Todd, le teint diaphane, était assis sur un divan entre son père et sa mère.
Leur faisait face un inspecteur de police grisonnant et poli, qui s’appelait Richler. Son père lui avait proposé d’appeler la police, mais Todd l’avait fait lui-même, sa voix passant du grave à l’aigu comme lorsqu’il avait quatorze ans.
Il termina son récit. Ce ne fut pas long. Il parlait d’une voix mécanique et sans timbre qui terrifiait Monica. Il avait dix-sept ans, certes, mais par bien des côtés, c’était encore un petit garçon. Il allait être traumatisé pour la vie.
« Je lui ai lu… oh, je ne sais pas. Tom Jones. Le Moulin sur la Floss. Celui-là était rasoir. Je ne crois pas qu’on l’ait fini. Des nouvelles de Hawthorne – je me souviens qu’il a particulièrement aimé le Grand Visage de Pierre et le Jeune Goodman Brown. Nous avons commencé les Aventures de M. Pickwick, mais il n’a pas aimé ça. Il disait que Dickens n’arrivait à être drôle que lorsqu’il était sérieux, et que Pickwick était une minauderie. C’est ce qu’il a dit, une minauderie. Ça s’est mieux passé avec Tom Jones. On aimait ça tous les deux.
– Cela, c’était il y a trois ans.
– Oui. J’ai continué à passer le voir quand j’en avais l’occasion, mais pour aller au lycée, on traversait la ville en bus… et des copains ont monté une petite équipe de base-ball… on nous donnait plus de devoirs… vous savez bien… des choses comme ça.
– Vous aviez moins de temps.
– Moins de temps, c’est ça. Au lycée, le travail était beaucoup plus difficile… il fallait gagner des points pour passer à l’université.
– Mais Todd est un élève très doué, dit Monica presque automatiquement. Il a fait le discours de fin d’année. Nous étions tellement fiers.
– Je vous crois, dit Richler avec un sourire de sympathie. J’ai deux fils à Fairview, dans la vallée, et ils sont tout juste capables de se maintenir grâce au sport. » Il se tourna vers Todd. « Vous ne lui avez plus fait la lecture après avoir commencé le lycée ?
– Non. De temps en temps, je lui lisais le journal. Quand je passais, il me demandait quels étaient les grands titres. À l’époque, il s’est intéressé au Watergate. Et il voulait toujours savoir les cours de la Bourse, et ce qu’il y avait sur cette page le faisait péter de rage… pardon maman. »
Elle lui tapota la main.
« Je ne sais pas pourquoi il s’intéressait aux actions, mais il s’y intéressait.
– Il avait quelques actions, dit Richler. C’est comme ça qu’il s’en sortait. Il y a une coïncidence complètement folle. L’homme qui a fait ces investissements pour son compte a été condamné pour meurtre à la fin des années quarante. Dussander avait cinq séries de papiers d’identité cachés dans la maison. C’était vraiment un type rusé.
– J’imagine qu’il gardait ses actions dans un coffre quelque part, dit Todd.
– Je vous demande pardon ? » Richler haussa les sourcils.
« Ses actions », répéta Todd. Son père, qui avait eu lui aussi l’air étonné, hocha la tête.
« Ses actions, le peu qu’il en restait, étaient dans une cantine sous son lit, dit Richler, avec cette photo en Arthur Denker. Avait-il loué un coffre, fiston ? En a-t-il jamais parlé ? »
Todd réfléchit, secoua la tête. « J’ai seulement pensé que c’est là où on met ses actions. Je ne sais pas. Ce… tout ce truc a juste… vous savez… ça me fout en l’air. » Il secoua la tête d’un air sidéré parfaitement sincère. Il était vraiment sidéré. Pourtant, peu à peu, son instinct de conservation commençait à refaire surface. Il se sentait de plus en plus vif et reprenait confiance. Si Dussander avait réellement loué un coffre pour y mettre son fameux document, n’y aurait-il pas mis aussi la photo et le reste de ses actions ?
« Sur cette affaire, nous travaillons avec les Israéliens, dit Richler. Rien d’officiel. Je vous serais reconnaissant de ne pas en parler si vous décidez de rencontrer des journalistes. Ce sont de vrais professionnels. Il y a un nommé Weiskopf qui aimerait vous parler, Todd. Demain, si cela vous va, à vous et à vos parents.
– Ça me va », répondit Todd, mais il eut un frisson de peur atavique à l’idée de se confronter à la meute qui avait pourchassé Dussander la moitié de sa vie. Le vieil homme les prenait tout à fait au sérieux, et Todd se dit qu’il ferait mieux de ne pas l’oublier.
« Monsieur et madame Bowden, voyez-vous une objection à ce que Todd rencontre M. Weiskopf ?
– Pas si Todd est d’accord, répondit son père. Mais j’aimerais être présent. J’ai entendu parler de ces types du Mossad.
– Weiskopf n’est pas du Mossad. Il est ce que les Israéliens appellent un agent spécial. En fait, il enseigne la littérature yiddish et la grammaire anglaise. Par ailleurs, il a écrit deux romans. » Richler sourit.
Dick leva la main, balayant ses paroles. « Quoi qu’il en soit, je ne vais pas le laisser harceler Todd. D’après ce que j’ai lu, ces types peuvent se montrer un peu trop professionnels. Il est peut-être okay. Mais je veux que vous et ce Weiskopf, vous vous souveniez que Todd a essayé d’aider ce vieil homme. Il naviguait sous un faux pavillon, mais Todd n’en savait rien.
– C’est okay, papa, dit Todd avec un sourire lugubre.
– Je veux seulement vous aider du mieux que je peux, dit Richler. Je comprends votre vigilance, monsieur Bowden. Je crois que vous allez découvrir que Weiskopf est un type agréable, qui n’exerce pas de pression. Je n’ai plus de questions, mais cela vous avancera un peu si je vous dis ce à quoi ils s’intéressent. Todd était avec Dussander quand il a eu la crise cardiaque qui l’a mené à l’hôpital…
– Il m’avait demandé de venir lui lire une lettre, dit Todd.
– Nous le savons. » Richler se pencha, les coudes sur les genoux, la cravate pendant vers le sol comme un fil à plomb. « Les Israéliens veulent tout savoir sur cette lettre. Dussander était un gros poisson, mais il n’était pas le dernier de la mare – c’est ce que dit Sam Weiskopf, et je le crois. Ils pensent que Dussander a pu en connaître un tas d’autres. La plupart de ceux qui vivent encore sont en Amérique latine, mais il peut y en avoir dans une douzaine de pays… y compris les États-Unis. Savez-vous qu’ils ont coincé un type qui était Unterkommandant à Buchenwald dans le hall d’un hôtel de Tel Aviv ?
– Vraiment ! dit Monica, qui ouvrit de grands yeux.
– Vraiment. » Richler hocha la tête. « Il y a deux ans. Le problème, c’est que les Israéliens pensent que la lettre que Dussander voulait faire lire à Todd pouvait venir d’un de ces poissons. Ils peuvent se tromper, ils peuvent avoir raison. De toute façon, ils veulent savoir. »
Todd, qui était revenu brûler la lettre chez Dussander, intervint : « Je vous aiderais lieutenant Richler – vous ou ce Weiskopf – si je pouvais, mais la lettre était en allemand. C’était vraiment difficile à lire. J’avais l’impression d’être idiot. M. Denker.. Dussander… s’excitait de plus en plus et me demandait d’épeler les mots pour comprendre à cause de ma, vous savez, ma prononciation. Mais je crois qu’il suivait quand même. Je me souviens qu’une fois il a ri et a dit : “Oui, oui, c’est ce que vous feriez, n’est-ce pas ?” Ensuite, il a dit quelque chose en allemand. C’était environ deux ou trois minutes avant sa crise cardiaque. Quelque chose comme Dummkopf. En allemand, je crois, cela signifie stupide. »
Il regardait Richler, apparemment incertain, intérieurement très content de son mensonge.
Richler hochait la tête. « Oui, nous savons que la lettre était en allemand. Le médecin des urgences vous l’a entendu dire et l’a confirmé. Mais la lettre elle-même, Todd… vous souvenez-vous de ce qu’elle est devenue ? »
Nous y voilà, pensa Todd. Le hic.
« Je crois qu’elle était toujours sur la table quand l’ambulance est arrivée. Quand nous sommes partis. Je ne pourrais pas le jurer, mais…
– Je pense qu’il y avait une lettre sur la table, dit son père. J’ai ramassé quelque chose pour y jeter un coup d’œil. Du papier avion, je pense, mais je n’ai pas remarqué que c’était écrit en allemand.
– Alors elle devrait encore y être, dit Richler. C’est cela que nous n’arrivons pas à comprendre.
– Elle n’y est pas ? demanda Dick. N’y était pas, je veux dire ?
– Elle n’y était pas et n’y est pas.
– Quelqu’un a peut-être forcé la porte, suggéra Monica.
– Il n’y avait rien à forcer, dit Richler. Dans la confusion du moment, personne n’a fermé la porte à clef. Dussander lui-même n’a pas pensé à le demander, semble-t-il. Son trousseau était dans la poche de son pantalon quand il est mort. Sa maison est restée ouverte depuis que les infirmiers l’ont emporté jusqu’à ce qu’on pose les scellés ce matin à deux heures et demie.
– Eh bien voilà, dit Dick.
– Non, dit Todd. Je vois ce qui tracasse le lieutenant. » Oh oui, il le voyait très bien. Il aurait fallu être aveugle. « Pourquoi un cambrioleur ne prendrait rien d’autre qu’une lettre ? Surtout écrite en allemand ? Ça ne colle pas. M. Denker n’avait pas grand-chose à voler, mais un type entré là aurait trouvé mieux que ça.
– Vous y êtes, oui, dit Richler. Pas mal.
– Todd voulait devenir détective », dit Monica en lui ébouriffant les cheveux. Depuis qu’il avait grandi, il ne se laissait plus faire, mais cette fois il ne réagit pas. Mon Dieu, comme elle détestait le voir si pâle. « Je crois que maintenant il s’est tourné vers l’histoire.
– L’histoire est une bonne matière, dit l’inspecteur. Vous pouvez faire des enquêtes historiques. Avez-vous lu Josephine Tey ?
– Non, monsieur.
– Peu importe. Je voudrais seulement que mes garçons aient d’autres ambitions que de voir les Angels remporter le pompon cette année. »
Todd reprit son sourire lugubre et ne dit rien.
Richler redevint sérieux. « De toute façon, je vais vous dire quelle est notre hypothèse actuellement. À notre avis, il y avait quelqu’un, probablement à Santo Donato même, qui savait qui était Dussander.
– Vraiment ? s’étonna Dick.
– Oh oui. Quelqu’un qui savait la vérité. Peut-être un autre nazi en fuite. Je sais qu’on dirait une histoire à la Robert Ludlum, mais qui aurait cru qu’il y aurait ne fût-ce qu’un seul nazi en fuite dans une petite banlieue tranquille comme celle-ci ? Et quand Dussander a été emmené à l’hôpital, nous croyons que M. X a trotté jusqu’à la maison et pris cette pièce à conviction. Et qu’il n’en reste plus que des cendres diluées dans les égouts.
– Cela n’a pas grand sens non plus, dit Todd ?
– Pourquoi cela, Todd ?
– Eh bien, si M. Denk… si Dussander avait un vieux copain des camps, ou simplement un vieux copain nazi, pourquoi m’aurait-il fait venir pour lire la lettre ? Je veux dire, si vous aviez pu l’entendre en train de me corriger et tout ça… en tout cas, ce vieux copain nazi dont vous parlez aurait su parler allemand.
– Un bon argument. Sauf que ce type est peut-être dans un fauteuil roulant, ou aveugle. Pour ce que nous en savons, cela pourrait être Bormann lui-même, et il n’oserait même pas se montrer en public.
– Un type aveugle ou en fauteuil roulant aurait du mal à trotter pour piquer une lettre », dit Todd.
Richler eut l’air admiratif. « Vrai. Mais un aveugle peut voler une lettre même s’il ne peut pas la lire. Ou embaucher quelqu’un. »
Todd réfléchit, puis approuva de la tête – mais en même temps l’idée lui paraissait complètement tirée par les cheveux, Richler avait largement dépassé Ludlum, il était en plein Sax Rohmer. Mais que cela soit tiré par les cheveux ou pas, cela ne comptait foutrement pas le moins du monde, n’est-ce pas ? Non. Ce qui comptait, c’était que Richler était toujours en train de fouiner… et ce youpin de Weiskopf aussi. La lettre, la bon Dieu de lettre ! Cette bon Dieu d’idée stupide qu’avait eue Dussander ! Et soudain il pensa à son 30.30 dans son étui, tranquille sur son étagère dans le garage obscur et frais. Il détourna très vite son esprit. Ses paumes s’étaient couvertes de sueur.
« Dussander avait-il des amis que vous connaissiez ? demandait Richler.
– Des amis ? Non. Il y avait eu une femme de ménage, mais elle avait déménagé et il n’avait pas pris la peine d’en trouver une autre. L’été, il embauchait un gosse pour tondre le gazon, mais je ne crois pas qu’il l’ait fait cette année. L’herbe est plutôt haute, n’est-ce pas ?
– Oui. Nous avons frappé à beaucoup de portes, et il semble qu’il n’a embauché personne. Recevait-il des coups de fil ?
– Bien sûr », dit Todd, désinvolte… c’était la première lueur, une porte de sortie relativement sûre. Le téléphone du vieux avait dû sonner une demi-douzaine de fois tout le temps qu’il l’avait connu – des représentants, un sondage par téléphone sur son menu du petit déjeuner, ou bien des erreurs de numéro. Il n’avait demandé une ligne qu’au cas où il tomberait malade… ce qui avait fini par arriver, que son âme pourrisse en enfer. « Il en recevait un ou deux par semaine.
– Parlait-il allemand dans ces cas-là ? demanda Richler, très vite, paraissant excité.
– Non », dit Todd, soudain méfiant. L’impatience de Richler lui déplaisait – il y avait là quelque chose qui n’allait pas. Danger. Il en était sûr. Todd dut faire tous ses efforts pour ne pas se mettre à transpirer. « Il ne parlait pas beaucoup. Je me souviens qu’une ou deux fois, il a dit des trucs comme : “Le garçon qui me fait la lecture est chez moi. Je vous rappellerai.”
– Je parie que c’est ça ! s’exclama Richler en se tapant sur les cuisses. Je parie quinze jours de salaire que c’était ce type-là ! » Il ferma son carnet d’un coup sec (Todd ne l’avait vu faire que des gribouillis) et se leva. « Je tiens à vous remercier d’avoir pris cette peine. Vous particulièrement, Todd. Je sais que tout cela a été pour vous un sacré choc, mais ce sera bientôt fini. Cet après-midi, nous allons fouiller la maison de fond en comble – de la cave au grenier et vice versa. Avec une équipe de spécialistes. Il y aura peut-être d’autres traces de cet ami téléphonique.
– Je l’espère », dit Todd.
Richler serra les mains à la ronde et s’en alla. Son père lui demanda s’il se sentait d’humeur à jouer au badminton en attendant le déjeuner. Todd répondit qu’il n’était d’humeur ni à jouer, ni à déjeuner. Il monta dans sa chambre la tête basse, les épaules affaissées. Ses parents échangèrent des regards inquiets, attendris. Todd s’allongea sur son lit, regarda le plafond et pensa à son 30.30. Il s’en faisait une image parfaitement claire. Il se vit enfoncer le canon d’acier bleui dans la chatte gluante de cette youpine, Betty – juste ce qu’il lui faut, une bite qui ne débande jamais. Tu aimes ça, hein Betty ? Il entendait sa voix dans son esprit. Tu n’as qu’à me dire quand tu en as assez, okay ? Il imagina ses hurlements. Finalement, un sourire plat, terrible, tira sur ses lèvres. Bien sûr, tu n’as qu’à le dire, salope… Okay ? Okay ? Okay ?…
« Alors, qu’en pensez-vous ? demanda Weiskopf quand Richler le ramassa à la sortie d’un snack à trois blocs de chez les Bowden.
– Oh, je pense que le gosse était plus ou moins dans le coup, répondit Richler. D’une certaine façon, jusqu’à un certain point. Mais il est cool ! Si on lui faisait boire de l’eau chaude, il recracherait des glaçons. Je l’ai fait dérailler une ou deux fois, mais rien qui tienne devant un tribunal. Et si j’étais allé plus loin, un avocat malin aurait pu le faire sortir au bout d’un an ou deux sous prétexte qu’il s’était fait piéger, même si nous trouvons de quoi tenir la route. Je veux dire qu’un tribunal va toujours le considérer comme un mineur – il n’a que dix-sept ans. En un sens, je crois que ce gosse n’est plus vraiment un mineur depuis l’âge de huit ans. Il est vraiment glauque.
– Quelles erreurs a-t-il faites ?
– Les coups de téléphone. C’est la principale. Quand je lui ai refilé cette idée, j’ai vu ses yeux s’allumer comme un flipper. » Richler tourna à gauche. La Chevrolet banalisée descendit la bretelle de l’autoroute. À deux cents mètres se trouvaient le talus et l’arbre mort où Todd avait tiré à vide sur les voitures un samedi matin, il n’y avait pas si longtemps.
« Il s’est dit, ce flic se fourre le doigt dans l’œil s’il croit que Dussander avait un copain nazi en ville, mais s’il le croit vraiment, ça me fait sortir du rouge. Alors il a dit : “Ouais, Dussander recevait un ou deux coups de fil par semaine. Très mystérieux. Je ne peux pas parler maintenant, Z-cinq, rappelez plus tard – ce genre de truc. Or Dussander avait depuis sept ans un tarif spécial, téléphone inactif. Presque aucun coup de fil, et jamais d’interurbain. Sûrement pas un ou deux appels par semaine.
– Quoi d’autre ?
– Il a immédiatement sauté sur l’idée que la lettre avait disparu et rien d’autre. Il savait qu’il ne manquait rien, puisque c’est lui qui est venu prendre la lettre. »
Richler écrasa sa cigarette dans le cendrier.
« Nous pensons que la lettre n’était qu’un trompe-l’œil. Nous pensons que Dussander a eu sa crise cardiaque en voulant enterrer ce cadavre… le cadavre le plus frais. Il y avait de la terre sur ses chaussures et ses manchettes, donc cette hypothèse tient debout. Il a donc appelé le gosse après sa crise, pas avant. Il se traîne au premier et téléphone au gosse. Le gosse flippe – pour autant qu’il en soit capable – et invente sur le moment cette histoire de lettre. Ce n’est pas génial, mais pas si mal non plus… vu les circonstances. Il va là-bas et nettoie le gâchis fait par le vieux. Du coup, ce putain de gosse ne sait plus où donner de la tête. L’ambulance arrive, son père arrive et il a besoin de cette lettre pour sa mise en scène. Il monte à l’étage et fracture cette boîte…
– Vous avez la confirmation de ce point ? » demanda Weiskopf qui alluma une de ses cigarettes. Une Player sans filtre. Richler trouvait que cela sentait le crottin. En fumant des cigarettes pareilles, pas étonnant que l’Empire britannique se soit cassé la gueule, pensait-il.
« Oui, on nous l’a confirmé jusqu’à l’os. Il y a les mêmes empreintes sur la boîte que sur le dossier scolaire. Mais il y a ses empreintes partout dans cette foutue baraque !
– Pourtant, si vous lui mettez le nez dans tout ça, il va se démonter, dit Weiskopf.
– Oh, écoutez, vous ne connaissez pas ce gosse. Quand je dis qu’il est cool, c’est vrai. Il dirait que Dussander lui a demandé une ou deux fois d’aller chercher cette boîte pour y mettre ou en enlever quelque chose.
– Ses empreintes sont sur la pelle.
– Il dirait qu’il s’en est servi pour planter un rosier dans l’arrière-cour. » Richler sortit ses cigarettes, mais le paquet était vide. Weiskopf lui offrit une Player. Richler aspira une bouffée et se mit à tousser. « Le goût est aussi dégueulasse que l’odeur, dit-il en s’étranglant.
– Comme ces hamburgers d’hier midi, dit Weiskopf en souriant. Ces Mac Burgers.
– Des Big Macs, dit Richler en riant. Okay. Disons que l’imprégnation interculturelle n’est pas toujours une réussite. Son sourire s’évanouit. Il a l’air tellement bien, vous comprenez ?
– Oui.
– Ce n’est pas un blouson noir de Vasco avec les cheveux jusqu’au cul et des chaînes sur ses bottes de moto.
– Non. » Weiskopf regarda la circulation, très content de ne pas conduire. « C’est juste un gosse. Un jeune Blanc de bonne famille. Et je trouve difficile à croire que…
– Je croyais que chez vous ils savaient se servir d’un fusil et d’une grenade à dix-huit ans. En Israël.
– Oui. Mais il avait quatorze ans quand ça a commencé. Pourquoi un gosse de quatorze ans va fricoter avec un type comme Dussander ? J’ai cherché et cherché à comprendre, je ne peux pas.
– Savoir comment ça a commencé me suffirait », dit Richler en jetant sa cigarette par la portière. Elle lui donnait mal à la tête.
« Peut-être, si c’est vraiment arrivé, n’était-ce qu’un hasard. Une coïncidence. Je crois que le hasard objectif peut marcher dans les deux sens.
– J’ignore de quoi vous parlez, dit sombrement Richler. Tout ce que je sais, c’est que le gosse est aussi répugnant qu’un scorpion dans son trou.
– Ce que je dis est simple. Un autre gosse aurait été ravi de tout raconter à ses parents ou à la police. De dire : J’ai reconnu un type recherché. Il habite telle adresse. Oui, j’en suis sûr. Et de laisser les autorités s’en occuper. J’ai tort ?
– Non, je ne dirais pas ça. Ce gosse tiendrait la vedette pendant quelques jours. La plupart adoreraient ça. Sa photo dans le journal, une interview à la TV, probablement un prix de civisme décerné par son école. » Richler éclata de rire. « Bon Dieu, il pourrait même passer à Real People.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Peu importe », dit Richler. Il dut élever un peu la voix : des semi-remorques passaient de chaque côté de la voiture. Weiskopf les regarda d’un œil inquiet. « Ça ne vous plairait pas. Mais vous avez raison pour ce qui est des gosses. La plupart des gosses.
– Mais pas celui-là. Celui-là, probablement par pur hasard, démasque Dussander. Et au lieu d’aller voir ses parents ou les autorités…, il va voir Dussander. Pourquoi ? Vous dites que vous vous en moquez, mais ce n’est pas vrai. Je crois que cela vous tracasse autant que moi.
– Pas pour un chantage, c’est sûr. Ce gosse a déjà tout ce qu’un gosse peut vouloir. Il y a même une voiture de plage dans le garage, sans parler d’un fusil à éléphants accroché au mur. Et même s’il avait voulu le pressurer pour le plaisir, Dussander n’avait rien à cracher. À part les quelques actions qui restaient, il n’avait même pas un pot pour pisser dedans.
– Vous êtes sûr qu’il ne sait pas qu’on a trouvé les cadavres ?
– J’en suis sûr. Je vais peut-être y retourner cet après-midi et lui jeter ça en pleine figure. Pour l’instant, c’est notre meilleure carte. » Richler donna un léger coup sur le volant. « Si tout cela était sorti même un jour plus tôt, je crois que j’aurais demandé une perquisition.
– Les vêtements que le gosse portait ce soir-là ?
– Ouais. Si nous avions trouvé sur ses vêtements des traces de terre correspondant à la cave du vieux, je me dis qu’on aurait pu le faire craquer. Mais ces vêtements ont déjà dû être lavés une demi-douzaine de fois.
– Et les autres clochards ? Ceux que la police a trouvés tout autour de la ville ?
– C’est l’affaire de Dan Bozeman. De toute façon, je pense pas qu’il y ait un rapport. Dussander n’avait tout simplement pas la force… et en plus il avait mis sa petite combine au point. Leur promettre un verre et un repas, les ramener en bus – ce putain de bus ! – et les liquider dans sa propre cuisine. »
Weiskopf ajouta d’une voix douce : « Ce n’est pas à Dussander que je pensais.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par… ? » commença Richler, qui referma brusquement la bouche. Il y eut un long silence incrédule, meublé seulement par le bourdonnement de la circulation. « Oh ! dit Richler à voix basse, allons. Foutez-moi un peu la…
– En tant qu’agent de mon gouvernement, je ne m’intéresse à Bowden que parce qu’il peut connaître des éventuels contacts de Dussander avec les réseaux nazis. Mais en tant qu’être humain, je m’intéresse de plus en plus au gosse. Je veux savoir ce qui le fait fonctionner. Je veux savoir pourquoi. Et à mesure que j’essaye de répondre, je me demande de plus en plus ce qu’il y a d’autre.
– Mais…
– Ne crois-tu pas, me suis-je demandé, que ce sont justement les atrocités auxquelles a participé Dussander qui sont à l’origine d’une sorte de lien entre eux ? C’est une idée terrible, je sais. Ce qui est arrivé dans ces camps peut encore nous donner la nausée, même à moi, alors que le seul membre de ma famille qui y soit allé était mon grand-père, et il est mort quand j’avais trois ans. Mais, dans ce qu’ont fait les Allemands, il y a peut-être quelque chose qui exerce sur nous tous une fascination mortelle – quelque chose qui ouvre les catacombes de l’imagination. Peut-être notre terreur vient-elle en partie de ce que nous savons obscurément que dans certaines circonstances nous serions nous-mêmes disposés à construire des endroits pareils et à les remplir. Nous savons peut-être que, dans certaines circonstances, les choses qui vivent dans les catacombes ne demandent qu’à sortir de leur trou. Et à quoi pensez-vous qu’elles ressemblent ? À un Führer fou avec mèche et moustache cirée, criant Heil ! dans tous les coins ? À des diables rouges, des démons, à des dragons malodorants et couverts d’écailles ?
– Je ne sais pas.
– Je crois que la plupart ressembleraient à n’importe quel comptable, dit Weiskopf. Des petits bureaucrates avec des graphiques et des calculatrices électroniques, tous prêts à optimiser la puissance de mort pour qu’ils puissent la fois suivante en tuer vingt ou trente millions au lieu de six. Et certains pourraient ressembler à Todd Bowden.
– Vous êtes presque aussi foutrement glauque que lui », dit Richler.
Weiskopf hocha la tête. « C’est une histoire assez glauque. Trouver ces cadavres d’animaux et d’êtres humains dans la cave de Dussander… c’était glauque, non ? Avez-vous jamais pensé que ce gosse a pu simplement commencer par s’intéresser aux camps ? Un intérêt pas très différent de celui des gosses qui collectionnent des monnaies ou des timbres ou qui se passionnent pour les desperados du Far West ? Et qu’il est allé chez Dussander pour obtenir des informations de première bourre ?
– Main, dit automatiquement Richler. Au point où j’en suis, je croirais n’importe quoi.
– Peut-être », marmonna Weiskopf. Sa voix fut couverte par le grondement d’un semi-remorque qui les doubla, avec BUDWEISER écrit en lettres de deux mètres de haut sur la carrosserie. Quel pays stupéfiant, pensa l’Israélien en allumant une autre cigarette. Ils ne comprennent pas que nous puissions vivre encerclés par des Arabes à moitié fous, mais si je restais ici deux ans j’aurais une dépression nerveuse. « Peut-être. Et peut-être est-il impossible de s’approcher d’un tel entassement de meurtres sans être contaminé. »
Le petit homme qui entra au poste dégageait une odeur infecte. Un sillage de bananes pourries, de brillantine et de cafards écrasés mélangés à une benne d’ordures en plein midi. Il portait un vieux pantalon en tweed, une chemise d’hospice grisâtre et déchirée et une veste de jogging d’un bleu délavé dont la fermeture Éclair pendait comme des dents de pygmée. Les semelles de ses chaussures étaient collées avec de la Crazy Glue, et sa tête était coiffée d’un chapeau pestilentiel. On aurait dit la Mort avec une gueule de bois.
« Oh ciel, sors de là ! cria le sergent de service. Tu n’es pas en état d’arrestation, Hap ! Je le jure devant Dieu. Je le jure sur la tête de ma mère ! Sors de là ! Je veux pouvoir respirer.
– Je veux parler au lieutenant Bozeman.
– Il est mort, Hap. C’est arrivé hier. Ça nous a vraiment foutus en l’air. Alors sors et laisse-nous pleurer en paix.
– Je veux parler au lieutenant Bozeman ! » dit Hap en élevant la voix, dégageant un souffle odorant : un mélange fermenté de pizza, de pastilles menthe-eucalyptus et de vin rouge sucré.
« Il a dû partir au Siam pour une enquête, Hap. Alors, pourquoi ne pas aller voir ailleurs ? Casse-toi et va te faire cuire un œuf.
– Je veux parler au lieutenant Bozeman et je pars pas tant que je l’ai pas vu ! »
Le sergent de service s’enfuit. Il revint cinq minutes plus tard avec Bozeman, un homme de cinquante ans, mince et un peu voûté. « Emmène-le dans ton bureau, Dan ! supplia le sergent. Ça ira, non ?
– Allez viens, Hap », dit Bozeman, et ils se retrouvèrent dans la loge à trois côtés qui lui servait de bureau. Par prudence, l’inspecteur ouvrit l’unique fenêtre et mit le ventilateur en marche avant de s’asseoir. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi, Hap ?
– Toujours sur ces meurtres, lieutenant ?
– Les clochards ? Ouais, je pense que c’est toujours à moi.
– Eh bien, je sais qui les a rétamés.
– Vraiment, Hap ? » Bozeman allumait sa pipe. Il fumait rarement, mais ni la fenêtre ni le ventilateur n’avaient pu évacuer l’odeur. Très vite, se dit le lieutenant, la peinture des murs allait faire des cloques et s’écailler. Il soupira.
« Vous vous souvenez que j’vous ai dit que Sonny parlait avec un type juste un jour avant qu’on le trouve saigné dans cette conduite ? Vous vous souvenez qu’j’ai dit ça, lieutenant Bozeman ?
– Je m’en souviens. » Plusieurs des ivrognes qui traînaient autour de l’Armée du Salut et de la soupe populaire un peu plus loin avaient raconté la même histoire à propos de deux des clochards assassinés, Charles « Sonny » Brackett et Peter « Poley » Smith. Ils avaient vu quelqu’un dans les parages, un jeune mec bavarder avec Sonny et Poley. Personne n’avait vraiment vu Sonny partir avec le mec, mais Hap et deux autres affirmaient avoir vu Poley s’en aller avec lui. Ils s’étaient dit que le « mec » était mineur et qu’il pourrait filer une bouteille de moscatel si on lui achetait de la gnôle. D’autres ivrognes prétendaient avoir vu traîner un « mec » de ce genre-là. La description de ce « mec » était superbe, et un tribunal ne pourrait que s’incliner devant des témoins pareillement inattaquables. Jeune, blond et blanc. Que demander de plus pour une arrestation ?
« Eh bien, hier soir, j’étais dans le parc, dit Hap, et il se trouve que j’avais justement un vieux tas de journaux…
– Il y a une loi sur le vagabondage dans cette ville, Hap.
– Je ne faisais que les ramasser, répondit Hap d’un ton vertueux. C’est terrible comme les gens salissent. J’étais un service public, lieutenant. Un putain de service public. Y en avaient qui dataient d’une semaine.
– Oui, Hap. » Bozeman se souvenait vaguement d’avoir eu faim et de s’être apprêté à déjeuner. Il y avait si longtemps.
« Eh bien, quand je me suis réveillé, un de ces journaux s’était retrouvé sur mon visage et j’avais le mec en face des yeux. Ça m’a fait un sacré coup, je peux vous le dire. Regardez. Voilà le mec. Celui-là. »
Hap sortit une page de journal froissée jaunie et tachée de sa veste et la déplia. Bozeman se pencha, mollement intéressé. Il étala le journal sur son bureau pour lire le titre QUATRE GARÇONS NOMMÉS ALL-STARS EN CAL SUD. Quatre photos suivaient.
« Lequel, Hap ? »
Hap posa un doigt crasseux sur la dernière à droite. « Lui. Ça dit qu’il s’appelle Todd Bowden. »
Bozeman leva les yeux et le regarda, se demandant combien de cellules de son cerveau étaient encore à peu près en état de fonctionner après avoir mariné pendant vingt ans dans un bouillon de gros rouge assaisonné de temps en temps au sirop contre la toux.
« Comment peux-tu être sûr, Hap ? Il porte une casquette de base-ball sur la photo. Je ne peux pas dire s’il est blond ou brun.
– Son sourire, dit Hap. C’est la façon dont il sourit. Il souriait à Poley comme ça, genre vive-la-vie, quand ils sont partis ensemble. Je reconnaîtrais ce sourire dans un million d’années. C’est lui, c’est le mec. »
Bozeman entendit à peine ses derniers mots : il réfléchissait de toutes ses forces. Todd Bowden. Ce nom avait quelque chose de familier, de très proche. Quelque chose qui l’inquiétait plus encore que l’idée qu’un héros local puisse passer son temps à liquider des ivrognes. Il se dit qu’il avait entendu ce nom le jour même, dans une conversation. Fronçant les sourcils, il essaya de se souvenir.
Hap une fois parti, Dan Bozeman réfléchissait encore quand Richler et Weiskopf rentrèrent… et ce fut le son de leurs voix pendant qu’ils buvaient un café qui lui fit faire le rapprochement.
« Dieu du ciel », et il se leva en vitesse.
Ses parents lui avaient proposé d’annuler leurs projets et de passer l’après-midi avec lui – Monica devait aller au marché et Dick jouer au golf avec des relations d’affaires mais Todd répondit qu’il préférait rester seul. Il nettoierait son fusil, tâcherait de réfléchir à toute l’histoire. Essaierait de se remettre les idées en place.
« Todd », commença Dick, qui s’aperçut qu’il n’avait pas grand-chose à dire à son fils. Son propre père, pensa-t-il, lui aurait suggéré de prier. Mais les générations passent, et les Bowden n’étaient plus guère là-dedans. « Ce sont des choses qui arrivent, dit-il sur un ton d’excuse parce que Todd le regardait. Essaie de ne pas broyer du noir.
– Ça ira très bien », dit Todd.
Quand ils furent partis, il emporta des chiffons et un flacon d’huile de vaseline sur un banc près des rosiers. Retourna dans le garage pour aller chercher le 30.30 qu’il rapporta dans le jardin. Le parfum poudreux et sucré des roses lui remplissait les narines. Il démonta la carabine, la nettoya entièrement tout en chantonnant, sifflant même de temps en temps. Puis il remonta son arme. Il aurait pu le faire les yeux fermés. Son esprit s’évada. Quand il revint, cinq minutes plus tard, Todd constata qu’il avait chargé la carabine. Tirer à la cible ne lui disait rien, pas aujourd’hui, mais il l’avait tout de même chargée. Il se dit qu’il ignorait pourquoi.
Bien sûr que tu sais, Todd-baby. Le moment, pour ainsi dire, est venu.
Et c’est alors que la petite Saab jaune s’engagea dans l’allée. L’homme qui en sortit lui rappela vaguement quelque chose, mais c’est quand il eut claqué la portière et commencé à remonter l’allée que Todd vit les baskets – des Keds basses et bleu clair. Le passé refaisait surface : voilà qu’arrivait Ed Caoutchouc, l’Homme aux Keds.
« Salut, Todd. Ça fait longtemps. »
Todd appuya la carabine contre le banc et fit son sourire conquérant. « Salut, monsieur French. Qu’est-ce que vous faites dans ces quartiers sauvages et reculés ?
– Tes parents sont là ?
– Eh non. Vous aviez besoin d’eux ?
– Non, dit Ed French, pensif, après un long silence. Non, je ne pense pas. Je crois qu’il vaudrait peut-être mieux que nous en parlions tous les deux. Pour commencer, en tout cas. Tu auras peut-être une explication parfaitement raisonnable pour tout ça. Pourtant, Dieu sait que j’en doute ! »
Il sortit de sa poche revolver une coupure de journal Todd sut ce que c’était avant même de la voir et, pour la seconde fois de la journée, il eut devant les yeux les deux photos de Dussander. Celle que le photographe des rues avait prise était entourée d’un trait noir. C’était assez clair : French avait reconnu son « grand-père ». Et maintenant il voulait l’annoncer au monde entier. Il voulait accoucher la bonne nouvelle. Ce bon vieux Ed Caoutchouc, avec son argot et ses putains de baskets.
Les flics s’y intéresseraient beaucoup – mais ils s’y intéressaient déjà, bien sûr. Maintenant il le savait. La sensation de s’enfoncer avait commencé une demi-heure après le départ de Richler. C’était comme s’il avait plané très haut sur un ballon plein de gaz euphorisant. Alors, une flèche d’acier glacé avait percé le ballon, et depuis il sombrait régulièrement.
Les coups de fil, c’était ça la vacherie. Ce putain de Richler lui avait glissé ça comme un pet sur une toile cirée. Bien sûr, avait-il répondu, plié en quatre pour foncer dans le piège. Il en recevait un ou deux par semaine. Qu’ils débloquent dans toute la Californie à la recherche de vieux nazis gâteux. Parfait. Sauf que la Bell leur avait peut-être chanté une autre chanson. Todd ignorait si la compagnie du téléphone pouvait dire combien d’appels on recevait… mais Richler avait eu un de ces regards…
Et puis il y avait la lettre. Devant Richler, il avait laissé échapper que la maison n’avait pas été cambriolée, et le flic en avait sûrement déduit que si Todd le savait, c’était qu’il était revenu, il ne pouvait pas y avoir d’autre explication… Ce qu’il avait effectivement fait, non pas une fois mais trois, d’abord pour récupérer la lettre et deux fois pour chercher des pièces à conviction. Il n’y avait rien ; même l’uniforme SS avait disparu, jeté par Dussander à un moment ou un autre.
Et puis il y avait les cadavres. Richler n’avait rien dit des cadavres.
D’abord Todd avait trouvé que c’était une bonne chose. Qu’ils continuent à chercher le temps qu’il se remette les idées en ordre – sans parler de son histoire… Pas d’inquiétude quant à la terre sur ses vêtements après avoir enterré le corps ; tout avait été nettoyé la nuit même. Il les avait mis lui-même dans la machine, comprenant très bien que Dussander pouvait mourir et que tout s’étalerait au grand jour. On n’est jamais trop prudent, gamin, comme aurait dit le vieux.
Puis, peu à peu, il s’était rendu compte que ce n’était pas une bonne chose. Il faisait chaud, et dans ces cas-là, l’odeur devenait de plus en plus forte. La dernière fois qu’il y était allé, cela vous prenait à la gorge. La police se serait intéressée à l’odeur, sûrement, et en aurait recherché la source. Alors, pourquoi Richler n’avait-il rien dit ? Est-ce qu’il le gardait pour la bonne bouche ? Est-ce qu’il lui réservait une sale petite surprise ? Or, si Richler lui réservait de sales petites surprises, cela voulait dire qu’il le soupçonnait.
Todd leva les yeux et vit qu’Ed Caoutchouc s’était tourné sur le côté. Il regardait dans la rue, alors qu’il ne se passait pas grand-chose. Richler le soupçonnait peut-être, mais il ne pourrait pas faire mieux.
À moins qu’il n’y ait une sorte de preuve concrète reliant Todd et le vieil homme.
Exactement le genre de preuve qu’Ed Caoutchouc pouvait lui apporter.
Un type ridicule avec des baskets ridicules. Un type aussi ridicule mérite à peine de vivre. Todd toucha le canon du 30.30.
Oui, Ed Caoutchouc était le maillon qui leur manquait. Ils ne pourraient jamais prouver que Todd avait été complice d’un des meurtres de Dussander. Mais le témoignage de French leur permettrait de plaider l’entente délictueuse. Et est-ce qu’ils s’arrêteraient là ? Oh non. Ensuite ils prendraient sa photo de remise des diplômes et iraient la montrer aux clochards du quartier de la Mission. Peu de chances que ça marche, mais Richler était presque obligé d’essayer. Si on ne peut pas l’épingler pour une bande de clochards, on peut peut-être l’avoir pour autre chose.
Et puis quoi ? Un procès, c’est tout.
Son père lui trouverait un tas d’avocats merveilleux, bien sûr. Et les avocats le tireraient de là, bien sûr. Trop de présomptions. Et il ferait trop bonne impression sur le jury. Mais de toute façon, sa vie serait foutue. Tout s’étalerait dans les journaux, tout serait déterré et mis en pleine lumière comme les cadavres à moitié décomposés de chez Dussander.
« L’homme de cette photo est celui qui est venu me voir quand tu étais en troisième, lui dit brusquement Ed en se tournant vers lui. Il s’est fait passer pour ton grand-père. Il s’avère maintenant que c’était un criminel de guerre en fuite.
– Oui », dit Todd, le visage étrangement vide, comme celui d’un mannequin. Toute la santé, la vivacité, la vie même l’avaient fui. Il ne restait qu’un néant terrifiant.
« Comment est-ce arrivé ? » demanda Ed, et peut-être pensait-il faire de cette question une accusation retentissante, mais il ne sortit qu’une voix plaintive, perdue, déçue. « Comment est-ce arrivé, Todd ?
– Oh, une chose en a suivi une autre, dit Todd en ramassant le 30.30. Ça s’est passé comme ça. Une chose… en a suivi une autre, c’est tout. » Il poussa le cran de sécurité avec son pouce et braqua la carabine sur le conseiller. « Aussi bête que ça paraisse, c’est tout ce qui s’est passé. Il n’y avait rien de plus.
– Todd », dit Ed en ouvrant de grands yeux. Il fit un pas en arrière. « Todd, tu ne veux pas… s’il te plaît, Todd. Nous pouvons en discuter. Nous disc…
– Ce putain de boche et toi, vous en discuterez en enfer », dit Todd en appuyant sur la gâchette.
La détonation résonna dans l’air immobile et brûlant. Ed French fut projeté contre la Saab. D’une main, pour se retenir, il arracha un balai d’essuie-glace. Il le fixa d’un air imbécile pendant que la tache de sang s’élargissait sur le bleu de son pull à col roulé, puis le lâcha et regarda Todd.
« Norma, murmura-t-il.
– Okay, dit Todd. Tout ce que tu veux, champion. » Il tira une seconde fois. L’homme eut la moitié de la tête emportée dans un jaillissement d’os et de sang.
Ed se retourna comme un ivrogne et tâtonna vers la porte du conducteur, répétant sans cesse le nom de sa fille d’une voix étranglée, de plus en plus faible. Todd tira encore, visant la base de la colonne vertébrale, et Ed s’écroula. Ses pieds tambourinèrent un instant sur le gravier, ne bougèrent plus.
Pas facile à tuer, pour un conseiller pédagogique, pensa Todd, et un rire bref lui échappa. Au même instant, une douleur acérée comme un pic à glace lui transperça le cerveau et il ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, il ne s’était pas senti aussi bien depuis des mois – peut-être des années. Tout allait bien. Tout se tenait. Le néant quitta son visage, remplacé par une sorte de beauté sauvage.
Il retourna au garage et prit toutes les cartouches qu’il avait, plus de quatre cents. Il les mit dans son vieux sac à dos. De retour au soleil il souriait, excité, les yeux illuminés – comme les garçons sourient à leur anniversaire, à Noël ou le Quatre Juillet. Un sourire évocateur de fusées, de cabanes dans les arbres, de signes et de rendez-vous secrets, ou comme après le match triomphal quand les supporters enthousiastes emportent les joueurs sur leurs épaules jusque dans la ville. Le sourire extatique des garçons qui partent à la guerre avec des seaux à charbon en guise de casques.
« Je suis roi du monde ! » lança-t-il d’une voix forte au ciel bleu tout là-haut, levant le fusil à bout de bras au-dessus de sa tête. Puis il le prit de la main gauche et alla vers cet endroit surplombant l’autoroute où la terre s’abaissait et où l’arbre mort lui ferait un abri.
Il faisait presque nuit, cinq heures plus tard, quand ils le descendirent.