Ce qu’il y a de plus important, c’est le plus difficile à dire. Des choses dont on finit par avoir honte, parce que les mots ne leur rendent pas justice – les mots rapetissent des pensées qui semblaient sans limites, et elles ne sont qu’à hauteur d’homme quand on finit par les exprimer. Mais c’est plus encore, n’est-ce pas ? Ce qu’il y a de plus important se trouve trop près du plus secret de notre cœur et indique ce trésor enfoui à nos ennemis, ceux qui n’aimeraient rien tant que de le dérober. On peut en venir à révéler ce qui vous coûte le plus à dire et voir seulement les gens vous regarder d’un drôle d’air, sans comprendre ce que vous avez dit ou pourquoi vous y attachez tant d’importance que vous avez failli pleurer en le disant. C’est ce qu’il y a de pire, je trouve. Quand le secret reste prisonnier en soi non pas faute de pouvoir l’exprimer mais faute d’une oreille qui vous entende.
J’allais sur mes treize ans quand j’ai vu un mort pour la première fois. C’est arrivé en 1960, il y a longtemps… mais parfois il me semble que ce n’est pas si lointain. Surtout les nuits où je me réveille de ce rêve où la grêle tombe dans ses yeux ouverts.
Nous avions une cabane dans un grand orme qui dominait un terrain vague, à Castle Rock. Aujourd’hui une entreprise de déménagement occupe le terrain et l’orme a disparu. Le progrès. C’était une sorte de club, bien qu’il n’eût pas de nom. On était cinq habitués, peut-être six, avec quelques bleus qui nous tournaient autour. On les laissait venir quand il y avait une partie de cartes et qu’on voulait un peu de sang nouveau. D’habitude on jouait au blackjack pour des clopinettes, pas plus de cinq cents. Mais un blackjack avec cinq cartes rapportait le double… le triple avec six cartes, sauf que Teddy était le seul assez dingue pour essayer.
Les côtés de la cabane étaient en planches récupérées dans les déchets de chez Mackey, le marchand de matériaux de Carbine Road. Elles étaient pleines d’échardes et de trous qu’on bouchait avec du papier cul ou des Kleenex. Le toit était une tôle ondulée qu’on avait piquée à la décharge en nous retournant sans arrêt parce qu’on disait que le chien du gardien était un vrai monstre qui dévorait les enfants. Le même jour on a aussi trouvé une porte en grillage. Imperméable aux mouches mais vraiment rouillée – extrêmement rouillée, je dirais même. À n’importe quelle heure du jour, à travers cette porte, on aurait dit le coucher du soleil.
À part jouer aux cartes, le club était un bon endroit pour aller fumer des cigarettes et regarder des bouquins de fesse. Il y avait une demi-douzaine de cendriers cabossés en fer-blanc avec CAMEL inscrit au fond, plein de pin-up épinglées aux planches rugueuses, vingt ou trente paquets de cartes écornées (Teddy les avait par son oncle qui tenait la papeterie de Castle Rock – quand l’oncle lui avait demandé à quels genres de jeux on jouait, Teddy avait répondu qu’on faisait des tournois de cribbage, et l’oncle avait trouvé ça parfait), une boîte de jetons de poker en plastique et un tas de vieilles revues policières, des Master Detective, qu’on feuilletait quand on n’avait rien d’autre à branler. On avait construit aussi sous le plancher un compartiment secret de cinquante centimètres sur soixante pour planquer la plupart de ces trucs quand le père d’un môme trouvait que c’était le moment de faire un numéro genre on-est-des-vrais-copains. Quand il pleuvait, dans le club, on se serait cru à l’intérieur d’un steel drum jamaïcain… mais cet été-là il n’a pas plu.
C’était l’été le plus sec et le plus chaud depuis 1907 – d’après les journaux, et ce vendredi, veille de la fête du Travail et d’une nouvelle année scolaire, même les tournesols des champs et les fossés le long des routes paraissaient misérables et desséchés. Cette année-là personne n’avait ramassé trois pets dans son potager, et les piles de bocaux à conserves du Red & White étaient encore en vitrine et ramassaient la poussière. Rien n’était sorti de terre, sauf quelques pissenlits.
Au club, ce vendredi matin, il y avait Teddy, Chris et moi, tirant la gueule à cause de la rentrée si proche, jouant aux cartes, nous racontant les mêmes histoires de commis voyageurs ou des histoires françaises. Comment tu sais quand un Français est entré dans ta cour ? Quand la poubelle est vide et la chienne enceinte. Teddy essayait d’avoir l’air choqué, mais il était le premier à répéter une blague dès qu’il l’avait entendue, sauf qu’il disait Polack au lieu de Français.
L’orme nous faisait de l’ombre et nous avions ôté nos chemises pour qu’elles ne soient pas trop trempées de sueur. On jouait au scat à trois sous, le jeu le plus chiant qui existe, mais il faisait trop chaud pour penser à quelque chose de plus compliqué. On avait eu une équipe de base-ball à la hauteur jusqu’à la mi-août, et puis la plupart des gosses avaient disparu. Trop chaud.
J’avais jeté le reste et je montais à pique. Parti avec treize, reçu un huit ça faisait vingt et un, et depuis rien ne s’était passé. Chris a abattu. J’ai tiré mes dernières cartes pour rien.
« Vingt-neuf, a dit Chris en étalant du carreau.
– Vingt-deux. Teddy a eu l’air dégoûté.
– Vous pisse à la raie », ai-je dit en jetant mon jeu sans le montrer.
« Fini pour Gordie, a trompetté Teddy, l’vieux Gordie a plongé, il est dehors. » Ensuite il a poussé son fameux rire à la Teddy Duchamp – Eeee-eee-eee, le bruit d’un clou rouillé qu’on arrache d’une planche pourrie. Pour ça, il était bizarre, on le savait. Il n’avait pas encore treize ans, comme nous tous, mais ses grosses lunettes et le sonotone qu’il portait lui donnaient l’air d’un vieux. Les mômes essayaient toujours de lui mendier des clopes dans la rue, mais dans sa poche de chemise il n’y avait que la pile de son appareil.
Malgré les lunettes et le bouton couleur chair qu’il avait vissé à l’oreille, il y voyait mal et comprenait souvent de travers ce qu’on lui disait. Au base-ball il fallait le mettre sur les ailes, derrière Chris à gauche et Billy Greer à droite. En espérant que personne ne taperait aussi loin, parce que Teddy se lancerait dans une poursuite acharnée, qu’il voie la balle ou non. Des fois il se prenait de sacrés gnons, et un jour il s’est assommé en rentrant bille en tête dans un mur près du club. Il est resté sur le dos avec les yeux blancs pendant presque cinq minutes, et j’ai eu peur. Ensuite il s’est relevé et s’est baladé le nez en sang, avec une grosse bosse violette au milieu du front, disant que c’était un coup bas.
Il y voyait mal de naissance, mais il était arrivé quelque chose de pas naturel à ses oreilles. À l’époque, alors que le truc était d’avoir les cheveux coupés de sorte que les oreilles dépassaient comme les anses d’une cruche, Teddy avait la première coupe à la Beatles de Castle Rock – quatre ans avant que les Américains entendent parler des Beatles. Il cachait ses oreilles parce qu’on aurait dit deux paquets de cire molle.
Un jour, quand il avait huit ans, son père s’était mis en rogne parce qu’il avait cassé une assiette. À cette heure-là sa mère travaillait à la fabrique de chaussures de South Paris, et quand elle est rentrée c’était trop tard.
Son père l’avait emmené près de la grande cuisinière à bois au fond de la cuisine et lui avait collé la tête contre une des plaques en fonte du foyer. Il l’avait tenu une dizaine de secondes, l’avait attrapé par les cheveux et avait recommencé de l’autre côté. Ensuite il avait appelé le Secours d’Urgence et leur avait dit de venir chercher son fils. Il a raccroché, il est allé chercher son 410 dans le placard, et il s’est installé devant la TV pour regarder le feuilleton avec le fusil sur ses genoux. Quand Mme Burroughs, la voisine, est venue demander si Teddy allait bien – elle avait entendu les cris – Duchamp père l’a menacée de son arme. Mme Burroughs est sortie de la maison à la vitesse de la lumière, elle s’est enfermée chez elle et a appelé la police. Quand l’ambulance est arrivée, M. Duchamp a fait entrer les infirmiers avant d’aller monter la garde sur la véranda, derrière la maison, pendant qu’ils emmenaient Teddy en civière jusqu’à l’ambulance, une vieille Buick avec des hublots sur le côté.
Duchamp père a expliqué aux infirmiers que ces putains de gradés avaient dit que le coin était dégagé, alors qu’il y avait des Boches embusqués un peu partout. Un des infirmiers lui a demandé s’il pourrait tenir le coup. Le père a eu un sourire crispé et répondu qu’il tiendrait jusqu’à ce qu’on vende des frigidaires en enfer, s’il le fallait. L’infirmier a salué, le père a salué aussi sec. Quelques minutes après le départ de l’ambulance la police est arrivée et a relevé Norman Duchamp de sa faction.
Cela faisait près d’un an qu’il faisait de drôles de trucs comme tuer des chats et foutre le feu à des boîtes aux lettres, et après l’atrocité commise sur son fils ils avaient expédié l’audience et l’avaient envoyé à Togus, un hôpital pour anciens combattants. Un hôpital où on met les dingues. Duchamp père avait pris d’assaut les plages de Normandie, comme disait toujours Teddy. Teddy était fier de son vieux malgré ce qu’il lui avait fait, et il allait le voir toutes les semaines avec sa maman.
De tous nos copains c’était le plus con, je pense, et le plus fou. Il prenait toujours des risques insensés, et il s’en tirait toujours. Son grand truc c’était la corrida des poids lourds, comme il disait. Il se jetait devant, sur la 196, et quelquefois le camion le manquait d’un poil. Dieu sait combien de crises cardiaques il a provoqué : il riait quand le vent du poids lourd giflait ses fringues. On crevait de trouille tellement il y voyait mal, avec ou sans ses lunettes en culs-de-bouteille. Un jour ou l’autre il allait faire une erreur. Et il fallait faire attention avant de le provoquer, parce qu’il aurait relevé n’importe quel défi.
« Gordie est fini, eeeeee-eee-eee !
– Crève », ai-je dit en ramassant un Master Detective pour lire pendant qu’ils finissaient la partie. C’était « La jolie étudiante piétinée à mort dans un ascenseur en panne », et je me suis plongé dedans.
Teddy a ramassé son jeu, lui a donné un coup d’œil et a dit : « J’abaisse.
– Tas de merde aux yeux tordus ! s’est écrié Chris.
– Le tas de merde a des yeux par milliers », a gravement répondu Teddy. Chris et moi avons éclaté de rire. Teddy nous a regardés en fronçant légèrement les sourcils, comme s’il se demandait ce qui nous faisait rire. Il y avait ça aussi avec ce mec – il sortait toujours des trucs bizarres comme « Le tas de merde a des yeux par milliers », et on ne savait jamais s’il avait-voulu être drôle où si ça se trouvait comme ça. Il regardait ceux qui riaient, légèrement réprobateur, comme pour dire : Oh Seigneur qu’est-ce que c’est encore ?
Teddy avait trente points, servi – valet, reine et roi de trèfle. Chris n’avait que seize, il a dû se défausser.
Teddy battait les cartes aussi maladroitement que d’habitude et j’en arrivais au passage le plus juteux de mon polar, là où le marin fou de La Nouvelle-Orléans dansait la bourrée écossaise sur le corps de cette collégienne de Bryn Mawr parce qu’il ne supportait pas d’être enfermé, quand nous avons entendu quelqu’un grimper à toute allure l’échelle clouée au tronc d’arbre. On a cogné du poing sous la trappe.
« Qui c’est ? a crié Chris.
– Vern ! » il avait l’air excité, et essoufflé.
Je suis allé à la trappe et j’ai tiré le verrou. La trappe s’est ouverte d’un coup et Vern Tessio, un des habitués, a fait irruption dans le club. Il suait comme une vache et ses cheveux, d’habitude soigneusement coiffés comme ceux de son idole du rock, Bobby Rydell, étaient emmêlés et plaqués sur sa tête toute ronde.
« Waouh, mec, a-t-il soufflé, attendez que je vous dise.
– Dise quoi ? ai-je demandé.
– Laisse-moi reprendre mon souffle. J’ai pas arrêté de courir depuis chez moi.
– Je suis rentré en courant, a lancé Teddy d’une affreuse voix de fausset à la Little Anthony, juste pour demander pardo-on…
– Va te branler, mec, a dit Vern.
– Va chier dans le lac, lui a retourné Teddy aussi sec.
– T’as couru depuis chez toi ? a demandé Chris, incrédule. T’es dingue, mec. » Vern habitait Grand Street, à plus de trois kilomètres. « Il doit faire plus de quarante dehors.
– Ça vaut le coup. Doux Jésus ! C’est incroyable ! Franchement. » Il s’est frappé le front pour nous montrer à quel point il était sincère.
« Bon, c’est quoi ? a répété Chris.
– Vous pouvez venir camper cette nuit ? » Vern était sérieux, le regard surexcité. « Je veux dire, si vous dites à vos vieux qu’on plante la tente dans mon pré ?
– Ouais, je suppose, a dit Chris en ramassant ses cartes. Mais mon vieux est dans une mauvaise passe. Il a le vin méchant, tu sais.
– Il le faut, mec. Franchement. C’est incroyable. Tu peux, Gordie ?
– Probable. »
On me laissait faire plein de trucs de ce genre – en fait cet été-là j’étais le Môme Invisible. En avril Dennis, mon frère aîné, s’était tué en Jeep, un accident à Fort Benning, en Georgie, où il faisait ses classes. Lui et un autre gus allaient au PX quand un camion de l’armée leur était rentré dedans. Dennis a été tué sur le coup et son passager était toujours dans le coma. Dennis aurait eu vingt-deux ans à la fin de la semaine. J’avais déjà choisi sa carte d’anniversaire chez Dahlie, à Castle Green.
J’ai pleuré quand je l’ai su, j’ai pleuré encore plus à l’enterrement, je ne pouvais pas croire qu’il avait disparu, que celui qui me frottait la tête où me faisait peur avec une araignée en caoutchouc jusqu’à ce que je fonde en larmes ou venait m’embrasser quand je m’étais écorché les genoux en me chuchotant à l’oreille : « Maintenant arrête de pleurer, bébé ! », qu’une personne qui m’avait touché pouvait mourir. Qu’il soit mort m’avait fait mal et m’avait fait peur… par contre mes parents en avaient eu le cœur brisé. Dennis, je peux dire que je le connaissais, guère plus. Il avait dix ans de plus que moi, vous pigez, il avait ses propres copains, ses camarades de classe. On a mangé à la même table pendant des années, parfois c’était un ami, parfois un persécuteur, mais surtout c’était un garçon de plus, vous voyez, un autre. Quand il est mort il était déjà parti depuis un an, sauf pour une ou deux permissions. On ne se ressemblait même pas. C’est longtemps après cet été-là que j’ai compris avoir versé toutes ces larmes en grande partie à cause de papa et maman. Pour le bien que ça leur a fait, ou à moi.
« Alors tu la craches ou tu la pisses, Vern-0 ? a demandé Teddy.
– J’abats, a dit Chris.
– Quoi ? a hurlé Teddy, oubliant Vern instantanément. Fichu menteur ! T’as pas été servi du premier coup. Je ne t’ai pas servi du premier coup. »
Chris a ricané. « Tire tes cartes, tête de con. »
Teddy a pris la première carte du paquet. Chris a pris les Winston derrière lui sur l’étagère. Je me suis penché pour ramasser mon magazine.
Vern Tessio : « Vous voulez voir un mort, les gars ? » Tous, on s’est arrêtés net.
Naturellement, on en avait tous entendu parler à la radio. Notre radio, une Philco avec une caisse fendue qu’on avait aussi récupérée à la décharge, marchait en permanence. On la réglait sur WLAM, une station de Lewiston qui jouait les super-tubes et les vieux classiques : What in the World’s Come Over You par Jack Scott, This Time par Troy Shondell, King Creole par Elvis et Only the Lonely par Roy Orbison. Quand c’étaient les infos on mettait mentalement un disque de silence. Les infos n’étaient qu’un tas de conneries béates sur Kennedy et Nixon et Quemoy et Matsu et le retard en missiles et après tout quel salaud était devenu Castro. Mais on avait tous écouté un peu mieux l’histoire de Ray Brower, parce que c’était un gosse de notre âge.
Il vivait à Chamberlain, une ville à une soixantaine de kilomètres de Castle Rock. Trois jours avant que Vern débarque au club après avoir couru trois kilomètres, Ray Brower était sorti ramasser des mûres avec un seau donné par sa mère. Quand la nuit est tombée, il n’était toujours pas rentré, les Brower ont appelé le shérif et les recherches ont commencé – d’abord autour de chez lui, et peu à peu dans les communes voisines, Motton, Durham et Pownal. Tout le monde s’y est mis – les flics, les vigiles, les gardes-chasse, des volontaires. Mais trois jours plus tard le gosse n’avait pas reparu. En écoutant la radio on savait bien qu’on ne retrouverait jamais le pauvre gars vivant – les recherches allaient peu à peu s’éteindre d’elles-mêmes. Il avait pu étouffer dans une carrière ou se noyer dans un torrent, et dans dix ans un chasseur tomberait sur son squelette. On draguait déjà les étangs de Chamberlain et le réservoir de Motton.
Aujourd’hui, dans le sud-ouest du Maine, rien de ce genre ne pourrait arriver ; la banlieue a presque tout recouvert, et les communes-dortoirs autour de Portland et de Lewiston se sont étendues comme les tentacules d’une pieuvre géante. Les forêts sont encore là, de plus en plus épaisses vers l’ouest et les Montagnes Blanches, mais si vous gardez le cap assez longtemps pour faire huit kilomètres dans la même direction, vous tombez immanquablement sur une route goudronnée. En 1960, par contre, rien n’avait été construit entre Chamberlain et Castle Rock, et il y avait même des endroits où on n’exploitait pas la forêt depuis avant la guerre mondiale. À l’époque il était encore possible de s’enfoncer dans les bois, de se perdre et d’y mourir.
Vern Tessio, ce matin-là, était en train de creuser sous sa véranda.
On a tous compris au quart de tour, mais il faut peut-être que je prenne une minute pour vous expliquer. Teddy Duchamp n’était pas très malin, mais Vern ne passait pas non plus son temps libre à suivre College Bowl. Pourtant Billy, son frère, était encore plus con, comme vous verrez. Mais faut d’abord que je vous dise pourquoi Vern creusait derrière chez lui.
Quatre ans plus tôt, quand il en avait huit, Vern avait enterré un bocal plein de petite monnaie sous la grande véranda des Tessio. Cet endroit obscur, pour lui, c’était sa « cave ». Il jouait au pirate, plus ou moins, et le bocal était un trésor – sauf que si on jouait aux pirates avec Vern il ne fallait pas dire trésor, mais « butin ». Donc il avait enfoui profondément son bocal, rebouché le trou et recouvert le tout avec les feuilles mortes qui s’accumulaient depuis des années. Il avait dessiné une carte du trésor qu’il avait mise dans sa chambre avec ses affaires. Et il avait tout oublié pendant un mois. Un jour qu’il manquait de fric pour un film ou autre chose, il s’était souvenu de la monnaie et avait cherché sa carte. Mais sa mère avait déjà fait le ménage deux ou trois fois, ramassé les vieux devoirs, les papiers de bonbons, les débris de BD et de recueils comiques. Un matin elle s’en était servie pour allumer le feu dans la cuisinière, et la carte au trésor s’était envolée par la cheminée.
Du moins c’est ce qu’il croyait.
Il a essayé de retrouver l’emplacement de mémoire et s’est mis à creuser. Pas de chance. À droite et à gauche de l’endroit. Toujours rien. Ce jour-là, il avait abandonné, mais depuis, il n’arrêtait pas de chercher. Pendant quatre ans, mec. Quatre ans. Il y a pas de quoi en pisser dans son froc ? On ne savait pas s’il fallait en rire ou en pleurer.
C’était devenu une sorte d’obsession. La véranda des Tessio courait tout du long de leur maison, environ treize mètres de long sur deux de large. Il avait retourné le moindre centimètre de terrain deux et même trois fois – pas de bocal. Dans sa tête le nombre des pièces s’est mis à grandir. Au début il nous avait dit qu’il y en avait peut-être pour trois dollars. Un an plus tard il en était à cinq et dernièrement c’était monté à dix, plus ou moins selon qu’il était plus ou moins fauché.
De temps en temps on essayait de lui dire ce qui nous paraissait clair – que Billy l’avait su et avait lui-même déterré le bocal. Vern refusait d’y croire, alors pourtant qu’il détestait Billy autant que les Juifs détestent les Arabes et qu’il aurait volontiers condamné à mort son frère pour vol s’il en avait eu l’occasion. Et il refusait de poser directement la question à Billy. Probablement de crainte que son frère n’éclate de rire et lui dise Bien sûr que je l’ai pris, pauvre taré, il y avait vingt dollars de pièces dans ce putain de bocal et j’ai tout dépensé. Au lieu de quoi Vern allait creuser à la recherche de ses piécettes chaque fois que l’inspiration lui en venait (et que Billy n’était pas là). Il sortait en rampant de sous la véranda, son jean crasseux, ses cheveux pleins de feuilles et les mains vides. On se moquait de lui à fond et on l’avait surnommé Penny – Penny Tessio. Je crois qu’il n’est venu si vite nous apporter les nouvelles au club que pour nous montrer qu’il était quand même sorti quelque chose de sa chasse au trésor.
Ce matin-là il s’était levé avant tout le monde, avait avalé ses corn-flakes, était sorti dans l’allée marquer des buts dans le vieux panier de basket accroché au garage – pas grand-chose à faire, ni rien, ni personne pour jouer au fantôme, alors il s’était dit qu’il allait essayer encore un coup. Il était sous la véranda quand au-dessus de lui la porte en grillage avait claqué. Il s’était figé sur place, sans faire un bruit. Si c’était son père, il sortirait. Si c’était Billy, il resterait jusqu’à ce que son frère soit parti avec son copain Charlie Hogan.
Deux paires de pieds ont fait vibrer la véranda, et Charlie Hogan s’est écrié d’une voix tremblante, au bord des larmes : « Jésus-Christ, Billy, qu’est-ce qu’on va faire ? »
Entendre Charlie Hogan parler comme ça, nous a dit Vern – Hogan était un des gosses les plus coriaces de la ville –, avait suffi pour lui faire dresser l’oreille. Charlie, après tout, traînait avec Ace Merrill et Chambers Les Mirettes – et quand on se maque avec des gonzes pareils, on est censé être un dur.
« Rien, a dit Billy. Voilà ce qu’on va faire. Rien.
– Faut qu’on fasse quêqu’chose », a répondu Charlie, et ils se sont assis pas loin de là où Vern s’était accroupi. « Tu l’as vu ? »
Vern a tenté le coup et s’est glissé plus près, l’eau à la bouche. Il en était à se dire que ces deux-là s’étaient vraiment soûlés et avaient écrasé quelqu’un. Il a fait très gaffe à ne pas faire craquer les feuilles mortes. S’ils s’apercevaient qu’il était là et qu’il les avait entendus, ce qui resterait de lui tiendrait dans une boîte de pâtée pour chien.
« C’est rien pour nous, a dit Billy. Le môme est mort alors c’est rien pour lui non plus. Qui s’en branle qu’ils le trouvent ou pas ? Pas moi.
– C’est ce gosse dont ils ont parlé à la radio, a dit Charlie. C’était lui, merde, c’est sûr. Brocker, Brower, Flowers, quelque chose comme ça. C’te putain de train a dû le toucher.
– Ouais », a dit Billy. On a frotté une allumette. Vern l’a vue tomber sur le gravier et a senti l’odeur du tabac. « L’a pas loupé. Et t’as dégueulé. »
Pas un mot, mais Vern a senti les vagues de honte qui rayonnaient de Charlie Hogan.
« Bon, les filles ne l’ont pas vu, a repris Billy. Une chance. » D’après le bruit il a donné à Charlie une claque dans le dos pour le regonfler. « Elles en bavasseraient d’ici à Portland. On a giclé de là en vitesse, en tout cas. Tu crois qu’elles ont pigé que ça n’allait pas ?
– Non. Marie n’aime pas prendre la route de Back Harlow et passer devant le cimetière, de toute façon. Elle a peur des fantômes. » Il a repris sa voix pleurnicharde : « Jésus, je voudrais qu’on n’ait pas fauché de bagnole hier soir ? Qu’on soit juste allé au ciné comme on devait ! »
Charlie et Billy sortaient avec deux grognasses, Marie Dou-gherty et Beverly Thomas. On ne voit des tas pareils que dans des baraques de foire – des boutons, des moustaches, un vrai carnaval. Quelquefois tous les quatre – ou six ou huit si Fuzzy Bracowicz ou Ace Merrill venaient avec leurs mômes – piquaient une voiture dans un parking de Lewiston et allaient se balader à la campagne avec deux ou trois bouteilles de vin et un pack de ginger ale. Ils emmenaient les filles du côté de Castle View, d’Harlow ou de Shiloh, ils buvaient des Purple Jesus et baisaient. Ensuite ils balançaient la caisse près de chez eux. Les babouins s’amusent d’un rien, comme disait Chris. Ils ne s’étaient jamais fait prendre, mais Vern n’attendait que ça. L’idée d’aller voir Billy le dimanche à la maison de correction le mettait en joie.
« Si on le dit aux flics ils voudront savoir comment on est arrivés si loin de Harlow, a dit Billy. On n’a pas de bagnole, aucun de nous. Vaut mieux qu’on la ferme. Ils pourront rien nous faire.
– On pourrait faire un appel anonyme, a dit Charlie.
– Ils les repèrent, ces putains d’appels, a dit Billy, menaçant. Je l’ai lu dans Highway Patrol. Et dans Dragnet.
– Ouais, c’est vrai, a dit Charlie, misérable. Jésus. Je voudrais qu’Ace ait été là. On aurait dit aux flics qu’on était dans sa bagnole.
– Ben, il y était pas.
– Ouais. Charlie a soupiré. Je suppose que t’as raison. » Un mégot est tombé dans l’allée. « Fallait vraiment qu’on monte pisser sur les voies, hein ? On n’aurait pas pu aller de l’autre côté, non ? Et j’ai dégueulé sur mon froc neuf. » Sa voix s’est assourdie : « Ce putain de gosse était bien arrangé, tu sais ? T’as vu ce fils de pute, Billy ?
– J’ai vu. » Un second mégot a rejoint le premier. « Allons voir si Ace est levé. J’ai envie de me rincer la dalle.
– On va lui dire ?
– Charlie, on va le dire à personne. À personne jamais. Tu piges ?
– Je pige. Doux Jésus, je voudrais qu’on n’ait jamais piqué cette putain de Dodge.
– Bof, ferme ta putain de gueule et amène-toi. »
Deux paires de jambes moulées dans des jeans délavés, deux paires de bottes de moto, noires avec des boucles, ont descendu les marches. Vern, à quatre pattes, s’est figé sur place (« Mes couilles sont remontées si haut que je croyais qu’elles voulaient rentrer à la maison », nous a-t-il dit), certain que son frère allait sentir sa présence, le traîner dehors et le tuer – lui et Charlie Hogan auraient fait jaillir par ses oreilles en feuilles de chou le peu de cervelle que le Seigneur avait jugé bon de lui donner et l’auraient ensuite piétiné avec leurs bottes de moto. Mais ils ont continué, simplement, et quand Vern a été sûr qu’ils étaient partis, il est sorti en rampant et a couru jusqu’ici.
« Tu as vraiment de la chance, ai-je dit. Ils t’auraient tué.
– Je connais la route de Back Harlow, a dit Teddy. Elle se termine en cul-de-sac à la rivière. On allait y pêcher des poissons-chats. »
Chris a approuvé de la tête. « Il y avait un pont, mais il y a eu une crue, il y a longtemps. Maintenant il n’y a plus que les rails.
– Est-ce qu’un môme aurait vraiment pu marcher de Chamberlain à Harlow ? lui ai-je demandé. Ça fait entre trente et cinquante kilomètres.
– Je pense que oui. Il est probablement tombé sur la voie et il l’a suivie. Il se disait peut-être qu’elle le ferait sortir de la forêt ou qu’il pourrait faire signe à un train pour qu’il s’arrête. Mais il n’y a plus que des trains de marchandise – le GS & WM jusqu’à Derry et Brownsville – et encore pas beaucoup. Il aurait dû marcher jusqu’à Castle Rock pour s’en sortir. Et la nuit un train a fini par venir… et splatch ! »
Chris a fait claquer son poing dans sa main ouverte avec un bruit mat. Teddy, un vétéran rescapé de nombreuses corridas sur la 196, a eu l’air vaguement satisfait. J’avais un peu mal au cœur en imaginant ce gosse si loin de chez lui, crevant de trouille mais s’obstinant à suivre les rails, marchant probablement sur les traverses à cause des bruits nocturnes venant des buissons et des arbres au-dessus de lui… et peut-être même des fossés longeant la voie. Alors le train est arrivé, et le grand phare à l’avant a pu l’hypnotiser jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour sauter. Ou il était peut-être allongé sur la voie, évanoui tellement il avait faim. D’une façon ou d’une autre, de toute façon, Chris avait dit juste : splatch, point final. Le gosse était mort.
« Bon alors, vous voulez voir ça ? » a demandé Vern. Il se tortillait comme s’il avait envie de pisser tellement il était excité.
On l’a tous regardé pendant une longue seconde, sans rien dire. Et puis Chris a jeté ses cartes. « Bien sûr ! Et je te parie n’importe quoi qu’on aura nos photos dans le journal !
– Hein ? a dit Vern.
– Regarde. » Chris s’est penché sur la table crasseuse. « On va trouver le corps et le signaler ! On sera dans les infos !
– J’sais pas. Vern était visiblement refroidi. Billy saura où je l’ai su. Il va me faire la tête au carré.
– Mais non, ai-je dit, parce que c’est nous qui aurons découvert le môme, pas Billy et Charlie Hogan dans une voiture piquée. Ils n’auront plus à se faire du mouron. Ils vont probablement t’offrir une médaille, Penny.
– Ouais ? » Vern a souri, découvrant ses dents gâtées. Un sourire un peu ébloui, comme si l’idée que Billy soit content de ce qu’il ait fait lui faisait l’effet d’un direct au menton. « Ouais, tu crois ? »
Teddy souriait, lui aussi. Puis il a froncé les sourcils. « Oh ! oh !
– Quoi ? » Vern s’est remis à gigoter, craignant qu’une objection fondamentale vienne de jaillir dans le cerveau de Teddy… ou dans ce qui en tenait lieu.
« Nos vieux, a dit Teddy. Si on découvre le corps du môme demain au sud d’Harlow. Ils vont savoir qu’on n’a pas campé cette nuit dans le pré de chez Vern.
– Ouais, a ajouté Chris. Ils vont savoir qu’on est allés le chercher.
– Mais non. » J’étais dans un drôle d’état – à la fois excité et effrayé, sachant qu’on pouvait le faire et s’en tirer. Émotions contradictoires qui me donnaient un mélange de migraine et de nausée. J’ai ramassé les cartes pour m’occuper les mains et je me suis mis à les battre. Ça et jouer au cribbage, c’est tout ce que m’avait appris mon grand frère. Les autres enviaient ma façon de battre, et tous ceux que je connaissais m’avaient demandé de le leur montrer… sauf Chris. Je suppose qu’il était le seul à comprendre que c’était comme de distribuer des morceaux de Dennis, et j’en avais si peu que je ne pouvais pas me permettre de les donner.
« On va juste leur dire qu’on a eu marre de camper derrière chez Vern parce qu’on l’a fait trop souvent. Qu’on a décidé de suivre les voies et d’aller camper dans les bois. Je parie qu’on ne recevra même pas de raclée tellement ils seront excités par ce qu’on aura trouvé.
– De toute façon mon vieux va me cogner, a dit Chris. Il est vraiment méchant, ces temps-ci. » Il a secoué la tête, maussade. « Au diable, ça vaut la balade.
– Okay, a dit Teddy en se levant. Il avait toujours son sourire de dingue, prêt à lâcher son rire de crécelle d’une seconde à l’autre. « Allons tous ensemble chez Vern après déjeuner. Qu’est-ce qu’on leur dit pour le dîner ?
– Toi et moi et Gordie on peut dire qu’on mange chez Vern, a dit Chris.
– Et je dirai à maman que je vais dîner chez Chris », a dit Vern.
Ça marcherait sauf en cas d’urgence imprévue ou si les parents se mettaient au courant. Mais il n’y avait pas de téléphone chez Chris, ni chez Vern. À l’époque il y avait plein de familles qui trouvaient que c’était un luxe, surtout des familles de bouseux. Et aucun de nous ne venait de la haute.
Mon père était à la retraite. Celui de Vern avait bossé à la minoterie et avait encore une DeSoto 1952. La mère de Teddy avait une maison sur Danberry Street et prenait un locataire quand elle en trouvait. Cet été-là elle n’en avait pas ; la pancarte CHAMBRE MEUBLÉE était à la fenêtre du salon depuis juin. Et celui de Chris était toujours plus ou moins dans une « mauvaise passe » ; c’était un ivrogne qui vivait surtout des alloc et passait le plus clair de son temps à traîner au bar de chez Sukey avec Junior Merrill, le père de Ace, et deux autres sacs à vin du coin.
Chris ne parlait pas beaucoup de son père, mais nous savions qu’il le haïssait comme la peste. Environ tous les quinze jours Chris avait des marques un peu partout, des bleus sur les joues et le cou, un œil enflé et coloré comme un coucher de soleil, et un jour il est arrivé à l’école avec un énorme pansement improvisé à l’arrière du crâne. D’autres fois il ne venait même pas. Sa mère téléphonait qu’il était malade parce qu’il était trop amoché pour venir. Chris était malin, vraiment malin, mais il séchait beaucoup la classe et M. Halliburton, l’inspecteur scolaire, passait tout le temps chez eux dans sa vieille Chevrolet noire avec un autocollant dans l’angle du pare-brise, PAS DE STOPPEURS. Quand Chris manquait et que Bertie (on l’appelait comme ça derrière son dos, bien sûr) l’attrapait, il le traînait à l’école et le faisait coller pour la semaine. Mais quand Bertie voyait que Chris restait chez lui parce que son père lui avait flanqué une raclée, il s’en allait sans piper mot à qui que ce soit. Il a fallu vingt ans pour que je mette en question son sens des priorités.
L’année d’avant, Chris avait été suspendu pour trois jours. L’argent de la cantine avait disparu un jour où Chris était chef de dortoir et l’avait ramassé. Comme c’était un Chambers, un de ces bons à rien de Chambers, il a dû porter le chapeau bien qu’il ait juré qu’il n’avait pas piqué ce fric. Cette fois-là Chambers père a envoyé Chris à l’hôpital ; quand il a su que son fils était suspendu, il lui a cassé le nez et le poignet droit. Chris sortait d’une drôle de famille, c’est sûr, et tout le monde pensait qu’il tournerait mal… lui compris. Ses frères avaient admirablement répondu aux attentes de la ville. Frank, l’aîné, s’était sauvé de chez lui à dix-sept ans, s’était engagé dans la marine et avait fini par faire un long séjour à Portsmouth pour viol et attentat aux mœurs. Le suivant, Richard (il avait l’œil droit bizarre et baladeur, c’est pour ça que tout le monde l’appelait Les Mirettes), avait abandonné le lycée en seconde, il était pote avec Charlie, Billy Tessio et leurs copains délinquants.
« Je crois que tout ça va marcher, ai-je dit à Chris. Et John et Marty ? » John et Marty DeSpain étaient les deux autres membres réguliers de notre bande.
« Ils ne sont pas rentrés, a dit Chris. Ils ne seront là que lundi.
– Oh ! C’est dommage.
– Alors on est parés ? » a demandé Vern, toujours agité. Il ne voulait pas qu’on change de sujet, même une minute.
« Je pense que oui, a dit Chris. Qui veut encore jouer au scat ? »
Personne. On était trop excités pour ça. On est descendus de notre arbre, on a escaladé le mur du terrain vague et on a joué trois mouches et six bases pendant un bout de temps avec la vieille balle en crin de Vern, mais ça n’était pas drôle non plus. On ne pouvait plus penser qu’à ce gosse écrasé par un train et qu’on allait tous le voir, ou ce qui en restait. Vers dix heures on est rentrés chez nous pour arranger le truc avec nos parents.
Je suis rentré à onze heures et quart, après m’être arrêté au drugstore pour regarder les bouquins de poche. Je faisais ça tous les deux jours pour voir s’il y avait un nouveau John D. MacDonald. J’avais un quarter et je m’étais dit que s’il y en avait un je le prendrais. Mais il ne restait que des vieux, et je les avais presque tous lus une demi-douzaine de fois.
Quand je suis arrivé la voiture n’était pas là, et je me suis souvenu que maman et ses copines étaient allées écouter un concert à Boston. Une grande habituée des concerts, ma vieille. Et pourquoi pas ? Son fils unique était mort et il fallait qu’elle se change les idées. Je dois avoir l’air plutôt amer. Mais je crois que si vous aviez vu ce qui se passait, vous auriez compris pourquoi.
Papa était derrière en train d’arroser soigneusement son jardin dévasté. Si son air morne ne disait pas assez clairement que c’était une cause perdue, l’aspect du jardin dissipait tous les doutes. La terre était gris clair, pulvérulente. Tout était mort sauf le maïs, qui n’avait pas fait un seul épi mangeable. Papa disait qu’il n’avait jamais su arroser un jardin. Il fallait que ce soit Mère Nature ou personne. Il mettait trop d’eau au même endroit et noyait les plantes. Celles de la rangée suivante crevaient de soif. Impossible d’atteindre un juste milieu. Mais il n’en parlait pas souvent. Il avait perdu un fils en avril et un jardin en août. S’il ne voulait parler ni de l’un, ni de l’autre, je suppose qu’il en avait le droit. Ce qui me faisait chier c’est que du coup il ne parlait plus de rien. Je trouvais que c’était pousser cette putain de démocratie un peu trop loin.
« Salut papa. » Arrivé près de lui je lui ai offert les Rollos que j’avais achetées au drugstore. « T’en veux une ?
– Bonjour, Gordon. Non merci. » Il a continué à faire voltiger son jet d’eau sur la terre grise et condamnée.
« Ça va si je vais camper ce soir dans le pré des Tessio avec les copains ?
– Quels copains ?
– Vern. Teddy Duchamp. Peut-être Chris. »
Je m’attendais à ce qu’il démarre sur Chris – un mauvais sujet, une pomme pourrie au fond du panier, un voleur, un apprenti délinquant.
Mais il s’est contenté de soupirer : « Je suppose que ça va.
– Chouette ! Merci ! »
J’allais entrer dans la maison pour voir ce qu’il y avait à l’attrape-couillons quand il m’a lancé : « Ce sont les seuls avec qui tu aies envie d’aller, n’est-ce pas Gordon ? »
Je l’ai regardé, prêt à discuter, mais ce jour-là il en paraissait incapable. Le contraire, je pense, aurait quand même été préférable. Affaissé, voûté, les traits tirés, il ne me regardait pas, les yeux fixés sur le jardin sans vie. Il avait une lueur étrange dans les yeux, peut-être des larmes.
« Oh, papa, ils sont okay…
– Bien sûr que oui. Un voleur et deux débiles. Quelle compagnie pour mon fils !
– Vern Tessio n’est pas débile. » Teddy était plus difficile à défendre.
« Douze ans et toujours en septième. Et la fois où il est resté dormir. Le lendemain, quand le journal du dimanche est arrivé, il a mis une heure et demie à lire les pages de bandes dessinées. »
Je me suis mis en colère, parce que je ne trouvais pas ça juste. Il jugeait Vern comme il jugeait tous mes amis, en les ayant aperçus de temps en temps, surtout quand ils entraient ou sortaient de la maison. Il se trompait. Et quand il traitait Chris de voleur je voyais rouge à tous les coups, parce qu’il ne connaissait rien de lui. J’avais envie de le lui dire, mais si je le mettais en rogne il me garderait à la maison. Et de toute façon il n’était pas vraiment en colère, pas comme des fois pendant le dîner, quand il gueulait si fort que personne n’avait plus faim. Il avait juste l’air triste, fatigué, usé. Il avait soixante-trois ans, l’âge d’être mon grand-père.
Ma mère en avait cinquante-cinq – pas non plus une poulette de première jeunesse. Quand ils s’étaient mariés ils avaient tout de suite voulu fonder une famille. Ma mère a été enceinte et a fait une fausse couche. Elle en a fait deux autres et le médecin lui a dit qu’elle ne mènerait jamais une grossesse à terme. J’ai dû apprendre tout ça par cœur à chaque sermon qu’ils me faisaient, comprenez-vous. Ils voulaient que je me considère comme un envoi spécial de la poste divine, or je n’étais pas sensible à la bonne fortune que j’avais eue d’être engendré quand ma mère avait quarante-deux ans et des cheveux gris. Je ne lui étais pas reconnaissant de cette bonne fortune non plus que de son immense souffrance et de ses sacrifices.
Cinq ans après que le médecin eut dit qu’elle n’aurait jamais de bébé, elle a été enceinte de Dennis. Elle l’a porté huit mois et il est quasiment tombé tout seul, pesant ses huit livres – mon père disait que si elle l’avait mené à terme ce gosse en aurait pesé quinze. Le médecin a dit : Bon, parfois la nature se moque de nous, mais c’est le seul que vous aurez. Remerciez Dieu et n’en demandez pas plus. Dix ans plus tard elle a été enceinte de moi. Non seulement je suis né à terme, mais l’accoucheur a dû prendre les forceps pour me tirer de là. Vous avez déjà entendu parler d’une famille aussi mal foutue ?… Pour ne pas en faire tout un plat, disons que je vins au monde avec des parents prêts à sucrer les fraises et que mon seul frère jouait au base-ball avec les grands pendant que j’en étais à porter des couches.
Pour papa et maman, un don de Dieu leur avait suffi. Je ne dirais pas qu’ils m’ont maltraité, et c’est sûr qu’ils ne m’ont jamais battu, mais j’ai été une sacrée surprise, et je crois qu’à quarante ans on aime moins les surprises qu’à vingt ans. Après ma naissance ma mère a eu son opération, celle que ses copines appellent son « élastique ». Elle a dû vouloir être sûre à cent pour cent que Dieu ne lui enverrait plus de paquets. À l’université j’ai découvert que j’aurais eu toutes les chances de naître handicapé… et je pense que papa a eu un doute quand il a vu Vern mettre un quart d’heure à déchiffrer le dialogue de Beetle Baily.
Ce truc d’être ignoré : je ne l’ai pas vraiment pigé avant de faire le compte rendu d’un roman qui s’appelle L’Homme invisible. Quand j’ai accepté de lire ce bouquin pour Mlle Hardy, je croyais que c’était l’histoire de science-fiction avec le type en bandelettes et Foster Grants – c’est Claude Rains qui a joué dans le film. Quand j’ai vu que c’était autre chose j’ai voulu le rendre mais Mlle Hardy ne m’a pas laissé me défiler. J’ai fini par en être vraiment content. Dans cet Homme invisible il s’agit d’un Nègre. Personne ne le remarque jamais sauf quand il fait le con. Les gens font comme s’ils voyaient au travers. Quand il parle, personne ne répond. C’est comme un fantôme noir. Une fois que je suis entré dedans j’ai dévoré ce bouquin comme si c’était un John D. MacDonald, parce que ce mec, Ralph Ellison, me parlait de moi. À dîner c’était Dennis combien de points as-tu faits et Dennis qui t’a invité au bal Sadie Hopkins et Dennis je veux te parler d’homme à homme à propos de cette voiture que nous avons vue. Je disais : « Passe-moi le beurre », et papa disait : Dennis, es-tu sûr de vouloir faire l’armée ? Je disais : « Passez-moi le beurre, quelqu’un, okay ? » et maman demandait à Dennis s’il voulait qu’elle lui prenne une de ces chemises Pendleton vendues dans le centre, et je finissais par aller chercher le beurre moi-même. Un soir, quand j’avais neuf ans, juste pour voir ce qui allait se passer, j’ai dit : « S’il vous plaît, passez-moi ces foutues patates. » Et ma mère a dit : Dennis, tante Grace a téléphoné, elle a demandé après toi et Gordon.
Le jour où Dennis a été diplômé avec mention par le lycée de Castle Rock, j’ai fait le malade et je suis resté à la maison. J’ai demandé à Royce, le frère aîné de Stevie Darabont, de m’acheter une bouteille de vin, j’en ai bu la moitié et au milieu de la nuit j’ai vomi dans mon lit.
Avec une pareille situation familiale on est censé détester son frère aîné ou l’idéaliser complètement – en tout cas c’est la psychologie qu’on vous apprend à la fac. Des conneries, non ? Mais pour ce que j’en sais je n’ai ressenti ni l’un ni l’autre envers Dennis. On se disputait rarement, on ne s’est jamais battus. Ça aurait été ridicule. Imaginez un gosse de quatorze ans trouvant de quoi se battre avec un frère de quatre ans ? Et il en a toujours suffisamment imposé à mes parents pour qu’ils ne le chargent pas de s’occuper de son petit frère, de sorte qu’il ne m’en a jamais voulu comme certains en veulent à leurs frères et sœurs. Quand Dennis m’emmenait quelque part c’était qu’il en avait envie, et ça a été les moments les plus heureux dont je me souvienne.
« Hé Lachance, c’est quoi ça ?
– Mon petit frère et tu fais gaffe à ta gueule, Davis. Il te foutrait une raclée. Gordon est un dur. »
Ils se rassemblent un moment autour de moi, immenses, incroyablement grands, bref instant d’intérêt, comme une flaque de soleil. Ils sont tellement grands, tellement vieux.
« Hé, le môme ! Cette poule mouillée c’est vraiment ton grand frère ? »
J’approuve, timide.
« C’est un vrai trou du cul, pas vrai, le môme ? »
J’approuve encore et tout le monde, Dennis compris, hurle de rire. Puis Dennis frappe sèchement dans ses mains, deux fois, et dit : « Allons, on va s’entraîner ou on reste ici comme une bande de fendues ? »
Ils courent à leurs places, lançant déjà des balles dans tous les coins.
« Va t’asseoir sur le banc là-bas, Gordie. Ne fais pas de bruit. N’ennuie personne. »
Je vais m’asseoir là-bas sur le banc. Je suis sage. Je me sens incroyablement petit sous les nuages chauds de l’été. Je regarde mon frère lancer des balles. Je n’ennuie personne.
Mais ces moments étaient rares.
Quelquefois il me lisait avant de dormir des histoires meilleures que celles de maman ; celles-ci parlaient du bonhomme en pain d’épices et des Trois Petits Cochons, c’était okay, mais celles de Dennis étaient des trucs comme Barbe-Bleue ou Jack l’Éventreur. Il connaissait aussi une version du Bouc Grognon où c’est l’ogre du pont qui finissait par gagner. De plus, je l’ai déjà dit, il m’a appris le cribbage et à battre les cartes. Pas grand-chose, mais ho ! dans ce monde on prend ce qu’on peut, je n’ai pas raison ?
À mesure que je grandissais mon amour pour Dennis se changeait en une sorte de respect presque absolu, le genre de sentiment que les chrétiens ont envers Dieu, j’imagine. Et quand il est mort j’ai été un peu secoué, un peu triste, comme ces mêmes chrétiens ont dû se sentir quand le Time leur a annoncé la mort de Dieu. Je pourrais le dire comme ça : j’ai été aussi triste de la mort de Dennis que lorsque j’ai appris celle de Dan Blocker à la radio. Je les avais peut-être vus autant l’un que l’autre, et on n’a jamais rediffusé Dennis.
Il a été enterré dans un cercueil scellé avec un drapeau américain dessus (ils ont enlevé le drapeau avant de mettre la boîte en terre, ils l’ont replié – le drapeau, pas le cercueil – et ils l’ont mis dans un chapeau claque qu’ils ont donné à ma mère). Mes parents se sont écroulés. Quatre mois n’avaient pas suffi pour les remettre d’aplomb ; je ne savais pas s’ils s’en remettraient jamais. M. et Mme Dumpty. La chambre de Dennis était en animation suspendue, la porte à côté de la mienne, ou peut-être dans une stase temporelle. Les fanions de l’Ivy League étaient encore au mur, les photos des filles qu’il avait courtisées encore coincées dans le miroir où il passait ce qui m’avait paru des heures à se peigner en se faisant une banane comme Elvis. La pile de Trues et de Sports Illustrated était restée sur son bureau, leurs dates de plus en plus antiques avec le temps. C’est le genre de choses qu’on voit dans des films à l’eau de rose. Mais pour moi cela n’avait rien de sentimental, c’était horrible. Je n’allais dans sa chambre que si j’y étais obligé : je m’attendais toujours à ce qu’il soit derrière la porte, sous le lit, dans le placard. C’était surtout le placard qui me hantait, et quand ma mère m’envoyait chercher les cartes postales de Dennis ou sa boîte à chaussures pleine de photos, j’imaginais que la porte s’ouvrait lentement pendant que je restais sur place, figé par la terreur. Je le voyais dans l’ombre, pâle et sanglant, le crâne enfoncé, un caillot rouge veiné de gris fait de sang et de cervelle collé à sa chemise. Je voyais ses bras se lever, ses mains ensanglantées se recourber comme des serres, et j’entendais sa voix rauque, rouillée : Ça aurait dû être toi, Gordon. Ça aurait dû être toi.
Stud City, par Gordon Lachance. Publié dans Greenspun Quarterly, n° 45, automne 1970. Citation autorisée.
Mars.
Chico est debout à la fenêtre, les bras croisés, les coudes sur la barre qui sépare les deux panneaux. Il est nu, regarde dehors, la buée de son haleine couvre la vitre. Un courant d’air contre son ventre ; en bas à droite il manque un carreau. Bouché par un morceau de carton.
« Chico. »
Il ne se retourne pas. Elle ne dit plus rien. Il voit son fantôme dans la vitre. Elle est assise, les couvertures relevées défiant la pesanteur. Son rimmel a coulé et lui fait de grands cernes sous les yeux.
Chico oublie le fantôme, regarde plus loin, dehors. Il pleut. Par endroits la neige a fondu, laissant voir des plaques chauves. Il voit l’herbe morte de l’an dernier, un jouet en plastique à Billy, un râteau mangé par la rouille. La Dodge de son frère Johnny est sur cales, les jantes nues tendues comme des moignons. Il repense aux jours où Johnny et lui travaillaient dessus, écoutant les supertubes et les vieux classiques de la WLAM de Lewiston sortir du vieux transistor de son frère – deux fois Johnny l’avait laissé boire une bière. Elle va tracer, Chico, disait Johnny. Elle avalera tout ce qu’il y a sur la route entre Gate Falls et Castle Rock. Attends qu’on y mette un levier Hearst !
Mais cela, c’était le passé.
Au-delà de la Dodge il y avait la route. La 14 va vers Portland et le sud du New Hampshire, jusqu’au Canada si on tourne à gauche sur la 1 à Thomaston.
« La ville du cul. » Il s’adresse à la fenêtre. Tire sur sa cigarette.
« Quoi ?
– Rien, baby.
– Chico ? » Elle ne comprend pas. Il faudra qu’il change les draps avant le retour de papa. Elle a saigné.
« Quoi ?
– Je t’aime, Chico.
Saleté de mois de mars. Tu n’es qu’une vieille pute, pense Chico. Mars, tu es sale, soûle, les seins flasques et la pluie dans la gueule.
« C’était la chambre de Johnny, dit-il soudain.
– Qui ?
– Mon frère.
– Oh ! Où est-il ?
– À l’armée », dit-il, mais Johnny n’est pas à l’armée. L’an passé il travaillait sur l’autoroute d’Oxford Plains, une voiture avait échappé à tout contrôle et dérapé sur l’aire de stationnement vers l’excavation où Johnny changeait le pneu arrière d’une benne Chevrolet. On lui a crié de se garer, mais Johnny n’a rien entendu. Chico était un de ceux qui avaient crié.
« Tu n’as pas froid ? demande-t-elle.
– Non. Oh bon, aux pieds. Un peu. »
Soudain il lui vient une pensée : Oh ! mon Dieu. Il n’est rien arrivé à Johnny qui ne doive t’arriver, tôt ou tard, à toi aussi. Mais il revoit la scène : la Mustang qui dérape, qui glisse, les vertèbres qui font de petits croissants d’ombre sur le tee-shirt blanc de son frère, accroupi pour sortir la roue de la Chevrolet. Il avait eu le temps de voir les pneus lacérés de la Mustang, le pot d’échappement qui faisait jaillir des étincelles du gravier. Johnny avait été touché en essayant de se relever. Et puis le cri jaune des flammes.
Bon, se dit Chico, ça aurait pu être une mort lente. Il repense à son grand-père, aux odeurs d’hôpital, aux jolies infirmières portant des bassins. Un dernier souffle imperceptible. Y a-t-il une bonne façon ?
Il frissonne et se pose des questions sur Dieu. Il touche la petite médaille en argent accrochée par une chaîne à son cou, un Saint-Christophe. Il n’est pas catholique, et sûrement pas mexicain : en réalité il s’appelle Edward May, mais tous ses amis l’appellent Chico parce qu’il a les cheveux noirs aplatis à la brillantine et qu’il porte des bottes pointues avec le talon déporté. Pas catholique, mais il porte cette médaille. La Mustang l’aurait épargné. On ne sait jamais.
Il fume en regardant par la fenêtre. Derrière lui la fille sort du lit et s’approche très vite, à petits pas, craignant peut-être qu’il se retourne et la regarde. Elle pose une main tiède sur son dos. Ses seins se pressent contre son flanc. Son ventre s’appuie sur les fesses du garçon.
– Ici c’est comme ça.
– Tu m’aimes, Chico ?
– Pour sûr ! » répond-il sans y penser. Puis, plus sérieusement : « Tu étais pucelle.
– Qu’est-ce que c’est que ça ?…
– Tu étais vierge. »
La main monte plus haut. Un doigt court sur sa nuque. « Je l’avais dit, n’est-ce pas ?
– C’était dur ? Ça t’a fait mal ? »
Elle rit. « Non. Mais j’avais peur. »
Ils regardent la pluie. Une Oldsmobile neuve passe sur la 14, faisant jaillir l’eau.
« La ville du cul, dit Chico.
– Quoi ?
– Ce type. Il va à la ville du cul. Dans sa bagnole de cul. » Elle embrasse doucement l’endroit qu’elle vient de caresser et il la chasse comme si c’était une mouche.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Il se tourne vers elle, qui baisse les yeux vers son pénis et les relève aussitôt. Elle lève les bras, comme pour se cacher, puis se souvient qu’on ne fait jamais ça au cinéma et les laisse retomber. Elle a les cheveux noirs et la peau blanche comme l’hiver, crémeuse. Des seins fermes, un ventre peut-être un peu mou. Un défaut pour se souvenir qu’on est pas dans un film, se dit Chico.
« Jane ?
– Quoi ? » Il sent son corps se préparer. Déjà prêt, même.
« Tout va bien, dit-il. Nous sommes amis. » Délibérément, il la regarde, cherchant à l’atteindre de toutes sortes de manières. Quand il remonte à son visage, elle a rougi. « Cela te gêne que je te regarde ?
– Je… non. Non, Chico. »
Elle recule, ferme les yeux, s’assied sur le lit et se laisse aller en arrière, jambes ouvertes. Il la voit tout entière. Les muscles, les petits muscles à l’intérieur des cuisses… tressaillent involontairement, et soudain cela l’excite, plus encore que les seins fermes, coniques, ou la perle rose de son vagin. Il sent la passion frémir en lui, stupide pantin accroché à un fil. L’amour est peut-être divin, comme disent les poètes, pense-t-il, mais le sexe est un pantin qui s’agite sur son fil. Comment une femme peut-elle regarder un pénis en érection sans piquer une crise de fou rire ?
La pluie cogne contre le toit, la fenêtre, le carton détrempé qui remplace une vitre cassée. Il garde un instant sa main contre son torse, l’air d’un Romain prêt à déclamer. La main est froide. Il la laisse retomber.
« Ouvre les yeux. Nous sommes amis, je te le dis. »
Obéissante, elle le regarde. Ses yeux paraissent violets. L’eau qui court sur les vitres fait jouer des ombres diaprées sur son visage, son cou, ses seins. Elle est en travers du lit, le ventre serré. Un moment de perfection.
« Oh, dit-elle. Oh ! Chico, je me sens si drôle. » Son corps est parcouru d’un frisson. Ses orteils se crispent malgré elle. Il voit la paume de ses pieds. Une peau rose. « Chico. Chico. »
Il s’avance, tremblant, les yeux grands ouverts. Elle parle, elle prononce un mot, il ne sait pas quoi. Pas le moment de poser des questions. Il s’agenouille à demi devant elle, une seconde, concentré, regardant le sol et lui effleurant les jambes juste au-dessus des genoux. Il mesure la marée qui monte en lui, sa puissance aveugle, fantastique. Il prolonge cette pause.
On n’entend que le tic-tac aigu du réveil sur la table de nuit, planté sur une pile de BD, des Spiderman. Le souffle de la fille, haletant, se fait plus rapide. Il sent ses muscles jouer quand il se lève et plonge. Ils commencent. Cette fois c’est mieux. Dehors la pluie dissout ce qui reste de neige.
Une demi-heure plus tard Chico la secoue. Elle sommeille. « Il faut qu’on y aille, dit-il. Papa et Virginia vont bientôt rentrer. »
Elle regarde sa montre et s’assied. Cette fois sans chercher à se cacher. Elle a complètement changé de posture – de langage corporel. Elle n’a pas mûri (bien qu’elle pense probablement que si), elle n’a rien appris de plus compliqué que de nouer ses lacets, mais elle a tout de même changé d’allure. Il lui fait un signe de tête et elle lui fait un sourire hésitant. Il attrape les cigarettes sur la table de nuit. Pendant qu’elle met sa culotte il pense aux paroles d’une vieille chanson : Joue jusqu’à ce que j’aie traversé, Blue… joue aussi le refrain, joue. Tie Me Kangaroo Down, par Rolf Harris. Il sourit. Johnny la chantait souvent. Alors on a tanné sa peau quand il est mort, Clyde, elle est accrochée au hangar. C’était la fin.
Elle agrafe son soutien-gorge et commence à boutonner son corsage. « Qu’est-ce qui te fait sourire, Chico ?
– Rien, dit-il.
– Tu remontes ma fermeture ? »
Il s’approche, toujours nu, remonte la fermeture. « Va te maquiller dans la salle de bains si tu veux, dit-il. Mais ne prends pas trop longtemps, okay ? »
Elle sort dans le couloir, gracieuse, et il la suit des yeux en fumant. C’est une grande fille – plus grande que lui – et il faut qu’elle baisse un peu la tête pour entrer dans la salle de bains. Chico trouve son slip sous le lit. Il le met dans le sac à linge sale accroché à l’intérieur de la penderie et en prend un autre dans la commode. Une fois qu’il l’a mis il revient vers le lit, glisse et manque de tomber dans une flaque d’eau sous la vitre cassée.
« Bon Dieu », murmure-t-il, hargneux.
Il regarde la chambre, celle de Johnny jusqu’à sa mort (pourquoi lui ai-je dit qu’il était dans l’armée, Seigneur ? se demande-t-il… pas très à l’aise). Des cloisons en aggloméré, si minces qu’il entend la nuit papa et Virginia en pleine action, et qui ne vont pas tout à fait jusqu’au plafond. Le parquet gauchi penche bizarrement de sorte qu’il faut coincer la porte pour qu’elle reste ouverte – quand on oublie elle se referme sournoisement dès qu’on a le dos tourné. Sur le mur d’en face une affiche d’Easy Rider – Deux hommes sont partis à la recherche de l’Amérique et ne l’ont trouvée nulle part. La pièce était plus vivante quand Johnny vivait là. Chico ignore comment ou pourquoi ; il sait seulement que c’est vrai. Il sait aussi autre chose : que parfois, la nuit, cette chambre lui parle. Parfois il se dit que la penderie va s’ouvrir et que Johnny sera là, le corps tordu, noirci, carbonisé, les dents jaunes dépassant d’une cire qui a fondu et s’est durcie, lui disant dans un murmure : Sors de ma chambre, Chico. Et si tu touches seulement à ma Dodge, putain je te tue. Pigé ?
Pigé, frangin, se dit Chico.
Il reste immobile un moment, regardant les draps froissés et tachés du sang de la fille, puis il rabat les couvertures d’un seul geste. Voilà. Ici même. Ça te plaît, Virginia ? Ça te fait mouiller ? Il enfile son pantalon, ses bottes de moto, trouve un chandail.
Il se peigne devant le miroir quand elle sort des chiottes. Elle a de la classe. Son ventre trop mou disparaît sous le chemisier. Elle regarde le lit, fait deux ou trois gestes. Le lit semble fait, non plus recouvert à la hâte.
« Bien », dit-il.
Elle rit, un peu gênée, replace une mèche de cheveux derrière son oreille. Un geste évocateur, poignant.
« Allons-y », dit-il.
Ils passent le couloir, arrivent dans le salon. Jane s’arrête devant une photo coloriée posée sur la TV. Son père et Virginia, Johnny à l’âge du lycée, Chico à celui du collège et Billy tout petit – sur la photo il est dans les bras de Johnny. Tous ont des sourires figés, pétrifiés… tous sauf Virginia, le visage endormi, perpétuellement indéchiffrable. Cette photo, Chico s’en souvient, a été prise moins d’un mois après le mariage de son père avec cette pute.
« C’est ton père et ta mère ?
– C’est mon père. Elle, c’est ma belle-mère, Virginia. Viens.
– Elle est toujours aussi jolie ? » demande Jane qui ramasse son manteau et tend à Chico son blouson.
« Je suppose que mon vieux trouve que oui. »
Ils sortent dans le garage. Un endroit humide, plein de courants d’air, le vent hurle dans les fentes des murs mal faits. Il y a un tas de vieux pneus lisses. La vieille bécane de Johnny dont Chico avait hérité à dix ans et qu’il avait rapidement bousillée, un tas de magazines policiers, des bouteilles de Pepsi consignées, un bloc-moteur monolithique et plein d’huile, une caisse orange pleine de livres de poche, un vieux dessin de cheval, colorié d’après les numéros, sur une herbe verte et poussiéreuse.
Chico l’aide à sortir. La pluie tombe avec une constance démoralisante. La vieille voiture de Chico attend au milieu d’une mare, l’air triste. Même sur cales et avec un bout de plastique à la place du pare-brise, la Dodge de Johnny a meilleure allure. Celle de Chico est une Buick. La peinture est ternie, constellée de points de rouille. Le siège avant est recouvert par une vieille couverture kaki. Un grand badge épinglé au pare-soleil du passager dit : J’AI ENVIE TOUS LES JOURS. Un démarreur rouillé est posé sur la banquette arrière ; s’il arrête un jour de pleuvoir je le nettoierai, pense-t-il, et je le monterai peut-être dans la Dodge. Ou non.
La Buick sent le moisi et son démarreur peine longtemps avant de faire tourner le moteur.
« C’est la batterie ? demande-t-elle.
– Seulement cette foutue pluie, je crois. » Il recule sur la route, met les essuie-glaces et s’arrête un instant pour regarder la maison. Elle est d’une couleur aqueuse tout à fait déprimante. Le garage dépasse en biais, de guingois, fait de planches écaillées et de papier goudronné.
La radio s’allume, trop fort, il l’éteint aussitôt. Il sent derrière son front le début d’une migraine dominicale. Ils dépassent la salle des fêtes, les pompiers bénévoles et le magasin de chez Brownie. La T-Bird de Sally Morrison est garée devant la pompe, Chico la salue d’une main en tournant sur l’ancienne route de Lewiston.
« Qui est-ce ?
– Sally Morrison.
– Une belle dame », dit-elle d’une voix neutre.
Il cherche ses cigarettes. « Elle s’est mariée deux fois et elle a divorcé deux fois. Maintenant ce serait la pute municipale si on croyait la moitié de ce qu’on raconte dans cette petite ville de merde.
– Elle a l’air jeune.
– Elle l’est.
– Tu as déjà… »
Il lui caresse la cuisse en souriant. « Non. Mon frère, peut-être, mais pas moi. Mais j’aime bien Sally. Elle a sa pension et sa grande bagnole blanche et elle se moque de ce que les gens racontent. »
Le trajet commence à paraître long. L’Androscoggin, sur leur droite, est gris et maussade. La glace a complètement fondu. Jane est calme, pensive. Pas d’autre bruit que le claquement régulier des essuie-glaces. En bas des côtes la Buick traverse des poches où le brouillard attend le soir pour envahir la route tout le long du fleuve.
À Auburn, Chico prend le raccourci et débouche sur l’avenue Minot. Les quatre voies sont presque vides et les pavillons de banlieue ont l’air d’être emballés. Ils voient un petit garçon avec un imper en plastique jaune qui longe le trottoir en marchant soigneusement dans toutes les flaques.
« Vas-y, mec, dit doucement Chico.
– Quoi ?
– Rien, baby. Rendors-toi. »
Elle rit, un peu indécise.
Chico prend Keston Street et entre dans l’allée d’une des maisons. Il laisse le moteur en route.
« Entre, je te donnerai des gâteaux », dit-elle.
Il secoue la tête. « Il faut que je rentre.
– Je sais. » Elle l’entoure de ses bras et l’embrasse. « Merci pour le moment le plus merveilleux de mon existence. »
Soudain il sourit. Son visage s’illumine. C’est presque magique. « On se voit lundi, Jani-Janette. On est amis, vrai ?
– Tu le sais bien. » Elle l’embrasse encore, mais s’écarte quand il lui caresse un sein à travers son corsage. « Non. Mon père pourrait nous voir. »
Il la laisse aller, son sourire presque entièrement effacé. Elle descend et court sous la pluie jusqu’à la porte de derrière. En une seconde elle a disparu. Chico prend le temps d’allumer une cigarette avant de faire marche arrière. La voiture cale, le démarreur grince un temps fou avant de relancer le moteur. La route est longue.
À son retour le break de papa est garé dans l’allée. Il se range sur le côté et coupe le contact. Il reste un moment dans la voiture, à écouter la pluie, comme à l’intérieur d’un tambour en métal.
Dans la maison, Billy regarde Carl Stormer et ses Buckaroos à la TV. Quand il voit Chico il lui saute dessus, tout excité. « Eddie, hé, Eddie, tu sais ce qu’a dit oncle Peter ? Il a dit que lui et toute une bande ont coulé un sous-marin boche pendant la guerre ! Tu m’emmènes au spectacle samedi prochain ?
– Je ne sais pas, répond Chico en faisant une grimace. Peut-être, si tu me lèches les bottes tous les soirs de la semaine avant le dîner. » Il lui tire les cheveux. Billy hurle de rire et lui donne des coups de pied dans les jambes.
« Ça suffit, maintenant, dit Sam May en entrant. Ça suffit, vous deux. Vous savez ce que votre mère pense de ces chahuts. »
Il a défait sa cravate et ouvert le haut de sa chemise. Il apporte trois paires de hot dogs sur une assiette. Des saucisses rouges dans du pain blanc, la moutarde à côté. « Où étais-tu, Eddie ?
– Chez Jane. »
On tire la chasse dans la salle de bains. Virginia. Chico se demande un instant si Jane a laissé des cheveux dans le lavabo, son rouge à lèvres ou une épingle à cheveux.
« Tu aurais dû venir avec nous voir oncle Peter et tante Ann », dit son père, qui avale une saucisse en trois bouchées. « Tu deviens un étranger parmi nous, Eddie. Je n’aime pas ça. Pas tant qu’on te loge et qu’on te nourrit.
– Drôle de logement, dit Chico. Drôle de nourriture. »
Sam se redresse, blessé, aussitôt hostile. Chico voit ses dents jaunies par la moutarde. Cela le dégoûte un peu. « Toujours ta maudite insolence. Tu n’es pas si grand que ça, morveux. »
Chico hausse les épaules, prend une tranche de pain sur le plateau à côté de son père, et la tartine de ketchup. « Dans trois mois, de toute façon, je suis parti.
– De quoi diable parles-tu ?
– Je vais réparer la voiture de Johnny et aller en Californie. Chercher du travail.
– Oh ! ouais. Bien sûr. » Son père est un costaud, du genre qui traîne les pieds, mais Chico se dit qu’il a rapetissé après avoir épousé Virginia, plus encore après la mort de Johnny. Il s’entend dire à Jane : Mon frère, peut-être, mais pas moi. Et tout de suite après : Joue aussi le refrain, joue, blue. « Jamais tu ne feras aller cette voiture jusqu’à Castle Rock, sans parler de la Californie.
– Tu n’y crois pas ? Tu n’auras qu’à voir la putain de poussière derrière moi. »
Son père le regarde, figé, puis lui lance la saucisse qu’il tenait à la main. Une francfort bon marché barbouillée de moutarde. Un peu de soleil sur du rouge. Chico la relance à son père. Sam se lève, le visage rouge brique, les veines de son front gonflées à en éclater. Sa jambe heurte le plateau qui se renverse. Billy, à la porte de la cuisine, les regarde. Il s’est préparé une assiette de saucisse aux haricots ; l’assiette penche et la sauce coule par terre. Billy a les yeux écarquillés, ses lèvres tremblent. À la TV Carl Stormer et ses Buckaroos dévorent leur épisode à bride abattue.
« On les élève du mieux qu’on peut et ils vous crachent dessus, dit son père d’une voix pâteuse. Aïe, c’est comme ça. » Tâtonnant à l’aveuglette sur sa chaise il ramasse le reste de saucisse et le brandit comme un phallus coupé en deux. Spectacle stupéfiant, il se met à la manger… en même temps Chico le voit pleurer. « Aïe, ils vous crachent dessus, et puis c’est comme ça.
– Mais bon Dieu, pourquoi a-t-il fallu que tu l’épouses, elle ? » s’écrie Chico, qui ravale ce qu’il allait dire ensuite : Si tu ne l’avais pas fait, Johnny serait encore en vie.
« Ça ne te regarde pas, bon Dieu ! hurle son père à travers ses larmes. C’est mes affaires !
– Ah bon ? réplique Chico. Tu crois ça ? Et moi je n’ai qu’à vivre avec elle ! Moi et Billy, on est forcés de vivre avec elle ! De la voir t’écraser ! Et tu ne vois même pas…
– Quoi ? » s’écrie son père, soudain plus grave, menaçant. Dans son poing fermé le reste de saucisse ressemble à un os plein de sang. « Qu’est-ce que je ne vois pas ?
– Tu ne vois pas plus loin que ton cul », dit Chico, terrifié à l’idée de ce qu’il allait laisser échapper.
« Maintenant tu arrêtes, Chico. Ou je te flanque une bon Dieu de raclée. » Il faut que son père soit vraiment furieux pour l’appeler par son surnom.
Chico se retourne et voit Virginia à l’autre bout de la pièce qui défroisse minutieusement sa jupe, le regardant de ses grands yeux marron, si calmes. Ses yeux sont très beaux ; le reste de sa personne l’est moins, mais ses yeux la maintiendront encore des années, pense Chico, sentant revenir sa haine maladive – Alors on a tanné sa peau quand il est mort, Clyde, et elle est accrochée au hangar.
« Elle te traîne derrière ses jupes et tu n’as plus rien dans le ventre ! »
Finalement tous ces cris vont trop loin pour Billy qui pousse un long gémissement de terreur et laisse tomber son assiette pour se cacher la figure de ses mains. Saucisse, haricots et sauce éclaboussent ses chaussures du dimanche et se répandent sur le tapis.
Sam fait un pas en avant, un seul, et s’arrête quand Chico a un geste bref, comme pour dire : Ouais, vas-y, qu’on en finisse, putain, pourquoi tu attends ? Ils sont figés comme des statues quand Virginia s’adresse à lui, la voix grave et aussi calme que ses yeux :
« Es-tu allé dans ta chambre avec une fille, Ed ? Tu sais ce que ton père et moi nous en pensons. » Et, négligemment : « Elle a laissé un mouchoir. »
Il la regarde d’un air féroce, incapable d’exprimer ce qu’il ressent, la traîtrise de cette femme, la façon dont elle vous frappe chaque fois dans le dos, dont elle s’arrange pour vous enlever tous vos moyens.
Tu pourrais me faire mal si tu voulais, disent les yeux marron, paisibles. Je sais que tu sais ce qui se passait avant qu’il meure. Mais c’est la seule manière dont tu peux me toucher, n’est-ce pas Chico ? Et seulement si ton père te croit. Et s’il te croit, il en mourra.
Son père plonge comme un ours sur ce nouvel appât. « Tu es venu baiser chez moi, petit salopard ?
– Surveille ton langage, Sam, je t’en prie, dit Virginia, toujours calme.
– C’est pour ça que tu n’as pas voulu venir avec nous ? Pour pouvoir bai… pour pouvoir…
– Dis-le ! pleure Chico. Ne la laisse pas te faire ça ! Dis-le ! Dis ce que tu veux dire !
– Sors d’ici, dit le père d’un ton morne. Ne reviens pas avant de demander pardon à ta mère et moi.
– Je te l’interdis ! Je t’interdis de dire que cette garce est ma mère ! Je vais te tuer !
– Arrête, Eddie ! hurle Billy d’une voix étouffée par les mains qui lui cachent toujours le visage. Arrête de crier sur papa ! Arrête, je t’en prie ! »
Virginia est toujours à la porte, son regard calme fixé sur Chico.
Sam recule en trébuchant et se cogne au rebord de son fauteuil. Il y tombe lourdement et abrite son visage derrière un bras velu. « Je ne peux même pas te regarder quand tu parles comme ça, Eddie. Cela me rend malade.
– C’est elle qui te rend malade ! Avoue-le ! »
Il ne répond pas. Toujours sans le regarder, il prend à tâtons un autre hot dog dans l’assiette posée sur la TV. Cherche la moutarde. Billy continue à pleurer. Carl Stormer et ses Buckaroos entonnent une chanson de camionneur. « J’ai un vieux bahut, mais qui ne traîne pas au cul », affirme Carl à tous les spectateurs du Maine.
« Ce garçon ne sait plus ce qu’il dit, Sam, dit doucement Virginia. C’est dur, à son âge. C’est dur de grandir. »
Elle l’a eu, c’est sûr. Tout est fini.
Il se détourne, va vers la porte qui mène au garage et dehors. En l’ouvrant il se retourne vers Virginia. Elle le regarde calmement quand il prononce son nom.
« Qu’est-ce qu’il y a, Ed ?
– Il y a du sang sur les draps. » Un silence. « Je l’ai dépucelée. »
Il croit avoir vu quelque chose frémir au fond de ses yeux, mais il a dû l’imaginer. « Sors, Ed, je t’en prie. Tu fais peur à Billy. »
Il s’en va. La Buick refuse de démarrer et il s’est presque résigné à marcher sous la pluie quand le moteur finit par tousser. Il allume une cigarette, recule sur la 14 en enfonçant le levier d’un grand coup et en relançant le moteur qui s’étouffe et menace de caler. Le témoin de dynamo clignote méchamment, deux fois, et enfin le ralenti veut bien tenir, en boitant. Il remonte lentement la route vers Gates Falls, jette un dernier regard à la Dodge de Johnny.
Johnny aurait pu avoir un emploi fixe à la filature, mais seulement dans l’équipe de nuit. Travailler la nuit ne le dérangeait pas, avait-il dit à Chico, et c’était mieux payé qu’à Plains, mais leur père travaillait de jour, et Johnny se serait retrouvé à la maison seul avec elle, seul ou avec Chico dans la chambre voisine… et les cloisons étaient minces. Je ne peux pas m’arrêter et elle ne me laisse pas faire, disait Johnny. Ouais, je sais ce que ça ferait à papa. Mais elle… elle veut pas arrêter, c’est tout, et c’est comme si je ne pouvais pas… elle est toujours après moi, tu sais ce que je veux dire, tu l’as vue, Billy est trop petit pour comprendre, mais tu l’as vue…
Oui. Il l’avait vue. Et Johnny était allé travailler à Plains, disant au père qu’il y trouverait des pièces bon marché pour sa Dodge. Voilà pourquoi il était en train de changer une roue quand la Mustang avait dérapé et glissé sur le terrain avec le pot faisant jaillir des étincelles ; voilà comment sa belle-mère avait tué son frère, alors continue à jouer jusqu’à ce que je tire, Blue, parce qu’on va à la ville du cul tout droit dans cette bagnole de merde, et il se souvient de l’odeur de caoutchouc, des vertèbres sur le tee-shirt tendu qui faisaient des petits croissants d’ombre sur le tissu blanc, il se souvient d’avoir vu Johnny se lever à moitié quand la Mustang l’avait heurté, écrasé contre le Chevy, du bruit sourd quand le Chevy était tombé du cric et puis de l’éclat jaune des flammes, de la violente odeur d’essence…
Chico écrase le frein des deux pieds. La voiture s’arrête en tressautant sur l’accotement détrempé. Il se jette en travers de la banquette, ouvre d’un coup la porte côté passager et lance un jet de vomi jaunâtre sur la neige boueuse. Cette vision le fait vomir une seconde fois, et cette idée le fait encore vomir à sec. Le moteur va caler, mais il le rattrape à temps. La lampe témoin s’éteint à regret quand il accélère. Il se rassied, laisse à ses tremblements le temps de se calmer. Une voiture passe, très vite, une Ford blanche et neuve qui soulève des gerbes d’eau et de neige fondue.
« La ville du cul, dit Chico. Dans sa voiture de cul. Funky. »
Il a le goût du vomi sur les lèvres, au fond de la gorge et dans les sinus. Il n’a plus envie de fumer. Danny Carter l’hébergera. Demain il sera temps de prendre des décisions. Il revient sur la 14 et continue sa route.
Sacré putain de mélodrame, hein ?
Le monde a dû connaître une ou deux meilleures histoires, je sais – cent ou deux cent mille, plutôt. Il y aurait dû y avoir un tampon sur chaque page : CECI PROVIENT D’UN ATELIER DE CRÉATION LITTÉRAIRE POUR ÉTUDIANTS… car c’était vrai, du moins jusqu’à un certain point. Aujourd’hui elle me fait l’effet d’une imitation terriblement scolaire ; le style pris à Hemingway (sauf que tout est au présent, je ne sais pour quel foutu snobisme), le thème à Faulkner. Est-il possible d’être aussi sérieux ? Littéraire ?
Mais ses prétentions ne peuvent cacher le fait que c’est une histoire profondément sexuelle écrite par un jeune homme profondément inexpérimenté (à l’époque j’avais couché avec deux filles, éjaculé prématurément sur l’une des deux – pas du tout comme ce Chico, dois-je avouer). Son attitude envers les femmes n’est pas seulement hostile, elle touche à la saloperie – deux des femmes de l’histoire sont des traînées et la troisième un simple réceptacle qui sait dire « Je t’aime, Chico » et « Entre, je te donnerai des gâteaux ». Lui, par contre, est un macho, le héros prolétaire sorti botté et casqué d’un disque de Bruce Springsteen – mais Springsteen était encore inconnu quand la revue de la fac a publié mon histoire (entre un poème intitulé Images de Moi et un essai sur les pariétaux estudiantins composé entièrement en minuscules). C’était l’œuvre d’un jeune homme aussi dépourvu d’assurance que d’expérience.
C’est pourtant la première que j’ai sentie vraiment mienne, complète, depuis cinq ans que j’essayais. La première qui peut encore tenir debout, même en enlevant ses béquilles. Laide, mais vivante. Même aujourd’hui, quand je la relis en essayant de ne pas rire de sa dureté bidon et de sa prétention, je peux voir le vrai visage de Gordon Lachance derrière les mots imprimés, un auteur plus jeune que celui qui écrit de nos jours, certainement plus idéaliste que l’auteur de best-sellers qui verra plutôt critiquer ses contrats de rééditions que ses livres, mais plus mûr que celui qui est allé ce jour-là voir avec ses amis le cadavre d’un gosse s’appelant Ray Brower. Un Gordon Lachance à moitié débarrassé du vernis de l’enfance.
Non, ce n’est pas une très bonne histoire – au lieu d’écouter attentivement sa voix intérieure, l’auteur s’attachait à n’importe quoi. Mais c’est la première fois que j’ai introduit les endroits que je connaissais et les sentiments que j’éprouvais réellement dans une œuvre d’imagination, et il m’est venu une sorte d’exaltation et de terreur à voir s’incarner sous une forme nouvelle des choses qui me troublaient depuis des années, une forme dont j’avais le contrôle. Il y avait une éternité que ne m’était pas revenue l’image enfantine de Dennis dans la penderie de sa chambre ; honnêtement, je croyais l’avoir oubliée. Pourtant elle est sortie dans cette histoire, à peine transformée… Sous mon contrôle.
J’ai résisté à l’envie de la transformer encore plus, de la récrire, de lui donner du nerf – une sacrée envie, pourtant, puisque cette histoire continue à me faire honte. Mais il y reste des choses que j’aime, des choses qui seraient amoindries par ce qu’apporterait un Lachance plus vieux, qui voit venir ses premiers cheveux gris. Comme ces ombres sur le tee-shirt de Johnny ou les reflets de la pluie sur la peau nue de Jane, des détails qui valent mieux que je n’aurais cru.
C’est aussi la première histoire que je n’ai pas montrée à mes parents. Dennis y était trop présent. Castle Rock également. Et surtout l’année 1960. On reconnaît toujours la vérité : quand on se coupe avec, ou qu’on blesse quelqu’un d’autre, le résultat est sanglant.
Ma chambre était au premier, il devait faire plus de trente degrés, et ça monterait à plus de quarante l’après-midi, même avec toutes les fenêtres ouvertes. J’étais vraiment content de ne pas y dormir, et de repenser à notre expédition a réveillé mon excitation. J’ai roulé deux couvertures, attaché le tout avec une vieille ceinture. Ramassé l’argent qui me restait, soixante-huit cents. J’étais prêt à partir.
Je suis descendu par-derrière pour ne pas croiser mon père devant la maison, mais j’avais eu tort de m’inquiéter, il était toujours en train d’arroser le jardin, le regard perdu dans les arcs-en-ciel inutiles dessinés par le jet d’eau.
J’ai pris Summer Street, coupé à travers un terrain vague pour rejoindre Carbine Street – où se trouvent aujourd’hui les bureaux de L’Appel de Castle Rock. Je remontais Carbine vers le club quand une voiture s’est arrêtée. Chris en est sorti, son vieux sac de boy-scout dans une main et deux couvertures attachées avec une corde dans l’autre.
« Merci, monsieur », a-t-il dit en courant me rejoindre. La voiture s’est éloignée. Il avait sa gourde de scout accrochée autour du cou et sous un bras, de sorte qu’elle ballottait sur sa hanche. Ses yeux étincelaient.
« Gordie ! Tu veux voir quêqu’chose ?
– Sûr, pourquoi pas. Quoi ?
– Viens d’abord là-bas. » Il m’a indiqué la ruelle séparant le restaurant Blue Point du drugstore.
« Qu’est-ce que c’est, Chris ?
– Viens, je te dis ! »
Il s’est enfoncé en courant dans l’étroit passage et après avoir hésité un instant (l’instant qu’il m’a fallu pour oublier tout bon sens) je l’ai suivi. Les deux bâtiments étaient construits un peu en biais, et donc la ruelle se rétrécissait à mesure. On a pataugé dans des amas de rebuts et de vieux journaux, enjambé des tas hérissés de bouteilles brisées. Chris a tourné derrière le Blue Point et posé ses couvertures. Huit ou neuf poubelles s’alignaient contre le mur et dégageaient une puanteur incroyable.
« Pfou ! Chris ! Laisse-moi respirer !
– Attends que je pète, a-t-il dit automatiquement.
– Non, franchement, je vais dégueu… »
Les mots se sont figés sur mes lèvres et j’ai instantanément oublié l’odeur des poubelles. Chris avait défait son sac, plongé la main dedans, retiré un énorme revolver avec une crosse en bois noir.
« Tu veux être le Lone Ranger ou Cisco Kid ? m’a-t-il demandé en souriant.
– Jésus, en couleurs et en relief ! Où t’as eu ça ?
– L’ai piqué dans le tiroir de papa. C’est un.45.
– Ouais, je vois ça », ai-je dit, bien que ça aurait pu être un.38 ou un.357 pour ce que j’en savais – malgré tous les John D. MacDonald et Ed McBain que j’avais lus, le seul revolver que j’avais vu de près était celui de Bannerman, le policier… tous les gosses lui demandaient de le sortir de son étui, mais il ne le faisait jamais. « Mec, ton père va te ratatiner quand il va s’en apercevoir. Tu as bien dit qu’il était méchant, ces jours-ci. »
Ses yeux brillaient toujours. « C’est pour ça, mec. Il va rien trouver du tout. Lui et les autres soûlots sont partis pour Harrison avec sept ou huit bouteilles de vin. Ils ne rentreront pas de la semaine. Putains d’ivrognes. » Il a fait la grimace. C’était le seul de la bande à ne jamais boire un verre, même pour montrer qu’il avait des couilles au cul. Il ne voulait pas devenir un sac à vin comme son vieux, disait-il. Et un jour, entre nous, il m’a dit – après que les jumeaux DeSpain eurent apporté un pack de bière piqué à leur père et que tout le monde s’était foutu de lui parce qu’il n’avait même pas voulu y goûter – qu’il avait peur de boire. D’après lui son père ne dessoûlait plus du matin au soir, son frère aîné avait été ivre mort quand il avait violé cette fille, et Les Mirettes n’arrêtait pas de siffler du vin avec Ace Merrill, Charlie Hogan et Billy Tessio. Quelles chances tu crois que j’aurais d’en sortir, m’avait-il demandé, si je commence à picoler ? Vous trouvez peut-être drôle qu’un môme de douze ans craigne d’être un alcoolique en herbe, mais pour lui ce n’était pas drôle. Pas du tout. Il avait passé beaucoup de temps à y penser. Il en avait eu l’occasion.
« Tu as des cartouches ?
– Neuf – tout ce qui restait dans la boîte. Il croira les avoir tirées lui-même quand il était soûl, en tirant sur des boîtes de conserve.
– Il est chargé ?
– Non ! Bon Dieu, tu me prends pour quoi ? »
J’ai fini par prendre l’arme. J’ai aimé son poids dans ma main. Je me voyais en Steve Carella du 87e, poursuivant le Dépeceur ou bien couvrant Meyer Meyer et Kling qui pénètrent dans le taudis d’un junkie aux abois. J’ai visé une des poubelles et appuyé sur la détente.
KA-BLAM !
L’arme m’a sauté dans la main. Une flamme a jailli. J’ai cru que j’avais le poignet cassé. Mon cœur s’est précipité dans ma gorge et s’y est caché en tremblant. Il est apparu un grand trou sur le métal rouillé de la poubelle – l’œuvre d’un sorcier maléfique.
« Jésus ! » ai-je crié.
Chris a été pris de fou rire – pris d’une vraie gaieté ou d’une terreur hystérique, je ne savais pas. « Tu l’as fait ! Tu l’as fait ! Gordie l’a fait ! a-t-il trompetté. Hé, Gordon Lachance est en train de démolir la ville !
La ferme ! Sortons de là ! » ai-je hurlé, et je l’ai attrapé par sa chemise.
La porte de derrière du Blue Point s’est ouverte et Francine Tupper est sortie en blouse blanche de serveuse. « Qui a fait ça ? Qui lance des pétards par ici ? »
On a couru comme des fous en coupant derrière le drugstore, la quincaillerie et l’Emporium Galorium, où on vend de la brocante et des bouquins d’occasion. On a escaladé une palissade en se mettant des échardes plein les mains, et on a fini par déboucher sur Curran Street. J’ai lancé le.45 à Chris tout en courant ; il était mort de rire mais il a réussi à l’attraper, à le fourrer dans son sac et à refermer la boucle. Après avoir retrouvé Carbine on s’est remis à marcher normalement pour ne pas éveiller les soupçons en courant par une chaleur pareille. Chris gloussait toujours.
« Mec, tu aurais dû te voir. Oh ! mec, c’était génial. C’était vraiment au poil. Putain de merde. » Il secouait la tête et se claquait les cuisses en hurlant de rire.
« Tu savais qu’il était chargé, pas vrai ? Dégonflé ! C’est moi qui vais avoir des ennuis. Cette fille, la Tupper, m’a vu.
– Merde, elle a cru que c’était un pétard. En plus cette vieille Lolo Tupper ne voit pas plus loin que le bout de son nez, tu le sais bien. Elle croit que des lunettes abîmeraient son char-mant visage. » Il s’est mis une main au bas du dos, a tortillé des hanches et s’est remis à rire.
« Je m’en fous. C’était un sale coup, Chris. Vraiment.
– Allons, Gordie. » Il m’a mis la main sur l’épaule. « Je ne savais pas qu’il était chargé, Dieu en est témoin, je le jure sur la tombe de ma mère, je l’ai juste pris dans le bureau de mon père. Il ne le laisse jamais chargé. Il devait être fin soûl la dernière fois qu’il l’a rangé.
– Sûr que ce n’est pas toi qui l’as chargé ?
– Oui monsieur.
– Tu le jures sur la tombe de ta mère même si elle va en enfer si tu mens ?
– Je le jure. » Il s’est signé et a craché par terre, sincère et contrit, l’air d’un enfant de chœur. Mais quand nous sommes arrivés au terrain vague où était notre arbre, avec Vern et Teddy qui nous attendaient assis sur leurs couvertures, il est reparti à rire. Il leur a raconté toute l’histoire, ils se sont tous pliés en quatre, et après Teddy lui a demandé pourquoi il croyait qu’ils auraient besoin d’un revolver.
« Pour rien, a dit Chris. Sauf qu’on pourrait voir un ours. Quelque chose comme ça. Et puis ça fout les foies de dormir la nuit dans la forêt. »
Tout le monde a été d’accord. Chris étant le plus grand et le plus costaud de la bande, il pouvait se permettre de le dire. Teddy, par contre, se serait fait tanner le cuir s’il avait seulement suggéré qu’on pouvait avoir peur du noir.
« Tu as monté ta tente dans le pré ? a demandé Teddy à Vern.
– Ouais. Et j’ai mis deux lampes torches dedans pour qu’on ait l’air d’y être pendant la nuit.
– Bon Dieu de merde ! » me suis-je écrié en lui donnant une grande claque dans le dos. Pour Vern, c’était un exploit intellectuel. Il a souri et rougi.
« Alors allons-y, a dit Teddy. Partons, il est déjà presque midi ! »
Chris s’est levé et nous l’avons entouré.
« On va traverser le champ des Beeman et passer derrière la boutique de meubles à côté du Texaco, a-t-il dit. Ensuite on montera sur les rails près de la décharge et on les suivra jusque dans la forêt de Harlow.
– Combien de temps tu crois que ça va prendre ? » a demandé Teddy.
Chris a haussé les épaules. « Harlow, c’est grand. On va faire au moins trente kilomètres. Tu ne crois pas, Gordie ?
– Ouais, peut-être même cinquante.
– Même si c’est cinquante on devrait être rentrés demain après-midi si personne ne se dégonfle.
– Pas de dégonflés ici », a répliqué Teddy.
On s’est tous regardés une seconde.
« Miaouuu », a fait Vern, et on a ri.
« Allez, les mecs », a dit Chris en mettant sac au dos.
On est sortis ensemble du terrain vague, Chris un peu en tête.
Après avoir traversé le champ des Beeman et escaladé le talus en mâchefer de la voie, on a tous ôté notre chemise pour se la nouer autour de la taille. On transpirait comme des cochons. Arrivés en haut du talus nous avons contemplé les rails, l’endroit où nous allions.
Je n’oublierai jamais ce moment, même si je vis cent ans. Moi seul avait une montre – une pauvre Timex que j’avais eue en prime en vendant du baume Cloverine l’année d’avant. Les aiguilles marquaient midi pile et le soleil écrasait le paysage desséché, sans ombre, d’une chaleur brutale. On la sentait s’insinuer sous nos crânes pour nous frire le cerveau.
Derrière on voyait Castle Rock qui couvrait la colline allongée connue sous le nom de Castle View, enclavant les prés communaux verts et ombragés. Plus loin les cheminées de la filature crachaient dans le ciel une fumée couleur bronze et répandaient leurs déchets dans le fleuve. La Joyeuse Grange aux Meubles était à gauche. Et juste en face les rails qui lançaient des éclats de soleil et suivaient la rivière que nous avions sur notre gauche. À droite un tas de terrains broussailleux (où on fait maintenant du moto-cross – ils se rassemblent tous les dimanches à deux heures), et un château d’eau abandonné qui se dressait à l’horizon, rouillé et un peu inquiétant.
Nous sommes restés un long moment sous le soleil de midi, et puis Chris s’est impatienté : « Allons-y, en route. »
Nous avons marché dans le mâchefer, à côté des rails, soulevant des nuages de poussière noirâtre à chaque pas. Chaussures et chaussettes ont bientôt été recouvertes. Vern s’est mis à chanter « Fais-moi rouler dans le foin », mais n’a pas insisté, heureusement pour nos oreilles. Teddy et Chris étaient les seuls à avoir pris une gourde, et on buvait beaucoup.
« On peut les remplir au robinet de la décharge, ai-je dit. Mon père m’a dit que l’eau est bonne. Ils ont creusé à soixante mètres pour l’avoir.
– Okay, a dit Chris, genre chef d’escouade endurci. Ce sera le moment de faire la pause, de toute façon.
– Et la bouffe, a soudain demandé Teddy. Je parie que personne n’a rien apporté. Moi pas en tout cas. »
Chris s’est arrêté net. « Merde ! Moi non plus. Gordie ? »
J’ai secoué la tête, me demandant comment j’avais pu être aussi bête.
« Vern ?
– Que dalle ! a dit Vern. Désolé.
– Bon, voyons ce qu’on a comme argent », ai-je dit. J’ai dénoué ma chemise, je l’ai étalée sur le mâchefer, et j’ai jeté dessus mes soixante-huit cents. Les pièces brillaient fiévreusement au soleil. Chris avait un dollar déchiré et deux cents. Teddy deux quarters et dix cents. Vern avait exactement sept cents.
« Deux dollars trente-sept, ai-je dit. Pas mal. Il y a une boutique au bout de la petite route de la décharge. Faudra que quelqu’un aille y chercher des hamburgers et du soda pendant que les autres se reposeront.
– Qui ? a dit Vern.
– On tirera au sort en arrivant à la décharge. Allons-y. »
J’ai mis tout le fric dans une poche de mon pantalon et je rattachais ma chemise autour de ma taille quand Chris a hurlé : « Un train ! »
J’ai posé une main sur un rail pour le sentir, alors que je l’entendais déjà. Le rail vibrait d’une façon démente ; j’ai cru un instant tenir le train au creux de la main.
« Parachutistes, sautez ! » a beuglé Vern, et il a sauté à mi-pente du talus d’un bond insensé, clownesque. Vern adorait jouer au parachutiste là où le sol était mou – une carrière de gravier, une meule de foin, un talus comme celui-ci. Chris a sauté après lui. Le train s’entendait bien maintenant, venant probablement vers nous, en direction de Lewiston. Au lieu de sauter, Teddy s’est tourné vers le train, ses épaisses lunettes miroitant au soleil, ses cheveux longs lui tombant sur le front en mèches trempées par la sueur.
« Vas-y, Teddy.
– Non, hu-uh. Je vais l’éviter. » Il m’a regardé, ses yeux grossis embrasés par la passion. « Une corrida-train, tu piges ? Les camions, c’est rien à côté d’une putain de corrida-train !
– T’es dingue, mec. Tu veux te faire tuer ?
– Juste comme sur la plage en Normandie ! » a-t-il crié en se mettant au beau milieu des rails. Et il s’est perché en équilibre sur une traverse.
Je suis resté un instant abasourdi, incapable de croire à une stupidité aussi monumentale. Et puis je l’ai attrapé, je l’ai traîné sur le talus, protestant et se débattant, et je l’ai poussé en bas. J’ai sauté après lui et Teddy m’a donné un bon coup dans le ventre pendant que j’étais encore en l’air. L’air a jailli de mon corps, mais j’ai encore pu lui donner un coup de genou au sternum qui l’a étendu raide avant qu’il puisse remonter. J’ai atterri à plat ventre et Teddy m’a pris par le cou. Nous avons roulé tout en bas de la pente en nous griffant et nous cognant sous le regard ahuri de Chris et de Vern.
« Sale petit-fils de pute ! » Teddy hurlait : « Enculé ! Essaye pas de m’empêcher quoi que ce soit ? Je te tuerai, tas de merde ! »
Je reprenais mon souffle, et j’ai pu me relever, reculant à mesure qu’il avançait, écartant ses coups de mes mains ouvertes, riant à moitié, un peu effrayé. Il valait mieux ne pas se frotter à Teddy quand il avait sa crise. Il s’attaquait même aux grands, et si l’autre lui cassait les deux bras il se mettait à mordre.
« Teddy, tu feras toutes les corridas que tu veux après qu’on aura vu ce qu’on est venu voir mais smack sur mon épaule, un de ses moulinets était passé
« jusque-là personne ne doit nous voir, tu
smack sur la joue, et là on aurait pu vraiment se battre si Chris et Vern
« connard de petit merdeux ! »
ne nous avaient pas séparés. Là-haut le train a grondé en passant dans le tonnerre du diesel et le fracas envahissant des wagons. Quelques étincelles ont rebondi sur le talus et la discussion a pris fin… du moins jusqu’à ce qu’on puisse à nouveau s’entendre.
Le train n’était pas très long, et quand le fourgon de queue est passé Teddy a repris : « Je vais le tuer. En tout cas lui faire une grosse tête. » Il s’est débattu, mais Chris l’a serré plus fort.
« Calme-toi, Teddy », a-t-il dit tranquillement, et il l’a répété jusqu’à ce que Teddy arrête de lutter et se tienne immobile, les lunettes de travers, le fil de son sonotone pendant mollement le long de son corps jusqu’à la pile qu’il avait mise dans la poche de son jean.
Quand il n’a plus bougé Chris s’est tourné vers moi : « Pourquoi diable tu te bats avec lui, Gordon ?
– Il voulait se faire une corrida avec le train. Je me suis dit que le conducteur le verrait et nous signalerait. Ils pourraient envoyer un flic.
– Ah, il se dépêchait de pondre des chocolats dans son slip », a dit Teddy, mais il avait l’air calmé. La tempête était passée.
« Gordie a juste essayé de faire ce qu’il fallait, a dit Vern. Allons, la paix.
– La paix, les gars, a dit Chris.
– Ouais, okay », ai-je dit en tendant la main, la paume vers le haut. « La paix, Teddy ?
– J’aurais pu l’éviter, m’a-t-il dit. Tu le sais, Gordie ?
– Ouais, ai-je répondu, même si cette simple idée me glaçait les intérieurs. Je le sais.
– Okay ! Alors la paix.
– Topez-la, les mecs », a ordonné Chris en lâchant Teddy.
Teddy m’a claqué la main assez fort pour que ça brûle, l’a retournée, je l’ai claquée à mon tour.
« Foutu dégonflé de Lachance, a dit encore Teddy.
– Miaouuu, ai-je fait.
– Allez, les mecs, a dit Vern. On y va, okay ?
– Allez où vous voulez, mais pas ici », a dit Chris d’un ton solennel, et Vern s’est reculé comme pour le cogner.
On est arrivés à la décharge vers une heure et demie, et Vern nous a fait descendre le talus en criant « Parachutistes, sautez ! » On a fait des grands bonds jusqu’en bas et on a sauté le filet d’eau croupie sortant d’une conduite enfouie dans le mâchefer. Après ce minuscule marais commençait la décharge, un terrain sablonneux couvert d’ordures.
Un grillage haut de deux mètres l’entourait, avec tous les six mètres des écriteaux délavés par les intempéries.
DÉCHARGE DE CASTLE ROCK
OUVERT DE 4 À 8
FERMÉ LE LUNDI
ENTRÉE STRICTEMENT INTERDITE
On a grimpé, enjambé et sauté. Teddy et Vern nous ont menés vers la source où on tirait de l’eau avec une pompe à l’ancienne – de celles qui marchent à l’huile de coude. Il y avait une boîte pleine d’eau près de la pompe : le péché impardonnable était de ne pas la laisser remplie pour le prochain qui passerait par là. Le manche en fer se dressait en biais, comme un oiseau manchot essayant de s’envoler. Jadis elle avait été peinte en vert – la couleur avait disparu sous le frottement des milliers de mains qui avaient tiré de l’eau depuis 1940.
La décharge de Castle Rock, c’est une des choses dont je me rappelle le mieux. Elle me rappelle toujours les peintres surréalistes – ces types qui peignaient des horloges mollement accrochées aux arbres ou des salons victoriens installés au milieu du Sahara ou des locomotives sortant d’une cheminée. À mes yeux d’enfant, rien dans cet endroit n’avait l’air d’être à sa place.
On était entrés par-derrière. Par-devant il y avait un large chemin de terre qui s’élargissait après le portail et donnait sur un grand demi-cercle aplani au bulldozer comme un terrain d’atterrissage s’arrêtant net au bord de la décharge. La pompe (Teddy et Vern se chamaillaient pour savoir qui allait tirer de l’eau) était derrière la fosse, profonde d’environ vingt-cinq mètres, pleine de tout ce qui en Amérique est vide, usé, ou simplement en panne. Il y avait tellement de trucs que j’en avais mal aux yeux – ou peut-être au cerveau – de ne pas pouvoir m’arrêter sur un objet. C’est alors que l’œil était attiré, ou retenu, par quelque chose d’aussi déplacé que ces horloges molles ou le salon dans le désert. Un lit en cuivre titubant au soleil. Une poupée stupéfaite, regardant son ventre accoucher de son rembourrage. Une Studebaker retournée sur le dos, son nez chromé étincelant comme une fusée de Buck Rogers. Un de ces grands distributeurs d’eau qu’on voit dans les bureaux, transformé par le soleil en un saphir brûlant.
Beaucoup d’animaux sauvages y vivaient, aussi, mais pas ceux qu’on voit dans les documentaires à la Walt Disney ni dans les zoos où on peut caresser les bêtes. Des rats bien gras, des marmottes agiles nourries de hamburgers pourris et de légumes véreux, des milliers de mouettes et, parmi elles, parfois, tel un prêtre plongé dans sa méditation, un grand corbeau noir. C’était là aussi que les chiens errants de la ville venaient manger quand ils ne trouvaient pas de poubelle à renverser ni de chevreuil à courser. Une bande d’affreux bâtards, méchants, le ventre creux et le sourire hargneux, se battant pour un morceau de pizza plein de mouches ou des entrailles de poulet fumant sous le soleil.
Mais ces chiens ne s’attaquaient jamais à Milo Pressman, le gardien, parce qu’il ne sortait jamais sans avoir Chopper sur ses talons. Chopper était le chien le plus redouté de Castle Rock – du moins jusqu’à ce que Cujo, le chien de Joe Camber, attrape la rage vingt ans plus tard – et celui qu’on voyait le moins. Il n’y en avait pas d’aussi féroce dans un rayon de soixante kilomètres, disait-on, et il était laid à faire peur. Sa méchanceté légendaire était entretenue par les chuchotements des gosses. Certains disaient qu’il était à moitié berger allemand, d’autres que c’était avant tout un boxer ; un gosse de Castle View affligé du nom de Harry Horr affirmait que c’était un doberman dont on avait coupé les cordes vocales pour qu’il ne fasse aucun bruit en attaquant. D’autres encore prétendaient que Chopper était un chien-loup irlandais et que Pressman le nourrissait d’un mélange spécial, moitié Canigou moitié sang de poulet. Les mêmes disaient que le gardien n’osait pas faire sortir Chopper de sa cabane sans l’encapuchonner comme un faucon.
On racontait souvent que non seulement Pressman l’exerçait à mordre, mais à mordre telle ou telle partie de l’anatomie humaine. Ainsi si le malheureux gosse venant de franchir illégalement la palissade pour empocher des trésors interdits entendait crier : « Chopper ! Mords ! La main ! » Chopper saisirait la main et ne la lâcherait plus, déchirant la peau et les tendons, broyant les os entre ses mâchoires dégoulinantes de bave, tant que Milo ne l’arrêterait pas. On disait que Chopper pouvait choisir l’oreille, l’œil, le pied ou la jambe… et qu’un récidiviste surpris par le maître et son chien entendrait l’ordre terrible : « Chopper ! Mords ! Les couilles ! » Ce gosse resterait soprano toute sa vie. Quant à Milo lui-même, on le voyait plus souvent et il impressionnait moins. Ce n’était qu’un ouvrier pas très malin qui arrondissait son maigre salaire en réparant pour les vendre des objets trouvés à la décharge.
Ce jour-là on ne voyait ni maître, ni chien.
Chris et moi on a regardé Vern amorcer la pompe pendant que Teddy pompait frénétiquement pour être enfin récompensé par un jet d’eau claire. Ils se sont aussitôt fourré la tête sous l’eau, Teddy continuant à pomper à tout bersingue.
« Teddy est fou, ai-je dit à voix basse.
– Oh ouais, a dit Chris, tranquillement. Il n’atteindra pas le double de l’âge qu’il a maintenant, je parie. Que son père lui ait brûlé les oreilles, c’est ça qui a tout fait. Il est fou de foncer sur les camions comme il fait. Il n’y voit que dalle, avec ou sans lunettes.
– Tu te souviens de l’autre fois, dans l’arbre ?
– Ouais. »
L’année d’avant Teddy et Chris avaient grimpé sur le grand pin derrière chez moi. Arrivés presque au sommet Chris a dit qu’ils n’iraient pas plus haut parce que toutes les branches étaient pourries. Teddy a pris son air buté, dingue, il a dit merde, j’ai de la résine plein les mains et je vais aller toucher le sommet. Chris a tout essayé, rien n’y a fait. Alors il est monté et en fait il a réussi – Teddy ne pesait que trente-sept kilos, souvenez-vous. Il est arrivé là-haut, tenant d’une main poisseuse la dernière branche du pin, criant qu’il était le roi du monde ou une idiotie pareille, et puis il y a eu un craquement horrible, effrayant. La branche où il était a cassé et il est tombé comme une pierre. Ce qui est arrivé ensuite est une de ces choses qui vous font croire en Dieu. Chris a tendu la main, uniquement par réflexe, et il a attrapé une poignée de cheveux. Bien qu’il ait eu le poignet gonflé et la main droite presque inutilisable pendant quinze jours, il a réussi à soutenir Teddy, qui hurlait des injures, jusqu’à ce qu’il pose le pied sur une branche assez solide. Sans le geste instinctif de Chris il serait tombé de branche en branche et se serait écrasé quarante mètres plus bas. Quand ils sont redescendus, Chris était blême, la réaction lui donnait envie de vomir. Et Teddy voulait le cogner pour lui avoir tiré les cheveux. Et ils se seraient battus si je n’avais pas été là pour les calmer.
« J’en rêve encore de temps en temps », m’a dit Chris en me lançant un regard étrangement vulnérable. « Sauf que dans le rêve je le rate à chaque fois. J’attrape seulement quelques cheveux, Teddy hurle et il tombe. Bizarre, hein ?
– Bizarre, oui. » Nous nous sommes regardés dans les yeux un instant, y voyant certaines de ces choses qui font les vrais amis. Puis nous avons tourné la tête et regardé Teddy et Vern qui se lançaient de l’eau à grands cris, en riant et en se traitant de dégonflés.
« Ouais, mais tu ne l’as pas raté, ai-je dit. Chris Chambers ne rate jamais, c’est pas vrai ?
– Pas même quand les dames laissent le siège rabattu », dit-il en me faisant un clin d’œil. Puis il a mis le pouce et l’index en forme de O et craché à travers une balle de salive blanche.
« Bouffe-moi tout cru, Chambers, ai-je dit.
– Avec une paille en verre. » Nous avons échangé un sourire. « Venez prendre de la flotte avant qu’elle ne retombe dans les tuyaux ! » a hurlé Vern.
« On fait la course, a dit Vern.
– Avec cette chaleur ? Tu débloques ?
– Allez. Il souriait toujours. Quand je le dis.
– Okay.
– Go ! »
On a couru, les poings serrés, nos espadrilles mordant la terre cuite par le soleil, nos torses inclinés précédant nos jambes en blue-jean. Match nul, avec Teddy de mon côté et Vern de l’autre levant le doigt au même moment. Nous nous sommes écroulés en riant dans l’odeur stagnante et enfumée de la décharge, et Chris a lancé sa gourde à Vern qui l’a remplie. Ensuite nous sommes allés tous les deux à la pompe, Chris a pompé pour moi et moi pour lui, l’eau glacée lavant d’un coup la crasse et la chaleur, nos scalps soudain gelés et projetés quatre mois plus loin, en janvier. Puis j’ai rempli la boîte et nous sommes tous allés nous asseoir à l’ombre du seul arbre de la décharge, un frêne rabougri poussant à une dizaine de mètres de la cabane en papier goudronné du gardien. L’arbre penchait un peu vers l’ouest, comme s’il voulait ramasser ses racines de même qu’une vieille dame retrousserait ses jupes, pour sortir au plus vite de cet endroit.
« Super ! » a dit Chris en riant, écartant une masse de cheveux mouillés de son front.
« Dément », ai-je ajouté, riant moi aussi.
« C’est vraiment un bon moment », a tout simplement dit Vern, et il ne parlait pas seulement d’être entré en fraude dans la décharge, d’avoir embrouillé nos parents ou suivi les rails au plus profond de la forêt ; il parlait de tout ça mais il me semble maintenant qu’il s’agissait d’autre chose, et que nous le savions tous. Tout était là, autour de nous. Nous savions exactement qui nous étions et où nous allions. C’était génial.
On est restés quelque temps sous l’arbre à bavasser comme d’habitude – quelle était la meilleure équipe de base-ball (toujours les Yankees avec Mantle et Maris, bien sûr), quelle était la plus belle bagnole (la Thunderbird 55, mais Teddy s’accrochait à la Corvette 58), qui était, hors de notre bande, le mec le plus dur de Castle Rock (on est tombés d’accord sur Jamie Gallant qui avait fait un bras d’honneur à Mme Ewing et s’était tranquillement barré de la classe pendant qu’elle lui criait après), quelle était la meilleure émission (soit Les Incorruptibles soit Peter Gunn – Robert Stack en Eliot Ness et Craig Stevens en Gunn étaient cool tous les deux), tout ça, quoi.
Teddy a remarqué que l’ombre du frêne s’allongeait et m’a demandé l’heure. J’ai regardé ma montre et vu avec surprise qu’il était deux heures et quart.
« Hé les mecs, a dit Vern. Quelqu’un doit aller faire les courses. La décharge ouvre à quatre heures. Je veux pas être encore là quand Milo et Chopper vont se ramener. »
Même Teddy était d’accord. Il n’avait pas peur de Milo, qui avait quarante ans et une brioche, mais tous les gosses de Castle Rock planquaient leurs couilles entre leurs jambes quand on parlait de Chopper.
« Okay, ai-je dit, le dernier qui reste y va.
– C’est toi, Gordie, a dit Chris en souriant. Le dernier des cons.
– Et ta mère. » Je leur ai lancé une pièce chacun. « Lancez. »
Quatre pièces ont miroité en l’air. Quatre mains les ont attrapées au vol et ont claqué sur quatre poignets crasseux. Se sont soulevées. Deux face et deux pile. On a relancé et cette fois on a eu pile tous les quatre.
« Oh Jésus, c’est un guignon », a dit Vern, qui ne nous apprenait rien. Quatre fois face, une lune, était prétendument signe d’une chance extraordinaire. Quatre fois pile c’était un guignon, c’est-à-dire une malchance redoutable.
« Au cul cette merde, a dit Chris. Ça ne veut rien dire. Encore une fois.
– Non, mec, a dit Vern, très sérieux. Un guignon, c’est vraiment mauvais. Tu te souviens quand Clint Bracken et les autres se sont rétamés à Durham, sur le Sirois ? Billy m’a dit qu’ils avaient joué pour qui paierait les bières et qu’ils ont tiré un guignon juste avant de prendre la bagnole. Et bang ! Putain, tous rectifiés. Je n’aime pas ça. Franchement.
– Personne ne croit à ces conneries de lunes et de guignons, s’est impatienté Teddy. C’est des trucs de bébé, Vern. Tu lances ou pas ? »
Vern a lancé, visiblement à contrecœur. Cette fois lui, Chris et Teddy ont eu pile. Moi j’avais Thomas Jefferson sur un nickel. Et soudain j’ai eu peur. Comme si une ombre avait traversé un soleil intérieur. Ils avaient encore eu un guignon, tous les trois, comme si le sort les avait désignés une seconde fois. Brusquement j’ai repensé à ce qu’avait dit Chris : J’attrape seulement quelques cheveux, Teddy hurle et il tombe. Bizarre, hein ? Trois fois pile, une fois face.
Alors Teddy a poussé son rire de crécelle, son rire de fou en me montrant du doigt, et l’ombre a disparu.
« On m’a dit qu’il n’y a que les pédés qui rient comme ça, ai-je dit en dressant le doigt du milieu.
– Eeee-eee-eeee, Gordie. Va chercher les provisions, foutu morphodite. »
En fait ça ne m’ennuyait pas trop. Je m’étais reposé et je n’avais qu’à suivre la route jusqu’au Florida.
« Pas la peine de me dire les mots favoris de ta mère, ai-je répondu.
– Eeee-eee-eeee, quel foutu merdeux tu fais, Lachance.
– Vas-y, Gordie, a dit Chris. On t’attendra près des rails.
– Vous feriez mieux de ne pas partir sans moi. »
Vern a ri : « Aller sans toi ce serait comme d’avoir de la Slitz au lieu de Budweiser, Gordie.
– Ah ! la ferme. »
Ils se sont mis à chanter : « Je ne la ferme pas, je la pousse. Et quand je te vois je la dégueule.
– Alors ta mère arrive et lèche par terre », ai-je dit en prenant la tangente, et je leur ai fait un bras d’honneur au passage. Jésus, je n’ai plus jamais eu des amis comme à douze ans, et vous ?
Chacun voit les choses à sa manière, dit-on maintenant, et c’est cool. De sorte que si je vous dit été il vous vient une série d’images personnelles, intimes, différentes des miennes. C’est cool. Mais pour moi été ce sera toujours courir sur la route du Florida, avec des pièces tintant dans ma poche, un soleil torride et mes pieds dans des Keds. Ce mot évoque une image de rails se rejoignant à l’infini et brillant d’un tel éclat blanc sous le soleil qu’en fermant les yeux on les voyait encore, bleus au lieu de blancs.
Mais cet été représente plus et autre chose que ce voyage au-delà du fleuve à la recherche de Ray Brower, même si c’est le plus important. Des échos des Fleetwoods chantant Come Softly to Me, de Robin Luke chantant Susie Darlin, et de Little Anthony faisant pétarader les paroles de I Ran All the Way Home. Toutes avaient-elles un énorme succès en été 1960 ? Oui et non. Plutôt oui. Pendant les longues soirées pourpres où le rock and roll de WLAM se fondait dans le base-ball nocturne de WCOU, le temps basculait. Pour moi tout s’est passé en 1960 et cet été a duré des années, gardé intact par la magie d’un réseau de sons : le bourdonnement ténu des criquets, le bruit de mitraillette des cartes claquant sur les rayons d’un vélo monté par un gosse qui rentre chez lui pour un dîner tardif de viande froide et de thé glacé, la voix texane et monotone de Buddy Knox qui chante « Viens et deviens ma poupée de fête, je te ferai l’amour, l’amour », et la voix du commentateur de base-ball se mêlant à la chanson et à l’odeur d’herbe fraîchement coupée : « Le score en est à trois à deux. Whitey Ford se penche… se débarrasse de l’écriteau… il y est… Ford fait une pause… il lance… et ça y est ! Williams a tout pris de celle-là ! Dites-lui adieu ! RED SOX MÈNE, TROIS À UN ! » Ted Williams jouait-il encore avec les Red Sox en 1960 ? Mon cul, je parie que oui – 316 il a fait Ted. Je m’en souviens très clairement. Pour moi cela faisait deux ans que le base-ball s’était mis à compter, depuis que j’avais été obligé de voir que les joueurs de base-ball étaient faits de chair et de sang, comme moi. Cela m’est venu quand la voiture de Roy Campanella a fait un tonneau et que les journaux ont crié la fatale nouvelle en première page : sa carrière était finie, il allait passer le reste de sa vie dans un fauteuil roulant. Cela m’est revenu, le même bruit sourd et mortel, quand je me suis assis devant cette machine à écrire un matin, il y a deux ans, que j’ai allumé la radio et appris que Thurman Munson s’était tué en essayant de poser son avion.
Il y avait des films à voir au Gem, depuis longtemps démoli ; des films de science-fiction comme Gog, avec Richard Egan, des westerns avec Audie Murphy (Teddy a vu au moins trois fois tous les films de Murphy ; pour lui c’était presque un dieu), et des films de guerre avec John Wayne. Il y avait des jeux, des repas interminables expédiés en vitesse, des endroits où il fallait courir, des murs qu’il fallait viser avec des pièces de monnaie, des gens qui vous donnaient des claques dans le dos. Me voilà essayant de revoir cette époque à travers un clavier d’IBM, de me rappeler le meilleur et le pire de cet été vert et brun, et je peux presque sentir le garçon maigre, couvert d’éraflures, encore enfoui dans ce corps vieillissant, entendre à nouveau les chansons et les bruits. Mais l’apothéose de tous ces souvenirs, c’est Gordon Lachance courant sur la route du Florida avec de la monnaie dans ses poches et la sueur qui lui coule dans le dos.
J’ai demandé trois livres de viande hachée et j’ai pris moi-même des petits pains, quatre bouteilles de Coke et un décapsuleur à deux cents. Le patron, un certain George Dusset, est allé chercher la viande et s’est penché près de sa caisse, un battoir posé sur le comptoir près du grand bocal à œufs durs, un cure-dents dans la bouche, son énorme ventre gonflé de bière tendant son tee-shirt blanc comme la voile d’un navire. Il n’a pas bougé tout le temps que je me suis servi, pour être sûr que je ne piquais rien. Il n’a pas dit un mot avant de peser la viande.
« Je te connais. Tu es le frère de Dennis Lachance. Pas vrai ? Le cure-dents passait d’un côté à l’autre de sa bouche comme sur un roulement à billes. Il a tendu le bras derrière sa caisse et pris une bouteille de soda à la crème qu’il s’est mis à secouer.
« Oui, monsieur. Mais Dennis, il…
– Oui, je sais. C’est bien triste, gamin. La Bible dit : “Au milieu de la vie, nous sommes déjà dans la mort.” Tu savais ça ? Huh ! J’ai perdu un frère en Corée. Tu es tout le portrait de Dennis, on te l’a déjà dit ? Huh ! L’image crachée.
– Oui, monsieur, quelquefois, ai-je dit d’une voix morne.
– Je me souviens de l’année où il a été sélectionné pour le tournoi. Demi-arrière, il jouait. Huh ! Et comme il courait ? Dieu le père et le petit Jésus ! Tu es probablement trop jeune pour t’en souvenir. » Il avait le regard fixé au-dessus de moi, à travers la porte en grillage, sur la fournaise extérieure, comme s’il contemplait une vision merveilleuse.
« Je me souviens. Heu ! monsieur Dusset ?
– Quoi, gamin ? » Il avait l’œil embué par le souvenir ; le cure-dents tremblait un peu entre ses lèvres.
« Vous avez le pouce sur la balance.
– Quoi ? » Il a baissé les yeux, stupéfait, sur l’émail blanc où le gras de son pouce pesait lourdement. Si je ne m’étais pas un peu écarté quand il s’était mis à parler de Dennis, la viande hachée l’aurait caché. « Tiens, c’est bien vrai. Heu ! Je crois que je pensais trop à ton frère, Dieu ait son âme. » George Dusset s’est signé. Quand il a retiré son pouce de la balance, l’aiguille a reculé de deux cents grammes. Il a remis un peu de viande et a enveloppé le tout dans du papier blanc de boucher.
« Okay, a-t-il dit à travers son cure-dents, voyons ce que nous avons là. Trois livres de hamburg, ça fait un dollar quarante-quatre. Les pains ronds, vingt-sept cents. Quatre sodas, quarante cents. Un ouvre-bouteilles, deux cents. Ça fait… » Il a fait l’addition sur le sac où il allait emballer le tout. « Deux dollars vingt-neuf.
– Treize, ai-je dit. »
Il a relevé la tête très lentement, en fronçant les sourcils. « Huh ?
– Deux dollars treize. Vous vous êtes trompé.
– Gamin, es-tu…
– Vous vous êtes trompé, ai-je répété. D’abord vous mettez le pouce sur la balance et ensuite vous augmentez la note, monsieur Dusset. J’allais rajouter quelques Twinkies à l’ensemble, mais maintenant je crois bien que non. » J’ai fait claquer deux dollars et treize cents devant lui sur le comptoir.
Il a regardé l’argent, puis moi. Le front terriblement plissé, cette fois, les rides profondes comme des crevasses. « Pour qui tu te prends, gamin ? » a-t-il dit à voix basse, confidentiel et menaçant. « Tu serais pas un petit malin ?
– Non, monsieur. Mais vous n’allez pas m’arnaquer et vous en tirer comme ça. Qu’est-ce que dirait votre mère en apprenant que vous arnaquez les petits enfants ? »
Il a fourré nos provisions dans le sac en papier d’un geste brusque, faisant tinter les bouteilles de Coke. Ensuite il me l’a jeté si brutalement que j’aurais pu le laisser tomber et casser les bouteilles. Son visage s’était assombri, sa peau basanée engorgée de sang, ses rides figées dans le marbre. « Okay, gamin. Allez, va. Maintenant, Seigneur, tu sors de ma boutique. Je te revois ici et je te jette dehors, moi. Huh. Petit malin, fils de pute.
– Je ne reviendrai pas », ai-je dit en allant jusqu’à la porte en grillage, que j’ai ouverte. Dehors la chaleur de l’après-midi continuait à somnoler comme prévu, verte et brune et pleine d’un éclat muet. « Non plus qu’aucun de mes amis. Je dois bien en avoir cinquante.
– Ton frère n’était pas comme toi ! a-t-il crié.
– Va te faire enculer ! » ai-je crié en m’élançant à toute vitesse sur la route.
J’ai entendu la porte claquer comme un coup de feu et son rugissement m’a rattrapé : « Si jamais tu reviens ici je vais te murer la gueule, petite vermine ! »
J’ai couru jusqu’en haut de la première côte. J’avais peur, je riais tout seul, et mon cœur battait au triple galop. Ensuite je me suis contenté de marcher vite, regardant de temps en temps en arrière pour être sûr qu’il n’allait pas me poursuivre en bagnole ou autre.
Il n’a rien fait, et je suis bientôt arrivé au portail de la décharge. J’ai mis le sac dans ma chemise, escaladé le portail et sauté de l’autre côté. J’avais traversé la moitié du terrain quand j’ai vu quelque chose de déplaisant – la Buick 56 à hublots de Milo Pressman garée derrière sa cabane en papier goudronné. Si Milo me voyait j’irais visiter la vallée des larmes. Aucune trace de Milo ni de l’abominable Chopper, mais tout d’un coup le grillage du fond m’a paru très éloigné. J’ai regretté de ne pas avoir fait le tour, mais je m’étais trop avancé pour faire demi-tour et ressortir. Si Milo me voyait grimper sur la grille je me ferais probablement coincer en rentrant chez moi, mais cela m’effrayait moins que de voir le gardien lancer son chien.
Les violons de la terreur se sont mis à jouer dans ma tête. Je continuais à mettre un pied devant l’autre, essayant de garder une allure normale, d’avoir l’air de faire partie de la maison avec mon sac en papier dépassant de ma chemise, et j’allais droit vers la clôture qui me séparait des rails.
J’étais à quinze mètres du grillage et je commençais à me dire que tout irait bien quand j’ai entendu Milo crier : « Hé ! Hé, toi ! Le gosse ! Éloigne-toi de ce grillage ! Sors-toi de là ! »
Le plus malin aurait été simplement d’obéir au type et de revenir, mais j’étais tellement tendu qu’à la place je me suis précipité vers la clôture en poussant un hurlement de sauvage. Vern, Teddy et Chris sont sortis des broussailles, de l’autre côté, et m’ont regardé d’un air anxieux à travers le grillage.
« Tu vas revenir ici ! a braillé Milo. Reviens ou je lance mon chien sur toi, bon Dieu ! »
Cette voix n’était pas précisément celle du bon sens et du compromis, m’a-t-il semblé, et j’ai couru encore plus vite, les bras comme des pistons, le sac en papier s’écrasant sur ma peau nue. Teddy s’est mis à rire de son rire d’idiot, eee-eee-eeee comme une sorte de roseau dont aurait joué un dément.
« Vas-y, Gordie ! Vas-y ! » a hurlé Vern.
« Mords-le, Chopper ! Va le chercher, mon gars ! »
J’ai lancé le sac par-dessus la clôture et Vern a poussé Teddy pour l’attraper. Derrière moi j’entendais arriver Chopper : il faisait trembler le sol, crachait le feu par une narine géante et la glace par l’autre, du soufre dégouttait de ses mâchoires béantes. Je me suis jeté à mi-hauteur du grillage d’un seul bond, en hurlant. Je suis arrivé au sommet en moins de trois secondes et j’ai tout bonnement sauté – sans y penser, sans même regarder où j’allais atterrir. Ce sur quoi j’ai presque atterri c’est Teddy, plié en deux et en plein fou rire. Il avait perdu ses lunettes et pleurait tout ce qu’il savait. Je l’ai manqué d’un cheveu et je suis tombé sur le gravier du talus, à sa gauche. Au même instant Chopper a heurté le grillage, derrière moi, et poussé un grondement où se mêlaient la déception et la rage. Je me suis retourné en me tenant le genou, éraflé sur le gravier, et j’ai vu pour la première fois le célèbre Chopper – et appris ma première leçon sur la différence entre mythe et réalité.
Au lieu d’une énorme bête sortie tout droit de l’enfer, l’œil féroce et les crocs dépassant comme l’échappement d’un hot-rod, j’ai vu un bâtard de taille moyenne, noir et blanc, parfaitement banal. Il aboyait et sautait en vain, dressé sur ses pattes de derrière pour griffer le grillage.
Teddy s’était mis à parader de long en large derrière la clôture, faisant tournoyer ses lunettes dans une main, et il poussait le chien à s’exciter plus encore.
« Lèche-moi le cul, Choppie ! » l’invitait-il en postillonnant. « Lèche-moi le cul ! Bouffe ma merde ! »
Il faisait rebondir son postérieur contre le grillage et Chopper faisait de son mieux pour répondre à son invitation, mais ses efforts ne lui rapportaient que des grands coups sur le nez. Teddy cognait du cul sur la clôture et Chopper se jetait dessus, le manquait, n’arrivant qu’à mettre son nez au supplice. Il saignait déjà. Teddy l’encourageait sans cesse, l’appelait Choppie, diminutif plutôt affreux, tandis que Chris et Vern s’étaient écroulés sur le talus, riant si fort qu’ils en étaient essoufflés.
Et voici qu’est arrivé Milo Pressman, vêtu d’un vieux treillis taché de sueur et d’une casquette de base-ball des Giants de New York, la bouche déformée par une colère folle.
« Holà ! Holà ! hurlait-il. Arrêtez d’énerver cette bête ! Vous m’entendez ? Arrêtez ça immédiatement !
– Mords ça, Choppie », criait Teddy qui paradait en sautant sur place comme un Prussien halluciné devant ses troupes. « Viens me prendre ! Mords-moi ! »
Chopper est devenu dingue. Franchement dingue. Il s’est mis à faire de grands cercles en aboyant, en grondant, l’écume à la bouche, ses pattes arrière faisant jaillir des mottes de terre sèche. Il a fait trois tours à toute vitesse, comme pour se donner du courage, et il s’est lancé tout droit contre le grillage. Il devait faire du cinquante à l’heure quand il l’a touché – je ne blague pas – les babines retroussées et les oreilles volant au vent. La clôture a fait entendre une note grave, musicale, et le grillage n’a pas seulement cédé, entre deux poteaux, il s’est en quelque sorte tendu comme un arc. Il y a eu comme le son d’une cithare – yimmmmmmmm. Une sorte de cri étranglé est sorti de sa gueule, ses yeux sont devenus blancs, et il a fait un stupéfiant saut périlleux arrière, atterrissant sur le dos avec un choc sourd qui a fait voler la poussière. Il est resté là un moment sans bouger, et puis s’est éloigné en rampant, la langue pendant de travers, sur la gauche.
Ce sur quoi Milo lui-même est devenu fou de rage. Il a pris une couleur aubergine, à faire peur – même son crâne est devenu pourpre sous le hérissement de ses cheveux coupés en brosse. Toujours sous le choc, assis par terre, mes jeans déchirés aux genoux, le cœur battant encore la chamade d’être passé aussi près du désastre, j’ai pensé que Milo était presque la version humaine de Chopper.
« Je te connais ! » a crié Milo, furieux. « Tu es Teddy Duchamp ! Je vous connais tous ! Fiston, je vais te tanner les fesses, pour avoir énervé mon chien comme ça !
– J’aimerais bien t’y voir ! a répliqué Teddy aussi sec. Monte un peu sur ce grillage et essaye de m’avoir, gros cul !
– QUOI ? QU’EST-CE QUE TU M’AS DIT ?
– GROS CUL ! » a hurlé Teddy, nageant dans le bonheur. « TAS DE LARD ! SAC A TRIPES ! ALLEZ VIENS ! ALLEZ VIENS ! » Il sautait sur place, les poings serrés, ses cheveux projetant des gouttes de sueur. « T’APPRENDRAS À LANCER TON CONNARD DE CHIEN APRÈS LES GENS ! ALLEZ VIENS ! J’AIMERAIS BIEN T’Y VOIR !
– Petit rat minable, tête de nœud, fils de cinglé ! Ta mère va recevoir une invitation au tribunal pour répondre au juge de ce que tu as fait à mon chien !
– Qu’est-ce que tu m’as dit ? » a demandé Teddy d’une voix rauque. Il avait arrêté de sauter. Ses yeux étaient devenus énormes, vitreux, et sa peau avait pris la couleur du plomb.
Milo l’avait traité de toutes sortes de noms, mais il a su revenir en arrière sans problème et trouver celui qui avait visé juste – plus tard, trop souvent, j’ai remarqué le génie qu’ont les gens pour ça… Il a retrouvé CINGLÉ, ne s’est pas contenté d’appuyer sur le bouton mais y est allé à grands coups de marteau sur le pauvre gosse.
« Ton père est cinglé, a-t-il dit en souriant. Un des cinglés de Togus, voilà quoi. Plus fou qu’un rat d’égout. Plus fou qu’un chevreuil plein de tiques. Timbré comme un chat qui se prend la queue dans un fauteuil à bascule. Cinglé. Pas étonnant que tu te conduises comme ça, avec un père cin…
– TA MÈRE SE BRANLE AVEC DES RATS MORTS ! a hurlé Teddy. ET SI TU TRAITES ENCORE MON PÈRE DE CINGLÉ, PUTAIN JE TE TUERAI, SALE ENCULÉ !
– Cinglé », a répété Milo, content de lui. Il avait trouvé le bouton, sûr et certain. « Fils de dingue, fils de dingue, ton père avait une araignée au plafond, gamin, dur pour toi. » Vern et Chris avaient cessé de rire, se rendant peut-être compte de la gravité de la situation, prêts à intervenir, mais quand Teddy a dit à Milo que sa mère se branlait avec des rats morts ils sont retombés en pleine crise d’hystérie et se sont roulés par terre en se tenant le ventre et en battant des pieds. « Arrêtez, a dit Chris d’une voix faible. Arrêtez, je vous en prie, arrêtez, je jure sur Dieu que j’vais éclater ! »
Derrière Milo, Chopper, hébété, marchait en décrivant un grand huit. On aurait dit un boxeur ayant perdu un match, dix secondes après que l’arbitre eut accordé un KO technique à son adversaire. Pendant ce temps Teddy et Milo continuaient à s’injurier, nez à nez, à travers le grillage que Milo était trop vieux et trop gras pour escalader.
« Ne dis plus rien sur mon père ! Mon père a pris d’assaut les plages de Normandie, pauvre trouduc !
– Ouais, eh bien, où il est maintenant, petit bigleux de merde ? Il est à Togus, pas vrai ? Il est à Togus parce qu’on A DÛ LUI PASSER LA CAMISOLE !
– Bon, ça y est. C’est tout, c’est fini, je vais te tuer. » Il s’est jeté sur la clôture et a commencé à grimper.
« Viens donc t’y frotter, petit bâtard pisseux. » Milo l’attendait en souriant.
« Non ! » ai-je crié. Je me suis relevé, j’ai attrapé Teddy par le fond de son jean et je l’ai arraché du grillage. On est tombés tous les deux, moi en dessous. Il m’a bien écrasé les couilles, me tirant un gémissement de douleur. Je ne connais rien qui fasse aussi mal, vous ne trouvez pas ? Mais j’ai gardé les bras serrés autour de lui.
« Laisse-moi me lever ! » Teddy sanglotait en se tordant pour m’échapper. « Laisse-moi me lever, Gordie. Personne peut insulter mon vieux. LAISSE-MOI BON DIEU LAISSE-MOI !
– C’est justement ce qu’il veut ! lui ai-je crié à l’oreille. Il veut t’attirer là-bas, te foutre une raclée et t’emmener aux flics !
– Huh ? » Teddy a tordu le cou pour me regarder, l’air ahuri.
« Toi, le môme, occupe-toi de ton cul », a dit Milo en avançant jusqu’au grillage, les poings serrés comme des jambons. « Laisse-le se battre s’il en a envie.
– Bien sûr. Vous faites seulement deux cents kilos de plus que lui.
– Toi aussi, je te connais, a-t-il dit d’un ton menaçant. Tu t’appelles Lachance. » Il a désigné Vern et Chris qui finissaient par se relever, encore essoufflés d’avoir tellement ri. « Ces gars-là sont Chris Chambers et un de ces crétins de Tessio. Vos pères vont tous entendre parler de moi, sauf le cinglé de Togus. Vous irez en maison de correction, tous. Délinquants juvéniles ! »
Il était solidement planté sur ses jambes, tendant ses grandes mains tavelées comme pour jouer à colin-maillard, le souffle lourd et les yeux plissés, guettant pour voir si nous allions pleurer, nous excuser ou peut-être lui livrer Teddy pour qu’il le donne à bouffer à Chopper.
Chris a fait un O avec le pouce et l’index et a craché à travers.
Vern a chantonné en regardant le ciel.
« Viens Gordie, a dit Teddy. Éloignons-nous de ce trouduc avant que je me mette à dégueuler.
– Oh, ça va te tomber dessus, petit maquereau mal embouché. Attends que je te traîne chez le commissaire.
– On a entendu ce que vous avez dit sur son père, lui ai-je dit. On est tous témoins. Et vous avez lancé ce chien sur moi. C’est interdit par la loi. »
Milo a eu l’air un peu gêné. « C’est interdit d’entrer.
– Mon cul, oui. La décharge est propriété de l’État.
– T’es grimpé sur la clôture.
– C’est sûr, après que vous avez lâché ce chien » – espérant que Milo oublierait que j’avais aussi escaladé le portail pour entrer : « Qu’est-ce que vous croyez que j’allais faire ? Rester là et me laisser bouffer sur place ? Allez, les mecs. Allons-y. Ça pue par ici.
– La maison de correction, nous a promis Milo, la voix rauque et tremblante. La correction pour les petits malins.
– J’demande qu’à dire aux flics comment vous avez traité un ancien combattant de foutu cinglé », a dit Chris en s’éloignant. « Qu’est-ce que vous faisiez pendant la guerre, monsieur Pressman ?
– PAS VOS OIGNONS BON DIEU ! a glapi Milo. VOUS AVEZ BLESSÉ MON CHIEN !
– Notez ça sur votre carnet et envoyez-le à l’aumônier », a marmonné Vern, et nous sommes remontés sur le talus.
« Revenez ici ! » a crié Milo, mais il ne criait plus si fort et semblait se désintéresser de nous.
Teddy lui a fait un dernier bras d’honneur. J’ai regardé en arrière quand nous sommes arrivés au sommet. Milo était toujours debout derrière la clôture, un grand et gros type avec une casquette de base-ball et son chien assis à côté de lui. Il s’accrochait au grillage pendant qu’il nous criait après et tout d’un coup je l’ai pris en pitié – on aurait dit le dernier joueur du monde, enfermé par erreur sur le terrain, criant pour qu’on vienne lui ouvrir. Il a continué à crier mais soit il en a eu assez, soit nous étions trop loin pour l’entendre. Ce jour-là on n’a plus entendu parler de Milo Pressman ou de Chopper.
On s’est mis à se répéter – sur un ton vertueux un peu forcé, en fait – comment on avait montré à ce taré qu’on n’était pas une bande de dégonflés. J’ai raconté que le patron du Florida avait essayé de nous arnaquer, et puis nous sommes retombés dans le silence, à ressasser des idées noires.
Pour ma part je me disais qu’il y avait peut-être quelque chose après tout dans cette histoire idiote, le guignon. Les choses n’auraient pas pu tourner plus mal – au point, me suis-je dit, qu’il valait peut-être mieux ne plus rentrer pour épargner à mes parents la douleur d’avoir un fils au cimetière de Castle View et un autre à la maison de correction de South Windham. J’étais sûr que Milo irait voir les flics dès que son cerveau obtus se serait souvenu de ce que la décharge était fermée, ce qui donnait toute son importance à l’incident. Il comprendrait que j’étais coupable de violation de propriété, publique ou pas. Cela lui donnait probablement tous les droits de me faire courser par son imbécile de chien. Chopper n’était peut-être pas le chien d’enfer de la légende, mais il m’aurait bien arraché la peau des fesses si je n’étais pas arrivé le premier au grillage. Et j’avais une autre idée noire qui me trottait dans la tête – tout ça n’était pas une partie de rigolade, après tout, et on avait peut-être mérité notre malchance. Qu’est-ce qu’on allait faire, au juste, sinon regarder un môme qui s’était fait écrabouiller par un train de marchandises ?
Mais on y allait, et pas un de nous ne voulait y renoncer.
On avait presque atteint le ponton qui franchissait la rivière quand Teddy a fondu en larmes. C’était comme si une grande lame de fond avait renversé une série de barrages intérieurs soigneusement édifiés. Pas une blague – ça a été aussi rapide et violent que ça. Les sanglots le pliaient en deux comme des coups et il s’est écroulé sur lui-même, portant ses mains tantôt à son ventre, tantôt aux bouts de chair qui lui restaient de ses oreilles mutilées, secoué par des crises brutales, explosives.
Aucun de nous ne savait quoi foutre. Il ne pleurait pas comme quand on touche une ligne en jouant à shortstop, qu’on reçoit un coup sur la tête en jouant au rugby ou qu’on tombe de vélo. Physiquement, il n’avait rien. On s’est mis un peu à l’écart et on l’a regardé, les mains dans les poches.
« Hé, mec… », a dit Vern d’une toute petite voix. Chris et moi l’avons regardé avec espoir. « Hé, mec », c’est toujours un bon début. Mais il n’a pas su continuer.
Teddy, plié en deux sur les traverses, s’est caché les yeux. Maintenant c’était comme s’il nous faisait le coup d’Allah – « Salami, salami, blablabla », comme dit Popeye. Sauf que ce n’était pas drôle.
Finalement, quand il a pleuré un peu moins fort, c’est Chris qui est allé vers lui. C’était le dur de notre bande (peut-être même plus dur que Jamie Gallant, pensais-je à part moi), mais aussi celui qui savait le mieux faire la paix. Il savait y faire. Je l’avais vu s’asseoir sur le trottoir près d’un gosse qui s’était éraflé le genou, un putain de gosse qu’il ne connaissait même pas, et le faire parler de n’importe quoi – du cirque qui allait venir en ville ou de Huckleberry Hound à la TV – jusqu’à ce que le gosse oublie qu’il était censé avoir mal. Chris était au poil pour ça. Parce que c’était un vrai dur.
« ’coute, Teddy, qu’est-ce que tu t’occupes de ce qu’un vieux tas de merde comme lui peut dire sur ton père ? Huh ? Je veux dire, franchement ! Ça ne change rien, non ? Ce que dit un gros tas de merde comme lui ? Huh ? Huh ? Pas vrai ? »
Teddy a violemment secoué la tête. Ça ne changerait rien. Mais d’entendre dire en plein jour ce qu’il avait dû ressasser dans sa tête la nuit en regardant la lune dans l’angle d’une fenêtre, se répéter à sa façon lente et heurtée jusqu’à ce que cela devienne quelque chose de sacré, en essayant de comprendre, et d’avoir à entendre que tout le monde considérait simplement son père comme un cinglé… ça l’avait ébranlé. Mais cela ne changerait rien. Rien.
« Il a pris d’assaut la plage en Normandie, vrai ? » Chris lui a pris une main couverte de crasse et de sueur et l’a tapotée.
Teddy hochait violemment la tête tout en pleurant. La morve coulait de son nez.
« Crois-tu que ce tas de merde était en Normandie ? »
Teddy a aussitôt secoué la tête. « Nuh-Nuh-Non !
– Crois-tu que ce type te connaisse ?
– Nuh-Non ! Non, m-m-mais…
– Ou ton père ? Qu’il soit un des copains de ton père ?
– NON ! » Avec horreur, avec rage. Quelle idée. Sa poitrine a été soulevée par les sanglots. Il avait repoussé ses cheveux, découvrant ses oreilles, et je voyais le bouton en plastique marron du sonotone au milieu de son oreille droite. La forme du bouton était plus reconnaissable que celle de l’oreille, si vous voyez ce que je veux dire.
« C’est facile, de parler », a dit Chris, très calme.
Teddy a hoché la tête, toujours sans lever les yeux.
« Et ce qu’il y a entre toi et ton vieux, les mots n’y changeront rien. »
Teddy a vaguement secoué la tête, n’étant pas sûr que ce soit vrai. Quelqu’un avait redéfini sa souffrance, et l’avait fait en termes grossièrement vulgaires. Cela méritait
(cinglé)
d’être examiné
(putain de camisole)
plus tard. À fond. Tout au long des nuits sans sommeil.
Chris l’a bercé. « Il te faisait marcher, mec », a-t-il dit sur un rythme apaisant, comme une berceuse. « Il essayait de te faire repasser cette putain de clôture, tu le sais ? Te casse pas, mec. Te casse pas, putain. Il ne sait rien sur ton vieux. Il ne sait rien que des trucs comme racontent les vieux soûlots du Mellow Tiger. C’est de la crotte, mec. Pas vrai, Teddy ? Huh ? Vrai ? »
Teddy ne faisait plus que renifler. Il s’est essuyé les yeux, laissant autour deux anneaux de crasse, et s’est rassis.
– « Je suis okay », a-t-il dit, et le son de sa propre voix a paru le convaincre. « Ouais, je suis okay. » Il s’est levé et a remis ses lunettes – comme s’il avait rhabillé son visage nu, m’a-t-il semblé. Puis, avec un pauvre rire, il a essuyé sa morve avec son bras nu. « Un foutu pleurnicheur, non ?
– Non, mec, a dit Vern, gêné. Si quelqu’un traitait mon père…
– Alors faut les tuer ! » a dit Teddy d’un ton vif, presque arrogant. « Tuer ces merdes. Vrai, Chris ?
– Vrai. » Chris a souri et lui a donné une claque dans le dos.
« Vrai, Gordie ?
– Absolument », ai-je dit, me demandant comment il faisait pour tellement tenir à un père qui l’avait pratiquement assassiné, alors que je me foutais bien du mien qui pourtant, pour ce que j’en savais, n’avait jamais plus porté la main sur moi depuis le jour où, à trois ans, j’avais essayé de boire de l’eau de Javel trouvée sous l’évier.
On a fait deux cents mètres le long des rails et Teddy a repris, plus calme : « Hé, si je vous ai empêché de vous amuser, je suis désolé. Je crois que c’étaient vraiment des conneries, cette merde à la décharge.
– Je ne suis pas sûr de vouloir qu’on s’amuse », a brusquement dit Vern.
Chris l’a regardé. « Tu dis que tu veux rentrer, mec ?
– Non, heu ! » Son visage s’est tordu sous l’effort de la réflexion. « Mais aller voir un gosse qui est mort – peut-être que ça ne devrait pas être une fête. Je veux dire, si vous pigez… » Il nous a regardés un peu égaré. « Je veux dire, je pourrais avoir un peu peur. Si vous comprenez. »
Personne n’a rien dit et Vern a foncé.
« Je veux dire, quelquefois j’ai des cauchemars. Comme… oh, les mecs, vous vous souvenez de la fois où Danny Naughton a laissé un tas de vieux illustrés, ceux avec des vampires et des gens coupés en morceaux et toute cette merde ? Jésus-croâ, je me réveille au milieu de la nuit en rêvant d’un type pendu dans une baraque avec le visage tout vert ou quelque chose, vous voyez, comme ça, et on dirait qu’il y a quelque chose sous le lit et si je laissais pendre ma main cette chose pourrait, vous savez, m’attra-per… »
Nous avons tous approuvé de la tête. On connaissait l’équipe de nuit. Mais j’aurais bien ri si on m’avait dit qu’un jour pas si lointain j’échangerai ces peurs enfantines et ces sueurs froides contre près d’un million de dollars.
« Et je n’ose rien dire parce que mon putain de frère… enfin, vous connaissez Billy… il le dirait partout. » Il a haussé les épaules, malheureux. « Alors j’ai la trouille de regarder ce gosse parce que s’il est, vous savez, s’il est vraiment salement… »
J’ai avalé ma salive et regardé Chris, très sérieux, qui faisait signe à Vern de continuer.
« S’il est salement amoché j’aurais des cauchemars à cause de lui et je me réveillerai en croyant que c’est lui sous mon lit, tout coupé en morceaux dans une mare de sang comme s’il venait de sortir d’un de ces gadgets à salade qu’on voit à la TV, avec plus que les yeux et les cheveux mais bougeant quand même, si vous pouvez piger ça, bougeant quand même et prêt à attraper…
– Jésus-Christ, a dit Teddy d’une voix pâteuse. Quelle putain d’histoire pour s’endormir.
– Eh bien, je n’y peux rien, a dit Vern, sur la défensive. Mais je sens qu’y faut qu’on l’voie, même s’il y a des cauchemars. Vous voyez ? Comme quoi y faut. Mais… peut-être que c’est pas pour s’amuser.
– Ouais, a dit Chris d’une voix douce. Peut-être pas. »
Vern s’est fait suppliant : « Vous ne le direz pas aux autres, n’est-ce pas ? Je ne parle pas des cauchemars, tout le monde en a, je parle de se réveiller en croyant qu’il peut y avoir quelque chose sous le lit. Je suis trop vieux pour ce putain de croque-mitaine. »
On a tous promis qu’on ne dirait rien, et un silence lugubre s’est abattu sur nous. Il n’était que trois heures moins le quart, mais on aurait cru beaucoup plus. Il faisait trop chaud, il s’était passé trop de choses. Nous n’étions pas même entrés dans Harlow. Fallait vraiment qu’on s’agite les abattis si on voulait trotter un peu avant la nuit.
On a dépassé l’aiguillage et son signal en haut d’un grand poteau rouillé et on s’est tous arrêtés pour lancer du mâchefer au drapeau en métal, mais aucun ne l’a touché. Vers trois heures et demie on est arrivés à la rivière Castle et au ponton qui la traversait.
À cet endroit, en 1960, la rivière faisait plus de cent mètres de large. Je suis allé la revoir depuis cette époque, et j’ai trouvé qu’elle avait sérieusement rétréci. Ils n’arrêtent pas de toucher à cette rivière pour améliorer le rendement des usines, et ils y ont mis tellement de barrages qu’elle est complètement domestiquée. Mais en ce temps-là il n’y avait que trois barrages sur toute sa longueur. La Castle traversait le New Hampshire et la moitié du Maine presque librement ; tous les trois ans, au printemps, elle débordait et inondait la route 136 à Harlow ou à l’embranchement de Danvers ou aux deux endroits.
Ce jour-là, après l’été le plus sec qu’ait connu le Maine depuis la Crise, elle était encore assez large. D’où nous étions, sur la rive côté Castle Rock, l’épaisse forêt de Harlow avait l’air d’un pays complètement différent. Les pins et les sapins, dans un halo de chaleur, paraissaient bleuâtres. Les rails passaient à quinze mètres au-dessus de l’eau, étayés par des poutres en bois goudronné reliées par des traverses. L’eau était si basse qu’on pouvait voir en se penchant le haut des piles en ciment enfoncées de trois mètres dans le lit de la rivière pour soutenir l’ensemble.
La passerelle elle-même était plutôt maigrelette – la voie courait sur une plate-forme étroite en six-quatre, avec dix centimètres de vide entre chaque poutre, où on pouvait voir jusqu’en bas. Sur le côté il n’y avait pas plus de cinquante centimètres entre le rail et le bord. Peut-être assez de place pour ne pas se faire écharper si un train venait… mais le souffle d’un train de marchandises lancé à toute vitesse vous aurait sûrement condamné à une mort certaine sur les rochers qui affleuraient à la surface de l’eau.
En voyant la passerelle on a tous senti la peur se lover au fond de notre ventre… et, se mêlant à la peur, l’excitation d’un défi, un vrai, quelque chose dont on pourrait se vanter des jours et des jours après notre retour… si on rentrait. Une lueur étrange se voyait à nouveau dans les yeux de Teddy et je me suis dit qu’il ne voyait pas du tout cette passerelle mais une plage immense et dix mille GI en train de charger dans le sable avec leurs bottes de combat. Franchissant d’un bond les rouleaux de barbelés ! Lançant des grenades dans les bunkers ! Submergeant les nids de mitrailleuses !
On était près des rails, le mâchefer s’enfonçait vers la rivière, c’était la fin du talus et le début de la passerelle. En baissant les yeux je voyais la pente devenir plus raide. Le mâchefer laissait la place à des broussailles clairsemées, tenaces, séparées par des plaques de roche grise. Plus bas quelques sapins rabougris aux racines apparentes sortaient des crevasses, semblant contempler leur misérable reflet dans l’eau de la rivière.
L’eau de la Castle, à cette hauteur, était encore claire ; c’est à Castle Rock qu’elle pénétrait dans la région des filatures. Mais il n’y avait déjà plus un poisson même si on pouvait toujours voir le fond – il fallait remonter quinze kilomètres vers le New Hampshire pour en voir sauter à la surface. Plus de poissons, et tout au long des rives on voyait des colliers de mousse sale autour de certains rochers – une mousse couleur de vieil ivoire. L’odeur, non plus, n’était pas très agréable ; on aurait dit celle d’un panier à linge plein de serviettes moisies. Des libellules piquetaient la surface de l’eau et pondaient en toute impunité. Plus de truites pour les dévorer. Bon Dieu, pas même de poissons-chats.
« Mec, a dit Chris à voix basse.
– Allons, s’est écrié Teddy, tout guilleret, voire arrogant. On y va. » Il démarrait déjà, marchant sur les longerons entre les rails étincelants.
« Dites, a dit Vern, mal à l’aise, il y en a un qui sait quand le prochain train doit passer ? »
On a haussé les épaules.
« Il y a le pont de la route 136… » ai-je dit.
« Hé, allons, faites pas chier ! a crié Teddy. Ça veut dire descendre la rivière sur huit kilomètres de ce côté et la remonter sur huit kilomètres de l’autre… ça nous prendra jusqu’à la nuit ! Si on prend la passerelle, on sera au même endroit en dix minutes !
– Mais si un train arrive on n’ira nulle part », a dit Vern. Il ne regardait pas Teddy, il regardait la rivière, inlassable et neutre.
« Putain c’est pas vrai ! » Teddy était indigné. Il s’est accroché au bord de la plate-forme en se retenant à un des piliers. Il n’était pas allé très loin – ses pieds touchaient presque le sol – mais l’idée de faire la même chose au milieu de la rivière avec un train rugissant juste au-dessus de ma tête, un train qui m’enverrait sûrement des cendres brûlantes dans les cheveux et dans le cou… cette idée ne me donnait pas précisément l’impression d’être la Reine d’un Jour.
« Voyez comme c’est facile ? » Teddy s’est laissé tomber sur le talus, s’est essuyé les mains et est remonté près de nous.
« Tu veux dire que tu vas rester pendu comme ça si c’est un train de deux cents wagons ? a demandé Chris. Accroché par les mains pendant cinq ou dix minutes ?
– T’as la trouille ? a crié Teddy.
– Non, je te demande juste ce que tu ferais. » Chris a souri : « La paix, mec.
– Faites le tour si vous voulez ! a bramé Teddy. Rien à chier ! Je vous attendrai ! Je ferai la sieste !
– Il y a déjà un train qui est passé, ai-je dit à regret. Et il n’y a probablement qu’un ou deux trains par jour qui traversent Harlow. Regardez. » J’ai donné un coup de pied dans les herbes qui poussaient entre les traverses. Il n’y en avait aucune sur la voie allant de Castle Rock à Lewiston.
« Voilà. Vous voyez ? a dit Teddy, triomphant.
– Mais il y a tout de même un risque, ai-je ajouté.
– Ouais. » Chris ne regardait que moi, les yeux brillants. « T’es pas cap, Lachance.
– T’es pas cap d’être prem.
– Okay. » Chris nous a regardés tous les trois : « Y a des dégonflés ?
– NON ! » a crié Teddy.
Vern s’est raclé la gorge, a fait un son enroué, s’est raclé la gorge une seconde fois et a dit « non » d’une toute petite voix, avec un pauvre sourire plaintif.
« Okay », a dit Chris… mais nous avons encore hésité un moment, même Teddy, en surveillant les voies des deux côtés. Je me suis agenouillé et j’ai serré un rail d’une main, négligeant le fait qu’il était brûlant au point de me donner des cloques. Le rail était muet.
« Okay. » Au même moment quelqu’un a sauté à la perche dans mon estomac. J’ai cru qu’il enfonçait sa perche jusqu’aux couilles et qu’il se retrouvait assis sur mon cœur.
On est partis en file indienne : d’abord Chris, puis Teddy, Vern, et moi en queue parce que j’avais dit pas cap d’être prem. On marchait sur les longerons entre les rails, et il fallait regarder où on mettait les pieds, qu’on ait le vertige ou non. Un faux pas et la jambe passait à travers, avec probablement un genou cassé en prime.
La rive s’est abaissée sous mes yeux, chaque pas semblait sceller notre choix à jamais… et le faisait paraître encore plus stupide et suicidaire. Je me suis arrêté pour lever les yeux quand les rochers ont laissé place à la rivière, tout en bas. Chris et Teddy étaient loin devant, presque au milieu, et Vern les suivait d’un pas mal assuré, regardant studieusement ses pieds, la tête en avant, le dos voûté, les bras écartés pour garder son équilibre, comme une vieille dame essayant de marcher avec des échasses. J’ai regardé en arrière. Trop tard, mec. Il fallait que je continue, et pas seulement parce qu’un train pouvait venir. Si je faisais demi-tour, je serais un dégonflé à vie.
Je suis devenu extrêmement conscient de tous les bruits venant de moi et de l’extérieur, comme si un orchestre impossible s’accordait avant de jouer. Le battement régulier de mon cœur, le bruit du sang dans mes oreilles, comme un tambour effleuré par des balais, les craquements des sinus imitant les cordes d’un violon tendues au maximum, le sifflement continuel de la rivière, le crissement d’un criquet creusant l’écorce, le cri monotone d’une mésange, et quelque part, au loin, un chien qui aboyait. Peut-être Chopper. L’odeur moisie de la rivière me remplissait le nez. Les muscles de mes cuisses tremblaient. Je me disais sans cesse qu’il serait tellement plus sûr (et probablement plus rapide) de faire le trajet à quatre pattes. Mais je ne le ferai jamais – pas plus que les autres. Si les films en matinée du Gem nous avaient appris quelque chose, c’est que SEULS LES PERDANTS RAMPENT. C’était un des principaux dogmes de l’Évangile selon Hollywood. Les bons avancent debout, bien droits, et si vos tendons grincent comme des violons à cause du flot d’adrénaline qui vous inonde le corps, et si les muscles de vos cuisses tremblent pour la même raison, eh bien qu’il en soit ainsi.
J’ai dû m’arrêter au milieu du ponton et regarder le ciel quelques instants. Mon vertige s’accentuait. Je voyais des fantômes de traverses me flotter devant le nez. Quand cela s’est effacé je me suis senti mieux. J’ai regardé devant moi et vu que j’avais presque rattrapé Vern, qui boitillait de plus en plus. Chris et Teddy étaient bientôt arrivés.
Et bien que depuis lors j’aie écrit sept livres à propos de gens ayant des facultés aussi exotiques que lire dans les pensées et prévoir l’avenir, c’est alors que j’ai eu ma première et dernière illumination psychique. Je suis sûr que c’était ça – comment l’expliquer autrement ? Je me suis accroupi et j’ai empoigné le rail de gauche. Il vibrait sous ma paume. Il vibrait si fort que je croyais tenir un nœud de serpents métalliques et mortels.
Vous avez entendu dire « ses entrailles se sont liquéfiées » ? Je sais ce que cette phrase veut dire – exactement ce qu’elle veut dire. C’est peut-être le cliché le plus vrai jamais inventé. J’ai eu peur depuis cette époque, très peur, mais jamais autant qu’à cet instant où j’ai touché le rail brûlant, vivant. Il m’a semblé que pour un moment tous les organes de mon corps se sont ramollis, comme évanouis. Un mince filet d’urine a coulé sur l’intérieur de ma cuisse. Ma bouche s’est ouverte. Je ne l’ai pas ouverte, elle l’a fait d’elle-même, la mâchoire est tombée comme une trappe dont on a soudain enlevé les gonds. Ma langue s’est plaquée contre le palais, risquant de m’étouffer. Et tous mes muscles se sont bloqués. C’était le pire. Mes entrailles étaient flasques mais mes membres étaient bloqués dans une étreinte terrible et je ne pouvais plus bouger du tout. Cela n’a duré qu’un instant, mais subjectivement ce fut un instant d’éternité.
Toutes mes perceptions se sont intensifiées, comme si les impulsions électriques de mon cerveau étaient survoltées, avaient sauté du cent dix au deux cent vingt. J’ai entendu un avion qui passait dans le ciel et j’ai eu le temps de souhaiter m’y trouver, tout simplement assis près d’un hublot, un Coke à la main, regardant vaguement la ligne sinueuse et miroitante d’une rivière dont je n’aurais pas su le nom. Je voyais chaque écharde et chaque anfractuosité de la traverse goudronnée où je m’étais accroupi. Et du coin de l’œil je voyais le rail que j’agrippais toujours et qui brillait d’un éclat dément. La vibration pénétrait si profond dans mon corps que ma main vibrait encore quand je l’ai retirée, les terminaisons nerveuses se heurtant sans cesse l’une l’autre, provoquant les mêmes picotements que lorsqu’une main ou un pied engourdi se réveille. Je sentais le goût de ma salive soudain électrifiée, amère, et se coagulant sur les gencives. Pire que tout, plus horrible encore, je n’entendais toujours pas le train, je ne savais pas s’il se précipitait sur moi par-devant ou par-derrière, ni où il était. Il était invisible. Rien ne l’annonçait sinon ce rail pris de tremblote. Rien pour nous prévenir de la catastrophe imminente. Une vision de Ray Brower, horriblement mutilé et projeté dans un fossé comme un sac de linge sale éventré, m’est passée devant les yeux. Nous allions le rejoindre, ou du moins Vern et moi, ou moi en tout cas. On s’était invités à nos propres funérailles.
Cette idée a secoué ma paralysie et je me suis relevé d’un coup. J’avais sûrement l’air d’un diable à ressort, mais en fait j’avais l’impression de nager sous l’eau, d’avoir à remonter non pas un mètre cinquante d’air mais plutôt cent cinquante mètres de liquide. Mes gestes me semblaient ralentis, comme pris d’une terrible langueur, et l’eau s’écartait à regret.
J’ai fini par atteindre la surface.
J’ai hurlé : « UN TRAIN ! »
Toute trace de paralysie m’a quitté et je me suis mis à courir.
Vern a brusquement tourné la tête. La surprise qui déformait son visage paraissait comique, exagérée, inscrite en lettres géantes. Il m’a vu courir en chancelant, dansant d’une traverse affreusement haute à une autre, et il a compris que je ne plaisantais pas. Lui aussi s’est mis à courir.
Très loin, j’ai pu voir Chris descendre de la voie sur la terre ferme et je l’ai haï soudain d’une haine éclatante, verte et amère comme la sève d’une feuille d’avril. Il était à l’abri. Cet enculé était à l’abri. Je l’ai vu tomber à genoux et saisir un rail.
Mon pied gauche a failli glisser dans un des intervalles. J’ai fait des moulinets avec mes bras, les yeux brûlants comme un roulement dans une machine emballée, repris l’équilibre et continué à courir. J’étais juste derrière Vern. Nous avions dépassé la moitié du ponton et j’ai entendu le train. Il arrivait derrière nous, de Castle Rock. C’était un grondement sourd qui peu à peu a grandi, d’un côté le martèlement du diesel et de l’autre le fracas plus redoutable des grandes roues pesant lourdement sur les rails.
« Aohhhhhhhh-merde ! a crié Vern
– Cours, dégonflé ! ai-je crié en le frappant dans le dos.
– J’peux pas ! J’vais tomber !
– Cours plus vite !
– AOHHHHHHHHH-MERDE ! »
Mais il a couru plus vite – un épouvantail titubant, le dos nu brûlé par le soleil, le col de sa chemise ballottant sous ses fesses. Je voyais la sueur sur ses omoplates qui pelaient, des petites gouttes parfaitement rondes, le duvet qui recouvrait sa nuque, ses muscles qui se tendaient, se relâchaient, se tendaient, se relâchaient, encore et encore. Ses vertèbres ressortaient comme une série de bosses, chaque bosse faisant une ombre en forme de croissant – et les bosses se resserraient en approchant du cou. Il tenait toujours ses couvertures, et moi les miennes. Ses pieds pilonnaient les traverses. Il a failli en manquer une, a vacillé, les bras en avant, et je lui ai redonné un grand coup dans le dos pour qu’il continue.
« Gordiee je ne peux pas aohhhhhhhh-meeeeerde.
– COURS PLUS VITE, TÊTE DE NŒUD ! » ai-je beuglé, était-ce avec plaisir ?
Ouais – d’une façon étrange, suicidaire, que je n’ai retrouvée qu’en étant complètement ivre, c’était vrai. Je poussais Vern comme un bouvier mène au marché une de ses vaches préférées. Et peut-être prenait-il plaisir à sa peur de la même manière, mugissant comme cette vache, criant et transpirant, son torse se soulevant et retombant comme le soufflet d’un forgeron qui aurait pris du speed, courant maladroitement, toujours sur le point de tomber.
Le bruit du train se rapprochait, le grondement du moteur se faisait plus grave. Il a donné un coup de sifflet en dépassant l’aiguillage où nous nous étions arrêtés pour lancer du mâchefer sur le drapeau. J’avais finalement mon chien d’enfer aux trousses, que je le veuille ou non. Je m’attendais à ce que la passerelle se mette à trembler sous mes pieds. Quand ça arriverait, le train serait juste derrière nous.
« VA PLUS VITE, VERN ! PLUS VIIITE !
– Oh Dieu Gordie oh Dieu Gordie oh Dieu AOHHHHHHH-MEEEERDE ! »
La sirène électrique de la motrice a soudain déchiré l’air en mille morceaux d’un long hurlement balayant d’un coup tout ce qu’on a jamais vu dans un film ou une BD ou dans ses propres rêves, vous faisant savoir ce qu’entendent vraiment les héros comme les lâches quand la mort les poursuit :
WHHHHHHHONNNNNNNK ! WHHHHHHHONNNNNNNK !
Et puis on a vu Chris en dessous de nous, sur la droite, Teddy derrière lui, ses lunettes renvoyant des éclairs de soleil, et ils criaient tous les deux le même mot, sautez ! mais le train avait aspiré le sang des mots et il n’en restait que la forme sur leurs lèvres. La passerelle s’est mise à vibrer quand le train a foncé dessus. On a sauté.
Vern est tombé à plat ventre dans la terre mêlée de cendres et moi juste à côté, presque sur lui. Je n’ai jamais vu ce train – et n’ai jamais su si le conducteur nous a vus. Quand j’ai évoqué cette possibilité devant Chris, quelques années plus tard, il m’a dit : « Ils ne donnent pas un coup de sirène pareil pour des prunes, Gordie. » Mais peut-être que si. Il a pu donner un coup de sirène pour le plaisir, je suppose. Sur le moment, ce genre de détail ne comptait guère. Je me suis plaqué les mains sur les oreilles et je me suis enfoui le visage dans les cendres chaudes quand le train est passé comme un ouragan de métal dont le souffle nous a giflés. Je n’ai pas eu l’idée de le regarder. Le train était très long, mais je n’ai pas levé les yeux. Avant qu’il ait fini de passer j’ai senti une main chaude sur ma nuque et j’ai su que c’était Chris.
Quand il est parti – quand j’ai été sûr qu’il était parti – j’ai relevé la tête comme un soldat qui sort de son trou après avoir été bombardé toute une journée par l’artillerie. Vern était encore étalé par terre, il tremblait. Chris était assis en tailleur entre nous deux, une main sur la nuque moite de Vern, l’autre sur la mienne.
Vern a fini par s’asseoir, tremblant de tous ses membres et se léchant nerveusement les lèvres. « Qu’est-ce que vous pensez de boire ces Coke, les mecs ? a demandé Chris. Il n’y a que moi qui en aurais l’usage ? »
Nous avons tous pensé que nous en avions l’usage.
Du côté de Harlow, au bout de quatre cents mètres, la voie s’enfonçait tout droit dans la forêt. Le terrain boisé s’abaissait et laissait place à une zone marécageuse pleine de moustiques gros comme des chasseurs à réaction, mais où il faisait frais… une fraîcheur merveilleuse.
Nous nous sommes assis à l’ombre pour boire nos Coke. Vern et moi nous sommes mis notre chemise sur les épaules pour écarter les bestioles, mais Chris et Teddy sont restés torse nu, l’air aussi frais et tranquilles que deux Esquimaux dans leur igloo. On n’était pas là depuis cinq minutes que Vern a dû aller dans les buissons pour en lâcher une, ce qui a donné lieu à pas mal de blagues et de coups de coude quand il est revenu :
« T’as tellement peur des trains, Vern ?
– Non. J’allais en lâcher une quand on a traversé, de toute façon, y fallait que j’en lâche une, vous savez ?
– Verrrrrrrn ? Chris et Teddy, en chœur.
– Voyons, les mecs, y fallait. Franchement.
– Alors ça ne t’ennuie pas si on regarde le fond de ton slip pour y chercher du chocolat, pas vrai ? » a demandé Teddy, et Vern a fini par éclater de rire, comprenant qu’on se foutait de lui !
« Allez vous faire foutre. »
Chris s’est tourné vers moi. « Ce train t’a fait peur, Gordie ?
– Non. » J’ai bu une gorgée de Coke.
« Pas trop, hein, abruti. » Il m’a donné un coup sur le bras.
« Franchement. Je n’ai pas eu peur du tout.
– Ouais ? T’as pas eu peur ? » Teddy me regardait fixement.
« Non. Putain, j’étais pétrifié. »
Je les ai eus, tous, même Vern, et nous avons beaucoup ri. Ensuite nous sommes restés tranquilles, sans plus déconner, buvant nos Coke en silence. Je me sentais le corps chaud, bien entraîné, en paix avec lui-même. Rien n’y fonctionnait à contre-courant d’autre chose. J’étais vivant et heureux de l’être. Je voyais chaque chose en détail avec une tendresse toute spéciale, et quoique je n’aurais jamais pu le dire à voix haute c’était sans importance – peut-être voulais-je garder cette sensation de tendresse pour moi seul.
Je crois que ce jour-là j’ai commencé à comprendre ce qui pousse les hommes à devenir des risque-tout. J’ai payé vingt dollars pour regarder Evel Kneivel tenter son grand saut par-dessus le canyon de Snake River, il y a deux ans, et ma femme était horrifiée. Elle m’a dit que si j’étais né romain, je serais allé tout droit au Colisée regarder les lions étriper les chrétiens, assis en mangeant des raisins. Elle avait tort, mais j’avais du mal à expliquer pourquoi (et en fait, à mon avis, elle a cru que je me moquais d’elle). Je n’ai pas craché vingt dollars pour regarder ce mec se tuer en direct sur les TV de tout le pays, même si j’étais sûr que ça se passerait exactement comme ça. J’y suis allé à cause des ombres que nous avons toujours derrière les yeux, de ce que Bruce Springsteen appelle « les ténèbres à la lisière des villes » dans une de ses chansons, et à un moment ou à un autre je crois que nous voulons tous défier ces ténèbres malgré ces corps brinquebalants que Dieu nous a donnés, à nous pauvres humains. Non… pas malgré ces corps mais grâce à eux.
« Hé, raconte l’histoire », a dit soudain Chris en se redressant.
« Quelle histoire ? » ai-je demandé, mais je devais le savoir.
Je n’étais jamais très à l’aise quand on parlait de mes histoires, même s’ils avaient tous l’air de bien les aimer – vouloir raconter des histoires, et en plus avoir envie de les écrire… c’était assez singulier pour être bien vu, d’une certaine manière, comme de vouloir devenir inspecteur des égouts ou mécanicien de Grand Prix. Richie Jenner, un gosse qui a fait partie de notre bande jusqu’à ce que sa famille aille s’installer au Nebraska en 1959, a été le premier à découvrir que je voulais être écrivain quand je serais grand, que je voulais en faire un métier à plein temps. On était montés dans ma chambre, juste pour déconner, et il a trouvé un paquet de pages manuscrites dans un carton du placard, sous les illustrés. C’est quoi ? demande Richie. Rien, je dis, et j’essaye de les reprendre. Richie les lève hors de ma portée… et je dois avouer que je n’ai pas essayé tant que ça de les reprendre. J’avais envie qu’il les lise et en même temps je n’avais pas envie… un mélange instable d’orgueil et de timidité que j’ai toujours chaque fois qu’on me demande la même chose. L’acte d’écrire lui-même se fait en secret, comme la masturbation – oh, j’ai un ami qui a fait des trucs comme d’écrire des histoires dans la vitrine d’une librairie ou d’un grand magasin, mais ce type a un courage insensé, c’est le genre de zèbre qu’on aimerait avoir avec soi quand on a une crise cardiaque dans une ville inconnue. Pour moi, c’est toujours une envie de sexe qui ne se réalise pas – toujours l’adolescent qui se branle dans la salle de bains le verrou tiré.
Richie est resté assis au bout de mon lit presque tout l’après-midi à lire les trucs que j’avais écrits, la plupart sous l’influence du genre de bouquins qui avaient donné des cauchemars à Vern. Quand il a eu fini Richie m’a regardé d’une façon étrange et qui m’a fait un drôle d’effet, comme s’il avait été forcé de réévaluer toute ma personnalité. C’est pas mal du tout, a-t-il dit. Pourquoi tu ne les montrerais pas à Chris ? J’ai dit non. Je voulais que ça reste secret, et Richie a dit : Pourquoi ? C’est pas pédé. T’es pas une pédale. J’veux dire, c’est pas poétique.
Pourtant je lui ai fait promettre de ne rien dire à personne mais bien sûr il l’a fait et il s’est avéré que la plupart ont eu plaisir à lire les trucs que j’écrivais, où il s’agissait surtout de se faire brûler vif, ou d’un escroc revenu d’entre les morts pour trucider de DOUZE MANIÈRES INTÉRESSANTES le jury qui l’avait condamné, ou d’un maniaque ayant piqué sa crise et transformé plein de monde en côtelettes de veau avant que le héros, Curt Cannon, « taille en morceaux le sous-homme dément et hurlant en l’arrosant des rafales de son.45 fumant ».
Dans mes histoires il n’y avait que des rafales. Jamais de balles.
Pour changer de décor, il y avait la série Le Dio. Le Dio était une petite ville française et, en 1942, une escouade américaine, de féroces têtes de lard, essayaient de la reprendre aux nazis (c’était deux ans avant que je m’aperçoive que les Alliés n’avaient pas débarqué en France avant 1944). Ils n’en finissaient pas de la reprendre, rue après rue, au cours d’une quarantaine d’histoires écrites entre neuf et quatorze ans. Teddy était absolument fou de ces histoires, et je crois bien n’avoir écrit les douze dernières que pour lui – à l’époque j’avais déjà ma claque de Le Dio et d’écrire des trucs comme Mon Dieu, Cherchez le Boche et Feremez le porte ! À Le Dio les paysans français soufflaient constamment aux GI de Feremez le porte ! Mais Teddy dévorait les pages, les yeux énormes, le front emperlé de sueur, le visage tordu par les grimaces. Parfois j’entendais presque dans son crâne les détonations des brownings refroidies par air et les sifflements des.88. La façon dont il réclamait d’autres Le Dio à cor et à cri était à la fois agréable et terrifiante.
Pour moi, aujourd’hui, écrire est un travail, le plaisir a un peu diminué, et de plus en plus souvent ce plaisir coupable, masturbatoire, s’associe dans ma tête aux images cliniques et glacées de l’insémination artificielle : je jouis selon les clauses et les règles stipulées dans le contrat de mon éditeur. Pourtant, même s’il n’y aura personne pour dire que je suis le Thomas Wolfe de ma génération, je me sens rarement en faute : je gicle aussi fort que je peux chaque putain de fois. En faire moins, d’une drôle de manière, ce serait devenir pédé – ou ce que ce mot signifiait pour nous à l’époque. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est que ça fait mal de plus en plus souvent. Jadis, j’étais parfois dégoûté, tellement c’était bon d’écrire. Ces temps-ci je regarde la machine et je me demande quand je serais à court de mots intéressants. Je voudrais que cela n’arrive jamais. Je crois que je peux rester cool tant que je ne suis pas à court de mots, vous comprenez ?
« C’est quoi cette histoire, a demandé Vern, anxieux. Ce n’est pas une histoire d’horreur, n’est-ce pas, Gordie ? Je crois pas que je puisse écouter une histoire d’horreur. Ce n’est pas le moment, mec.
– Non, ce n’est pas de l’horreur, a dit Chris. C’est vraiment drôle. Grossier mais drôle. Vas-y, Gordie. Envoie la sauce.
– Il s’agit de Le Dio ? a demandé Teddy.
– Non, il ne s’agit pas de Le Dio, obsédé. » Chris lui a donné un coup sur la nuque. « Il s’agit du concours de mangeurs de tartes.
– Hé, je ne l’ai pas encore écrite, celle-là.
– Ouais, mais raconte-là.
– Vous voulez l’entendre, les mecs ? ai-je dit.
– Bien sûr, chef, a dit Teddy.
– Bon, c’est à propos de cette ville imaginaire. Gretna, je l’appelle. Gretna, dans le Maine.
– Gretna ? Vern a souri. Qu’est-ce que c’est que ce nom ? Il n’y a pas de Gretna dans le Maine.
– La ferme, idiot, a dit Chris. Il vient de te dire que c’est imaginaire, non ?
– Ouais, mais Gretna, c’est vraiment stupide…
– Plein de vraies villes ont un nom stupide, a dit Chris. Pourquoi pas Alfred, Maine ? Ou Saco, Maine ? Où Arpent-de-Jérusalem ? Ou Castle-putain-Rock ? Il n’y a pas de château dans le coin. La plupart des noms de ville sont stupides. Tu n’y penses pas, uniquement parce que tu es habitué. Pas vrai, Gordie ?
– Bien sûr. » Mais à part moi je trouvais que Vern avait raison : Gretna était vraiment un nom stupide pour une ville. Seulement je n’avais pas été capable d’en trouver un autre. « Bon, en tout cas, ils célèbrent chaque année le Jour des Pionniers, comme à Castle Rock…
– Ouais, le Jour des Pionniers, c’est une putain de bombe », a dit Vern, très sérieux. « J’ai envoyé toute ma famille dans cette prison sur roues qu’ils ont faite, même cet enculé de Billy. Ça n’a duré qu’une demi-heure et ça m’a coûté tout mon argent de poche mais ça valait le coup juste pour savoir quand ce fils de pute allait…
– Tu vas la fermer et le laisser raconter ? » a hurlé Teddy.
Vern a cligné des yeux. « Sûr. Ouais. Okay.
– Vas-y, Gordie, a dit Chris.
– Ouais, on n’attend pas grand-chose d’un merdeux comme toi, a dit Teddy, mais vas-y quand même. »
Je me suis raclé la gorge. « Bon, en tout cas. C’est le Jour des Pionniers, et le dernier soir il y a les trois grandes attractions. Il y a la course de l’œuf pour les petits mômes, une course en sac pour ceux qui ont huit ou neuf ans, et il y a le concours des mangeurs de tartes. Et le type important de l’histoire c’est un gros, un gosse que personne n’aime et qui s’appelle Davie Hogan.
– Comme le frère de Charlie Hogan s’il en avait un », a dit Vern, qui s’est ratatiné quand Chris lui a donné un second coup sur la nuque.
« Ce gosse, il a notre âge, mais il est gros. Il pèse dans les quatre-vingts kilos et on n’arrête pas de le battre et de se foutre de lui. Tous les gosses, au lieu de l’appeler Davie, l’appellent Gros Lard Hogan et se foutent de sa gueule à la moindre occasion. »
Ils ont tous hoché la tête avec sympathie, pleins de respect dû au pauvre Gros Lard, bien que si un gosse pareil se pointait à Castle Rock on aurait été les premiers à le mettre en boîte jusqu’à plus soif.
« Alors il décide de se venger parce que, disons, il en a marre, vous voyez ? Il ne doit aller qu’au concours de mangeurs de tartes, mais c’est vraiment le bouquet de la journée et ça plaît à tout le monde. Il y a un prix de cinq dollars…
– Donc il gagne et les envoie tous se faire foutre ! » s’est écrié Teddy. « Chapeau !
– Non, c’est mieux que ça, a dit Chris. Ferme-la et écoute.
– Gros Lard se dit, cinq dollars, qu’est-ce que c’est ? Quinze jours plus tard, si les gens se souviendront de quelque chose, ce sera juste que ce foutu porc de Hogan a bouffé plus que tout le monde, alors, évidemment, allons chez lui le rouler dans la merde, et cette fois on va l’appeler Tarte au Cul au lieu de Gros Lard. »
Ils ont approuvé de la tête, voyant bien que Davie Hogan en avait dans le ciboulot. Je me suis mis à entrer dans mon histoire :
« Mais tout le monde s’attend à ce qu’il participe au concours, vous voyez. Même son père et sa mère. Hé, ils ont pratiquement déjà dépensé les cinq dollars à sa place.
– Ouais, c’est comme ça, a dit Chris.
– Ma cousine est comme ça ! s’est écrié Vern tout excité. Franchement ! Elle fait presque cent cinquante kilos ! Paraît que c’est la glande Hyboïde ou quêqu’chose comme ça. J’sais pas pour son Hyboïde, mais c’est un putain de ballon, les mecs, on dirait une putain de dinde de Noël, et la fois…
– Tu vas fermer ta putain de gueule, Vern ? Chris a éclaté. Pour la dernière fois ! Je le jure devant Dieu ! » Il avait fini son Coke et brandissait la bouteille verte en forme de sablier au-dessus de la tête de Vern.
« Ouais, c’est vrai, pardon. Vas-y, Gordie. C’est une chouette histoire. »
J’ai souri. Ses interruptions ne m’ennuyaient pas vraiment, mais naturellement je ne pouvais pas le dire à Chris qui s’était lui-même nommé Gardien des Arts.
« Alors il retourne tout ça dans sa tête, vous voyez, pendant la semaine précédant le concours. À l’école les gosses viennent le voir : Hé, Gros Lard, combien tu vas manger de tartes ? Tu vas en manger dix ? Vingt ? Quatre-vingts putains de tartes ? Et Gros Lard leur répond : Comment je saurais. Je ne sais même pas quel genre de tartes il y aura. En plus, vous voyez, l’intérêt du concours c’est que le champion est un adulte qui s’appelle, euh, Bill Traynor, je crois. Et ce Traynor n’est même pas gros. En fait il est maigre comme un haricot. Mais il bouffe les tartes comme si c’était magique, et l’année d’avant il en avait bouffé six en cinq minutes.
– Des entières ? a demandé Teddy, stupéfait.
– Parfaitement. Et Gros Lard est le plus jeune concurrent qu’il y ait jamais eu.
– Vas-y, Gros Lard ! a crié Teddy. Bouffe ces putains de tartes !
– Parle-leur des autres mecs, a dit Chris.
– Okay. En plus de Gros Lard et de Bill Traynor il y a Calvin Spier, le plus gros bonhomme de la ville – il tient la bijouterie…
– Les Bijoux Gretna », a ricané Vern. Chris l’a regardé d’un œil noir.
« Et il y a ce type qui est disc-jockey dans une station de radio à Lewiston, pas vraiment gros, mais du genre enveloppé, vous voyez. Et le dernier c’est Hubert Gretna le Troisième, le directeur de l’école de Gros Lard.
– Il va bouffer en face de son directeur ? » a demandé Teddy. Chris s’est pris les genoux et s’est balancé d’avant en arrière, mis en joie. « Si c’est pas génial ? Vas-y, Gordie ! »
Je les tenais. Ils étaient tous penchés vers moi. Une sensation de puissance m’a grisée. J’ai jeté ma bouteille vide dans les arbres et je me suis tortillé pour mieux m’installer. Je me souviens d’avoir à nouveau entendu la mésange, loin dans les bois, qui s’éloignait encore et jetant dans le ciel son appel monotone et sans fin : dee-dee-dee-dee…
« Alors il a son idée. La vengeance la plus grandiose dont un enfant peut rêver. Arrive le grand soir – le fin de la fête. Le concours a lieu juste avant le feu d’artifice. On a fermé la grande rue de Gretna pour que les gens puissent y marcher, et on a installé une grande estrade au milieu de la chaussée. Il y a des drapeaux qui pendent et plein de gens devant. Il y a aussi un photographe du journal venu prendre une photo du vainqueur tout barbouillé de mûres, puisque cette année c’étaient des tartes aux mûres. En plus, j’allais oublier de vous le dire, ils devaient manger leurs tartes avec les mains attachées dans le dos. Alors, ça y est, ils arrivent sur l’estrade… »
Extrait de La Revanche de Gros Lard Hogan, par Gordon Lachance. Publié par le magazine Cavalier, mars 1975. Citation autorisée.
Ils montèrent un par un sur l’estrade et se rangèrent derrière une longue table posée sur des tréteaux et couverte d’un drap. La table, où s’entassaient les tartes, était tout au bord de l’estrade. Au-dessus s’enroulaient des guirlandes d’ampoules nues de cent watts entourées d’un halo de phalènes et insectes nocturnes. Dominant l’estrade, illuminée par les projecteurs, une grande pancarte : GRETNA – GRAND CONCOURS DE TARTES 1960 ! De chaque côté pendaient des vieux haut-parleurs fournis par Chuck Day, qui tenait le Magasin d’Accessoires du Grand Jour. Chuck était le cousin de Bill Travis, le champion en titre.
À mesure qu’arrivaient les concurrents, mains liées derrière le dos et chemise ouverte comme Sydney Carton allant à la guillotine, le maire Charbonneau annonçait leurs noms au micro de Chuck et leur mettait une grande bavette blanche autour du cou. Calvin Spier récolta de maigres applaudissements ; malgré son ventre, gros comme une barrique de vingt gallons, on ne le voyait pas rivaliser avec le jeune Hogan (Gros Lard était considéré par la plupart comme un espoir, mais trop jeune et inexpérimenté pour aller bien loin cette année).
Après Spier, on annonça Bob Cormier. C’était un disc-jockey dont l’émission, tous les après-midi sur WLAM, avait du succès. Il fut mieux accueilli, acclamé même par quelques adolescentes. Les filles le trouvaient « mignon ». John Wiggins, directeur de l’école primaire de Gretna, suivit Cormier et reçut les applaudissements chaleureux des adultes – et quelques huées lancées par les plus facétieux de ses écoliers. Wiggins réussit à offrir en même temps au public un large sourire paternel et un sévère froncement de sourcils.
Puis le maire Charbonneau présenta Gros Lard.
« Un nouveau participant du grand concours de tartes de Gretna, dont nous attendons beaucoup à l’avenir… le jeune maître David Hogan ! » Charbonneau lui mit son bavoir sous le menton sous les applaudissements. Quand ils s’éteignirent on entendit un chœur grec hors de portée des ampoules crier à l’unisson, sardonique : « Fais-leur-la-peau-Gros-Lard ! »
Il y eut des éclats de rire étouffés, des piétinements, quelques ombres que nul ne put (ou ne voulut) identifier, des rires nerveux, des froncements de sourcils officiels (d’abord celui de l’autorité la plus en vue, Hizzoner Charbonneau). Gros Lard, lui, parut ne rien remarquer. Le léger sourire huilant ses grosses lèvres et plissant ses bajoues ne changea pas quand le maire, toujours renfrogné, lui noua son bavoir en lui disant d’ignorer les imbéciles dissimulés dans l’assistance (comme si le maire avait la moindre idée de quels monstrueux imbéciles Hogan avait dû subir et continuerait à subir en traversant l’existence avec le grondement d’un char nazi). L’haleine du maire était chaude et sentait la bière.
Le dernier candidat à grimper sur l’estrade fleurie de drapeaux reçut les acclamations les plus enthousiastes ; c’était le légendaire Bill Travis, un mètre quatre-vingt-quinze, maigre et vorace. Travis était mécano à la station Amoco près du dépôt des trains, et c’était le meilleur des hommes.
Toute la ville savait qu’il n’y avait pas que cinq dollars en jeu dans ce concours – en tout cas pour Bill Travis. Et pour deux raisons. D’abord les gens passaient toujours à la station féliciter Bill après sa victoire, et la plupart en profitaient pour faire le plein. Et les deux ateliers étaient parfois retenus un mois entier après le concours. Les gens venaient faire changer leur pot d’échappement ou graisser leurs roulements, ils s’installaient dans les fauteuils de cinéma alignés contre le mur (Jerry Maling, le propriétaire, les avait récupérés dans le vieux cinéma Gem quand il avait été démoli en 1957) en buvant des Coke et des Moxies pris au distributeur, et bassinaient Bill avec ce concours pendant qu’il changeait leurs bougies ou se promenait sur un cric hydraulique sous une camionnette pour voir si l’échappement était troué. Bill était toujours disposé à bavarder, ce qui était une des raisons de sa popularité.
On discutait en ville pour savoir si Jerry Maling lui donnait une prime pour les clients supplémentaires que rapportait son exploit annuel (son repas annuel, si vous préférez), ou s’il était carrément augmenté. D’une façon ou d’une autre Travis était sans aucun doute plus à l’aise que la plupart des mécanos de province. Il avait un joli ranch sur la route de Sabbatus, avec un étage, et certaines mauvaises langues disaient qu’il se l’était « construit avec des tartes ». C’était probablement exagéré, mais Bill s’y retrouvait par un autre bout – ce qui nous mène à la seconde raison faisant qu’il n’y avait pas que cinq dollars en jeu.
On pariait dur, à Gretna, sur le Mange-Tartes. La majorité venait probablement pour s’amuser, mais une minorité conséquente venait aussi pour miser du bon argent. Ces parieurs étudiaient les concurrents et discutaient de leurs chances avec autant d’ardeur que si c’étaient des pur sang. Ils interrogeaient leurs amis, leurs parents, voire leurs simples relations, et ils vous leur extorquaient le moindre détail concernant leurs habitudes alimentaires. La tarte officielle de l’année suscitait toujours de grandes discussions – la tarte aux pommes était jugée « lourde », celle aux abricots « légère » (bien qu’un concurrent dût se résigner à deux ou trois jours de courante s’il avait avalé trois ou quatre de ces dernières). Celle de cette année, la tarte aux mûres, passait pour une heureuse moyenne. Les parieurs, naturellement, voulaient surtout savoir si leur poulain aimait les mûres. Que pensait-il de la sauce aux mûres ? Préférait-il la confiture de mûres à la gelée de fraise ? L’avait-on vu saupoudrer les céréales de son petit déjeuner avec des mûres, ou s’en tenait-il aux bananes et à la crème ?
Et d’autres questions de quelque importance. Mangeait-il vite pour ralentir ensuite ou commençait-il lentement pour accélérer quand les choses devenaient sérieuses ou était-il encore une bonne fourchette bien régulière ? Combien de hot dogs pouvait-il avaler en regardant un match de championnat sur le terrain de Saint-Dom ? Buvait-il beaucoup de bière, et si oui, combien de bouteilles descendait-il en une soirée ? Était-il un roteur ? On croyait qu’un bon roteur tenait mieux la distance.
On triait toutes ces informations, et bien d’autres, on fixait les cotes et on allongeait les mises. En vérité, combien d’argent changeait de mains pendant la semaine suivant le concours, je n’en ai aucune idée, mais si vous me colliez le canon d’un revolver sous le nez, je dirais que ce n’était pas loin de mille dollars – une somme qui peut vous paraître mesquine, mais il y a quinze ans, dans une petite ville, c’était beaucoup d’argent.
Or, comme le concours était honnête et que la limite des dix minutes était strictement respectée, nul ne s’opposait à ce qu’un concurrent parie sur lui-même, ce que Bill Travis faisait tous les ans. Pendant qu’il saluait et qu’il souriait à son public, en cette nuit de l’été 1960, on racontait qu’il avait à nouveau misé gros, sur sa tête, et qu’il n’avait pas trouvé mieux que cinq contre un. Si vous n’êtes pas de la race des parieurs, laissez-moi vous expliquer : il fallait qu’il risque deux cent cinquante dollars pour pouvoir en gagner cinquante. Pas énorme, mais c’était la rançon du succès – et à voir son sourire tranquille et sa façon d’absorber les applaudissements, il ne s’inquiétait pas trop.
« Et le champion en titre, trompetta le maire, Bill Travis de Gretna même !
– Houh, Bill !
– Combien tu en fais, ce soir, Bill ?
– Tu vas vers les dix, Billy-boy ?
– J’ai un paquet sur toi, Bill ! Ne me laisse pas tomber, mon gars !
– Garde-moi une de ces tartes, Trav ! »
Hochant la tête et souriant avec la modestie requise, Bill Travis laissa le maire lui attacher la bavette autour du cou. Puis il s’assit au bout de la table, près de l’endroit où se tiendrait Charbonneau pendant le concours. Ainsi, de droite à gauche, il y avait Bill Travis, David « Gros Lard » Hogan, Bob Cormier, le directeur John Wiggins, et Calvin Spier sur le tabouret de l’extrême gauche.
Le maire présenta Sylvia Dodge, personnage plus essentiel au concours que Travis lui-même. Elle présidait l’Association féminine de Gretna depuis un temps immémorial (depuis le Premier Manassas, d’après certains mauvais esprits), et c’est elle qui surveillait tous les ans la cuisson des tartes, soumettant chacune d’elles à un strict contrôle comprenant une pesée cérémoniale sur la balance de M. Bancichek, le boucher de Freedom Market – ceci pour garantir qu’il n’y ait pas plus de trente grammes d’écart entre les tartes.
Dominant la foule de son sourire royal, ses cheveux bleus papillotant sous l’éclat brûlant des ampoules, Sylvia fit un bref discours : elle était si heureuse que tant de gens soient venus célébrer leurs vaillants ancêtres les pionniers, ceux qui avaient fait de ce pays un grand pays, car c’était un grand pays, non seulement au niveau du peuple où le maire Charbonneau allait conduire les Républicains locaux aux sièges bénis du conseil municipal en novembre, mais au niveau national où l’équipe de Nixon et de Lodge reprendrait le flambeau de la liberté des mains de notre Glorieux et Bien-aimé Général et le brandirait bien haut pour que…
Le ventre de Calvin Spier gargouilla bruyamment – goinnngg ! Il y eut quelques applaudissements. Sylvia Dodge, sachant fort bien que Spier était à la fois démocrate et catholique (l’un et l’autre étant pardonnables, mais les deux ensemble, jamais) réussit à la fois à rougir, sourire, et prendre un air furieux. Elle s’éclaircit la gorge et claironna une vibrante exhortation à tous les garçons et filles de l’assistance, leur disant de toujours tenir bien haut le rouge, le blanc et le bleu, à la fois dans leurs mains et dans leurs cœurs, et de se souvenir que fumer était une habitude répugnante, nuisible, qui vous faisait tousser. Les garçons et filles de l’assistance, dont la plupart porteraient des badges pacifistes et fumeraient non des Camel mais de la marijuana huit ans plus tard, remuèrent vaguement les pieds en attendant que ça commence vraiment.
« Parler moins, manger plus ! » cria-t-on des derniers rangs, et il y eut une autre salve d’applaudissements – plus sincères cette fois.
Le maire tendit à Sylvia un chronomètre et un sifflet chromé de policier, où elle devrait souffler à la fin des dix minutes. Sur quoi le maire s’avancerait pour lever le bras du vainqueur.
« Êtes-vous prêts ? » La voix triomphante d’Hizzoner résonna dans les haut-parleurs et remplit la grande rue.
Les cinq mangeurs de tartes déclarèrent qu’ils étaient prêts.
« Vous y êtes ? » demanda encore Hizzoner.
Les mangeurs grommelèrent qu’en effet ils y étaient. Plus loin dans la rue, un gosse fit éclater un chapelet de pétards.
Le maire leva une main boudinée et la laissa retomber. « PARTEZ ! »
Cinq têtes plongèrent dans cinq assiettes à tarte. On eut cru entendre de larges pieds lourdement posés dans la boue. Des bruits de mastication montèrent dans l’air tiède de la nuit, bientôt noyés sous les acclamations de la foule et des parieurs qui encourageaient leurs favoris. La première tarte n’avait pas disparu que la plupart des gens comprirent qu’il y avait du remue-ménage dans l’air.
Gros Lard Hogan, un outsider coté à sept contre un à cause de son âge et de son inexpérience, dévorait comme un possédé. Ses mâchoires démolirent d’abord la croûte comme une mitrailleuse (le règlement n’obligeait à manger que la croûte supérieure, pas le fond de la tarte), et une fois la croûte expédiée, un énorme bruit de succion provint de ses lèvres, tel celui d’un aspirateur industriel. Puis sa tête disparut tout entière dans l’assiette. Il la releva quinze secondes plus tard, le front et les joues barbouillés de jus de mûre, pour montrer qu’il avait fini. On aurait dit un extra dans une troupe de chanteurs nègres. Il avait fini – fini avant que le légendaire Bill Travis ait mangé la moitié de sa première tarte.
Des applaudissements stupéfaits jaillirent quand le maire examina l’assiette de Gros Lard et déclara qu’elle était assez propre. Charbonneau glissa une seconde tarte devant l’homme de tête. Gros Lard avait gobé une tarte réglementaire en quarante-deux secondes. C’était un record.
Il s’attaqua à la seconde encore plus furieusement, sa tête tressautant dans la sauce aux mûres, et Bill Travis lui lança un regard inquiet en demandant sa deuxième tarte. Comme il le dit plus tard à ses amis, c’était la première fois qu’il avait vraiment l’impression de faire un concours depuis 1957, quand George Gamache avait englouti quatre tartes en trois minutes avant de tomber raide évanoui. Il s’était demandé s’il avait à faire à un gosse ou à un démon. L’idée de tout l’argent qu’il avait investi le fit redoubler d’énergie.
Mais si Travis avait doublé, Gros Lard avait triplé. Les mûres volaient autour de l’assiette et transformaient la nappe en un tableau de Pollock. Il en avait dans les cheveux, sur son bavoir, collées à son front comme si son effort de concentration le faisait suer des mûres.
« Fini ! » s’écria-t-il en relevant la tête avant même que Travis ait mangé la croûte de sa tarte.
« Vaut mieux ralentir, mon gars », murmura Hizzoner. Il avait placé dix dollars sur Travis. « Faut de la mesure si tu veux tenir le coup. »
Ce fut comme si Gros Lard n’avait rien entendu. Il s’enfonça dans la troisième à une allure démente, les mâchoires travaillant à une vitesse fulgurante. Et alors…
Mais je dois m’interrompre un moment pour vous dire qu’il y avait chez Gros Lard un flacon vide dans l’armoire à pharmacie. Dans la journée ce flacon avait été aux trois quarts plein d’huile de ricin jaune d’or, peut-être le liquide le plus infect que notre Seigneur, dans son infinie sagesse, ait autorisé à la surface ou dans les entrailles de la terre. Gros Lard avait vidé le flacon, bu l’huile jusqu’à la dernière goutte et léché le goulot, la bouche tordue, l’estomac révulsé, la tête pleine d’un doux rêve de vengeance.
Et pendant qu’il dévorait à toute vitesse sa troisième tarte (Calvin Spier, bon dernier comme prévu, n’avait pas encore fini sa première), Gros Lard se mit délibérément à se torturer avec des images épouvantables. Ce n’étaient pas des tartes qu’il mangeait, mais des bouses de vache. De grandes bouchées graisseuses d’intestins de rats noirs. Des tripes de marmotte hachées à la sauce aux mûres. De la sauce rance.
Il termina sa troisième tarte et demanda la suivante, en avance d’une tarte sur la légende vivante, Bill Travis. La foule inconstante, pressentant la naissance inattendue d’un nouveau champion, se mit à l’acclamer vigoureusement.
Mais Gros Lard n’avait ni l’espoir, ni l’intention de gagner. Il n’aurait pas pu continuer à la même allure, même si la vie de sa mère avait été en jeu. De plus, pour lui, gagner serait une défaite : le seul ruban bleu qu’il voulait, c’était celui de la vengeance. Les entrailles convulsées par l’huile de ricin, l’œsophage pris de soubresauts, il liquida sa quatrième tarte et demanda la cinquième, la Tarte Ultime, la Tarte Sied à Électre en quelque sorte. Il plongea son visage bleui dans l’assiette, brisant la croûte, et aspira des mûres par le nez, en en projetant sur sa chemise. Son estomac lui parut tout d’un coup plus lourd. Il mâcha la croûte pâteuse et l’avala. Il inspira encore des mûres.
Soudain l’heure de la vengeance arriva. Son estomac, surchargé au-delà du possible, se révolta, se resserra comme une main puissante gainée d’un gant de caoutchouc. Sa gorge s’ouvrit.
Gros Lard leva la tête.
De ses dents bleues, il sourit à Travis.
Le vomi remonta en grondant comme un Peterbilt de six tonnes lancé dans un tunnel.
Il jaillit de sa bouche un torrent bleu et jaune, chaud et fumant gaiement, qui submergea Bill Travis, lequel n’eut que le temps d’émettre un son absurde « Goog ! », quelque chose comme ça. Dans le public, les femmes se mirent à hurler. Calvin Spier, qui avait regardé cette attraction imprévue avec un air de surprise ahurie, se pencha tranquillement sur la table comme s’il allait expliquer aux spectateurs hallucinés ce qui venait de se passer, et vomit sur la tête de Marguerite Charbonneau, la femme du maire. Elle recula en hurlant, essaya futilement d’essuyer ses cheveux couverts d’un mélange de mûres écrasées, de haricots bouillis et de saucisses à moitié digérées (provenant du dîner de Spier), se tourna vers Maria Lavin, sa meilleure amie, et vomit sur la veste en peau de Maria.
L’un après l’autre, très vite, comme une série de pétards.
Bill Travis lança un grand jet de vomi (apparemment concentré) sur les deux premiers rangs de spectateurs, son visage stupéfait proclamant urbi et orbi, Les mecs, je n’arrive pas à croire que c’est moi.
Chuck Day, ayant reçu une bonne part de ce cadeau surprise, vomit sur ses Hush Puppies et les regarda ensuite d’un air étonné, sachant très bien que les taches sur le daim ne partiraient jamais.
John Wiggins, directeur de l’école primaire, ouvrit ses lèvres ourlées de bleu et dit d’un ton désapprobateur : « Vraiment, ceci ne… YURRK ! » Comme il convient à un homme de son éducation et de son rang, il vomit dans son assiette.
Hizzoner Charbonneau, qui se retrouvait présider ce qui ressemblait plutôt à un hôpital envahi par la grippe intestinale qu’à un concours de mangeurs de tartes, ouvrit la bouche pour clore la réunion et dégueula sur le micro.
« Jésus, sauvez-nous ! » gémit Sylvia Dodge, mais son dîner révolté – friture de moules, salades de choux, maïs au beurre et au sucre (deux épis), et une grosse part de gâteau au chocolat – fila par la sortie de secours et atterrit avec un grand bruit mouillé dans le dos du maire, sur son habit noir.
Gros Lard Hogan, au point culminant de sa jeune existence, avait un large sourire. Les gens chancelaient, tournaient en rond, comme ivres, se tenant la gorge et poussant de faibles coassements. Un pékinois traversa la scène à toute vitesse, aboyant comme un fou, et un homme en jean avec une chemise western vomit en plein dessus, manquant le noyer. Mme Brockway, l’épouse du prêtre méthodiste, poussa dans les graves un rot bruyant et prolongé suivi par un torrent de rosbif décomposé mêlé de purée et de jus de pomme. Jerry Maling, venu voir son mécano préféré remporter toutes les billes, décida vertueusement de sortir de cette putain de maison de fous. Il ne fit pas quinze mètres avant de trébucher sur un jouet d’enfant, une petite voiture rouge, et de s’étaler dans une flaque de vomi chaud et bilieux. Jerry dégobilla sur ses vêtements et raconta plus tard qu’il avait remercié la providence d’être venu en combinaison de travail. Et Mlle Norman, qui enseignait le latin et l’anglais au lycée de Gretna, vomit dans son propre sac, l’image même de la décence.
Gros Lard regardait le spectacle, son large visage calme et souriant, l’estomac à nouveau tranquille, plein d’une chaleur et d’un bien-être qu’il n’éprouverait peut-être jamais plus – bien-être venant d’un sentiment de satisfaction pleine et entière. Il se leva, prit le micro un peu gluant de la main tremblante du maire Charbonneau, et dit…