez-le. Oh, il a passé un mauvais moment quand il s’est réveillé dans le noir et qu’il a compris qui était son voisin de lit. Mais maintenant, il se sent mieux. Il estime que Dieu lui a accordé le sublime privilège de se casser le dos pour servir ensuite à la capture d’un des plus grands bouchers que l’humanité ait jamais connus. »

Dussander, lentement, articula soigneusement : « Pendant la guerre j’étais mécanicien dans une usine…

– Oh, laissez tomber, non ? Vos papiers ne tiendront pas à l’examen. Je le sais et vous le savez. Vous êtes démasqué.

– Je devais superviser la fabrication des…

– des cadavres ! D’une façon ou d’une autre, vous serez à Tel Aviv avant la fin de l’année. Cette fois, les autorités coopèrent avec nous, Dussander. Les Américains tiennent à nous faire plaisir, et vous êtes une des choses qui nous feront plaisir.

– … colonnes de direction et des trains avant des voitures et des camions blindés. Ensuite j’ai aidé à construire des tanks.

– Pourquoi vous fatiguer ? Pourquoi insister ?

– Mon unité de réserve a été rappelée…

– Bon, très bien. Nous nous reverrons. Bientôt. »

Weiskopf se leva. Quitta la pièce. Son ombre oscilla un instant sur le mur, puis disparut elle aussi. Dussander ferma les yeux. Il se demanda si Weiskopf disait vrai en parlant de la coopération des autorités. Trois ans plus tôt, quand le pétrole se faisait rare en Amérique, il ne l’aurait pas cru. Mais les bouleversements actuels en Iran pouvaient renforcer l’aide des États-Unis à Israël. C’était possible. Et puis, quelle importance ? D’une façon ou d’une autre, légale ou illégale, Weiskopf et ses collègues l’auraient. Au sujet des nazis ils étaient intransigeants, et la question des camps les rendait complètement fous.

Il tremblait de tout son corps. Mais il savait ce qu’il avait à faire.

24

Les dossiers scolaires des élèves passés par le lycée de Santo Donato étaient conservés dans un vieil entrepôt plein de coins et de recoins au nord de la ville, pas loin du dépôt abandonné. Une bâtisse obscure, sonore, qui sentait la cire et le détergent industriel – on y entreposait aussi le mobilier scolaire.

Ed French arriva vers quatre heures de l’après-midi, traînant Norma derrière lui. Le concierge les fit entrer, dit à Ed que ce qu’il voulait était au quatrième étage, et les lâcha dans une bâtisse sinistre et grinçante qui réussit à réduire la petite fille au silence.

Arrivée au quatrième, elle redevint elle-même et cabriola le long des allées obscures où s’entassaient cartons et classeurs. Ed finit par trouver les dossiers des bulletins scolaires de 1975. Il tira le deuxième classeur et feuilleta les B. BORK. BOSTWICK. BOSWELL. BOWDEN TODD. Il sortit le bulletin, secoua la tête à cause de la pénombre, et alla jusqu’à une des hautes fenêtres poussiéreuses.

« Ne cours pas ici, chérie, lança-t-il à Norma.

– Pourquoi, papa ?

– Parce que les ogres vont te prendre », dit-il en levant le bulletin à la lumière.

Il s’en aperçut immédiatement. Le bulletin, classé depuis trois ans, avait été soigneusement, presque professionnellement, falsifié.

« Mon Dieu, murmura-t-il.

– Ouh les ogres, les ogres, les ogres ! » chanta Norma allègrement, et, elle continua à danser entre les caisses.

25

Dussander avança prudemment dans le couloir de l’hôpital. Ses jambes ne le portaient pas encore très bien. Il avait enfilé son peignoir bleu sur sa chemise blanche fournie par l’administration. À huit heures passées, il faisait nuit, c’était la relève des infirmières. La confusion durerait une demi-heure – il avait remarqué cette confusion à chaque changement d’équipe. C’était le moment où les infirmières échangeaient des instructions, des potins et buvaient un café dans leur bureau qui se trouvait au coin, juste après le distributeur d’eau potable. Ce qu’il voulait se trouvait en face du distributeur.

Il passa inaperçu dans le grand couloir qui lui faisait penser à un long quai de gare traversé d’échos avant le départ d’un train. Les blessés qui pouvaient se déplacer défilaient lentement dans un sens et dans l’autre, quelques-uns en robe de chambre, comme lui, d’autres en tenant les pans de leur chemise. Des bribes de musique venaient d’une demi-douzaine de transistors dispersés dans les chambres. Des visiteurs allaient et venaient. Dans une pièce, un homme riait, en face, dans le couloir, un autre semblait pleurer. Un médecin passa, le nez plongé dans un livre de poche.

Dussander alla prendre un peu d’eau au robinet, s’essuya la bouche de la main et contempla la porte fermée qui lui faisait face. Cette pièce était toujours fermée à clef – théoriquement du moins. En fait, il avait remarqué qu’elle était parfois ouverte et vide en même temps. Le plus souvent pendant cette chaotique demi-heure du changement d’équipe, quand les infirmières s’agglutinaient dans le bureau. Il avait noté tous ces détails de l’œil avisé et méfiant d’un homme en cavale depuis très très longtemps. Il aurait seulement voulu surveiller la porte une semaine de plus, voir s’il n’y avait pas des exceptions dangereuses – il n’aurait qu’une seule chance. Mais il n’aurait pas une semaine de plus. Il faudrait peut-être deux ou trois jours pour qu’on connaisse son statut de loup-garou hospitalisé, mais cela pouvait arriver demain. Il n’osait pas attendre. Quand cela se saurait, on le surveillerait en permanence.

Il but une autre gorgée, s’essuya la bouche, regarda de chaque côté. Ensuite, normalement, sans chercher à se cacher, il traversa le couloir, tourna le bouton et entra dans la réserve de médicaments. Au cas où la responsable serait déjà installée derrière son bureau, il n’était après tout qu’un vieux bonhomme qui n’y voyait plus très bien. Désolé, chère madame, je croyais que c’étaient les WC. Comme c’est stupide de ma part.

Mais la réserve était vide.

Il parcourut du regard l’étagère en haut à gauche. Rien que des gouttes pour les yeux et les oreilles. En dessous, laxatifs et suppositoires. Sur la troisième, Seconal et Veronal. Il glissa un flacon de Seconal dans la poche de sa robe de chambre. Puis s’en retourna et sortit sans regarder autour de lui avec un sourire perplexe – ce n’étaient certainement pas les WC, n’est-ce pas ? Les voilà, juste à côté du distributeur. Comme je suis bête !

Il entra dans les toilettes des hommes et se lava les mains. Puis il reprit le couloir jusqu’à sa chambre semi-privée qui était entièrement à lui depuis le départ de l’illustre M. Heisel. Entre les lits, sur la table, il y avait un verre et une carafe en plastique pleine d’eau. Dommage qu’il n’y ait pas de bourbon. Une honte, même. Mais les cachets l’embarqueraient en douceur quel que soit le liquide employé.

« Morris Heisel, salut », dit-il avec un léger sourire en se servant un verre d’eau. Après avoir sursauté devant des ombres pendant de si longues années, en croyant voir des visages familiers sur un banc, dans un restaurant ou à un arrêt de bus, il avait finalement été reconnu et dénoncé par un homme qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. C’était presque drôle. Il avait à peine daigné un coup d’œil à Heisel, Heisel et son dos cassé par Dieu. En y repensant, ce n’était pas presque drôle, c’était très drôle !

Il mit trois cachets dans sa bouche, les avala avec un peu d’eau, trois de plus, et encore trois. Dans la chambre d’en face, de l’autre côté du couloir, il voyait deux vieux courbés sur une table de nuit, maussades, qui jouaient à la crapette. Dussander savait que l’un d’eux avait une hernie. Et l’autre ? Un calcul biliaire ? Une néphrite ? Une tumeur ? La prostate ? Les horreurs de la vieillesse. Elles sont légion.

Il remplit son verre mais ne reprit pas de cachets, pour l’instant du moins. En prendre trop pourrait lui faire manquer son but. Il pourrait vomir et ensuite on lui ferait un lavage d’estomac, on le sauverait pour qu’il puisse subir les indignités que lui réservaient Américains et Israéliens. Il n’avait aucune intention de rater sa tentative comme une Hausfrau en pleine crise de larmes. Quand le sommeil viendrait, il en prendrait quelques autres. Ce serait parfait.

La voix triomphante d’un des joueurs de crapette lui parvint, aiguë et chevrotante : « Une double séquence de trois à huit… quinze à douze… et le valet des treize. Qu’est-ce que tu penses de ce gros lot ?

– Ne t’inquiète pas pour moi, dit l’homme à la hernie, plein d’assurance. J’ai la donne. Je vais gicler. »

Gicler, se dit Dussander, un peu endormi. Une expression assez juste – ces Américains ont un don pour l’argot. Je m’en tape le coquillard, tu prends tes cliques et tes claques, mets-le-toi à l’ombre, faire sa pelote et se tirer des pattes. Merveilleux.

Ils croyaient l’avoir, mais il allait leur gicler sous le nez.

Il se surprit à regretter de ne pouvoir laisser un mot au gamin, chose absurde entre toutes. Il aurait aimé lui dire d’être très prudent. D’écouter un vieil homme qui avait fini par aller un peu trop loin. Il aurait souhaité lui dire qu’à la fin, lui, Dussander, il en était venu à le respecter, même s’il n’avait jamais pu l’aimer, et qu’il avait préféré parler avec lui que ruminer en silence. Mais un message quelconque, si innocent fût-il, pourrait faire soupçonner le gamin, et Dussander ne voulait pas. Oh, il se ferait du mauvais sang un mois ou deux, attendant qu’un agent du gouvernement vienne lui parler d’un certain document trouvé dans un coffre loué par Kurt Dussander, alias Arthur Denker… mais après cela le gamin comprendrait qu’il avait dit la vérité. Il n’y avait pas de raison pour que le gamin soit éclaboussé par tout cela, tant qu’il ne perdait pas la tête.

Dussander tendit un bras qui lui sembla faire un kilomètre de long, prit le verre d’eau, avala encore trois cachets. Il reposa le verre, ferma les yeux et s’enfonça un peu plus dans la douceur de son oreiller. Jamais il n’avait eu sommeil à ce point, et ce serait un long sommeil. Un long repos.

À moins qu’il n’y ait des rêves.

Cette idée lui fit un choc. Des rêves ? Oh, Dieu non. Pas ces rêves. Pas pour l’éternité, sans plus jamais pouvoir se réveiller. Pas…

Soudain terrifié, il s’efforça de se réveiller. Il lui semblait que des mains sortaient du lit pour le retenir, des mains avides.

(! NON !)

Ses pensées se défirent en une spirale vertigineuse sur laquelle il glissa dans la nuit comme sur un toboggan, de plus en plus bas, jusqu’aux rêves, s’il y en avait.

 

On découvrit son overdose à 1 h 35 de la nuit, et il fut déclaré mort un quart d’heure plus tard. L’infirmière de service était jeune, et elle avait été sensible à la galanterie un peu ironique du vieux M. Denker. Elle fondit en larmes. Elle était catholique, et elle ne comprenait pas pourquoi un si gentil vieillard, qui était en train de se rétablir, avait pu vouloir faire une chose pareille et envoyer en enfer son âme éternelle.

26

Le samedi matin, chez les Bowden, personne ne se levait avant au moins neuf heures. Ce matin-là, vers neuf heures et demie, Todd et son père lisaient pendant que Monica, plus lente à émerger, leur servait des œufs brouillés, du jus d’orange et du café, en silence, encore à moitié dans ses rêves.

Todd lisait un livre de science-fiction et Dick était plongé dans Architectural Digest quand le journal vint cogner contre la porte.

« Tu veux que j’y aille, papa ?

– J’y vais. »

Dick alla le chercher, se mit à boire son café, et manqua s’étrangler en voyant la première page.

« Dick, qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Monica en courant vers lui.

Dick recracha le café entré par le mauvais trou tandis que Todd le regardait, un peu étonné, et Monica lui donna des tapes dans le dos. Au troisième coup, ses yeux tombèrent sur le titre du journal et son bras s’arrêta à mi-course, comme si elle jouait à la statue. Ses yeux s’ouvrirent si grand qu’ils manquèrent tomber sur la table.

« Dieu du ciel ! s’écria Dick d’une voix étranglée.

– Ce n’est pas… Je ne peux pas croire… » commença Monica sans aller plus loin. Elle regarda Todd. « Oh, chéri… »

Son père aussi le regardait.

Alarmé, Todd fit le tour de la table. « Qu’est-ce qui se passe ?

– M. Denker », dit son père, sans pouvoir continuer. Todd lut la manchette et comprit aussitôt. En grandes lettres noires : NAZI EN FUITE SE SUICIDE À L’HÔPITAL DE SANTO DONATO. En dessous deux photos côte à côte. L’une montrait Arthur Denker, plus jeune de six ans. Todd savait qu’elle avait été prise par un photographe de rue, un hippie, et que le vieil homme l’avait achetée uniquement pour s’assurer qu’elle ne tombe pas par hasard en mauvaises mains. L’autre photo montrait un officier SS nommé Kurt Dussander à son bureau de Patin, la casquette inclinée sur l’œil.

S’ils avaient la photo du hippie, c’est qu’ils étaient allés chez lui.

Todd parcourut l’article à toute vitesse. Ses pensées tournoyaient frénétiquement. Pas un mot sur les clochards. Mais on découvrirait les cadavres, et à ce moment-là, l’histoire ferait le tour du monde. LE COMMANDANT DE PATIN N’AVAIT PAS PERDU LA MAIN. HORREUR DANS LA CAVE DU NAZI. IL N’A JAMAIS CESSÉ DE TUER.

Todd chancela.

Très loin, en écho, il entendit sa mère s’écrier : « Attrape-le, Dick ! Il s’évanouit ! »

Le mot

(évanouitvanouitvanouit)

se répéta à l’infini. Todd sentit vaguement les bras de son père le soutenir, puis il ne sentit plus rien, n’entendit plus rien pendant quelque temps.

27

Ed French mangeait un gâteau danois quand il déplia le journal. Il toussa, émit une sorte de bruit étranglé, et recracha sur la table son gâteau pulvérisé.

« Eddie ! » Sondra s’inquiéta. « Tu vas bien ?

– Papa s’est étouffé papa s’est étouffé », proclama la petite Norma avec une bonne humeur fiévreuse, ravie d’aider sa mère à donner de grandes claques dans le dos de son père. Ed sentait à peine les coups, les yeux exorbités, toujours fixés sur le journal.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Eddie ? demanda Sondra.

– Lui ! Lui ! » cria Ed en plantant son doigt sur le journal si fort que son ongle traversa une douzaine de pages. « Cet homme ! Lord Peter !

– Au nom de Dieu qu’est-ce que tu…

– C’est le grand-père de Todd Bowden !

– Quoi ? Ce criminel de guerre ? Eddie, c’est dément !

– Mais c’est lui ! » Ed gémissait presque. « Dieu Tout-Puissant, c’est lui ! »

Sondra French fixa longuement la photographie.

« Il ne ressemble pas du tout à Peter Wimsey », dit-elle finalement.

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