Il avait tout du parfait petit Américain sur son vélo Schwinn six cent cinquante à guidon en cornes de vache, en train de pédaler dans une rue de banlieue, et c’est exactement ce qu’il était : Todd Bowden, treize ans, un mètre soixante-douze, soixante-cinq kilos, les cheveux couleur de blé mûr, les yeux bleus, les dents blanches et régulières, une peau légèrement bronzée sans l’ombre d’une trace d’acné juvénile.
Il pédalait du soleil à l’ombre, pas très loin de chez lui, avec un sourire de grandes vacances. On aurait dit le genre de gosse qui livre des journaux, et il faisait effectivement une tournée pour le Clairon de Santo Donato. Ou le genre de gosse qui vend des cartes de vœux pour gagner trois sous, et cela aussi, il l’avait fait. De celles où on imprime votre nom à l’intérieur – JACK ET MARY BURKE, ou DON ET SALLY, ou LES MURCHISON. C’était encore le type même du gamin qui siffle en travaillant, et cela lui arrivait souvent. D’ailleurs il sifflait très joliment. Son père était architecte et gagnait quarante mille dollars par an. Sa mère avait passé une licence de français et avait rencontré le père de Todd à l’université alors qu’il cherchait désespérément des leçons particulières. À temps perdu, elle tapait des manuscrits, et elle gardait dans un classeur tous les bulletins scolaires de son fils. Son préféré, c’était le dernier bulletin du cours moyen, où Mme Upashaw avait griffonné : « Todd est un élève extrêmement doué. » Et il l’était, Des A et des B sur toute la ligne. S’il avait fait mieux – que des A, par exemple – ses amis auraient pu commencer à le trouver bizarre.
Il arrêta sa bécane en face du 963 rue Claremont et mit pied à terre. La maison était un petit bungalow discrètement posé au fond du terrain. Blanc avec des volets et des bandeaux verts. Une haie faisait le tour, bien arrosée et bien taillée.
Todd écarta une mèche blonde de ses yeux et poussa la Schwinn sur l’allée en ciment, jusqu’au perron. Il souriait toujours, d’un beau sourire plein de franchise et d’espoir. Il abaissa la béquille du vélo du bout d’une de ses chaussures de course et ramassa le journal jeté sur la première marche. Ce n’était pas le Clairon, c’était le L.A. Times. Il le mit sous son bras et monta les marches. Elles donnaient sur une porte en bois massif protégée par une double porte en grillage. Il y avait une sonnette à droite, sur le chambranle, et sous la sonnette, deux petites plaques soigneusement vissées et protégées chacune par un plastique pour les empêcher de jaunir ou de se salir. L’efficacité allemande, pensa Todd, et son sourire s’élargit un peu. C’était une réflexion d’adulte, et chaque fois qu’il en avait une il se félicitait intérieurement.
Sur la plaque du haut, ARTHUR DENKER.
Sur celle du bas, NI QUÊTEURS, NI VENDEURS, NI REPRÉSENTANTS.
Toujours souriant, Todd appuya sur le bouton.
Il entendit à peine un ronflement assourdi, lointain, tout au fond de la petite maison. Il ôta son doigt et pencha légèrement la tête, guettant un bruit de pas. Rien ne vint. Il regarda sa Timex (une des primes reçues pour avoir vendu des cartes personnalisées) et vit qu’il était dix heures douze. Le type devait être levé. Todd se levait toujours au plus tard à sept heures et demie, même pendant les vacances d’été. Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.
Il écouta encore trente secondes, ne perçut aucun bruit et garda le doigt sur le bouton en regardant la trotteuse de sa Timex. Il sonnait depuis exactement soixante et onze secondes quand il finit par entendre des pas traînants. Des pantoufles, pensa-t-il, d’après le léger chuintement. Todd était en plein dans les déductions. Son ambition actuelle, pour quand il serait grand, c’était de devenir détective privé.
« Ça va ! Ça va ! cria d’un ton geignard celui qui prétendait s’appeler Arthur Denker. J’arrive ! Lâchez ça ! J’arrive. »
Todd ôta son doigt de la sonnette.
Il y eut un raclement de chaîne et de verrou derrière la porte en bois. Puis elle s’ouvrit vers l’intérieur.
Un vieil homme tassé, en peignoir de bain, apparut à travers le grillage. Un mégot se consumait entre ses doigts. Todd pensa qu’on aurait dit un mélange d’Einstein et de Boris Karloff. Ses cheveux étaient longs, d’un blanc qui commençait à jaunir de façon déplaisante, évoquant plus la nicotine que l’ivoire. Il avait le visage ridé, plissé et bouffi de sommeil, et Todd vit avec un peu de dégoût qu’il n’avait pas pris la peine de se raser depuis au moins deux jours. Son père disait souvent : « Quand on se rase, le matin brille. » Son père se rasait tous les jours, qu’il aille ou non travailler.
Les yeux qui regardaient Todd étaient alertes, profondément enfoncés dans leurs orbites, striés de veinules rouges. Todd se sentit soudain profondément déçu. Ce type ressemblait effectivement un peu à Einstein, et un peu à Boris Karloff, mais il ressemblait surtout à un de ces vieux ivrognes minables qui traînaient près du dépôt de chemin de fer.
Bien sûr, se dit-il, ce type vient de se lever. Todd avait déjà vu Denker plusieurs fois (mais avait pris toutes les précautions pour ne pas se faire remarquer du bonhomme, pas question, Gaston), et en public il était toujours tiré à quatre épingles, il avait tout de l’officier à la retraite, c’est ce que l’on se disait en le voyant. Il avait pourtant soixante-seize ans si les articles que Todd avait lus à la bibliothèque ne se trompaient pas sur sa date de naissance. Les jours où il l’avait suivi jusqu’au Shoprite où Denker faisait ses courses ou à l’un des trois cinémas sur le trajet du bus – Denker n’avait pas de voiture – il portait toujours l’un de ses trois costumes parfaitement entretenus, si chaud qu’il pût faire. Lorsqu’il risquait de pleuvoir, il se mettait un parapluie sous le bras, comme une badine d’officier. Et chaque fois il était rasé de frais et avait soigneusement taillé sa moustache blanche (qui dissimulait un bec-de-lièvre mal opéré).
« Un gamin », dit-il d’une voix pâteuse, endormie. Todd eut encore la déception de voir que le peignoir était fané, poisseux. Une pointe de son col arrondi se dressait, comme ivre, contre son cou de dindon. Il y avait une tache qui pouvait être du chili ou du ketchup sur le revers gauche, et une odeur de tabac et d’alcool éventé.
« Un gamin, répéta-t-il. Je n’ai besoin de rien, gamin. Lis la plaque. Tu sais lire, non ? Bien sûr que tu sais. Tous les petits Américains savent lire. Ne m’ennuie pas, gamin. Bonne journée. »
La porte commença à se fermer.
À ce moment-là, il aurait pu tout laisser tomber, pensa-t-il beaucoup plus tard, une de ces nuits où le sommeil ne venait pas. Sa déception en le voyant de près pour la première fois, en voyant cet homme sans son masque de jour – comme s’il avait laissé son visage dans le placard, accroché à côté du parapluie et du chapeau – aurait pu suffire. Tout aurait pris fin d’un seul coup, et le petit claquement insignifiant du loquet aurait coupé court à tout ce qui avait suivi aussi proprement qu’une cisaille. Mais il était un parfait petit Américain, comme le type l’avait lui-même remarqué, et on lui avait appris que la persévérance est une vertu.
« N’oubliez pas votre journal, monsieur Dussander », dit Todd en lui tendant poliment le Times.
Le vantail s’arrêta net à mi-distance du chambranle. Une expression tendue, méfiante, traversa le visage de Kurt Dussander et disparut aussitôt. Il y avait peut-être eu de la peur dans cette expression. Très bon, de l’avoir effacée aussi vite, mais Todd fut déçu pour la troisième fois. Il ne s’attendait pas à ce que Dussander soit bon, mais à ce qu’il soit génial.
Gamin, Todd pensa à ce « gamin » avec dégoût, oh, gamin !
Il rouvrit la porte. Une main recroquevillée par l’arthrite déverrouilla la porte en grillage. La main l’ouvrit, juste assez pour se glisser comme une araignée et se refermer sur le bord du journal tendu par le garçon. Todd eut encore le déplaisir de voir des ongles trop longs, jaunes et calleux. Cette main, quand elle ne dormait pas, devait passer le plus clair de son temps à tenir une cigarette après l’autre. Todd pensait que le tabac était une sale habitude, dangereuse, une habitude qu’il n’aurait jamais. Vraiment surprenant que Dussander ait réussi à vivre aussi vieux.
Le vieil homme tira. « Donne-moi mon journal.
– Bien sûr, monsieur Dussander. » Todd lâcha le journal. L’araignée l’arracha d’un coup sec. Le grillage se referma.
« Je m’appelle Denker, dit le vieil homme. Pas ce Doo-Zander. On dirait que tu ne sais pas lire. Quel dommage. Bonne journée. »
La porte se referma une seconde fois. Todd parla très vite dans la brèche qui se rétrécissait. « Bergen-Belsen, de janvier 1943 à juin 1943. Auschwitz, de juin 1943 à juin 1944, Unterkommandant Patin… »
La porte s’arrêta une fois encore. Le visage pâle et bouffi du vieux était suspendu dans l’ouverture comme un ballon flasque, à moitié dégonflé. Todd sourit.
« Vous avez quitté Patin juste avant l’arrivée des Russes. Vous êtes allé à Buenos Aires. Des gens disent que vous y avez fait fortune en investissant dans le trafic de drogue l’or que vous avez sorti d’Allemagne. En tout cas vous êtes resté à Mexico de 1950 à 52. Ensuite…
– Gamin, tu es fou comme une herbe. » Un doigt arthritique traçait des cercles autour d’une oreille déformée. Mais la bouche édentée tremblait, infirme et paniquée.
« De 1952 à 1958 je ne sais pas, dit Todd en souriant plus largement. Personne ne sait, à mon avis, ou personne n’en dit rien. Mais un agent israélien vous a repéré à Cuba où vous étiez concierge d’un grand hôtel juste avant que Castro prenne le pouvoir. Ils vous ont perdu quand les rebelles sont entrés à La Havane. Vous avez resurgi à Berlin-Ouest en 1965. Ils ont failli vous avoir. » Il prononça les deux derniers mots comme s’ils n’en faisaient qu’un vouzavoir. En même temps, il serra ses deux mains qui formèrent comme un poing énorme et frémissant. Dussander baissa les yeux sur ces belles mains américaines solides et bien nourries, des mains faites pour construire des maquettes de voiture et d’avion. Ce que Todd avait fait. L’an passé, même, son père et lui avaient construit une maquette du Titanic. Il leur avait fallu près de quatre mois, et le père de Todd l’avait mise dans son bureau.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez », répondit Dussander. Sans râtelier, sa voix ressemblait à une sorte de bouillie que Todd n’aimait pas. Elle n’était pas assez… authentique, disons. Dans Hogan’s Heroes, le colonel Klink parlait vraiment comme un nazi, mieux que Dussander. Mais en son temps, il avait dû être un vrai crack. Dans un article de Men’s Action sur les camps de la mort, un auteur l’avait surnommé « le Monstre sanguinaire de Patin ». « Va-t’en d’ici, gamin. Avant que je n’appelle la police.
– Waouh, je crois que vous devriez les appeler, monsieur Dussander. Ou Herr Dussander, si vous préférez. » Il souriait toujours, montrant des dents parfaites imprégnées de fluor depuis sa naissance et lavées deux fois par jour avec du dentifrice Crest depuis presque aussi longtemps. « Après 1965, personne ne vous a revu… jusqu’à ce que je vous voie, moi, il y a deux mois, dans un bus du centre.
– Tu es fou !
– Alors, si vous voulez appeler la police, dit Todd en souriant, allez-y. J’attendrai sur le perron. Mais si vous ne voulez pas le faire tout de suite, pourquoi ne pas me laisser entrer ? Nous pourrons bavarder. »
Pendant un long moment, le vieil homme examina le garçon qui souriait. Dans les arbres, des oiseaux gazouillaient. Au-delà du carrefour, une tondeuse à moteur ronronnait et au loin, dans les rues plus animées, les klaxons ponctuaient le commerce et la vie à leur propre rythme.
Todd, malgré tout, eut un instant de doute. Il n’avait pas pu se tromper, n’est-ce pas ? Aurait-il pu faire une erreur ? Il n’y croyait pas, mais ceci n’était pas un exercice scolaire. C’était la vie réelle. Aussi un sentiment de soulagement (modéré, se dit-il plus tard) le parcourut comme une vague quand Dussander lui dit : « Tu peux entrer un instant, si tu veux. Mais seulement parce que je ne veux pas te faire des ennuis, tu comprends ?
– Bien sûr, Monsieur Dussander. » Il ouvrit le grillage et passa dans l’entrée. Dussander referma la porte derrière lui, les isolant de tout.
La maison sentait l’aigre et le renfermé. Un peu comme chez Todd, certains matins, quand ses parents avaient eu des invités et que sa mère n’avait pas encore eu le temps d’aérer. Mais ici c’était pire. L’odeur était installée, incrustée. L’alcool, la friture, la sueur, les vêtements sales et une puanteur médicamenteuse comme du Vick ou du Mentholatum. Il faisait sombre dans l’entrée, et Dussander était trop près, la tête rentrée dans l’encolure de son peignoir comme un vautour attendant qu’un animal blessé rende l’âme. À ce moment-là, malgré les poils mal rasés et la peau flasque et fripée, Todd put voir l’homme qui avait endossé l’uniforme SS plus clairement qu’il ne l’avait jamais vu dans la rue. Et il sentit soudain une lame de peur s’insinuer dans son ventre. Une peur modérée, se corrigea-t-il plus tard.
« Je dois vous dire que s’il m’arrive quoi que ce soit… » Dussander le dépassa en traînant les pieds et entra dans le salon, ses pantoufles chuintant sur le parquet. Il agita une main méprisante vers Todd qui sentit un flot de sang brûlant dans sa gorge et sur ses joues.
Il le suivit, mais pour la première fois son sourire vacilla. Il ne s’était pas vraiment imaginé les choses de cette façon. Mais cela s’arrangerait. Tout se mettrait en place. Certainement. Comme toujours. Son sourire lui revint en entrant dans le salon.
Là, ce fut encore une déception – et de taille ! – mais cette fois, se dit-il, il aurait dû s’y attendre. Évidemment, il n’y avait aucun portrait à l’huile d’Hitler avec sa mèche et son regard qui ne vous quittait pas. Pas de médailles dans leur écrin, pas de sabre de cérémonie accroché au mur, pas de Luger ni de Walther PPK sur la cheminée (pas de cheminée, en fait). Bien sûr, se dit Todd, ce type serait dingue d’exposer ces choses-là à la vue de tous. Pourtant c’est dur de se sortir de la tête tout ce qu’on a vu au cinéma ou à la télé. On aurait dit le salon de n’importe quel vieux bonhomme vivant seul avec une pension plutôt minable. La fausse cheminée était garnie de fausses briques, avec une horloge accrochée au mur. Il y avait une télé Motorola noir et blanc sur un guéridon avec les pointes de l’antenne en V enveloppées de papier aluminium pour améliorer la réception. Le sol était recouvert d’un tapis gris qui se râpait au centre. Près du divan, le porte-revues contenait des numéros du National Geographic, du Reader’s Digest et du L.A. Times. Au lieu de Hitler ou d’un sabre de cérémonie au mur, il y avait un certificat de nationalité sous-verre et le portrait d’une femme avec un drôle de chapeau. Dussander lui apprit ultérieurement que c’était un chapeau cloche, un genre de chapeau à la mode dans les années vingt et trente.
« Ma femme, dit le vieil homme d’une voix émue. Elle est morte en 1955 d’une maladie pulmonaire. À l’époque, je travaillais dans l’usine des moteurs Menschler, à Essen. J’en ai eu le cœur brisé. »
Todd souriait toujours. Il traversa la pièce comme pour mieux regarder la femme du portrait. Mais au lieu de regarder le tableau il tripota l’abat-jour d’une petite lampe.
« Arrête ça ! » aboya Dussander. Todd sursauta et recula un peu.
« Très bon, dit-il sincèrement. Vraiment imposant. C’est Ilse Koch qui faisait faire des abat-jour en peau humaine, n’est-ce pas ? Et c’est elle qui avait un truc avec des petits tubes en verre.
– Je ne sais pas de quoi tu parles. » Il y avait un paquet de Kool, sans filtre, sur la télé. Il en offrit une à Todd. « Cigarette ? » dit-il en souriant. Son sourire était hideux.
« Non. Cela donne le cancer du poumon. Mon père fumait, mais il a arrêté. Il est allé dans un groupe antitabac.
– Vraiment. » Dussander sortit une allumette d’une poche de son peignoir et la frotta négligemment sur le plastique de la télé. « Peux-tu me donner une seule raison de ne pas appeler la police, dit-il en tirant sur sa cigarette, pour leur raconter les accusations monstrueuses que tu viens de faire ? Une seule raison ? Dépêche-toi, gamin. Le téléphone est au bout du couloir. Ton père te donnerait une bonne fessée, à mon avis. Pendant une semaine, tu devrais t’asseoir sur un coussin pour dîner, hein ?
– Mes parents ne croient pas aux fessées. Les châtiments corporels créent plus de problèmes qu’ils n’en règlent. » Ses yeux s’éclairèrent d’un coup. « Vous leur donniez des fessées, aux femmes ? Est-ce que vous les faisiez déshabiller avant de… »
Se retenant d’exploser, Dussander se dirigea vers le téléphone.
« Vaudrait mieux ne pas faire ça », dit froidement le garçon.
Dussander se retourna et parla sur un ton mesuré, à peine altéré par l’absence de son dentier. « Je te le dis encore une fois, gamin, une seule fois. Je m’appelle Arthur Denken. Je n’ai jamais eu d’autre nom ; je ne l’ai même pas américanisé. Il se trouve que mon père m’a prénommé Arthur à cause de son admiration pour les histoires d’Arthur Conan Doyle. Je ne me suis jamais appelé Doo-Zander, Himmler ou Père Noël. J’étais lieutenant de réserve pendant la guerre. Je n’ai jamais appartenu au parti nazi. J’ai combattu pendant trois mois lors de la bataille de Berlin. À la fin des années trente, pendant mon premier mariage, j’ai soutenu Hitler, je l’admets. Il a mis fin à la crise et nous a rendu un peu de l’orgueil perdu après l’histoire ignoble et injuste du traité de Versailles. Je pense avoir été de son côté surtout parce que j’ai trouvé du travail et qu’il y avait à nouveau du tabac, je n’avais plus besoin de fouiller les caniveaux pour trouver de quoi fumer. À la fin des années trente donc, j’ai cru que c’était un grand homme. C’était peut-être vrai, à sa façon. Mais à la fin, il était fou, il maniait des armées fantômes au gré d’un astrologue. Il a même donné à Blondi, son chien, une capsule de poison. Un acte insensé ; à la fin, ils étaient tous devenus fous, ils chantaient le Horst Wessel Lied en donnant du poison à leurs enfants. Le 2 mai 1945, mon régiment s’est rendu aux Américains. Je me souviens qu’un simple soldat, un nommé Hackermeyer, m’a donné une tablette de chocolat. J’ai pleuré. Il n’y avait plus de raison de se battre ; la guerre était finie, en fait, elle était finie depuis février. J’ai été emprisonné à Essen et très bien traité. Nous avons écouté le procès de Nuremberg à la radio, et quand Goering s’est suicidé, j’ai échangé quatorze cigarettes américaines contre une demi-bouteille de schnaps et je me suis saoulé. Quand on m’a relâché, j’ai mis des roues aux voitures dans une usine d’Essen jusqu’en 1963 où j’ai pris ma retraite. Ensuite, j’ai émigré aux États-Unis. C’est ce que je voulais depuis toujours. En 1967, j’ai été nationalisé. Je suis américain. Je vote. Pas de Buenos Aires. Pas de trafic de drogue. Pas de Berlin. Pas de Cuba. » Il prononçait Kou-ba. « Et maintenant, si tu ne t’en vas pas, je vais téléphoner. »
Il regarda Todd, qui ne fit rien, alla au fond du couloir et décrocha le téléphone. Todd resta dans le salon, près de la table où était posée la petite lampe.
Dussander composa un numéro. Todd le regardait et son cœur battait de plus en plus vite, comme un tambour. Au quatrième chiffre, Dussander se retourna vers lui. Ses épaules se voûtèrent. Il reposa l’appareil.
« Un gamin, souffla-t-il. Un gamin. »
Todd sourit, presque modestement.
« Comment as-tu fait ?
– Un coup de chance et beaucoup de travail, répondit Todd. Il y a un ami à moi, il s’appelle Harold Pegler mais tous les gosses l’appellent Foxy. Il est arrière dans notre équipe. Et son père a plein de magazines dans son garage. Des piles et des piles, hautes comme ça. Datant de la guerre. Vraiment vieux. J’en ai cherché des plus récents, mais le type qui tient le kiosque à journaux m’a dit que presque tous ont fait faillite. Dans la plupart, il a des photos de boches – des soldats allemands, je veux dire – et de japs en train de torturer des femmes. Et des articles sur les camps de concentration. Ça me branche vraiment tous ces trucs sur les camps de concentration.
– Ça te… branche. » Dussander le fixait, se frottant la joue d’une main, faisant un léger bruit de papier de verre.
« Branche. Vous savez bien. Ça me fait planer. Ça m’intéresse. »
L’après-midi qu’il avait passé dans le garage de Foxy était un des souvenirs les plus nets – de sa vie – le plus net, pensait-il. Il se rappelait aussi qu’en dernière année d’école primaire, avant Careers Day, le jour de l’orientation, Mme Anderson (que tous les élèves surnommaient Bugs à cause de ses grandes dents) leur avait dit qu’il fallait qu’ils pensent à découvrir « VOTRE INTÉRÊT MAJEUR DANS LA VIE », elle appelait cela comme ça.
« Cela vient d’un seul coup, s’était extasiée Bugs Anderson. Vous voyez quelque chose pour la première fois, et vous savez instantanément que vous avez trouvé VOTRE INTÉRÊT MAJEUR. C’est comme une clef ouvrant une serrure. Ou tomber amoureux pour la première fois. Voilà pourquoi Careers Day est si important, mes enfants – c’est peut-être le jour où vous découvrirez VOTRE INTÉRÊT MAJEUR. » Et elle avait continué en leur parlant de son propre INTÉRÊT MAJEUR, lequel s’avéra sans rapport avec la classe de CM 2 : collectionner les cartes postales du dix-neuvième siècle.
À l’époque, Todd avait pensé qu’elle ne racontait que des conneries, mais ce jour-là, dans le garage de Foxy, il s’était souvenu de ce qu’elle avait dit et s’était demandé si après tout elle n’avait pas raison.
Ce jour-là, le vent venait de Santa Anna, et il y avait des feux de broussailles à l’est. Il se souvenait de l’odeur de brûlé, chaude et graisseuse. Il se souvenait des cheveux en brosse de Foxy, des flocons de gomina Butch Wax restés collés devant. Il se souvenait de tout.
« Je sais qu’il y a des bandes dessinées quelque part », avait dit Foxy. Sa mère avait la gueule de bois et les avait jetés hors de la maison parce qu’ils faisaient trop de bruit. « Impec. Surtout des westerns, mais il y a quelques Turok, fils des pierres et…
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Todd en montrant des cartons pleins à ras bord sous l’escalier.
– Oh, ça ne vaut rien. De vraies histoires de guerre, pour la plupart. Rien d’intéressant.
– Je peux les regarder ?
– Bien sûr. Je vais te chercher les BD. »
Mais lorsque le gros Foxy Pegler les eut trouvées, Todd n’avait plus envie d’en lire. Il était perdu. À jamais.
C’est comme une clef ouvrant une serrure. Ou tomber amoureux pour la première fois.
C’est ce qui s’était passé. Il avait entendu parler de la guerre, bien sûr – pas la guerre imbécile qui se déroulait actuellement, où les Américains se faisaient botter le cul par un tas de nyaquoués en pyjama noir –, de la Deuxième Guerre mondiale. Il savait que les Américains portaient des casques ronds recouverts d’un filet et que les boches en avaient des plutôt carrés. Il savait que les Américains avaient gagné la plupart des batailles, que les Allemands avaient inventé les fusées vers la fin et les avaient envoyées d’Allemagne jusqu’à Londres. Il avait même entendu parler des camps de concentration.
La différence entre ça et les magazines qu’il avait trouvés sous l’escalier du garage de Foxy, c’était comme d’entendre parler des microbes et de les voir vraiment dans un microscope, vivants et se tortillant.
Il y avait Ilse Koch. Il y avait les crématoires avec leurs portes ouvertes accrochées à des gonds pleins de suie. Il y avait des officiers en uniforme SS, des prisonniers en uniforme à rayures. L’odeur de ces vieux magazines à sensation était celle des feux de broussailles qui s’étendaient à l’est de Santo Donato. Il sentait sous ses doigts s’émietter le papier jauni et quand il tournait les pages, il n’était plus dans le garage de Foxy mais pris au piège du temps, affronté à l’idée qu’ils avaient vraiment fait ces choses, que quelqu’un avait vraiment fait ces choses, que quelqu’un les avait laissés faire, ces choses, un mélange de dégoût et d’excitation lui faisait mal à la tête, il avait les yeux brûlants, douloureux, et il continuait à lire, et à l’intérieur d’un texte, sous l’image d’un amas de corps entremêlés dans un endroit appelé Dachau, un nombre lui sauta aux yeux :
6 000 000.
Et il avait pensé : Là, quelqu’un s’est gouré, quelqu’un a ajouté un zéro ou deux, c’est trois fois plus de gens qu’il n’y en a à L.A. ! Mais plus tard, dans un autre magazine (dont la couverture montrait une femme enchaînée au mur tandis qu’un type en uniforme nazi s’approchait d’elle en souriant, un tisonnier à la main), il le revit :
6 000 000.
Sa migraine empira. Sa bouche se dessécha. Vaguement, de très loin, il entendit Foxy lui dire qu’il devait aller dîner. Todd lui demanda s’il pouvait rester dans le garage et lire pendant le repas. Foxy le regarda, légèrement interloqué, haussa les épaules et dit bien sûr. Todd continua à lire, accroupi entre les cartons de vieux magazines de guerre, jusqu’à ce que sa mère appelle et demande s’il allait rentrer à la maison un jour ou l’autre.
Comme une clef ouvrant une serrure.
Tous les magazines disaient que c’était mal, ce qui s’était passé. Mais toutes les histoires avaient une suite à la fin de la revue, et quand on arrivait à ces pages-là, les pages disant que c’était mal étaient entourées d’annonces et ces annonces vendaient des poignards nazis et des ceinturons et des casques en même temps que des médailles magiques et des remèdes garantis contre la calvitie. Ces annonces vendaient des drapeaux allemands blasonnés de swastikas et des Lugers nazis et un jeu appelé « Charge des Panzers » et des leçons par correspondance et les moyens de s’enrichir en vendant des chaussures pour avoir l’air plus grand. Ils disaient que c’était mal, mais cela n’avait pas l’air de gêner grand monde.
Comme de tomber amoureux.
Oh oui, il se souvenait très bien de ce jour-là. Il se souvenait de tout – un calendrier de pin-up jauni datant d’une année défunte sur le mur du fond, la tache d’huile sur le sol en ciment, la façon dont on avait attaché les magazines avec des lianes d’oranger. Il se souvenait que sa tête lui faisait de plus en plus mal chaque fois qu’il pensait à ce nombre incroyable,
6 000 000.
Il se souvenait d’avoir pensé : Je veux savoir tout ce qui s’est passé dans ces endroits-là. Tout. Et je veux savoir ce qui est le plus vrai – les mots ou les annonces placées à côté des mots.
À la fin, quand il repoussa les cartons sous l’escalier, il se souvint de Bugs Anderson : Elle a raison, s’était-il dit. J’ai trouvé mon INTÉRÊT MAJEUR.
Dussander regarda Todd un long moment. Puis il traversa la pièce et se laissa lourdement tomber dans un fauteuil à bascule. Les yeux toujours fixés sur Todd, il ne réussissait pas à déchiffrer l’expression un peu rêveuse et nostalgique du garçon.
« Ouais. C’est à cause des magazines que je m’y suis intéressé mais j’ai pigé qu’une bonne partie de ce qu’ils racontaient n’était que des conneries, vous savez. Alors je suis allé à la bibliothèque et j’ai trouvé plein de trucs. Et même des trucs encore plus chouettes. Au début, la vieille peau de bibliothécaire ne voulait rien me laisser voir parce que c’était dans les rayons pour adultes, mais je lui ai dit que c’était pour mon école. Si c’est pour l’école, ils sont obligés de vous les donner. Elle a quand même téléphoné à papa, ajouta Todd en levant les yeux d’un air de mépris. Elle devait se dire que papa ne savait pas ce que je faisais, vous vous rendez compte.
– Il le savait ?
– Bien sûr. Papa pense que les mômes doivent apprendre la vie dès qu’ils en sont capables – le bon côté et le mauvais. Comme ça, ils seront prêts. Il dit que la vie est un tigre qu’il faut attraper par la queue, et que si on ignore la nature de la bête, elle vous dévore.
– Mmmm, fit Dussander.
– Maman est du même avis.
– Mmmmm. » Dussander, un peu hagard, ne savait plus très bien où il était.
« En tout cas, les trucs de la bibli étaient vraiment super. Ils ont au moins une centaine de bouquins avec des trucs sur les camps nazis, tout ça dans la bibliothèque de Santo Donato. Il doit y avoir un tas de gens qui aiment lire ces trucs-là. Il n’y avait pas autant de photos que dans les magazines du père de Foxy, mais le reste était vraiment juteux. Des chaises avec des pointes à la place du siège. Arracher les dents en or avec des tenailles. Du gaz empoisonné qui sort de la douche. » Todd secoua la tête. « Vous autres, vous étiez vraiment partis sur orbite, vous savez ça ? Vraiment.
– Juteux, répéta lourdement Dussander.
– J’ai réellement écrit un exposé, et vous savez la note que j’ai eue ? Un A plus. Naturellement j’ai dû faire gaffe. Il faut écrire ces trucs-là d’une certaine façon. Il faut faire attention.
– C’est ce que tu as fait ? » Dussander, d’une main tremblante, prit une autre cigarette.
« Oh ouais. Tous ces bouquins, ils parlent d’une certaine façon. Comme si les types qui les ont faits avaient eu envie de vomir en les écrivant. » Todd fronçait les sourcils, aux prises avec l’idée qu’il essayait d’exprimer. Comme le mot ton, tel qu’il peut s’appliquer à l’écriture, ne faisait pas encore partie de son vocabulaire, c’était d’autant plus difficile. « Tous ils écrivent comme si cela leur faisait passer des nuits blanches. Comme s’ils devaient faire attention pour que ce genre de choses ne se produisent plus jamais. J’ai fait mon exposé comme ça, et je crois que le prof m’a mis un A simplement parce que j’avais pu lire les textes de base sans vomir. » Todd, une fois encore, eut un sourire de vainqueur.
Dussander tira goulûment sur sa cigarette dont le bout tremblait un peu. Un filet de fumée lui sortit des narines et il eut une toux de vieillard, froide et creuse. « Je peux à peine croire que cette conversation a lieu. » Il se pencha pour voir le garçon de plus près. « Gamin, connais-tu le mot “existentialisme” ? »
Todd ignora sa question. « Avez-vous rencontré Ilse Koch ?
– Ilse Koch ? » Il ajouta, presque inaudible. « Oui. Je l’ai rencontrée.
– Est-ce qu’elle était belle ? demanda Todd, avidement. Je veux dire… » Ses mains esquissèrent un sablier en l’air.
« Tu as sûrement vu sa photographie ? Un aficionado comme toi ?
– Qu’est-ce qu’un af… aff…
– Un aficionado, dit Dussander, c’est quelqu’un qui se branche. Qui… plane grâce à quelque chose.
– Ouais ? Au poil. » Son sourire, un instant perplexe, presque effacé, redevint triomphant. « Bien sûr, j’ai vu sa photo. Mais vous savez comment c’est dans ces livres. » Il parlait comme si Dussander les avait tous lus. « En noir et blanc, flou… des instantanés. Aucun de ces types ne savait qu’il prenait des photos pour, je veux dire, pour l’Histoire. Elle était bien balancée ?
– Elle était petite et grosse avec une peau affreuse », dit sèchement Dussander. Il écrasa sa cigarette à moitié fumée dans une assiette à pizza en aluminium remplie de mégots.
« Oh, mince ! » Son visage s’affaissa.
« Un simple hasard, dit Dussander d’un ton rêveur en le regardant. Tu as vu ma photo dans un magazine d’aventures de guerre et tu t’es trouvé à côté de moi dans un bus. Tcha ! » Il abattit son poing sur le bras du fauteuil, mais sans grande force.
« Non, monsieur, monsieur Dussander. Il y a eu des tas d’autres choses. Des tas, ajouta Todd, très sérieux, penché sur sa chaise.
– Oh ? Vraiment ? » Les sourcils touffus se relevèrent, poliment incrédules.
« Bien sûr. Je veux dire, les photos de vous que j’avais dans mon album dataient au moins d’il y a trente ans. Je veux dire, on est en 1974.
– Tu as fait un… un album ?
– Oh oui monsieur ! Vachement bien. Des centaines de photos. Je vous le montrerai un jour. Vous vous accrocherez au lustre. »
Dussander eut une grimace de révolte, mais ne dit rien.
« Les deux premières fois que je vous ai vu, je n’étais pas sûr du tout. Et un jour qu’il pleuvait, vous êtes monté dans le bus et vous portiez un ciré noir et brillant…
– Celui-là, souffla Dussander.
– Bien sûr. Il y avait une photo de vous dans un manteau comme ça dans des magazines du garage. Et aussi une photo de vous en grande tenue SS dans un des livres de la bibliothèque. Et quand je vous ai vu ce jour-là je me suis dit : “C’est sûr. C’est Kurt Dussander.” Alors j’ai commencé à vous filer…
– À quoi ?
– À vous filer. Vous suivre. Mon ambition c’est d’être détective privé, comme Sam Spade dans les livres, ou Mannix à la télé. En tout cas, j’ai fait super gaffe. Je ne voulais pas me faire repérer. Vous voulez voir des photos ? »
Todd sortit une enveloppe pliée en deux de sa poche revolver. La sueur l’avait collée. Il la rouvrit soigneusement, les yeux étincelants comme un gosse qui pense à son anniversaire, à Noël, ou aux pétards qu’il fera sauter le Quatre Juillet.
« Tu as pris des photos de moi ?
– Oh, un peu. J’ai un petit appareil. Un Kodak. Étroit et plat, qui tient dans une main. Une fois qu’on a pigé le coup on peut prendre des photos du sujet avec l’appareil dans la main et en écartant juste assez les doigts pour laisser dépasser l’objectif. Ensuite on appuie sur le bouton avec le pouce. » Todd eut un rire modeste. « J’ai pigé le coup, mais avant j’ai pris plein de photos de mes doigts. Quand même, je me suis accroché. Je crois qu’on peut arriver à faire n’importe quoi si on essaye assez longtemps, vous savez ça ? C’est tarte mais c’est vrai. »
Kurt Dussander commençait à blêmir, l’air malade, recroquevillé dans son peignoir. « As-tu fait tirer ces photos par un laboratoire commercial, gamin ?
– Hein ? » Todd parut choqué, surpris, puis méprisant. « Non ! Vous me prenez pour un imbécile ? Mon père a une chambre noire. Je développe mes propres photos depuis que j’ai neuf ans. »
Dussander ne dit rien mais se détendit légèrement. Son visage reprit des couleurs.
Todd lui tendit quelques épreuves luisantes dont les bords irréguliers prouvaient qu’elles avaient été tirées à la maison. Dussander les examina d’un air sombre, en silence. Là, il était assis, le dos raide, contre la vitre d’un bus, dans le centre ville, tenant à la main le dernier James Michener, Centennial. Là, il était à l’arrêt de l’avenue Devon, son parapluie sous le bras et la tête relevée d’une manière qui rappelait de Gaulle dans ses moments de grandeur. Là, il faisait la queue sous la marquise du Majestic, très droit, silencieux, son attitude et sa taille tranchant sur les adolescents avachis et les ménagères aux visages vides venues en papillotes. Là, enfin, il inspectait sa boîte aux lettres.
« Pour celle-là j’ai eu peur de me faire voir, dit Todd. C’était un risque à prendre. J’étais sur le trottoir d’en face. Oh, mec, si seulement je pouvais me payer un Minolta et un téléobjectif. Un jour… » Il avait l’air tout rêveur.
« Tu avais sûrement une histoire toute prête, au cas où.
– Je vous aurais demandé si vous n’aviez pas vu mon chien. En tout cas, quand j’ai eu tout développé, je les ai comparées à celles-ci. »
Il tendit au vieil homme trois photos photocopiées. Dussander les avait déjà vues et revues bien des fois. Sur la première, il était dans son bureau au camp de regroupement de Patin ; la photo recadrée ne montrait que lui et le drapeau nazi sur son support à côté du bureau. La deuxième avait été prise le jour où il s’était engagé. Sur la dernière, il serrait la main de Heinrich Gluecks, qui dépendait directement d’Himmler.
« J’étais déjà presque sûr, mais je ne pouvais pas voir votre bec-de-lièvre à cause de votre fichue moustache. Mais il fallait que je sois sûr, alors j’ai trouvé ça. »
Il tendit le dernier papier de son enveloppe. Une feuille souvent pliée et dépliée, avec de la crasse incrustée dans les plis, des angles écornés et usés – comme deviennent les papiers longtemps restés dans les poches de jeunes garçons ne manquant ni d’activités ni d’endroits où aller. C’était une copie de l’avis de recherches israélien. Dussander, le papier entre les mains, pensa aux cadavres tourmentés qui refusaient de rester dans leur tombe.
« J’ai pris vos empreintes digitales, dit Todd en souriant. Et ensuite, je les ai comparées à celles de cet avis. »
Dussander le regarda, bouche bée, puis dit merde en allemand.
« Tu n’as pas fait ça !
– Bien sûr que si. Papa et maman m’ont donné un nécessaire à empreintes l’année dernière à Noël. Un vrai, pas un jouet. Avec la poudre et les brosses pour trois types de surfaces et le papier spécial pour les relever. Mes parents savent que je veux être D.P. quand je serais grand. Naturellement, ils croient que je vais oublier en vieillissant. » Il écarta cette idée d’un haussement d’épaules indifférent. « Le livre explique tout sur les boucles et les plateaux et les points de similarité. On appelle ça des similitudes. Il faut huit similitudes par empreinte pour que ça passe au tribunal. En tout cas, un jour que vous étiez au cinéma, je suis venu ici saupoudrer votre boîte aux lettres et votre bouton de porte, et j’ai relevé toutes les empreintes que j’ai pu. Plutôt malin, hein ? »
Dussander ne dit rien. Il serrait les bras de son fauteuil et sa bouche édentée, avachie, tremblait. Todd n’aimait pas ça On aurait dit qu’il était au bord des larmes. Ce qui, naturellement, était ridicule. Le monstre sanguinaire de Patin en larmes ? Pourquoi pas Chevrolet en faillite ou MacDonald abandonnant les hamburgers pour vendre du caviar et des truffes ?
« J’ai eu deux séries d’empreintes, dit Todd. Une n’avait rien à voir avec celles de l’avis de recherches. J’ai pensé que c’étaient celles du facteur. L’autre, c’étaient les vôtres. J’ai trouvé plus de huit similitudes. J’en ai même trouvé quatorze, et des bonnes. » Il sourit. « Voilà comment j’ai fait.
– Tu es un petit salopard », dit Dussander, et ses yeux brillèrent d’un éclat menaçant. Todd eut un petit frisson d’excitation, comme en entrant. Puis le vieil homme retomba sur son siège.
« À qui en as-tu parlé ?
– À personne.
– Pas même à cet ami ? Ce Cony Pegler ?
– Foxy. Foxy Pegler. Non, il est trop bavard. Je n’ai rien dit. Il n’y a personne en qui j’ai confiance à ce point.
– Qu’est-ce que tu veux ? De l’argent ? Je crains fort qu’il n’y en ait pas. En Amérique du Sud il y en avait, mais rien d’aussi romanesque ou dangereux que le trafic de drogue. Il y a – il y avait – une sorte de réseau de “vieux copains” au Brésil, au Paraguay et à Saint-Domingue. Tous en fuite depuis la guerre. J’ai fait partie de leur cercle et je me suis pas trop mal débrouillé dans les mines et les minerais – étain, cuivre, bauxite. Et puis les choses ont changé. Le nationalisme, l’anti-américanisme. J’aurais pu flotter sur les vagues, mais les limiers de Wiesenthal ont retrouvé ma piste. La malchance, mon garçon, attire la malchance comme une chienne en chaleur attire les chiens. Ils ont failli m’avoir deux fois. J’ai même entendu ces salopards de Juifs dans la pièce voisine.
« Ils ont pendu Eichmann », murmura-t-il. Il porta une main à sa gorge et ses yeux s’arrondirent, comme ceux d’un enfant au moment le plus noir d’une histoire à faire peur – Hansel et Gretel, par exemple, ou Barbe-Bleue. « C’était un vieil homme, il n’était plus dangereux pour personne. Apolitique. Ils l’ont tout de même pendu. »
Todd approuva de la tête.
« Finalement, je suis allé voir les seuls qui pouvaient encore m’aider. Ils en avaient aidé d’autres, et j’étais à bout de course.
– Vous êtes allé trouver l’Odessa ? demanda Todd, les yeux brillants.
– Les Siciliens », dit sèchement Dussander, et Todd fut à nouveau déçu. « Ça s’est arrangé. Des faux papiers, un faux passé. Tu veux boire quelque chose, gamin ?
– Bien sûr. Vous avez un coke ?
– Pas de coke. » Il prononçait Kök.
« Du lait ?
– Du lait. » Dussander passa sous l’arcade donnant sur la cuisine. Un bar fluorescent s’éclaira avec un grésillement. « Je vis maintenant du revenu de mes actions, dit-il, invisible. Des actions achetées après la guerre sous un nom d’emprunt. Par l’intermédiaire d’une banque dans le Maine, rien de moins. Le banquier qui a fait l’affaire s’est retrouvé en prison un an plus tard pour avoir tué sa femme…, parfois la vie est étrange, hein, gamin ? »
Une porte de frigidaire s’ouvrit et se referma.
« Ces chacals de Siciliens n’avaient pas entendu parler de ces actions. Aujourd’hui, ils sont partout, mais à l’époque, ils n’allaient pas plus au nord que Boston. Autrement, ils les auraient raflées. Ils m’auraient ratiboisé jusqu’à l’os et envoyé en Amérique pour vivre de l’aide publique et de la soupe populaire. »
Todd entendit un placard s’ouvrir, puis le bruit d’un liquide qui coulait dans un verre.
« Un peu de General Motors, un peu d’American Telephone and Telegraph, cent cinquante parts de Revlon. C’est le banquier qui a choisi. Dufresne, il s’appelait – je m’en souviens, c’est un nom qui ressemble un peu au mien. Il n’a pas été aussi malin en tuant sa femme qu’en choisissant des actions. Un crime passionnel, gamin. Cela prouve seulement que tous les hommes sont des ânes qui savent lire. »
Dussander revint dans un chuintement de pantoufles, apportant deux gobelets en plastique vert ressemblant aux cadeaux que donnent quelquefois les stations-service qui viennent d’ouvrir. Un verre gratuit si vous faites le plein. Dussander tendit le gobelet à Todd.
« J’ai vécu convenablement pendant cinq ans grâce au portefeuille d’actions constitué par ce Dufresne. Mais j’ai vendu mes Diamond Match pour acheter cette maison et une petite villa près de Big Sur. Puis l’inflation. La récession. J’ai vendu la villa et ensuite les actions une à une, souvent avec un bénéfice fantastique. Ah ! si seulement j’en avais acheté davantage. Mais je me croyais par ailleurs bien à l’abri et ces actions n’étaient, comme vous dites, qu’une poire pour la soif… » Il eut un sifflement d’édenté et claqua des doigts.
Todd s’ennuyait. Il n’était pas venu écouter Dussander gémir sur son fric ou marmonner à propos de ses actions. L’idée d’un chantage ne lui était jamais venue. De l’argent ? Qu’en ferait-il ? Il avait son argent de poche, la vente des journaux. S’il avait besoin de fric, il y avait toujours quelqu’un qui voulait faire tondre sa pelouse.
Todd porta son verre à ses lèvres, puis hésita. Son sourire s’éclaira de plus belle… un sourire admiratif ? Il tendit le verre en plastique au vieil homme.
« Prenez-en un peu », dit-il d’un air rusé.
Dussander le regarda un moment sans comprendre, puis leva au ciel ses yeux injectés de sang. « Grüss Gott ! » Il prit le verre, but deux gorgées et le rendit au garçon. « Pas de hoquet d’agonie. Pas de gorge en feu. Pas d’odeur d’amandes amères. C’est du lait, gamin. Du lait. De la ferme Dairylea. Il y a une vache qui sourit sur le carton. »
Todd le surveilla quelques instants, puis goûta prudemment. Oui, c’était bien le goût du lait, évidemment, mais il n’avait plus tellement soif, après tout. Il reposa le verre. Dussander haussa les épaules, leva le sien – augmenté d’une bonne dose de whisky – et but une gorgée. Ensuite il fit claquer ses lèvres.
« C’est du schnaps ? demanda Todd.
– Du bourbon. Du très vieux. Très bon. Et pas cher. »
Todd pianota sur les coutures de son jean.
« De sorte, poursuivit Dussander, que si tu pensais avoir trouvé la poule aux œufs d’or, tu es plutôt tombé sur une qui ne pond plus grand-chose.
– Hein ?
– Le chantage, dit Dussander. L’extorsion. N’est-ce pas le mot employé dans Mannix, Hawaii Five-O et Barnaby Jones ? L’extorsion. Si c’est ce que… »
Todd avait éclaté d’un rire joyeux, enfantin. Il secoua la tête, voulut parler, en fut incapable, et continua à rire.
« Non », dit Dussander, soudain grisâtre et vraiment effrayé, pour la première fois depuis l’arrivée de Todd. Il but encore une grande gorgée, fit la grimace, et frissonna. « Je vois que ce n’est pas ça… pas pour l’argent, en tout cas. Mais tu as beau rire, je flaire tout de même l’extorsion quelque part. De quoi s’agit-il ? Pourquoi viens-tu ici déranger un vieillard ? Peut-être, comme tu le dis, étais-je autrefois un nazi. Et même un SS. Maintenant je suis vieux, c’est tout, et je dois prendre un suppositoire pour faire fonctionner mes intestins. Alors, qu’est-ce que tu veux ? »
Todd s’était calmé. Il fixa Dussander avec une franchise émouvante. « Eh bien… je veux qu’on me raconte. C’est tout. C’est tout ce que je veux. Vraiment.
– Qu’on te raconte ? » répéta Dussander en écho, parfaitement perplexe.
Todd se pencha en avant, ses coudes bronzés sur ses genoux.
« Bien sûr. Les pelotons d’exécution. Les chambres à gaz. Les fours. Les types qui devaient creuser leurs propres tombes et se mettre au bout pour ensuite tomber dedans. Les… » Sa langue apparut et vint mouiller ses lèvres. « Les examens. Les expériences. Tout. Tous les trucs juteux. »
Dussander, stupéfait, le regarda avec une sorte de détachement, comme un vétérinaire pourrait regarder une chatte donner naissance à une portée de chatons à deux têtes. « Tu es un monstre », dit-il d’une voix douce.
Todd renifla. « D’après les livres que j’ai lus pour mon exposé, c’est vous qui êtes un monstre, monsieur Dussander. Pas moi. Vous les avez envoyés aux fours, pas moi. Deux mille par jour à Patin avant votre arrivée, trois mille ensuite, trois mille cinq cents quand les Russes sont arrivés et vous ont fait arrêter. Himmler disait que vous étiez un champion de l’efficacité et il vous a donné une médaille. Et c’est vous qui me traitez de monstre. Oh, mec.
– Tout cela n’est qu’un infect mensonge des Américains. » Dussander était piqué au vif. Il reposa son verre d’un coup sec, renversant du bourbon sur sa main et sur la table. « Le problème n’était pas de mon fait, non plus que la solution. On me donnait des ordres et des instructions, et je leur obéissais. »
Le sourire de Todd s’élargit, presque parodique.
« Oh, je sais que les Américains ont tout déformé, marmonna le vieil homme. Mais à côté de vos propres politiciens, le Dr Goebbels a l’air d’un gosse à la maternelle qui joue avec des livres d’images. Ils parlent de moralité alors qu’ils arrosent des enfants hurlants et des vieilles femmes avec du napalm enflammé. Vos objecteurs de conscience sont traités de lâches et de peaceniks. Quand ils refusent d’obéir, on les met en prison ou on les élimine de la société. Ceux qui manifestent contre la malheureuse aventure asiatique de leur pays sont matraqués dans les rues. Les GI qui tuent des innocents sont décorés par le Président, accueillis tous drapeaux dehors avec des défilés alors qu’ils viennent de passer des bébés à la baïonnette et d’incendier des hôpitaux. On leur offre des banquets, les clefs de la ville, des billets gratuits pour les matchs de football. » Il leva son verre en regardant Todd. « Seuls ceux qui perdent sont jugés comme des criminels de guerre pour avoir obéi aux ordres et aux directives. » Il but, puis une quinte de toux donna un peu de couleur à ses joues.
Pendant ce discours, Todd se trémoussa comme lorsque ses parents discutaient de ce qu’ils avaient vu au journal télévisé – ce bon vieux Walter Klondike, comme disait son père. Les idées politiques de Dussander ne l’intéressaient pas plus que son portefeuille d’actions. Selon Todd, les gens inventaient leurs idées politiques pour faire des choses. Comme le jour où il avait voulu glisser sa main sous la robe de Sharon Ackerman, l’année dernière. Sharon avait dit que c’était mal de sa part d’en avoir envie, alors même que d’après le ton de sa voix il comprenait que cette idée n’était pas sans l’exciter. Alors il lui avait dit qu’il voulait devenir médecin quand il serait grand et elle l’avait laissé faire. C’était ça la politique. Il voulait savoir comment les médecins allemands essayaient d’accoupler des femmes avec des chiens, comment ils mettaient des jumeaux dans des frigidaires pour voir s’ils mouraient au même moment ou s’il y en avait un qui durait plus longtemps, et les électrochocs, et les opérations sans anesthésie, et les soldats allemands violant toutes les femmes dont ils avaient envie. Le reste n’était que des conneries usées faites pour maquiller les trucs juteux après que quelqu’un fut venu y mettre fin.
« Si je n’avais pas obéi aux ordres, je serais mort. » Dussander respirait péniblement, le haut de son corps se balançait d’avant en arrière sur le fauteuil, faisant grincer les ressorts. Une odeur d’alcool planait autour de lui comme un petit nuage. « Il y avait toujours le front russe, nicht wahr ? Nos chefs étaient des fous, d’accord, mais on ne discute pas avec des fous… surtout quand le plus fou de tous a une chance de tous les diables. Il a échappé d’un cheveu à un attentat génial. Les conspirateurs ont été étranglés avec des cordes à piano, étranglés lentement. On a filmé leur agonie pour l’édification des élites…
– Ouais ! Au poil ! s’écria Todd impulsivement. Vous avez vu le film ?
– Oui. Je l’ai vu. Nous avons tous vu ce qui arrivait à ceux qui ne voulaient ou ne pouvaient courir plus vite que le vent en attendant que la tempête prenne fin. Nous avons eu raison de faire ce que nous avons fait. Étant donné le lieu et l’époque, nous avons eu raison. Je le referais. Mais… »
Son regard tomba sur son verre. Il était vide.
« … mais je préfère ne pas en parler, ni même y penser. Ce que nous avons fait, c’était uniquement pour survivre, et survivre n’a rien de très joli. J’ai fait des rêves… » Lentement, il prit une cigarette dans le coffret sur la TV. « Oui. J’en ai fait, pendant des années. Le noir, et des sons dans le noir. Des moteurs de tracteurs. Des moteurs de bulldozers. Des crosses cognant ce qui pouvait être de la terre gelée, ou des crânes humains. Des sifflets, des sirènes, des coups de pistolet, des cris. Les portes des wagons à bestiaux qui s’ouvraient à grand bruit les après-midi d’hiver.
» Ensuite, dans mes rêves, tous les bruits s’arrêtent – et des yeux s’ouvrent dans le noir, luisant comme des yeux d’animaux dans la forêt mouillée. Pendant des années j’ai vécu en lisière de la jungle, et je suppose que c’est pour cela qu’il y avait toujours dans ces rêves l’odeur et la sensation de la jungle. Quand je me réveillais, j’étais trempé de sueur, mon cœur faisait trembler ma poitrine, je m’enfonçais les mains dans la bouche pour étouffer mes cris. Et je pensais : Le rêve est vrai. Le Brésil, le Paraguay, Cuba… ces endroits sont un rêve. En réalité, je suis toujours à Patin. Les Russes sont plus proches aujourd’hui qu’hier. Certains d’entre eux se souviennent qu’en 1943, ils ont dû manger des cadavres d’Allemands gelés pour rester en vie. Maintenant ils ne pensent qu’à boire du sang allemand tout chaud. Il y a eu des rumeurs, gamin, comme quoi certains ont justement fait ça en arrivant en Allemagne : égorgé des prisonniers et bu leur sang dans une botte. Je me réveillais en pensant : Le travail doit continuer, même si ce n’est que pour qu’il ne reste aucune preuve de ce que nous avons fait ici, ou si peu que le monde, qui ne veut pas y croire, n’y sera pas obligé. Et je pensais : Le travail doit continuer si nous voulons survivre. »
Todd l’écoutait avec beaucoup d’attention et d’intérêt. Ce n’était pas mal du tout, mais il était sûr qu’il y aurait des trucs encore mieux les jours suivants. Dussander avait seulement besoin qu’on l’asticote un peu. Fichtre, il avait de la chance. Beaucoup de types de son âge sont séniles.
Dussander tira longuement sur sa cigarette. « Plus tard, alors que je ne faisais plus ce genre de rêves, il y avait des jours où je croyais revoir quelqu’un de Patin. Jamais des gardes ou des officiers comme moi, toujours des internés. Je me souviens d’un après-midi en Allemagne de l’Ouest, il y a dix ans. Il y avait eu un accident sur l’autobahn. Les voitures étaient bloquées sur toutes les voies. J’étais dans ma Morris, j’écoutais la radio en attendant que la circulation reprenne. J’ai regardé à droite. Il y avait une très vieille Simca dans la file voisine, et l’homme qui était au volant me regardait. Il avait peut-être cinquante ans, l’air malade. Sa joue était barrée par une cicatrice. Il avait des cheveux blancs, courts, mal coupés. J’ai regardé ailleurs. Les minutes passaient et les voitures n’avançaient toujours pas. J’ai commencé à jeter des coups d’œil à l’homme dans la Simca. À chaque fois il me regardait, le visage fixe, comme un cadavre, les yeux enfoncés dans leurs orbites. J’étais persuadé qu’il était à Patin. Il y était et il m’avait reconnu. »
Dussander se passa une main devant les yeux.
« C’était l’hiver. L’homme portait un pardessus. Mais j’étais sûr que si je sortais de voiture pour aller le trouver, lui faire ôter son pardessus et retrousser ses manches, je verrais un numéro sur son bras.
» La circulation a fini par reprendre. Je me suis éloigné de la Simca. Si l’embouteillage avait duré dix minutes de plus, je crois que je serais sorti de ma voiture et que j’aurais fait sortir le vieux de la sienne. Je l’aurais frappé, avec ou sans numéro, je l’aurais frappé pour m’avoir regardé de cette façon.
» Peu après j’ai quitté l’Allemagne pour toujours.
– Une chance pour vous », dit Todd.
Dussander haussa les épaules. « C’était pareil partout. La Havane, Mexico, Rome. J’ai habité Rome trois ans, tu sais. Dans un café, je voyais un homme me regarder par-dessus son cappatino…, une femme dans le hall d’un hôtel qui s’intéressait à moi plutôt qu’à son magazine…, un serveur de restaurant qui ne me quittait pas des yeux même quand il en servait d’autres…, n’importe qui. Je me persuadais que ces gens m’observaient, et le même soir mon rêve était de retour – les bruits, la jungle, les yeux.
» Depuis que je suis arrivé en Amérique cela m’est sorti de l’esprit. Je vais au cinéma. Je dîne dehors une fois par semaine, toujours dans un de ces fast-food si propres et si bien éclairés par des tubes fluorescents. Ici, chez moi, je fais des puzzles et je lis des romans – mauvais, pour la plupart – et je regarde la télé. Le soir, je bois jusqu’à m’endormir. Les rêves ne viennent plus. Quand je vois quelqu’un me regarder au supermarché, à la bibliothèque ou au tabac, je me dis que je dois ressembler à leur grand-père… ou à un vieux professeur… ou à un voisin dans une ville où ils ont vécu il y a longtemps. » Il secoua la tête en regardant le garçon. « Quoi qui se soit passé à Patin, c’est arrivé à un autre homme. Pas à moi.
– Super ! dit Todd. Je veux tout savoir. »
Lentement, les yeux du vieil homme se fermèrent, se rouvrirent.
« Tu ne comprends pas. Je préfère ne pas en parler.
– Vous allez le faire, pourtant. Sans quoi je dirai à tout le monde qui vous êtes. »
Dussander, le teint blême, le contemplait. « Je savais bien qu’on en arriverait tôt ou tard au chantage.
– Aujourd’hui, je veux que vous me parliez des fours à gaz, dit Todd. Comment vous faisiez rôtir les Juifs. » Un sourire radieux illumina son visage. « Mais remettez vos dents avant de commencer. Vous avez meilleure mine avec vos dents. »
Dussander fit ce qu’on lui disait. Il parla des fours à gaz jusqu’à ce que Todd dût rentrer chez lui pour déjeuner. Chaque fois qu’il essayait de passer à des généralités, Todd fronçait les sourcils d’un air sévère et lui posait des questions précises pour le remettre sur le droit chemin. Dussander buvait beaucoup tout en parlant. Il ne souriait pas. Todd souriait. Todd souriait assez pour deux.
Août 1974.
Ils étaient assis sous la véranda, à l’arrière de la maison, sous un ciel souriant et sans nuages. Todd portait un jean, des Keds, et sa chemise Little League. Dussander, lui, avait mis une chemise grise informe et un pantalon kaki avachi retenu par des bretelles – une tenue de clochard, pensa Todd avec mépris ; le pantalon semblait sortir tout droit d’un carton de l’arrière-boutique de l’Armée du Salut qui avait un magasin en ville. Il allait vraiment falloir qu’il s’occupe de la façon dont s’habillait Dussander chez lui. Cela gâchait une partie de son plaisir.
Tous les deux mangeaient des Big Mac apportés par Todd dans la sacoche de son vélo, en pédalant très vite pour qu’ils ne refroidissent pas. Todd buvait un coke avec une paille en plastique. Dussander avait un verre de bourbon à la main.
La voix du vieil homme s’élevait et retombait, hésitante, usée, parfois presque inaudible. Ses yeux bleus délavés, striés comme d’habitude d’éclats rougeâtres, n’étaient jamais en repos. Un spectateur aurait pu croire à un grand-père avec son petit-fils, ce dernier assistant peut-être à un rite de passage, une passation des pouvoirs.
« Et c’est tout ce dont je me souviens », conclut Dussander en prenant une grosse bouchée de hamburger. La « sauce secrète » de MacDonald lui coula sur le menton.
« Vous pouvez faire mieux que ça », dit Todd d’une voix douce.
Dussander avala une grande gorgée de bourbon. « Les uniformes étaient en papier, finit-il par dire, presque en aboyant. Quand un prisonnier mourait, l’uniforme passait à un autre s’il était encore portable. Un uniforme en papier pouvait parfois servir à quarante prisonniers. Ma parcimonie m’a valu de très bonnes notes.
– De Gluecks ?
– De Himmler.
– Mais il y avait une usine de vêtements à Patin. Vous m’en avez parlé la semaine dernière. Pourquoi ne faisiez-vous pas faire les uniformes là-bas ? Les prisonniers auraient pu les faire eux-mêmes.
– L’usine de Patin avait pour mission de faire des uniformes pour des soldats allemands. Quant à nous… » La voix manqua un instant au vieil homme, puis il se força à continuer. « Notre propos n’était pas de rééduquer les internés », dit-il enfin.
Todd eut son large sourire.
« Assez pour aujourd’hui ? S’il te plaît, j’ai mal à la gorge.
– Alors vous ne devriez pas fumer autant, dit Todd sans cesser de sourire. Parlez-moi encore des uniformes.
– Lesquels ? Ceux des prisonniers ou des SS ? » Dussander était résigné.
« Les deux », dit Todd, toujours souriant.
Septembre 1974.
Todd était chez lui, dans la cuisine, en train de se préparer un sandwich à la confiture et au beurre de cacahuète. On arrivait à la cuisine par une demi-douzaine de marches en séquoia donnant sur une zone surélevée, luisante de chrome et d’acier inoxydable. La machine à écrire électrique n’avait pas arrêté de marcher depuis que Todd était rentré de l’école. Sa mère tapait un mémoire de maîtrise pour un étudiant. Lequel étudiant avait les cheveux courts, d’épaisses lunettes, et ressemblait selon Todd à un être d’une autre planète. La thèse portait sur les effets des drosophiles dans la vallée de Salinas après la Deuxième Guerre mondiale, ou une merde fétide du même genre. La machine à écrire s’arrêta et sa mère sortit de son bureau.
« Todd-baby, lança-t-elle en guise de salut.
– Monica-baby », lui renvoya-t-il, plutôt aimablement.
Sa mère était une nana pas trop décrépite pour ses trente-six ans, pensait Todd ; des cheveux blonds avec deux ou trois traînées cendreuses, grande, bien faite, habillée aujourd’hui d’un short rouge foncé et d’un léger corsage couleur whisky noué négligemment sous les seins, exposant son ventre plat et lisse. Une gomme à machine était plantée dans ses cheveux, eux-mêmes retenus simplement en arrière par une pince couleur turquoise.
« Alors, comment va l’école ? » demanda-t-elle en montant les marches. Elle lui effleura les lèvres des siennes, machinalement, et se glissa sur un tabouret en face du comptoir servant aux petits déjeuners.
– L’école, c’est cool.
– Tu vas encore avoir le tableau d’honneur ?
– Bien sûr. » En fait, il se disait que ses notes pourraient bien baisser d’un cran au premier trimestre. Il avait passé beaucoup de temps avec Dussander, et même quand il n’était pas avec le vieux boche, il pensait à ce que Dussander lui avait raconté. Une ou deux fois, il avait rêvé à ce que Dussander lui avait dit. Mais rien qu’il ne puisse contrôler.
« Élève doué, dit-elle en ébouriffant la tignasse blonde. Et ce sandwich ?
– Bon, dit-il.
– Tu m’en ferais un pour me l’apporter dans mon bureau ?
– Peux pas, dit-il en se levant. J’ai promis à M. Denker que je passerai lui faire la lecture une petite heure.
– Tu es encore sur Robinson Crusoé ?
– Non. » Il lui montra le dos d’un gros livre qu’il avait payé vingt-cinq cents chez un bouquiniste. Tom Jones.
– Sacré nom d’une pipe ! Il te faudra toute l’année scolaire pour en venir à bout. Todd-baby. Tu ne pourrais pas au moins trouver une édition abrégée, comme pour Crusoé ?
– Probablement, mais il voulait entendre celui-là en entier. Il l’a dit.
– Oh. » Elle le regarda quelques instants, puis le serra dans ses bras. Elle était rarement aussi démonstrative, et Todd se sentit un peu gêné. « Tu es un chou de consacrer tellement de temps à lui faire la lecture. Ton père et moi trouvons cela tout simplement… exceptionnel. »
Todd baissa modestement les yeux.
« Et sans vouloir en parler à personne, ajouta-t-elle. Tu caches bien ton jeu !
– Oh, les gosses avec lesquels je traîne – ils me prendraient probablement pour une sorte de fêlé, dit-il en souriant humblement, tête baissée. Toute cette merde.
– Ne dis pas ça », le réprimanda-t-elle d’un air absent. Puis : « Crois-tu que M. Denker aimerait venir dîner chez nous un de ces jours ?
– Peut-être, dit Todd vaguement. Écoute, il faut que je mette un tigre dans mon moteur et que je me tire.
– Okay. Dîner à six heures et demie. N’oublie pas.
– D’accord.
– Ton père doit travailler tard, alors ce sera encore toi et moi, tous les deux, okay ?
– Super, baby. »
Elle le regarda partir avec un sourire affectueux, espérant qu’il n’y ait rien dans Tom Jones qu’il ne doive pas lire ; il n’avait que treize ans. Elle se dit qu’il n’y avait sûrement rien. Il grandissait dans un monde où n’importe qui pouvait s’acheter avec un dollar et quart un magazine comme Penthouse, et où n’importe quel gosse assez grand pour atteindre l’étagère du haut pouvait se rincer l’œil avant que le vendeur ne lui crie de reposer ça et de disparaître. Dans un monde qui semblait croire qu’il fallait avant tout sauter sa voisine, un livre vieux de deux siècles ne devait pas contenir grand-chose qui puisse tourner la tête de Todd – elle supposa quand même que le vieillard y trouverait un peu de quoi s’exciter. Et comme Richard se plaisait à le dire, pour un gosse, le monde entier est un laboratoire. Il faut les laisser fureter un peu partout. Et si le gosse en question a une vie familiale saine et des parents qui l’aiment, il sera d’autant plus aguerri qu’il aura fourré son nez dans quelques recoins bizarres.
Et voilà le gosse le plus sain qu’elle connaisse en train de remonter la rue sur son Schwinn. On a fait ce qu’il fallait pour le môme, pensa-t-elle en se retournant pour faire son sandwich. Bon Dieu, on a fait ce qu’il fallait.
Octobre 1974.
Dussander avait maigri. Ils étaient assis dans la cuisine, l’exemplaire défraîchi de Tom Jones posé sur la toile cirée de la table (Todd, qui s’efforçait de penser à tous les pièges, avait acheté les Commentaires de Cliff avec une partie de son argent de poche et avait lu attentivement le résumé du roman au cas où sa mère ou son père lui poseraient des questions sur l’intrigue). Todd mangeait un Ring Ding acheté au marché. Il en avait pris un pour Dussander, mais le vieil homme n’y touchait pas. Il se contentait de le regarder de temps à autre d’un air morose en buvant son bourbon. Todd détestait voir se perdre quelque chose d’aussi délicieux qu’un Ring Ding. Si le vieux ne le mangeait pas bientôt, il lui demanderait s’il pouvait le prendre.
« Alors, comment le truc arrivait jusqu’à Patin ?
– Dans des wagons, répondit Dussander. Dans des wagons étiquetés MATÉRIEL MÉDICAL. Livré dans des caisses allongées qui ressemblaient à des cercueils. Très approprié, je suppose. Les internés déchargeaient les caisses et les entreposaient dans l’infirmerie. Ensuite nos hommes les apportaient dans les entrepôts. Ils le faisaient la nuit. Les entrepôts étaient derrière les douches.
– C’était toujours du Cyclon B ?
– Non, de temps en temps on nous envoyait autre chose. Des gaz expérimentaux. Le haut commandement cherchait toujours à augmenter le rendement. Une fois, ils nous ont envoyé un gaz appelé en code PEGASUS. Un incapacitant. Dieu merci, ils n’ont jamais recommencé. Cela… » Dussander vit Todd se pencher, vit ses yeux se rétrécir, et il s’arrêta net, levant d’un air détaché son verre de station-service. « Cela ne marchait pas très bien, dit-il. C’était… assez ennuyeux. »
Mais Todd ne s’y laissa pas prendre, pas un instant. « Qu’est-ce qui se passait ?
– Le gaz les tuait – qu’est-ce que tu crois, qu’il les faisait marcher sur l’eau ? Cela les tuait, c’est tout.
– Dites-moi.
– Non. » Dussander était maintenant incapable de cacher l’horreur qu’il ressentait. Il n’avait pas pensé à PEGASUS depuis… combien de temps ? Dix ans ? Vingt ? « Je ne te dirai pas ! Je refuse !
– Dites-moi, répéta Todd, léchant sur ses doigts le glaçage au chocolat. Dites-moi ou vous savez quoi. »
Oui, pensa Dussander, je sais quoi. Je le sais parfaitement, infect petit monstre.
« Cela les faisait danser, dit-il à contrecœur.
– Danser ?
– Comme le Cyclon B, il arrivait par les pommes de douche. Et ils… ils se mettaient à sauter. Certains hurlaient. La plupart riaient. Ils se mettaient à vomir, et à… à déféquer involontairement.
– Wouh, dit Todd. Ils se chiaient dessus, hein ? » Il désigna le Ring Ding sur l’assiette du vieil homme. Il avait fini le sien. « Vous allez manger ça ? »
Dussander ne répondit pas. Ses yeux étaient embués de souvenirs. Son visage lointain et glacé, comme la face nocturne d’une planète immobile. En lui-même, il sentait le plus étrange mélange de révulsion et – était-ce possible – de nostalgie.
« Ils se secouaient dans tous les sens et faisaient des sons aigus, étranges, venant de la gorge. Mes hommes… ils ont appelé PEGASUS le gaz des Tyroliennes. À la fin ils s’écroulaient tous et restaient par terre dans leurs propres excréments, ils restaient étendus, oui, étendus sur le ciment, en hurlant et en poussant des youyous, le nez en sang. Mais j’ai menti, gamin. Le gaz ne les tuait pas, soit il n’était pas assez puissant soit nous n’avons pu supporter d’attendre assez longtemps, je suppose que c’était ça. Des hommes et des femmes dans cet état n’auraient pas survécu longtemps. Finalement, j’ai envoyé cinq hommes avec des fusils mettre fin à leur agonie. Cela aurait été un point noir dans mon dossier si cela s’était su, j’en suis sûr on y aurait vu un gaspillage de cartouches à une époque où le Führer avait proclamé que chaque cartouche était une ressource nationale. Mais j’avais confiance en ces cinq hommes. Des fois, gamin, j’ai cru que je n’oublierais jamais les sons qu’ils faisaient. Les youyous. Les rires.
– Ça, je pense bien », dit Todd. Il termina le Ring Ding de Dussander en deux bouchées. Jeter, c’est pécher, disait sa mère les rares fois que Todd laissait des restes. « C’était une bonne histoire, monsieur Dussander. Vous les racontez toujours très bien. Une fois que je vous ai lancé. »
Todd lui sourit. Et, chose incroyable – certainement pas parce qu’il en avait envie –, Dussander se vit lui rendre son sourire.
Novembre 1974.
Dick Bowden, le père de Todd, ressemblait étonnamment à Lloyd Bochner, un acteur de cinéma et de TV. Il – Bowden, pas Bochner – avait trente-huit ans. C’était un homme mince, étroit, qui préférait les chemises classiques et les costumes unis, foncés le plus souvent. Quand il allait sur un chantier, il mettait un treillis et un casque qui lui restaient de sa période dans les Peace Corps, lorsqu’il avait aidé à concevoir et à construire deux barrages en Afrique. Quand il travaillait chez lui, dans son bureau, il portait des lunettes avec des verres en demi-lune qui avaient l’habitude de glisser sur son nez, ce qui lui donnait l’allure d’un proviseur de lycée. C’étaient ces lunettes qu’il avait ce jour-là alors qu’il tapotait la plaque de verre immaculée de son bureau avec le premier bulletin trimestriel de son fils.
« Un B. Quatre C. Un D. Un D, pour l’amour du Christ ! Todd, ta mère ne le montre pas, mais elle est vraiment bouleversée. »
Todd baissa les yeux. Il ne souriait pas. Quand son père jurait, c’était rarement de bon augure.
« Mon Dieu, tu n’as jamais eu un bulletin comme celui-là. Un D en algèbre ? Et quoi encore ?
– Je ne sais pas, papa. » Il regarda humblement ses genoux.
« Ta mère et moi pensons que tu as peut-être passé un peu trop de temps avec M. Denker. Pas assez à potasser tes livres. Nous pensons que tu devrais te limiter aux week-ends, petit feignant. Au moins jusqu’à ce qu’on voie où tu en es avec tes études… »
Todd leva la tête, et l’espace d’une seconde, Bowden crut voir une colère sauvage, blafarde, dans les yeux de son fils. Les siens s’élargirent, ses doigts se crispèrent sur le carton couleur chamois du bulletin… et puis il n’y eut plus que Todd. Todd et son regard franc bien qu’un peu malheureux. Cette colère avait-elle vraiment existé ? Sûrement pas. Mais cet instant l’avait désorienté, il lui était maintenant difficile de savoir exactement comment procéder. Todd ne s’était pas mis en rage, et Dick Bowden ne voulait pas du tout le mettre en rage. Lui et son fils étaient amis, avaient toujours été amis, et Dick ne voulait pas que cela change. Ils n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre, pas le moindre (mis à part le fait que Dick Bowden commettait parfois des infidélités avec sa secrétaire, mais ce n’est pas exactement le genre de choses qu’on raconte à son fils de treize ans, n’est-ce pas ?… et de plus cela n’avait absolument aucun rapport avec sa vie à la maison, sa vie de famille). Il valait mieux qu’il en soit ainsi, il le fallait, dans un monde tourneboulé où les assassins restaient impunis, les étudiants se piquaient à l’héroïne et les lycéens – des gosses de l’âge de Todd – attrapaient la vérole.
« Non, papa, s’il te plaît ne fais pas ça. Je veux dire, ne punis pas M. Denker pour quelque chose qui est ma faute. Je veux dire, sans moi il serait perdu. Je ferai mieux. Vraiment. Cet algèbre… j’ai juste décroché au début. Mais je suis allé voir Ben Tremaine, on a travaillé ensemble quelques jours, et après, j’ai commencé à piger. C’est juste… j’sais pas, je me suis laissé un peu déborder au début.
– Je pense que tu passes trop de temps avec lui », dit Bowden, mais il faiblissait. Il avait du mal à lui refuser quelque chose, du mal à le décevoir, et ce qu’il avait dit à propos de punir le vieil homme pour son propre retard… bon Dieu, ce n’était pas absurde. Ce vieil homme comptait tellement sur ses visites.
« Ce M. Storrman, le prof d’algèbre, il est vraiment dur, ajouta Todd. Beaucoup de mecs ont eu D. Trois ou quatre ont eu F. »
Bowden hocha la tête, pensif.
« Je n’irais plus le mercredi. Pas jusqu’à ce que mes notes remontent. » Il avait lu dans les yeux de son père. « Et à l’école, au lieu de sortir pour n’importe quoi, je resterai tous les jours à l’étude. Je le promets.
– Tu aimes vraiment ce vieux bonhomme tant que ça ?
– Il est vraiment chouette, dit Todd sincèrement.
– Eh bien… okay. On va essayer ton plan, feignant. Mais je veux voir tes notes s’améliorer sérieusement en janvier, tu m’entends ? Je pense à ton avenir. Tu peux croire qu’il est trop tôt pour se mettre à y penser, mais non. Tant s’en faut. » Autant sa mère aimait dire Jeter, c’est pécher, autant Dick Bowden aimait dire Tant s’en faut.
« Je comprends, papa », dit Todd gravement. Genre d’homme à homme.
« Sors de cette pièce et va plancher sur tes livres, alors. » Il remonta ses lunettes sur son nez et donna une claque sur l’épaule de son fils.
Le sourire de Todd, franc et lumineux, refit surface. « Tout de suite, papa ! »
Bowden le regarda partir et, à son tour, il sourit, plein de fierté. Un sur un million que ce n’était pas de la colère dans les yeux de Todd. Sûr et certain. De l’irritation, peut-être… mais pas cette émotion survoltée qu’il avait d’abord cru voir. Si Todd était vraiment fou de rage, il le saurait ; il pouvait lire en Todd comme dans un livre. Et depuis toujours.
Sifflotant, son devoir paternel accompli, Dick Bowden déroula un plan et reprit son travail.
Décembre 1974.
Le visage qui apparut en réponse au doigt insistant de Todd sur la sonnette était jaune et hagard. Les cheveux, encore abondants en juillet, avaient commencé à reculer sur le crâne osseux, et ils étaient devenus ternes et cassants. Le corps de Dussander, de mince qu’il était, paraissait à présent décharné… mais loin d’être aussi maigre, se dit Todd, que les internés jadis confiés à ses soins.
Quand le vieil homme avait ouvert la porte, Todd avait gardé la main gauche derrière son dos. Maintenant, il lui tendait une boîte enveloppée de papier. « Joyeux Noël ! » cria-t-il.
Devant la boîte, Dussander commença par se dérober, puis la prit apparemment sans plaisir ni surprise, la tenant du bout des doigts, comme si elle pouvait contenir des explosifs. Au-delà du porche, il pleuvait. Il pleuvait presque tout le temps depuis une semaine, et Todd avait transporté la boîte sous son manteau. Elle était recouverte d’un joyeux papier d’argent et d’un ruban.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Dussander sans enthousiasme, en allant dans la cuisine.
« Ouvrez, vous verrez. »
Todd sortit une boîte de coke de la poche de sa veste et la posa sur la toile cirée à carreaux rouges et blancs qui recouvrait la table de la cuisine. « Mieux vaut fermer les stores », dit-il en confidence.
La méfiance perça immédiatement sur le visage du vieil homme. « Oh ? Pourquoi ?
– Eh bien… on ne sait jamais qui pourrait regarder, dit Todd en souriant. N’est-ce pas ainsi que vous vous en êtes tiré depuis si longtemps ? En voyant ceux qui pourraient vous voir avant qu’ils ne vous voient ? »
Dussander descendit les stores de la cuisine. Puis il se versa un verre de bourbon. Ensuite, il défit le nœud du ruban. Todd avait fait son paquet de Noël comme aurait pu le faire n’importe quel garçon de son âge – des garçons qui ont en tête des choses bien plus importantes, des choses comme le football, le hockey dans la rue et le film d’horreur du vendredi soir qu’on regarde avec un ami qui reste pour la nuit, tous les deux enveloppés dans une couverture et entassés sur un coin du divan, en riant. Il y avait beaucoup de coins déchirés, de plis en travers, beaucoup de ruban adhésif. Le tout exprimant l’impatience devant une tâche aussi féminine.
Dussander se sentit un peu touché, malgré lui. Et plus tard, quand l’horreur se fut un peu calmée, il se dit : J’aurais dû le savoir.
C’était un uniforme. Un uniforme SS. Complet, avec des cuissardes.
Son regard vide glissa du contenu de la boîte au couvercle en carton : PETER, TAILLEUR DE QUALITÉ – À LA MÊME ADRESSE DEPUIS 1951 !
« Non, dit-il à voix basse. Je ne le mettrai pas. Cela n’ira pas plus loin, gamin. Je préfère mourir que le mettre.
– Souvenez-vous de ce qu’ils ont fait à Eichmann, dit Todd solennellement. C’était un vieillard et il était apolitique. C’est bien ce que vous avez dit ? En plus, ce sont mes économies de tout le trimestre. Cela coûte plus de quatre-vingts dollars, et il faut ajouter le prix des bottes. D’ailleurs, cela ne vous gênait pas de le porter en 1944. Pas du tout.
– Petit salopard ! » Dussander leva le poing très haut. Todd n’eut pas un mouvement de recul. Il lui faisait face, les yeux brillants.
« Ouais, dit-il d’une voix douce. Allez-y, touchez-moi. Touchez-moi une fois seulement. »
Dussander baissa le bras. Ses lèvres tremblaient. « Tu es un démon de l’enfer, marmonna-t-il.
– Mettez-le », dit Todd.
Les mains de Dussander montèrent jusqu’à la ceinture de son peignoir et s’arrêtèrent. Son regard humble et suppliant chercha celui de Todd. « S’il te plaît, dit-il, je suis vieux. Assez. »
Todd secoua la tête, lentement mais fermement. Ses yeux brillaient toujours. Il aimait voir Dussander supplier. Comme ils avaient dû le supplier jadis, les détenus de Patin.
Dussander laissa tomber le peignoir sur le sol, et se retrouva quasiment nu, en caleçon et en pantoufles. Il avait la poitrine creuse, le ventre un peu gonflé. Des bras décharnés de vieillard. Mais l’uniforme, se dit Todd, l’uniforme ferait toute la différence.
Lentement, Dussander sortit du carton la tunique et l’enfila.
Dix minutes plus tard il était en uniforme SS. La casquette était un peu de travers, les épaules tombaient, mais l’insigne à tête de mort ressortait nettement. Dussander avait une sorte de dignité obscure – aux yeux de Todd, en tout cas – qu’il n’avait pas les fois d’avant. Malgré son allure voûtée et ses pieds en dedans, Todd était content. Pour la première fois, Dussander ressemblait à l’image qu’il s’en était fait. Plus vieux, oui. Vaincu, certainement. Mais à nouveau en uniforme. Pas un vieillard gaspillant ses dernières années en regardant Lawrence Welk sur une TV minable en noir et blanc avec du papier alu sur l’antenne, mais Kurt Dussander, le Monstre sanguinaire de Patin.
Quant à Dussander, il éprouvait du dégoût, de la gêne… et puis, sournoisement, une espèce de soulagement. Une émotion qu’il méprisait en partie, comprenant que c’était jusqu’ici le meilleur indicateur de la domination psychologique établie par le garçon. Il était le prisonnier de ce gamin et chaque fois qu’il se voyait capable de supporter un outrage de plus, chaque fois qu’il ressentait ce léger soulagement, le pouvoir du gamin augmentait. Et pourtant, il se sentait vraiment soulagé. Ce n’était que du tissu, des boutons et des agrafes… et du toc, en plus. Une fermeture Éclair au lieu de boutons à la braguette. Des galons mal placés, une coupe approximative, des bottes en faux cuir de mauvaise qualité. Ce n’était après tout qu’un uniforme fantaisie, et il n’allait pas vraiment en mourir, n’est-ce pas ? Non. Il…
« Redressez cette casquette ! » lui lança Todd.
Dussander cligna des yeux, surpris.
« Redressez cette casquette, soldat ! »
Dussander s’exécuta, ajoutant inconsciemment cette dernière touche d’insolence qui avait distingué ses Oberleutnant – et aussi déplorable que soit cet uniforme, c’était bien celui d’un Oberleutnant.
« Les pieds parallèles ! »
Il s’exécuta encore, claquant lentement des talons, prenant la pose correcte sans presque réfléchir, comme s’il s’était débarrassé de toutes les années qui s’étaient écoulées, en même temps que de son peignoir.
« Achtung ! »
Il se figea au garde-à-vous, et Todd, un instant, eut peur – vraiment peur. Il se sentait comme l’apprenti sorcier qui avait donné vie aux balais mais n’avait pas été capable de les arrêter une fois qu’ils s’étaient mis en marche. Le vieil homme pauvre mais décent avait disparu. Dussander était revenu.
Puis sa peur fut remplacée par un fourmillement, un sentiment de puissance.
« Demi-tour ! »
Dussander pivota sur place, oubliant son bourbon, oubliant la torture des quatre derniers mois. Il entendit ses talons claquer une seconde fois, alors qu’il se plaçait en face de la cuisinière éclaboussée de graisse. Derrière, il voyait la cour d’exercice poussiéreuse de l’académie militaire où il avait appris son métier de soldat.
« Demi-tour ! »
Il pivota de nouveau, n’accomplissant pas aussi bien la manœuvre, perdant un peu l’équilibre. Jadis cela lui aurait valu dix mauvais points, et un coup de badine dans le ventre lui aurait coupé le souffle avec une douleur cuisante. Intérieurement, il eut un faible sourire. Le gamin ne connaissait pas tous les trucs. Loin de là.
« En avant, marche ! » cria Todd, les yeux brûlants, étincelants.
Dussander sentit sa carapace l’abandonner, ses épaules fléchirent à nouveau. « Non, dit-il. Je t’en prie…
– En avant marche ! Marche ! Marche, j’ai dit ! »
Avec un son étranglé, Dussander fit le pas de l’oie sur le linoléum déteint de sa cuisine. Un demi-tour à droite pour éviter la table ; un autre en approchant du mur. Le visage un peu relevé, sans expression. Ses jambes se lançaient droit devant lui et retombaient avec fracas, faisant trembler les tasses dans le placard au-dessus de l’évier. Ses bras décrivaient de courts arcs de cercle.
Todd revit l’armée des balais en marche et sa terreur revint. Il se rendit soudain compte qu’il ne voulait pas que Dussander y prenne le moindre plaisir, et que peut-être – tout juste peut-être –, il avait voulu le rendre ridicule plus encore qu’authentique. Pourtant, malgré son âge et la pacotille qui meublait la cuisine, il n’était pas ridicule le moins du monde. Il était effrayant. Pour la première fois, les cadavres dans les fosses et les fours crématoires reprirent pour Todd toute leur réalité. Les photos de bras et de jambes et de torses mêlés, pâles et blêmes sous la pluie froide du printemps allemand, n’étaient plus un décor de film d’horreur – un entassement de corps fabriqué avec des mannequins de grand magasin, par exemple, enlevé par une grue et des accessoiristes une fois la scène finie – mais un fait réel, monstrueux, inexplicable et sinistre. Un instant, il lui sembla sentir l’odeur douceâtre et un peu fuligineuse de la décomposition.
La terreur le submergea.
« Arrêtez ! » cria-t-il.
Dussander continua son pas de l’oie, les yeux vides et lointains. Il avait encore redressé la tête, tendant la peau de poulet fripée qu’il avait sur la gorge, levant le menton avec arrogance. Son nez tranchant comme une lame pointait de façon obscène.
Todd sentit de la sueur sous ses aisselles. « Halt ! » cria-t-il.
Dussander fit halte, le pied droit en avant, le gauche se levant pour s’abaisser ensuite contre l’autre d’un seul coup de piston. Un moment son visage resta glacé, sans expression – sans âme, comme un robot – puis fut envahi par la confusion. La confusion fut suivie par la défaite. Il s’effondra.
Todd poussa silencieusement un soupir de soulagement, momentanément furieux contre lui-même. Qui commande ici, après tout ? Puis il retrouva toute son assurance. C’est moi, et c’est comme ça. Et il ferait mieux de ne pas l’oublier.
Il se remit à sourire. « Pas mal du tout. Mais avec un peu d’entraînement, je suis sûr que vous pouvez faire beaucoup mieux. »
Dussander resta muet, tête pendante.
« Vous pouvez l’enlever maintenant », dit Todd généreusement…, et il ne put s’empêcher de se demander s’il voulait vraiment que Dussander le remette. Pendant quelques secondes il y avait eu…
Janvier 1975.
Todd quitta l’école après la dernière sonnerie, seul, prit son vélo et pédala dans le parc. Il trouva un banc désert, cala la Schwinn sur sa béquille et sortit son bulletin de sa poche revolver. Il regarda autour de lui au cas où quelqu’un de sa connaissance serait dans les environs, mais les seules personnes en vue étaient un couple de lycéens enlacés près de l’étang et deux ivrognes répugnants qui se repassaient un sac en papier. Sales enculés d’ivrognes, pensa-t-il, mais ce n’étaient pas eux qui le préoccupaient. Il ouvrit le bulletin.
Anglais : C. Histoire américaine : C. Sciences naturelles : D. Votre classe et vous : B. Français : F. Algèbre : F.
Il regarda ses notes, incrédule. Il s’attendait à ce que ce soit mauvais, mais c’était un désastre.
C’est peut-être mieux, dit soudain une voix intérieure. Peut-être même l’as-tu fait exprès, parce qu’une partie de toi veut en finir. A besoin d’en finir. Avant qu’il arrive un coup dur.
Il chassa brutalement cette idée. Il n’y aurait aucun coup dur. Dussander était à sa botte. Complètement à sa botte. Le vieil homme croyait qu’un ami de Todd détenait une lettre, mais il ne savait pas quel ami. Si quelque chose arrivait à Todd – quoi que ce soit –, la police recevrait cette lettre. Il pensait qu’autrefois Dussander aurait quand même tenté le coup. Maintenant il était trop vieux pour s’enfuir, même avec une longueur d’avance.
« Je le tiens, bon Dieu », murmura-t-il, puis il se cogna la cuisse si fort que le muscle se noua. Parler tout seul, ça fout dans la merde – ce sont les fous qui parlent tout seuls. Il en avait pris l’habitude depuis environ six semaines et il n’arrivait pas à s’en sortir. Il avait surpris plusieurs personnes qui le regardaient d’un air bizarre. Dont deux professeurs. Et ce trouduc de Bernie Everson avait eu le culot de lui demander s’il ne devenait pas zinzin. Todd avait été très très près de foutre sur la gueule à cette petite tantouze, mais ce genre de trucs – bagarres, mêlées, coups de poing – ne valait rien. Ce genre de trucs vous faisait remarquer par tous les mauvais bouts. Parler tout seul, ça craint, ouais, okay, mais…
« Les rêves aussi, ça craint », chuchota-t-il. Sans pouvoir s’en empêcher cette fois.
Ces derniers temps, les rêves craignaient salement. Dans ses rêves, il était toujours en uniforme, mais le style variait. Parfois c’était un uniforme en papier et il était en rang avec des centaines de types tout maigres ; il y avait dans l’air une odeur de brûlé et on entendait le grondement saccadé des bulldozers. Alors Dussander passait devant les rangs, désignant tel ou tel type. Ceux-là restaient. Les autres étaient conduits vers les crématorium. Quelques-uns résistaient, se débattaient, mais la plupart étaient trop mal nourris, trop épuisés. Puis Dussander arrivait devant Todd. Leurs regards se croisaient pendant un long moment paralysant, et Dussander pointait vers Todd un parapluie défraîchi.
« Emmenez celui-là aux laboratoires, disait Dussander dans le rêve, avec une grimace qui découvrait ses fausses dents. Prenez ce gamin, cet Américain. »
Dans un autre rêve il était en uniforme SS. Ses cuissardes cirées brillaient comme un miroir. L’insigne à tête de mort et les éclairs en argent étincelaient. Mais il était au milieu du boulevard Santo Donato et tout le monde le regardait. On le montrait du doigt. Certains se mettaient à rire. D’autres paraissaient choqués, furieux ou révoltés. Dans ce rêve, une vieille bagnole s’arrêtait avec fracas, en grinçant, et Dussander le dévisageait, un Dussander ayant l’air d’avoir deux cents ans, presque une momie, avec une peau jaune comme du parchemin.
« Je te reconnais ! » Le Dussander du rêve hurlait d’une voix perçante. Parcourait du regard les spectateurs et revenait sur Todd. « Tu dirigeais Patin ! Regardez tous ! C’est le Monstre sanguinaire de Patin ! L’expert en rendement de Himmler ! Je te dénonce, assassin ! Je te dénonce, boucher ! Je te dénonce, tueur d’enfants ! Je te dénonce ! »
Dans un autre rêve encore, il portait un uniforme rayé de prisonnier. Deux gardes qui ressemblaient à ses parents le conduisaient le long d’un couloir aux murs de pierre. Tous les deux portaient en évidence un brassard jaune avec l’étoile de David. Un prêtre les suivait, lisant le Deutéronome. Todd regardait par-dessus son épaule et voyait que le prêtre était Dussander et qu’il portait la tunique noire d’un officier SS.
Au bout du couloir en pierre, une double porte ouvrait sur une salle octogonale avec des murs en verre. Un échafaud était dressé au milieu. Derrière les vitres s’alignaient plusieurs rangées d’hommes et de femmes décharnés, nus, avec tous le même regard vide et obscur. Et tous un numéro bleu sur le bras.
« Tout va bien, murmura Todd, pour lui-même. C’est okay, vraiment. Il ne peut rien se passer. »
Le couple enlacé regarda de son côté. Todd leur lança un regard féroce, les mettant au défi de parler. Finalement, ils se détournèrent. Est-ce que le garçon souriait ou pas ?
Todd se releva, enfonça son bulletin dans sa poche revolver et reprit son vélo. Il pédala jusqu’au drugstore, deux blocs plus loin, où il acheta un flacon de Corector et un crayon-bille bleu à pointe fine. Puis il retourna au parc (le couple était parti mais les clodos étaient toujours là, qui empestaient) et changea sa note d’anglais en B, d’histoire américaine en A, de sciences naturelles en B, de français en C et d’algèbre en B. Il effaça simplement « Votre classe et vous » et le recopia pour que l’ensemble ait un aspect uniforme.
Uniformes, droite.
« Peu importe, souffla-t-il. Ça les retiendra. Ça les retiendra au poil. »
Une nuit, vers la fin du mois, un peu après deux heures, Kurt Dussander se réveilla en se battant avec les draps, haletant, gémissant, dans une obscurité oppressante et terrifiante. Il était à demi étouffé, paralysé par la peur. C’était comme s’il avait une grosse pierre sur la poitrine, et il se demanda si ce n’était pas une crise cardiaque. Il griffa les draps en cherchant la lampe de chevet et faillit la faire tomber de la table de nuit en l’allumant.
Je suis dans ma chambre, se répéta-t-il, dans ma propre chambre, je suis à Santo Donato, en Californie, en Amérique. Regarde, les mêmes rideaux marron tirés devant la même fenêtre, les mêmes étagères remplies avec des livres de poche achetés à la librairie de Soren Street, le même tapis gris, le même papier bleu aux murs. Pas de crise cardiaque. Pas de jungle. Pas d’yeux.
Mais la terreur lui collait toujours au corps comme une fourrure puante, et son cœur continuait à s’affoler. Le rêve était revenu. Il savait qu’il reviendrait tôt ou tard, si le gamin continuait. Le maudit gamin. Il pensait que la lettre en lieu sûr n’était qu’un bluff, et en plus, pas des plus réussis ; il avait dû tirer ça d’un feuilleton policier à la TV. À quel ami le gosse pourrait-il se fier pour ne pas ouvrir une lettre aussi importante ? À personne, voilà tout. Du moins il le croyait. S’il pouvait en être sûr…
Ses mains se crispèrent avec un craquement douloureux, son arthrite, puis se rouvrirent lentement.
Il prit son paquet de cigarettes sur la table et en alluma une, frottant négligemment l’allumette sur le bois de lit. Les aiguilles du réveil marquaient 2 h 41. Plus question de dormir cette nuit. Il aspira la fumée et une quinte de toux convulsive la lui fit recracher. Plus question de dormir sauf s’il voulait descendre et boire un ou deux verres. Ou trois. Et il avait pris nettement trop d’alcool depuis environ six semaines. Il n’était plus un jeune homme capable de boire tournée après tournée comme lorsqu’il était officier en permission dans le Berlin de 1939 avec dans l’air un parfum de victoire, qu’on entendait partout la voix du Führer, qu’on voyait ses yeux flamboyants, impérieux…
« Sois honnête », dit-il tout haut, et le son de sa propre voix dans la pièce silencieuse le fit légèrement sursauter. Il n’avait pas l’habitude de parler tout seul, mais ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Il se souvenait l’avoir fait quelquefois pendant les derniers temps de Patin, alors que tout s’écroulait autour d’eux et que le tonnerre des canons russes à l’est se faisait plus fort de jour en jour, puis d’heure en heure. C’était plutôt naturel, à l’époque, de parler tout seul. Il était sous pression, et les gens sous pression font souvent de drôles de choses – se réchauffer les couilles à travers la poche du pantalon, claquer des dents… Wolff était un grand claqueur de dents. En même temps il souriait. Huffmann, lui, faisait claquer ses doigts et se frappait les cuisses, créant des rythmes rapides et complexes dont il ne se rendait absolument pas compte. Lui-même, Kurt Dussander, parlait parfois tout seul. Mais maintenant…
« Tu es encore sous pression », dit-il tout haut, conscient cette fois d’avoir parlé allemand. Il y avait des années que cela ne lui était pas arrivé, mais il y trouvait une sorte de chaleur, de confort. Cette langue l’apaisait, le berçait. Elle était douce, et sombre.
« Oui. Tu es sous pression. À cause du gamin. Mais sois honnête avec toi-même. Il est trop tôt pour te raconter des histoires. Tu ne regrettes pas entièrement d’avoir parlé. Au début tu étais terrifié à l’idée que le gamin pourrait ne pas garder son secret. Il faudrait qu’il le dise à un ami, qui le dirait à un autre ami, et cet ami le dirait à deux autres. Mais s’il l’a gardé aussi longtemps, il continuera. Si on m’emmène loin d’ici il perdra son… livre parlant. Est-ce cela que je suis pour lui ? Je crois. »
Sa voix se tut, non ses pensées. Il s’était senti si seul – personne ne saurait jamais à quel point. Il y avait eu des fois où il avait presque pensé sérieusement au suicide. Il ne faisait pas un bon ermite. Les voix qu’il entendait venaient de la radio. Les seules personnes qui lui rendaient visite, en quelque sorte, il les voyait à travers un carré de vitre sale. Il était un vieil homme et il avait peur de la mort, mais encore plus d’être un vieil homme solitaire.
Parfois sa vessie le trahissait. Il était à mi-chemin de la salle de bains quand une tache noire s’élargissait sur son pantalon. Par temps humide, il avait d’abord des élancements dans les articulations, et puis c’était l’horreur. Certains jours, il avait avalé un flacon entier d’anti-arthrite entre le lever et le coucher du soleil…
pourtant seule l’aspirine le calmait un peu, les jours où le simple fait de prendre un livre sur une étagère ou de changer de chaîne de TV pouvait le conduire au paroxysme de la douleur. Il y voyait mal ; parfois il renversait des objets, s’éraflait les tibias, se cognait la tête. Il vivait dans la terreur de se casser un membre et de ne plus pouvoir atteindre le téléphone, mais aussi avec la peur d’y arriver pour qu’un médecin quelconque découvre son histoire en s’interrogeant sur le dossier médical inexistant de M. Denker.
Le gamin l’avait en partie soulagé. Quand il était là, Dussander pouvait évoquer l’ancien temps. Il avait sur cette époque des souvenirs d’une clarté perverse et débitait un catalogue apparemment inépuisable de noms et d’événements, jusqu’au temps qu’il faisait tel ou tel jour. Il se souvenait du soldat Henreid qui servait une mitrailleuse dans la tour nord-est et de la loupe que ce soldat avait entre les yeux. Certains de ses hommes l’appelaient Trois-Yeux, ou Vieux Cyclope. Il se souvenait de Kessel qui avait une photo de sa petite amie allongée sur un divan, nue, les mains derrière la tête. Kessel faisait payer pour la montrer. Il se souvenait des noms des médecins et de leurs expériences – les seuils de douleur, les ondes cérébrales des hommes et des femmes en train de mourir, les ralentissements physiologiques, les effets de différentes sortes de radiations, il y en avait des douzaines de ce genre. Des centaines.
Il supposait qu’il parlait au gosse comme le font tous les vieillards mais qu’il avait plus de chance que la plupart qui n’avaient en face d’eux qu’impatience, désintérêt ou grossièreté. Son public était fasciné de bout en bout.
Quelques mauvais rêves, était-ce trop cher payé ?
Il écrasa sa cigarette, regarda le plafond quelques instants, puis posa les pieds par terre. Le gosse et lui, se dit-il, devaient être répugnants, à se nourrir l’un l’autre… se dévorer l’un l’autre. Si parfois son ventre rechignait devant les aliments trop sombres et trop riches qu’ils se partageaient l’après-midi dans sa cuisine, qu’en était-il du gosse ? Dormait-il bien ? Peut-être pas. Ces derniers temps, Dussander le trouvait plutôt pâle, et plus maigre que lorsqu’il était entré dans sa vie.
Il traversa la chambre, ouvrit la porte de la penderie, poussa les cintres sur la droite, fouilla dans l’ombre et en sortit le faux uniforme qui pendait à son poignet comme une dépouille de vautour. De l’autre main, il le toucha. Il le toucha… puis le caressa.
Au bout d’un long moment il décrocha l’uniforme et s’en revêtit, s’habillant lentement, ne se regardant dans le miroir que lorsque le costume fut ceinturé et boutonné jusqu’au dernier bouton (et close l’anachronique braguette).
Il se regarda dans le miroir, à ce moment-là, et hocha la tête.
Revint vers le lit, s’allongea et fuma une deuxième cigarette. Quand elle fut terminée, il eut de nouveau envie de dormir. Il éteignit la lampe sans y croire – que ce soit aussi facile. Mais cinq minutes plus tard, il dormait, et cette fois d’un sommeil sans rêves.
Février 1975.
Après dîner, Dick Bowden sortit un cognac que Dussander, intérieurement, trouva infect. Mais bien sûr il sourit de toutes ses dents et en dit le plus grand bien. L’épouse Bowden servit à Todd un chocolat au malt. Le gosse était resté étonnamment silencieux tout le long du repas. Mal à l’aise ? Oui. Pour une raison ou une autre, il avait l’air très mal à l’aise.
Dussander avait séduit Dick et Monica Bowden dès qu’il était arrivé avec le gosse. Todd avait dit à ses parents que M. Denker y voyait beaucoup moins bien qu’en réalité (donc ce pauvre vieux M. Denker avait besoin d’un chien d’aveugle, ricana intérieurement Dussander), ce qui expliquait toutes les lectures que le gosse était censé lui avoir faites. Du coup, Dussander avait fait très attention, et ne pensait pas avoir commis un seul faux pas.
Il avait mis son plus beau costume, et malgré l’air humide du soir, son arthrite restait incroyablement indulgente – à peine un tiraillement par-ci par-là. Le garçon, pour quelque absurde raison, avait voulu qu’il laisse son parapluie chez lui, mais Dussander avait insisté. Dans l’ensemble, la soirée avait été agréable et même excitante. Cognac infect ou pas, cela faisait neuf ans qu’il n’avait pas dîné en ville.
Pendant le repas, ils avaient discuté des usines métallurgiques d’Essen, de la reconstruction de l’Allemagne après la guerre – Bowden avait posé quelques questions intelligentes sur ce sujet et avait paru impressionné par les réponses de Dussander – et des écrivains allemands. Monica Bowden lui avait demandé pourquoi il s’était installé aux États-Unis à un âge si avancé et Dussander, prenant un air chagrin et myope de circonstance, raconta la mort de son épouse fictive. Monica Bowden avait fondu de sympathie.
Et à présent, tout en buvant ce cognac insensé, Dick Bowden demandait : « Si c’est trop indiscret, monsieur Denker, ne répondez surtout pas… mais je ne peux m’empêcher de me demander ce que vous avez fait pendant la guerre. »
Le garçon se raidit imperceptiblement.
Dussander sourit et tâtonna à la recherche de ses cigarettes. Il les voyait parfaitement, mais il ne fallait surtout pas faire la moindre bévue. Monica les posa dans sa main.
« Merci, chère madame. Le dîner était superbe. Vous êtes une excellente cuisinière. Ma femme n’a jamais fait mieux. »
Monica le remercia, un peu troublée. Todd lui lança un regard agacé.
« Ce n’est pas indiscret du tout », dit Dussander en allumant sa cigarette et en se tournant vers Dick Bowden. J’ai été réserviste dès 1943, comme tous les hommes valides trop âgés pour le service actif. À ce moment-là, le destin du Troisième Reich était devenu évident, ainsi que celui des fous qui l’avaient fondé. D’un fou en particulier, bien sûr. »
Il souffla son allumette et prit un air solennel.
« Quel soulagement quand la marée hitlérienne s’est renversée. Quel soulagement. Naturellement – et là, il fixa Bowden d’un air désarmant, d’homme à homme – il fallait se garder d’exprimer un tel sentiment. Pas à haute voix.
– J’imagine, dit Bowden avec respect.
– Non, répéta gravement Dussander, pas à haute voix. Je me souviens d’un soir où quatre ou cinq d’entre nous, tous des amis, sommes allés prendre un verre après le travail au Ratskeller du coin – déjà le schnaps manquait souvent, et même la bière, mais ce soir-là, il se trouvait qu’il y avait des deux. Nous nous connaissions tous depuis plus de vingt ans. L’un de nous, Hans Hassler, a mentionné en passant que le Führer avait peut-être été mal avisé d’ouvrir un second front en Russie. J’ai dit : “Hans, Dieu du ciel, surveille tes paroles !” Le pauvre Hans a pâli et a changé de sujet. Pourtant, trois jours plus tard, il a disparu. Je ne l’ai jamais revu, de même, à ma connaissance, que tous ceux qui étaient ce soir-là assis à notre table.
– Comme c’est terrible ! dit Monica dans un souffle. Encore du cognac, monsieur Denker ?
– Non merci. » Il lui sourit. « Ma femme répétait souvent une phrase de sa propre mère : “Il ne faut jamais abuser du sublime.” »
Todd fronçait déjà les sourcils, troublé, il les fronça encore un peu plus.
« Pensez-vous qu’il a été envoyé dans un camp ? demanda Dick. Votre ami Hessler ?
– Hassler. » Dussander le corrigea gentiment, puis se fit grave. « Beaucoup y sont allés. Les camps… ce sera la honte du peuple allemand pour les mille ans à venir. C’est le véritable héritage de Hitler.
– Oh, je trouve que vous êtes trop dur, dit Bowden qui alluma sa pipe en envoyant un nuage suffocant de Cherry Blend. D’après ce que j’ai lu, la majorité des Allemands n’avait aucune idée de ce qui se passait. Autour d’Auschwitz, les gens croyaient que c’était une fabrique de saucisses.
– Hum, vraiment terrible », dit Monica en faisant une grimace à son mari – signifiant assez-sur-ce-sujet. Puis elle se retourna vers Dussander et sourit. « J’adore l’odeur de la pipe, monsieur Denker, pas vous ?
– Absolument, madame », répondit Dussander qui retenait de justesse une envie d’éternuer presque irrésistible.
Soudain Bowden tendit le bras en travers de la table et donna une claque sur l’épaule de son fils. Todd sursauta. « Tu es terriblement silencieux ce soir, fiston. Tu te sens bien ? »
Todd fit un sourire étrange, apparemment partagé entre son père et Dussander. « Ça va bien. J’ai déjà entendu la plupart de ces histoires, tu sais.
– Todd ! s’écria Monica. Ce n’est guère…
– Ce garçon est sincère, tout simplement, intervint Dussander. Un privilège de l’enfance, auquel doivent souvent renoncer les adultes. N’est-ce pas, monsieur Bowden ? »
Dick rit et approuva de la tête.
« Peut-être puis-je maintenant demander à Todd de me raccompagner, dit le vieil homme. Je suis sûr qu’il a des devoirs à faire.
– Todd est un élève très doué, dit Monica, presque automatiquement, tout en regardant son fils d’un air perplexe. Que des A et des B, normalement. Il a eu un C au dernier trimestre, mais il a promis d’apprendre ses leçons de français sur le bout des doigts pour le bulletin de mars. Vrai, Todd-baby ? »
Todd eut le même sourire étrange et hocha la tête.
« Inutile d’aller à pied, dit Bowden. Vraiment, je serais ravi de vous déposer.
– Il me faut de l’air, de l’exercice, dit Dussander. Vraiment j’insiste… à moins que Todd ne préfère pas.
– Oh si, j’ai envie de marcher », dit Todd, un large sourire à ses parents.
Ils étaient presque arrivés chez Dussander quand le vieil homme rompit le silence. Son parapluie les abritait tous les deux d’une petite pluie fine. Pourtant son arthrite le laissait en paix, comme endormie. Stupéfiant.
« Tu ressembles à mon arthrite, dit-il.
– Hein ? » Todd releva la tête.
« Vous ne vous êtes guère manifesté ce soir, l’un et l’autre. Qu’est-ce que tu as sur la langue, gamin ? Un chat ou un cormoran ?
– Rien », marmonna Todd. Ils tournèrent dans la rue de Dussander.
« Je peux peut-être deviner, dit le vieil homme non sans malice. Quand tu es venu me chercher, tu avais peur que je dise un mot de trop… que “je vende la mèche”, comme vous dites ici. Tu t’étais pourtant résigné à ce dîner après avoir épuisé tous les prétextes possibles pour le repousser. Maintenant que tout s’est bien passé, tu ne sais plus où tu en es. C’est bien cela ?
– On s’en fout, dit Todd en haussant les épaules, maussade.
– Et pourquoi y aurait-il eu le moindre accroc ? demanda Dussander. J’ai su dissimuler avant que tu sois né. Tu sais assez bien garder un secret, je te l’accorde, je te l’accorde de très bonne grâce. Mais, ce soir, tu m’as vu ? Je les ai charmés. Charmés ! »
Todd éclata. « Vous n’aviez pas à faire ça ! »
Dussander s’arrêta net et le regarda fixement. « Pas à faire ça ? Et pourquoi pas ? Je croyais que c’était ce que tu voulais, gamin ! Ils ne s’opposeront certainement plus à ce que tu continues à venir me faire la lecture.
– Vous en prenez un peu trop à votre aise ! s’exclama Todd avec feu. J’ai peut-être tiré de vous tout ce que je voulais. Croyez-vous que quelqu’un m’oblige à venir dans votre baraque miteuse pour vous voir siffler de la gnôle comme ces vieux sacs à vin de merde qui traînent dans la gare désaffectée ? Vous croyez ça ? » Sa voix montait vers l’aigu, instable, presque hystérique. « Parce que personne ne m’oblige. Si je veux venir, je viens, et sinon, non.
– Parle moins fort. Des gens vont t’entendre.
– On s’en fout », dit Todd, qui se remit pourtant à marcher. Délibérément à l’écart du parapluie, cette fois.
« Non, personne ne t’oblige à venir », dit Dussander. Puis il lança, pas vraiment par hasard : « En fait, libre à toi de ne pas venir. Crois-moi, gamin, je n’ai aucun scrupule à boire seul. Pas le moindre. »
Todd prit un air méprisant. « Vous aimeriez ça, c’est sûr ? »
Dussander se contenta de sourire.
« Eh bien, ne comptez pas là-dessus. » Ils avaient atteint l’allée en ciment menant au perron de la villa. Dussander chercha la clef au fond de sa poche. L’arthrite lança un éclat rougeâtre dans ses jointures puis se mit en veilleuse. Le vieil homme crut alors comprendre ce qu’elle attendait pour se réveiller : qu’il se retrouve à nouveau seul.
« Je vais vous dire quelque chose, dit Todd, curieusement essoufflé. S’ils savaient qui vous êtes, si je leur disais, ils vous cracheraient dessus et vous saqueraient à coups de pied dans votre vieux cul tout maigre. »
Sous la pluie, dans l’ombre, Dussander l’examina avec attention. Le garçon avait la tête levée pour le défier, mais il était blême, les yeux creusés de cernes bistres – le teint de celui qui ressasse longuement des idées noires pendant que tout le monde dort.
« Je suis sûr qu’ils n’auraient pour moi que du dégoût », dit Dussander, pensant à part lui que Bowden senior pourrait faire taire son dégoût pour lui poser bon nombre des questions déjà posées par son fils. « Que du dégoût. Mais que penseront-ils de toi, gamin, quand je leur dirai que tu me connais depuis huit mois… et que tu n’as rien dit ? »
Todd, dans le noir, le regarda sans rien dire.
« Viens me voir si tu veux, dit Dussander d’un ton indifférent, et sinon reste chez toi. Bonne nuit, gamin. »
Il remonta l’allée jusqu’à sa porte, laissant Todd debout sous la pluie, la bouche entrouverte, les yeux toujours fixés sur lui.
Le lendemain, au petit déjeuner, Monica commenta : « Ton père a beaucoup aimé M. Denker, Todd. Il dit qu’il lui rappelle ton grand-père. »
Todd marmonna quelque chose d’inintelligible en mangeant son toast. Monica le regarda et se demanda s’il avait bien dormi. Il était si pâle. Et ses notes qui avaient fait ce plongeon inexplicable. Jamais Todd n’avait eu de C.
« Tu te sens okay ces jours-ci, Todd ? »
Il la fixa un moment d’un regard vide, puis un sourire radieux inonda son visage. Elle fut charmée… réconfortée. Il avait une tache de confiture à la fraise sur le menton. « Bien sûr, dit-il. Impec.
– Todd-baby, dit-elle.
– Monica-baby », répondit-il, et ils se mirent à rire.
Mars 1975.
« Minou minou, dit Dussander. Iiiici, minou minou. Pss-pss ? Pss-pss ? »
Il était sous la véranda, derrière la maison, un bol en plastique rose près de son pied droit. Le bol était plein de lait. Il était une heure et demie, l’après-midi était chaud et brumeux. Loin vers l’est, des feux de broussailles répandaient un parfum d’automne qui jurait avec le calendrier. Si le gamin venait, il serait là d’ici une heure. Mais désormais il ne venait pas toujours. Au lieu de sept fois par semaine, c’était parfois quatre, parfois cinq. Une intuition lui était venue, peu à peu, et cette intuition lui disait que le gamin avait des ennuis.
« Minou minou », susurra Dussander. Le chat errant était de l’autre côté de la cour, assis dans les mauvaises herbes qui bordaient irrégulièrement la barrière. C’était un matou, aussi peu reluisant que les herbes qui l’entouraient. Quand il parlait, le chat pointait ses oreilles vers lui. Sans jamais quitter des yeux le bol rose rempli de lait.
Peut-être, se dit Dussander, que le gamin a des ennuis à l’école. Ou des mauvais rêves. Ou les deux.
Ce qui le fit sourire.
« Minou minou », appela-t-il doucement. Les oreilles du chat s’inclinèrent une fois de plus. Il ne bougea pas, pas encore, et continua d’observer le lait.
Dussander avait ses propres ennuis, aucun doute là-dessus. Cela faisait environ trois semaines qu’il mettait l’uniforme SS pour se coucher, comme un pyjama grotesque, et que l’uniforme le préservait de l’insomnie et des mauvais rêves. Il avait dormi – au début – comme une souche. Ensuite, les rêves étaient revenus, non pas progressivement mais d’un seul coup, et pires que jamais. Des rêves de poursuite en plus des rêves avec des yeux. Il courait dans une jungle invisible, mouillée, où des feuilles énormes et des plantes humides le frappaient au visage et laissaient des traînées de sève, lui semblait-il… ou de sang. Courir, encore courir, constamment encerclé par des yeux brillants, sans âme, qui l’épiaient, jusqu’à ce qu’il arrive dans une clairière, sentant plutôt que voyant, dans l’obscurité, la pente raide qui commençait de l’autre côté de la clairière. En haut de la pente il y avait Patin, ses maisons basses et ses cours en ciment entourées de barbelés et de fils électrifiés, ses tours de garde dressées comme des cuirassés martiens sortis de La Guerre des mondes. Et au milieu, d’énormes cheminées vomissant des nuages de fumée, et au pied de ces colonnes en brique, les fours étaient chargés, prêts à s’embraser, luisant dans la nuit comme des yeux féroces et démoniaques. On avait dit aux habitants de la région que les pensionnaires de Patin fabriquaient des vêtements et des bougies et naturellement, ils ne l’avaient pas cru, pas plus que les voisins d’Auschwitz n’avaient cru que le camp était une usine de saucisses. Peu importait.
Dans le rêve, en regardant par-dessus son épaule, il les voyait enfin sortir de l’ombre, les morts à jamais sans repos, les Juden se traînant vers lui les bras tendus, leurs numéros d’un bleu aveuglant sur la chair livide, les mains crispées comme des serres, les visages non plus vides mais remplis de haine, animés par la vengeance, enflammés par le meurtre. Les tout-petits couraient avec leur mère et les vieillards étaient portés par leurs enfants devenus grands. Sur tous ces visages on lisait d’abord le désespoir.
Le désespoir ? Oui. Parce que dans le rêve, il savait (et eux aussi) qu’il serait à l’abri s’il arrivait en haut de la colline. En bas, dans cette plaine marécageuse et détrempée, dans cette jungle où les plantes à fleurs nocturnes dégouttaient de sang au lieu de sève, il était un animal pourchassé… une proie. Mais là-haut, il commandait. Alors qu’en bas, c’était une jungle, le camp au sommet de la colline était un zoo, tous les animaux féroces étaient enfermés dans des cages et il était le gardien-chef – à lui de décider lesquels il fallait nourrir, lesquels laisser en vie, lesquels envoyer aux vivisecteurs, lesquels conduire à l’abattoir dans le camion d’évacuation.
Il commençait à escalader la pente, courant avec la lenteur propre aux cauchemars… Il sentait les premières mains squelettiques se refermer sur son cou, l’haleine froide et putride, il entendait leurs piaillements de triomphe tandis qu’il s’écroulait, presque sauvé, le salut à portée de la main…
« Minou minou, dit-il. Du lait. Du bon lait. »
Le chat finit par avancer. Il traversa la moitié de la cour avant de se réinstaller, mais timidement cette fois, la queue frémissante d’inquiétude, il ne lui faisait pas confiance, non. Mais Dussander savait que le chat avait senti le lait et il avait bon espoir. Tôt ou tard, il viendrait.
À Patin, la contrebande n’avait jamais posé de problème. Certains prisonniers arrivaient avec des objets de valeur dans des sachets en daim cachés dans le cul (et bien souvent, leurs objets s’avéraient sans valeur aucune – photos, boucles de cheveux, faux bijoux), parfois enfoncés à l’aide de bouts de bois si loin que même les longs doigts du kapo qu’ils avaient surnommé « Doigts merdeux » ne pouvaient les atteindre. Une femme, se souvint-il, avait gardé un petit diamant, fêlé, en fin de compte, vraiment sans valeur, mais qui était dans sa famille depuis six générations, passant de la mère à la fille aînée (d’après elle, mais bien sûr elle était juive et tous les Juifs sont des menteurs). Elle l’avait avalé en arrivant à Patin. Quand il paraissait dans ses excréments, elle le ravalait.
Le diamant finit par lui blesser les intestins et elle se mit à saigner, mais elle continua.
Il y avait eu d’autres ruses, mais la plupart ne servaient à dissimuler que des misères comme une provision de tabac ou un ou deux rubans pour les cheveux. Cela ne comptait pas. Dans la pièce où Dussander interrogeait les prisonniers, il y avait un réchaud et une accueillante table de cuisine recouverte d’une nappe à carreaux rouges ressemblant beaucoup à celle de sa propre cuisine. Il y avait toujours sur ce réchaud une marmite de ragoût d’agneau qui mijotait délicieusement. Quand on suspectait une affaire de contrebande (et quand n’en soupçonnait-on pas ?), un membre de la clique suspecte était conduit dans cette pièce. Dussander se tenait près du réchaud d’où émanait le fumet odorant du ragoût. D’une voix douce il demandait Qui ? Qui cache de l’or ? Qui cache des bijoux ? Qui a donné à la femme Givenet le comprimé pour son bébé ? Qui ? Le ragoût n’était jamais explicitement mentionné, mais la promesse implicite et odorante finissait par délier les langues. Une matraque, bien sûr, en aurait fait autant, ou le canon d’un revolver enfoncé dans leur entrejambe crasseuse, mais le ragoût était… était élégant. Oui.
« Minou minou. » Le chat dressa les oreilles, se leva à demi, puis se souvint à moitié d’un coup de pied déjà ancien, ou encore d’une allumette qui lui avait brûlé un côté de ses moustaches, et il se rassit. Mais il viendrait bientôt.
Il avait trouvé le moyen d’apaiser son cauchemar. En un sens, c’était comme de porter l’uniforme SS… mais élevé à une puissance supérieure. Dussander était content de lui, regrettant seulement de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il devait probablement remercier le gamin pour cette nouvelle méthode, pour lui avoir montré que la clef des terreurs passées n’était pas dans le rejet mais dans la contemplation, et parfois même dans une sorte d’étreinte amicale. Certes, avant l’apparition surprise du gamin l’été dernier, il n’avait pas fait de mauvais rêves depuis longtemps, mais maintenant il pensait ne s’être accommodé de son passé qu’avec beaucoup de lâcheté, en se sentant obligé d’abandonner une partie de lui-même qu’il pouvait désormais revendiquer.
« Minou minou. » Un sourire apparut sur son visage, un bon sourire, un sourire rassurant, le sourire de tous les vieillards qui ont réussi, à travers les cruautés de la vie, à trouver un endroit sûr alors qu’ils sont encore relativement intacts et qu’ils ont gagné quelque sagesse.
Le matou se releva, hésita un instant de plus, puis finit par traverser la cour d’un trot souple et gracieux. Il monta les marches, lança un dernier regard méfiant au vieil homme, aplatissant ses oreilles couvertes de croûtes et de blessures, et il se mit à boire.
« Du bon lait. » Dussander enfila les gants de caoutchouc qu’il tenait en réserve sur ses genoux. « Du bon lait pour un gentil minou. » Il avait acheté les gants dans un supermarché, dans l’allée centrale où les femmes d’un certain âge lui jetaient des regards approbateurs, voire calculateurs, les gants étaient passés en pub à la TV. Ils avaient des manchettes. Ils étaient si souples qu’on pouvait même ramasser une pièce de dix cents en les portant.
Il caressa le dos du chat d’un doigt en caoutchouc vert avec un murmure rassurant. La bête arqua le dos au rythme de ses caresses.
Juste avant que le bol ne soit vide, il s’empara du chat.
L’animal se convulsa, électrique, dans ses mains crispées, se tordant pour griffer le caoutchouc, parcouru de soubresauts dans tous les sens. Dussander se dit que si les griffes ou les crocs trouvaient une prise, le chat serait vainqueur. C’était un vieux briscard. À bon chat bon rat, pensa Dussander en souriant.
Tenant prudemment le chat à bout de bras avec le même sourire figé, Dussander ouvrit avec son pied la porte de derrière et entra dans la cuisine. L’animal grondait, se contorsionnait, lacérait le caoutchouc. Sa tête triangulaire, sauvage, plongea comme un éclair et s’accrocha à un pouce.
« Méchant minou », lui reprocha Dussander.
La porte du four était ouverte. Il jeta le chat à l’intérieur. Les griffes crissèrent sur le caoutchouc vert. Dussander claqua la porte du four d’un coup de genou, réveillant douloureusement son arthrite. Pourtant il garda le sourire. Respirant lourdement, presque essoufflé, il s’appuya un moment contre la cuisinière, tête baissée. C’était une cuisinière à gaz. Il l’utilisait rarement, sauf pour les dîners TV et pour tuer les chats errants.
À travers les brûleurs, il entendait à peine les grattements et les rugissements du chat qui essayait de sortir.
Dussander tourna le thermostat jusqu’au maximum. Il y eut un pop audible quand la veilleuse alluma en sifflant les deux rampes à gaz. Le chat cessa de gronder, il hurla. On aurait presque dit… oui… un jeune garçon. Un jeune garçon souffrant horriblement. À cette idée, Dussander sourit plus largement. Son cœur tonnait contre ses côtes. Le chat griffait et tourbillonnait de façon insensée, en hurlant toujours.
Une odeur de fourrure chaude, brûlée, se répandit dans la pièce.
Une demi-heure plus tard il extirpa du four les restes du chat avec une fourchette à barbecue achetée deux dollars quatre-vingt-dix-huit au magasin Grant du centre commercial à un mile de là.
La carcasse rôtie atterrit dans un sac de farine vide, qu’il descendit dans la cave dont le sol n’avait jamais été cimenté. Dussander remonta bientôt de la cave et bomba la cuisine avec du déodorant jusqu’à ce qu’elle empeste le pin artificiel. Il ouvrit les fenêtres, lava la fourchette à barbecue et la raccrocha sur sa planche. Enfin il s’assit, attendant de voir si le gamin allait venir. Il souriait, souriait sans arrêt.
Effectivement Todd arriva environ cinq minutes après que Dussander eut cessé de compter sur lui. Il portait un haut de survêtement aux couleurs de son école ; il portait aussi une casquette de base-ball des San Diego Padres, et ses livres de classe sous le bras.
« Berk-berk, dit-il en entrant dans la cuisine, plissant le nez. C’est quoi cette odeur ? C’est infect.
– J’ai essayé le four, dit Dussander qui alluma une cigarette. Je crains d’avoir brûlé mon dîner. J’ai dû le jeter. »
Un jour, avant la fin du mois, le garçon arriva beaucoup plus tôt que d’habitude, bien avant l’heure de sortie de l’école. Dussander était dans la cuisine, buvant du bourbon Ancient Age dans une tasse ébréchée, décolorée, avec VOILÀ TON CAFÉ MMAN, HAH, HAH ! HAH ! inscrit le long du bord. Il avait installé son fauteuil à bascule dans la cuisine et il buvait en se balançant, se balançait en buvant, faisant claquer ses savates sur le linoléum défraîchi. Il se sentait agréablement ivre. Il n’y avait pas eu le moindre mauvais rêve jusqu’à la nuit dernière. Pas depuis le matou aux oreilles déchirées. Mais la nuit dernière avait été particulièrement horrible. Impossible de le nier. Ils l’avaient traîné en bas de la pente alors qu’il était arrivé à mi-chemin, et ils avaient commencé à lui faire des choses innommables avant qu’il réussisse à se réveiller. Pourtant, après son retour convulsif à la réalité, il s’était senti plus sûr de lui. Capable de mettre fin aux rêves à volonté. Cette fois, peut-être, un chat ne suffirait pas. Mais il restait toujours la fourrière des chiens. Oui. La fourrière.
Todd entra brusquement dans la cuisine, le visage tendu, pâle et luisant. Il a maigri, aucun doute, se dit Dussander. Et il y avait dans ses yeux une étrange lueur blanche qu’il n’aimait pas du tout.
« Vous allez m’aider, dit soudain le garçon, comme un défi.
– Vraiment », répondit Dussander d’une voix douce, dissimulant un sursaut de terreur. Il resta impassible quand Todd jeta ses livres sur la table d’un geste brutal, hargneux. L’un d’eux glissa en tournoyant sur la toile cirée et tomba par terre, ouvert à l’envers, près des pieds de Dussander.
« Oui, vous avez foutrement raison ! cria Todd d’une voix aiguë. Vous avez intérêt à le croire ! Parce que c’est de votre faute ! Entièrement de votre faute ! » Des taches rouges, fiévreuses, apparaissaient sur ses joues. « Mais il va falloir que vous m’aidiez à m’en sortir, parce que j’ai tout ce qu’il faut sur vous ! Je vous tiens et je ne vous lâcherai pas !
– Je ferai tout ce que je pourrai pour t’aider », dit calmement Dussander, s’apercevant qu’il avait joint ses mains juste devant lui, sans s’en rendre compte – comme il le faisait jadis. Il se pencha dans son fauteuil à bascule jusqu’à poser le menton sur ses mains – comme il le faisait jadis. Son expression était calme, amicale, intéressée, ne laissant rien voir de sa peur grandissante. Dans cette position, il pouvait presque imaginer derrière lui un ragoût d’agneau mijotant sur le réchaud. « Dis-moi ce qui ne va pas.
– Voilà ce qui ne va foutrement pas », dit Todd avec rage en lui lançant un carton plié en deux. Le carton rebondit sur son torse et atterrit sur ses genoux. Dussander s’étonna un instant de la violente colère qui le secoua, de sa terrible envie de se lever pour gifler sèchement le garçon. Mais il garda son air bienveillant. Il comprit que c’était le bulletin scolaire du gamin, bien que l’école semblât prendre des précautions ridicules pour le cacher. Au lieu de « Bulletin scolaire », ou « Carnet de notes », cela s’appelait « Rapport trimestriel d’activités ». Il grogna, puis ouvrit le carton.
Une demi-feuille tapée à la machine en tomba. Dussander la mit de côté pour plus tard et commença par étudier les notes du gamin.
« On dirait que tu as touché le fond », dit-il non sans plaisir. Le gamin n’avait la moyenne qu’en anglais et en histoire américaine. Partout ailleurs il n’avait que des F.
« Ce n’est pas ma faute, cracha Todd, venimeux. C’est la vôtre. Toutes ces histoires. Elles me donnent des cauchemars, vous savez ça ? Je m’assieds pour ouvrir mes livres et je me mets à penser à ce que vous avez dit ce jour-là et je reviens sur terre quand ma mère me dit qu’il est l’heure d’aller au lit. Eh bien, ce n’est pas ma faute ! Pas la mienne ! Vous entendez ? Pas la mienne !
– Je t’entends très bien, dit Dussander, prenant la page dactylographiée incluse dans le bulletin.
Chers Monsieur et Madame Bowden,
Ce mot pour vous proposer une réunion à propos des notes de Todd aux deuxième et troisième trimestres. Étant donné que Todd a jusqu’ici fait du bon travail, ses notes actuelles indiquent qu’un problème particulier doit avoir une influence néfaste sur son travail scolaire. Une discussion ouverte et franche est souvent à même de résoudre ce genre de problème.
Bien que Todd ait passé l’examen semestriel, je dois vous prévenir que ses notes finales seront insuffisantes en certains cas si son travail ne s’améliore pas de façon radicale au dernier trimestre. Il se verrait en ce cas obligé de s’inscrire au trimestre d’été pour éviter un blocage entraînant de graves conséquences pour sa scolarité.
Je dois aussi souligner que Todd est entré au collège, et que cette année ses résultats sont à présent fort éloignés du niveau exigé dans notre établissement. Il n’atteint pas non plus le niveau indiqué par ses tests d’admission.
Veuillez croire que je suis prêt à trouver une date qui nous convienne mutuellement. Dans un cas comme celui-ci, en général, le plus tôt est le mieux.
Sincèrement vôtre,
Edward FRENCH
« Qui est cet Edward French ? » demanda Dussander en remettant la feuille dans le bulletin (s’émerveillant à part lui de l’amour des Américains pour le jargon ; quel style pompeux pour dire aux parents que leur fils est recalé !). De nouveau les mains jointes, il avait de plus en plus clairement le pressentiment d’un désastre, mais refusait de se laisser aller. Un an plus tôt, il l’aurait fait – un an plus tôt, il était mûr pour un désastre. Maintenant qu’il ne l’était plus, c’était comme si ce maudit gamin faisait tout pour l’y précipiter. « Est-ce le proviseur ?
– Ed Mollasson ? Bon Dieu non. C’est le conseiller pédagogique.
– Conseiller pédagogique ? Qu’est-ce que c’est ?
– Vous voyez bien ce que c’est, cria Todd, presque hystérique. Vous avez lu cette foutue lettre ! » Il tournait en rond à grands pas, lançant à Dussander des coups d’œil perçants. « En tout cas, pas question que cette merde me tombe dessus. Pas question. Pas de trimestre d’été pour ma pomme. Papa et maman vont à Hawaii cet été et je vais avec eux. » Il montra le bulletin du doigt. « Savez-vous ce que mon père va faire s’il voit ça ? »
« Il me fera tout raconter. Tout. Il saura que c’est vous. Cela ne peut pas être autre chose, puisque rien d’autre n’a changé. Il va fouiller, fouiner, et il me fera tout raconter. Et alors… alors je… je serai recalé. »
Il regarda Dussander d’un air de reproche.
« Ils vont me surveiller. Bon Dieu, ils pourraient m’envoyer chez un docteur, je ne sais pas. Comment je le saurais ? Mais je ne veux pas être recalé. Et je n’irai pas à ce putain de cours de rattrapage.
– Ou en maison de correction », dit Dussander. D’une voix très calme.
Todd arrêta de tourner en rond. Son visage se figea. Ses joues et son front, déjà pâles, devinrent encore plus blancs. Il regarda Dussander et s’y reprit à deux fois pour parler. « Quoi ? Qu’est-ce que vous avez dit ?
– Mon cher enfant, dit le vieil homme, affectant une patience extrême, cela fait cinq minutes que je t’écoute gémir et piailler, et tous tes gémissements et piaillements se réduisent à ceci : tu as des ennuis. Tu risques d’être découvert. Tu peux te retrouver en mauvaise posture. » Voyant que Todd lui accordait – enfin – toute son attention, Dussander but une gorgée, l’air pensif.
« Mon garçon, ton attitude risque de te mettre en grave danger. Ainsi que moi. Pour qui les risques sont beaucoup plus grands. Tu t’inquiètes pour tes notes. Bah ! Voilà pour tes notes. » D’une pichenette de son doigt jauni il envoya le bulletin voler par terre.
« Je m’inquiète pour ma vie ! »
Todd ne répondit pas ; il continua seulement de fixer Dussander d’un regard blanc, un peu fou.
« Les Israéliens n’auront aucun scrupule du fait que j’ai soixante-seize ans. La peine de mort est toujours très bien vue là-bas, tu sais, surtout quand celui qui est dans le box des accusés est un criminel de guerre nazi impliqué dans les camps.
– Vous êtes citoyen américain, dit Todd. L’Amérique ne les laissera pas vous prendre. J’ai lu des choses là-dessus. J’ai…
– Tu lis, mais tu n’écoutes pas ! Je ne suis pas citoyen américain ! Mes papiers viennent de la Cosa Nostra. Je serai expulsé, et les agents du Mossad m’attendront à l’atterrissage.
– Je voudrais qu’ils vous pendent, marmonna Todd, qui serra les poings, les yeux baissés. Et d’abord j’ai été dingue de me compromettre avec vous.
– Sans doute, dit le vieil homme avec un mince sourire. Mais tu es compromis. Nous devons vivre dans le présent, gamin, pas dans le passé des “je-n’aurais-jamais-dû”. Tu dois comprendre que ton sort et le mien sont désormais inextricablement mêlés. Si tu “craches le morceau” à mon sujet, comme vous dites, crois-tu que j’hésiterai à en faire autant pour toi ? Il y a eu sept cent mille morts à Patin. Pour le monde entier je suis un criminel, un monstre, même un boucher comme le prétendent tes torchons à scandales. Tu es complice de tout cela, mon garçon. Tu connaissais la situation illégale d’un étranger, et tu ne l’as pas dénoncé. Et si je suis pris, je parlerai de toi au monde entier. Quand les journalistes brandiront leurs micros, ce sera ton nom que je répéterai sans arrêt. “Todd Bowden, oui, c’est son nom… combien de temps ? Presque un an. Il voulait tout savoir… tous les trucs juteux. C’est ce qu’il disait, oui : Tous les trucs juteux…” »
Todd retenait son souffle. Son teint était translucide. Dussander lui sourit. But une gorgée de bourbon.
« Je pense qu’ils te mettront en prison. Ils peuvent appeler ça une maison de correction – ou d’éducation surveillée – n’importe quel nom fantaisiste, comme ce rapport trimestriel d’activités, dit-il en ricanant, mais de toute façon, il y aura des barreaux aux fenêtres. »
Todd s’humecta les lèvres. « Je dirai que vous mentez. Je leur dirai que je viens seulement de tout découvrir. C’est moi qu’ils croiront, pas vous. Vous feriez mieux de vous en souvenir. »
Dussander gardait son mince sourire. « Je croyais que d’après toi, ton père te ferait tout raconter. »
Todd s’exprimait lentement, comme quelqu’un qui énonce les choses au fur et à mesure qu’il les conçoit. « Peut-être pas. Peut-être pas cette fois. Il ne s’agit plus d’une vitre cassée en lançant un caillou. »
Dussander, intérieurement, accusa le coup. Le gamin avait de bonnes chances d’avoir raison – avec un tel enjeu, il pourrait peut-être convaincre son père. Quel parent, après tout, face à une vérité désagréable, ne préfère pas se laisser convaincre ?
« Peut-être. Peut-être non. Mais comment vas-tu expliquer tous ces livres que tu lisais à ce pauvre M. Denker à moitié aveugle ? Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais je peux encore lire les petits caractères avec mes lunettes. Je peux le prouver.
– Je dirai que vous m’avez joué la comédie !
– Vraiment ? Et quelle raison pourras-tu donner de cette comédie ?
– Pour… pour l’amitié. Parce que vous vous sentiez seul. »
Ce qui, se dit Dussander, était assez proche de la vérité pour être vraisemblable. Et autrefois, au début, le gamin aurait pu encore le faire passer. Mais maintenant, il était détruit, il tombait en morceaux comme un manteau en bout de course. Il suffirait qu’un enfant donne un coup de pistolet à amorces de l’autre côté de la rue pour qu’il saute en l’air et hurle comme une fille.
« Ton bulletin renforcera également ma version, dit le vieil homme. Ce n’est pas Robinson Crusoé qui a fait dégringoler tes notes à ce point-là, gamin.
– Fermez-la, non ? Fermez-la et c’est tout !
– Non. Je ne la fermerai pas là-dessus. » Il alluma une cigarette, frottant l’allumette sur la porte du four, qui était ouverte. « Pas avant de t’avoir fait reconnaître une simple vérité. Dans cette histoire nous sommes ensemble, nous nageons ou nous coulons ensemble. » Il regarda Todd à travers les couches de fumée, sans sourire. Son visage ridé, antique, était celui d’un reptile. « Je t’entraînerai au fond, gamin. Je te le promets. Si quelque chose arrive à la surface, tout sortira. C’est une promesse que je te fais. »
Todd le regarda, maussade, et ne répondit pas.
« Maintenant, dit Dussander d’un ton alerte, l’air de celui qui a été obligé d’en passer par quelques désagréments, la question est celle-ci : qu’allons-nous faire ? Tu as des idées ?
– Voilà pour le bulletin, dit Todd en sortant un flacon de Corector de sa poche. Mais pour cette foutue lettre, je ne sais pas. »
Dussander regarda le flacon d’un œil approbateur. En son temps, il avait lui-même falsifié quelques rapports. Quand les quotas grimpaient à des hauteurs fantastiques… et même plus haut, beaucoup plus haut. Et aussi… tout à fait comme dans la situation actuelle – il y avait eu la question des relevés… ceux qui énuméraient l’incommensurable butin. Une fois par semaine, il vérifiait les caisses d’objets de valeur, lesquelles étaient toutes expédiées à Berlin dans des wagons spéciaux qui ressemblaient à des coffres-forts sur roues. Chaque caisse était accompagnée d’une enveloppe en papier fort collée sur le côté avec la liste certifiée de son contenu. Tant de bagues, de colliers, de pendentifs, tant de grammes d’or. Par ailleurs, Dussander avait sa caisse personnelle – pas des objets de très grande valeur, mais pas de la camelote non plus. Des jades. Des tourmalines. Des opales. Quelques perles imparfaites. Des diamants industriels. Quand un objet envoyé à Berlin lui tapait dans l’œil ou lui semblait un bon investissement, il l’enlevait, le remplaçait par un des siens et se servait du Corector sur le relevé, inscrivant un objet pour un autre. Il était devenu un assez bon faussaire… talent qui lui avait servi plus d’une fois après la guerre.
« Bien, dit-il. Quant au reste… »
Dussander se remit à se balancer en buvant à petites gorgées. Todd traîna une chaise près de la table et commença à travailler sur son bulletin qu’il avait ramassé sans rien dire. Le calme apparent du vieil homme avait fait de l’effet et il œuvrait en silence comme n’importe quel petit Américain décidé à faire de son mieux, qu’il s’agisse de planter du maïs, de lancer une balle gagnante au championnat junior de base-ball ou de falsifier ses notes sur un bulletin.
Dussander observa sa nuque un peu hâlée, proprement délimitée par le bas de sa chevelure et le col rond de son tee-shirt. Ses yeux errèrent ensuite jusqu’au tiroir du haut, celui où il mettait les couteaux à découper. Un coup, un seul – il savait où le porter – et la moelle épinière serait tranchée net. Ses lèvres seraient à jamais scellées. Le vieil homme eut un sourire de regret. Si le gosse disparaissait, on poserait des questions. Trop de questions. On lui en poserait. Même si la lettre gardée par un ami n’existait pas, il ne pouvait pas se permettre d’être examiné de trop près. Dommage.
« Ce French, dit-il en tapotant la lettre, connaît-il tes parents personnellement ?
– Lui ? Todd souligna ce mot de son mépris. Il ne pourrait même pas mettre les pieds là où ils vont.
– Les a-t-il déjà rencontrés, professionnellement ? Ont-ils déjà discuté ensemble ?
– Non. J’ai toujours été parmi les premiers. Jusqu’à maintenant.
– Alors, qu’est-ce qu’il sait sur eux ? » Dussander, rêveur, contempla son verre presque vide. « Oh, il sait tout sur toi. Il a sûrement tous les documents imaginables à ton sujet. Jusqu’à tes bagarres dans la cour de la maternelle. Mais qu’est-ce qu’il sait sur eux ? »
Todd reposa sa plume et rangea son petit flacon de Corector. « Eh bien, il connaît leurs noms. Bien sûr. Et leur âge. Il sait que nous sommes tous méthodistes. On n’est pas obligé de remplir cette ligne-là, mais mes parents le font toujours. On n’y va pas souvent, mais il saura qu’on en est. Il doit savoir comment papa gagne sa vie ; ça aussi c’est sur les formulaires. Tous ces trucs qu’on doit remplir chaque année. Et je suis à peu près sûr que c’est tout.
– Si tes parents avaient des problèmes, est-ce qu’il le saurait ?
– Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Dussander se versa le reste du bourbon. « Des disputes. Des querelles. Ton père qui dort sur le divan. Ta mère qui boit trop. » Ses yeux brillèrent. « Un divorce à l’horizon. »
Todd fut indigné. « Il n’y a rien de ce genre à la maison ! Jamais de la vie !
– Je n’ai pas dit que c’était vrai. Mais réfléchis, gamin. Suppose que chez toi tout “aille à vau-l’eau”, comme vous dites. »
Todd le regarda en fronçant les sourcils.
« Tu t’inquiéterais pour eux. Tu t’inquiéterais beaucoup. Tu perdrais l’appétit. Tu dormirais mal. Plus triste que tout, ton travail scolaire en souffrirait. Vrai ? Très triste pour les enfants, quand il y a des problèmes à la maison. »
Une lueur de compréhension perça dans les yeux du garçon – la compréhension et quelque chose comme une gratitude muette. Dussander fut satisfait.
« Oui, quel malheur quand une famille titube au bord du précipice », dit le vieil homme d’un ton solennel, se reversant du bourbon. Il était déjà ivre. « Les feuilletons TV de l’après-midi montrent ça très clairement. Il y a de l’acrimonie. Des médisances et des mensonges. Mais surtout, il y a de la souffrance. De la souffrance, mon garçon. Tu n’as pas idée de l’enfer que tes parents traversent. Ils sont à ce point submergés par leurs problèmes qu’ils n’ont plus guère de temps pour ceux de leur propre fils. Ses problèmes paraissent mineurs comparés aux leurs, hein ? Un jour, quand les plaies commenceront à cicatriser, ils lui accorderont sans doute toute leur attention une fois de plus. Mais pour l’instant, la seule concession qu’ils puissent faire est d’envoyer ce bon grand-père voir M. French. »
Les yeux de Todd s’étaient peu à peu ranimés jusqu’à prendre un éclat passionné. « Ça pourrait marcher, marmonna-t-il. Pourrait, ouais, pourrait marcher, pourrait… » Soudain il se tut. Ses yeux s’assombrirent à nouveau. « Non, ça n’ira pas. Vous ne me ressemblez pas, pas même un petit peu. Ed Mollasson n’y croira jamais.
– Himmel ! Gott im Himmel ! » s’écria Dussander en se levant d’un bond. Il traversa la cuisine (en titubant un peu), ouvrit la porte de la cave, en sortit une autre bouteille d’Ancient Age, dévissa la capsule et se servit largement.
« Pour un gosse intelligent, tu es tellement Dummkopf. Est-ce que les grands-pères ressemblent jamais à leurs petits-fils ? Hein ? J’ai les cheveux blancs. Tu as des cheveux blancs ? »
En revenant vers la table il tendit la main avec une vivacité surprenante, attrapa une bonne poignée des cheveux blonds de Todd et tira vigoureusement.
« Ça suffit ! lança Todd, avec tout de même un léger sourire.
– De plus, dit Dussander en reprenant son fauteuil à bascule, tu as les cheveux blonds et les yeux bleus. Mes yeux sont bleus, et mes cheveux, avant de blanchir, étaient blonds. Tu peux me raconter toute l’histoire de ta famille. Tes oncles et tes tantes. Les gens avec qui travaille ton père. Les petits dadas de ta mère. Je m’en souviendrai. J’apprendrai et je m’en souviendrai. Deux jours plus tard, je l’aurai oublié – ces temps-ci ma mémoire n’est plus qu’une passoire pleine de flotte – mais je m’en souviendrai le temps qu’il faudra. » Il eut un sourire sans gaieté. « À mon époque, j’ai été plus rapide que Wiesenthal et j’ai roulé Himmler lui-même dans la farine. Si je suis incapable de berner un instituteur américain, je me draperai dans mon linceul et j’irai m’allonger dans ma tombe.
– Peut-être », dit lentement Todd, et Dussander put voir qu’il avait déjà accepté. Ses yeux brillaient de soulagement.
« Non… sûrement ! » s’exclama le vieil homme.
Il partit d’un rire caquetant, hoquetant, ponctué par les grincements du fauteuil à bascule. Todd le regarda, étonné et un peu effrayé, mais bientôt il se mit à l’imiter. Tous deux se mirent à rire interminablement sans bouger de la cuisine, Dussander près de la fenêtre ouverte par où entrait le vent chaud de la Californie, Todd se balançant sur deux pieds de sa chaise de sorte que le dossier s’appuyait contre la porte du four dont l’émail blanc était entrecroisé de rayures noires, charbonneuses, faites par les allumettes en bois que Dussander frottait pour les allumer.
Ed Caoutchouc French (son surnom, Todd l’avait expliqué à Dussander, venait des caoutchoucs qu’il portait par-dessus ses baskets chaque fois qu’il pleuvait) était petit et mince et tenait à porter des Keds à l’école. Grâce à cette note de simplicité, il croyait s’attirer l’amitié des quelque cent six enfants de douze à quatorze ans qu’il avait la charge de conseiller. Il possédait cinq paires de Keds dont les couleurs allaient du « bleu fend l’azur » au « super jaune Zonkers », ignorant totalement que derrière son dos on l’appelait non seulement Ed Caoutchouc mais Pete le Sournois et l’Homme aux Keds, comme dans Le Retour de l’homme aux Keds. À l’université, on l’avait appelé le Crispé, et il aurait été on ne peut plus humilié d’apprendre que cette indignité avait transpiré.
Il mettait rarement une cravate, préférant les pulls à col roulé qu’il portait depuis le milieu des années soixante, quand David McCallum les avait mis à la mode grâce à U.N.C.L.E., le feuilleton d’espionnage. À la fac, déjà, les autres étudiants le voyaient traverser la cour et disaient : « Voilà le Crispé dans son pull-over d’espion. » Il était diplômé en psychologie pédagogique, et pensait en son for intérieur être le meilleur orienteur scolaire qu’il ait jamais rencontré. Avec les gosses, il avait un rapport vrai. Il pouvait aller au fond des choses, bavasser avec eux ou garder un silence sympathique quand il fallait qu’ils gueulent un coup pour faire sortir la merde. Il pouvait se mettre dans leurs godasses parce qu’il comprenait combien c’est chiant d’avoir treize ans quand quelqu’un vous fait un numéro dans la tête et qu’on ne peut pas rassembler ses abattis.
En fait il avait salement du mal à se rappeler ce que c’était que d’avoir treize ans. Il supposait que c’était le dernier prix à payer quand on atteignait la cinquantaine. En plus d’avoir dû traverser ce meilleur des mondes des années soixante en étant surnommé le Crispé.
Quand le grand-père de Todd Bowden entra dans son bureau, et referma sans mollesse la porte en verre dépoli, Ed Caoutchouc se leva en signe de respect mais se garda de faire le tour du bureau pour l’accueillir, se rappelant ses chaussures. Parfois les vieux de la vieille ne comprenaient pas que les baskets pouvaient mettre en confiance les gosses qui avaient un blocage avec les profs – autrement dit, certains des anciens ne pouvaient pas se mettre dans les godasses d’un conseiller pédagogique en Keds.
Voilà un mec qui présente bien, se dit Ed Caoutchouc. Des cheveux blancs soigneusement coiffés en arrière. Un costume trois-pièces immaculé. Une cravate gris tourterelle avec un nœud impeccable. Dans sa main gauche il tenait un parapluie noir, fermé (il pleuvassait depuis le week-end), d’une façon presque militaire. Quelques années plus tôt, Ed Caoutchouc et sa femme avaient été des fans de Dorothy Sayers. Lisant de cette respectable personne toutes les œuvres sur lesquelles ils avaient pu mettre la main. Il lui vint à l’esprit que le vieil homme était une parfaite incarnation de son héros, Lord Peter Wimsey. C’était Wimsey à soixante-quinze ans, bien après que Bunter et Harriet Vane eurent reçu leur récompense dans l’au-delà. Il prit note, mentalement, d’en parler à Sondra quand il rentrerait à la maison.
« Monsieur Bowden, dit-il respectueusement en tendant la main.
– C’est un plaisir », dit Bowden en la serrant. Ed Caoutchouc prit soin de ne pas employer la pression autoritaire et sans concessions qu’il réservait aux pères ; d’après sa poignée de main précautionneuse, le vieux avait sûrement de l’arthrite.
« C’est un plaisir, monsieur French », répéta Bowden, qui s’assit en relevant soigneusement ses jambes de pantalon. Il planta le parapluie entre ses jambes et s’appuya sur la poignée, prenant l’air d’un vieux vautour plein de courtoisie qui serait venu se percher dans le bureau du conseiller. Il avait un soupçon d’accent étranger, pensa Ed Caoutchouc, mais sans les intonations précises et pincées des Anglais de la haute, comme Wimsey ; avec des inflexions plus larges, plus européennes. De toute façon, la ressemblance avec Todd était frappante. Surtout le nez et les yeux.
« Je suis content que vous ayez pu venir, dit Ed Caoutchouc en reprenant son siège, bien que dans ces cas-là, le père ou la mère de l’élève… »
C’était sa tactique d’ouverture, bien sûr. Bientôt dix ans d’orientation pédagogique lui avaient appris que lorsqu’une tante ou un oncle ou un grand-père demandait une entrevue, c’était habituellement parce qu’il y avait des ennuis à la maison – le genre d’ennuis qui s’avérait invariablement être le fond du problème. Ed Caoutchouc en fut plutôt soulagé. Des ennuis domestiques, c’était grave, mais pour un garçon aussi intelligent que Todd, il aurait été bien pire d’être salement accro à l’héro.
« Oui, bien sûr, dit Bowden, réussissant à paraître à la fois triste et en colère. Mon fils et sa femme m’ont demandé si je pouvais venir discuter de cette triste affaire avec vous, monsieur French. Todd est un bon garçon, croyez-moi. Ses mauvaises notes ne sont qu’un problème passager.
– Eh bien, c’est ce que nous espérons tous, n’est-ce pas, monsieur Bowden ? Fumez si vous voulez. C’est en principe interdit sur le territoire de l’école, mais je ne vous dénoncerai pas.
– Merci. »
M. Bowden sortit de sa poche intérieure un paquet de Camel à moitié écrasé, planta entre ses lèvres une des dernières cigarettes en zigzag, trouva une allumette en bois qu’il frotta sur le talon de son soulier verni et l’alluma. Il toussa comme un vieillard à la première bouffée, éteignit l’allumette en la secouant et posa le morceau noirci dans le cendrier qu’Ed Caoutchouc lui avait offert. Le conseiller observa ce rituel apparemment aussi cérémonieux que les souliers eux-mêmes avec une fascination sans mélange.
« Par où commencer ? » dit Bowden, dont l’inquiétude transparaissait à travers le nuage de fumée tourbillonnante.
« Voyons, dit gentiment Ed Caoutchouc, le simple fait que vous soyez ici à la place de ses parents me met déjà sur la piste, vous savez.
– Oui, je suppose. Très bien. » Il joignit les mains. La Camel pointait entre le deuxième et le troisième doigt de sa main droite. Puis il s’assit bien droit et releva le menton. Il y avait quelque chose de prussien dans sa prestance, pensa le conseiller, quelque chose qui lui rappelait les films de guerre qu’il avait vus quand il était petit.
« Mon fils et ma belle-fille ont des problèmes de couple, dit Bowden en articulant chaque syllabe. Des problèmes assez graves, me semble-t-il. » Ses yeux, des yeux de vieillard étonnamment brillants, observèrent Ed Caoutchouc qui ouvrit le dossier posé devant lui sur le sous-main. Le dossier contenait quelques pages, pas beaucoup.
« Et vous pensez que ces problèmes ont une influence sur le travail scolaire de Todd ? »
Bowden se pencha en avant d’une vingtaine de centimètres. Ses yeux bleus ne lâchèrent pas un instant les yeux bruns du conseiller. Il y eut un silence chargé, très lourd, et enfin Bowden lâcha : « La mère boit. »
Il reprit la pose précédente, droit comme un I.
« Oh, dit Ed Caoutchouc.
– Oui, répondit Bowden avec un sourire crispé. Le gamin m’a raconté qu’en rentrant à la maison, deux fois, il l’a trouvée écroulée sur la table de la cuisine. Comme il connaît la réaction de mon fils par rapport à la boisson, il s’est arrangé pour préparer le dîner et lui faire avaler suffisamment de café noir pour qu’elle soit réveillée au retour de Richard.
– Mauvais », dit Ed Caoutchouc qui avait entendu bien pire – des mères héroïnomanes, des pères saisis par l’envie de baiser leur fille… ou leur fils. « Mme Bowden a-t-elle pensé à faire appel à l’aide de spécialistes ?
– Le gamin a essayé de lui dire que ce serait le meilleur moyen. Mais je crois qu’elle a honte. Si elle avait un peu de temps… » Il fit un geste, et sa cigarette lâcha un rond de fumée qui se dissout dans l’air. « Vous comprenez ?
– Oui, bien sûr. » Ed Caoutchouc hocha la tête en admirant à part lui l’élégance du rond de fumée. « Votre fils… le père de Todd…
– Il n’est pas irréprochable, dit Bowden, la voix dure. Les heures supplémentaires, les repas manqués, les soirs où il doit brusquement s’absenter… Monsieur French, c’est moi qui vous le dis, il a épousé son travail avant d’épouser Monica. On m’a élevé dans l’idée que la famille passe avant tout. Pas vous ?
– Certainement », répondit le conseiller de tout son cœur. Son père était veilleur de nuit dans un grand magasin de Los Angeles et il ne le voyait que pendant les week-ends et les vacances.
« Ce qui est une autre façon de voir les choses », dit Bowden.
Le conseiller approuva de la tête et réfléchit un instant. « Et votre fils, monsieur Bowden. Euh… » Il baissa les yeux vers le dossier. « Harold. L’oncle de Todd.
– Harry et Deborah habitent maintenant dans le Minnesota, dit le vieil homme, parfaitement sincère. Il a trouvé un emploi à la faculté de médecine. Il aurait beaucoup de mal à le quitter, et il serait injuste de le lui demander. » Son expression se fit vertueuse. « Harry et sa femme sont très heureux en ménage.
– Je vois. » Ed Caoutchouc regarda encore une fois le dossier avant de le fermer. « Monsieur Bowden, j’apprécie votre franchise. Moi-même, je vais être aussi franc.
– Merci, dit le vieil homme, très raide.
– En tant que conseillers, nous n’avons pas les moyens d’en faire autant que nous le souhaiterions. Il y a ici six conseillers, chacun est chargé d’une centaine d’élèves. Le dernier arrivé de mes collègues, Hepburn, en a cent quinze. À notre époque, dans notre société, tous les enfants ont besoin d’aide.
– Bien sûr. » Bowden écrasa brutalement sa cigarette dans le cendrier et recroisa les mains.
– Quelquefois, nous tombons sur des choses graves. Les problèmes de drogue ou les problèmes familiaux sont les plus courants. En tout cas, Todd n’a pas touché au speed, à la mescaline ou au LSD.
– Dieu nous en garde.
– Parfois, c’est simple, nous n’y pouvons rien. C’est déprimant, mais c’est la vie. D’habitude, les premiers à être recrachés par la machine dont nous avons la charge sont les trublions, les enfants fermés à toute communication, ceux pour lesquels nous n’essayons même pas. Ce ne sont que des organismes à sang chaud qui attendent d’être éjectés à cause de leurs mauvais résultats ou d’être assez vieux pour aller s’engager dans l’armée sans l’autorisation de leurs parents, travailler à la station de lavage rapide ou épouser leur petite amie. Vous comprenez ? Parlons net. Notre système n’est pas tout à fait ce qu’il prétend être.
– J’apprécie votre franchise.
– Mais quand on voit la machine se mettre à broyer un gosse comme Todd, ça fait mal. Il a obtenu dix-huit de moyenne l’année dernière, ce qui le met dans la première tranche de cinq pour cent. Il a le don de l’écriture, ce qui est assez rare dans une génération où les gosses croient que la culture commence en face de la TV et prend fin dans le cinéma le plus proche. J’ai parlé avec le professeur qui a eu Todd pour élève l’année dernière. Elle m’a dit que Todd a donné la meilleure composition qu’elle a vue en vingt ans d’enseignement. C’était sur les camps de la mort allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle lui a mis le seul A plus qu’elle ait jamais donné à un élève.
– Je l’ai lue, dit Bowden. C’était très bien.
– Il a aussi fait preuve d’une capacité au-dessus de la moyenne en sciences humaines et sociales, et s’il ne va pas être un des grands génies mathématiques du siècle, les notes que j’ai indiquent qu’il a fait de son mieux… jusqu’à cette année. En un mot, voilà toute l’histoire.
– Oui.
– Je serais vraiment scié de voir Todd se faire liquider de cette façon, monsieur Bowden. Quant aux cours d’été… bon, j’ai dit que je serais franc. Les cours d’été font souvent plus de mal que de bien à un gosse comme Todd. Habituellement la session d’été du premier cycle ressemble à un zoo. Avec des babouins et des hyènes, plus une bonne troupe de fossiles. Todd serait en mauvaise compagnie.
– Certes.
– Alors, allons jusqu’au bout, non ? Je proposerais une série de rendez-vous au Centre d’orientation pour M. et Mme Bowden. Tout cela resterait confidentiel, bien sûr. C’est un excellent ami à moi, Harry Ackerman, qui s’occupe du Centre. Et je ne pense pas que ce soit Todd qui devrait le leur proposer, mais plutôt vous-même. » Il eut un large sourire. « Nous pouvons peut-être ramener tout le monde sur le droit chemin en juin. Ce n’est pas impossible. »
Mais la proposition parut alarmer Bowden.
« Je crois qu’ils en voudraient au gamin si je leur soumettais cette idée en ce moment, dit-il. La situation est très délicate. Les choses peuvent aller dans un sens ou dans l’autre, le gamin m’a promis de faire des efforts pour travailler. Il est très inquiet à cause de ses mauvaises notes. » Il eut un sourire pincé, un sourire qu’Ed Caoutchouc fut incapable d’interpréter. « Plus inquiet que vous ne le pensez.
– Mais…
– Et ils m’en voudraient à moi, ajouta immédiatement Bowden. Dieu sait qu’ils m’en voudraient. Monica trouve déjà que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. J’essaie de ne pas le faire, mais vous voyez la situation. Il me semble qu’il vaut mieux laisser faire… pour l’instant.
– Sur ce sujet, j’ai pas mal d’expérience », affirma le conseiller. Il croisa les mains sur le dossier Bowden et regarda le vieil homme d’un air sérieux. « Je pense vraiment qu’une réorientation conjugale s’impose dans ce cas. Comprenez bien que mon intérêt pour les problèmes de votre fils et de votre belle-fille se borne aux effets qu’ils ont sur Todd… et actuellement, ils ont un effet certain.
– Laissez-moi faire une contre-proposition. Vous avez, me semble-t-il, un système pour prévenir les parents en cas de mauvaises notes.
– Oui, répondit Ed Caoutchouc avec prudence. Une carte EPS, évaluation des progrès scolaires. Les gosses, naturellement, appellent ça des colles. Ils les reçoivent seulement quand leur moyenne dans une matière tombe au-dessous de dix. En d’autres termes, nous donnons des EPS aux gosses qui obtiennent un D ou un F dans telle ou telle matière.
– Très bien, dit Bowden. Alors voici ce que je suggère : si le gamin reçoit une de ces cartes… une seule – il leva un doigt noueux –, je parlerai moi-même à mon fils et à ma femme de votre proposition. J’irai même plus loin, dit-il avec une pointe d’accent. Si le gamin reçoit une de vos colles en avril…
– En fait nous les envoyons au mois de mai.
– Oui ? S’il en reçoit une à ce moment-là, je vous garantis qu’ils accepteront cette proposition d’orientation. Ils s’inquiètent pour leur fils, monsieur French. Mais actuellement, ils sont tellement pris par leurs propres problèmes que… » Il haussa les épaules.
« Je comprends.
– Alors, donnons-leur ce délai pour les résoudre. Se sortir d’affaire en prenant le taureau par les cornes, c’est bien américain, n’est-ce pas ?
– Oui, je suppose que oui », répondit Ed Caoutchouc après avoir réfléchi un instant… et jeté un rapide coup d’œil sur la pendule. Il se rappelait soudain qu’il avait un autre rendez-vous dans cinq minutes. « J’accepte. »
Il se leva, imité par Bowden. Ils se serrèrent la main et cette fois encore, le conseiller ménagea soigneusement l’arthrite du vieux beau.
« Néanmoins, en toute franchise, je dois vous dire qu’il y a très peu d’élèves capables de se sortir d’un plongeon de quatre mois en quatre semaines de rattrapage. Il y a énormément de terrain à regagner – énormément. Je crains que vous n’ayez à tenir votre promesse, monsieur Bowden. »
Le vieil homme eut encore son sourire étrange, pincé. « Vraiment ? » Il ne dit rien de plus.
Tout au long de cette entrevue, quelque chose avait tracassé Ed Caoutchouc, et il réussit à mettre le doigt dessus en déjeunant à la cantine, plus d’une heure après que « Lord Peter » fut reparti, son parapluie proprement roulé sous son bras.
Ils avaient parlé pendant au moins un quart d’heure, plutôt vingt minutes, et ne se rappelait pas que le grand-père eût prononcé une seule fois le nom de son petit-fils.
Todd, essoufflé, remonta en pédalant l’allée de chez Dussander et posa le vélo sur sa béquille. L’école ne l’avait libéré qu’un quart d’heure plus tôt. Il franchit les marches d’un bond, ouvrit avec sa clef et enfila le couloir jusqu’à la cuisine ensoleillée. Son visage ressemblait à un ciel où seraient mêlés un soleil plein d’espoir et des nuages de mauvais augure. Il resta un moment dans l’embrasure de la porte, le ventre noué, la gorge serrée, regardant Dussander se balancer avec une tasse de bourbon sur les genoux. Il avait gardé son beau costume, mais desserré sa cravate et défait son bouton de col. Impassible, ses yeux de lézard mi-clos, il regarda le garçon.
« Eh bien ? » réussit enfin à dire Todd.
Dussander fit durer le suspense quelques instants de plus, qui parurent durer dix ans à Todd. Puis, délibérément, il posa sa tasse sur la table, près de la bouteille d’Ancient Age.
« L’imbécile a tout avalé. »
Todd relâcha son souffle avec un grand youpie ! de soulagement.
Avant qu’il ait pu placer un mot, Dussander ajouta : « Il voulait que tes pauvres parents pleins de soucis aillent suivre des séances de réorientation conjugale en ville, chez un de ses amis. Et il a vraiment insisté.
– Mon Dieu ! Avez-vous… qu’avez-vous… comment vous en êtes-vous sorti ?
– J’ai dû penser très vite, répondit le vieil homme. Un de mes talents, comme la petite fille dans l’histoire de Saki, c’est d’improviser sur le moment. Je lui ai promis que tes parents iraient aux séances si tu recevais une seule des colles qu’ils envoient au mois de mai. »
Todd devint pâle comme un linge.
« Vous avez quoi ? » Il criait presque. « J’ai déjà loupé deux interrogations en algèbre et une en histoire depuis le début des notations ! » Il fit plusieurs pas en avant, son visage blême brillant de sueur. « Cet après-midi il y avait un oral de français et je l’ai loupé aussi… Je le sais. Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à ce foutu Ed Caoutchouc, à me demander si vous aviez réussi à vous occuper de lui. Vous vous en êtes occupé, c’est sûr, dit-il d’un ton amer. Pas une seule colle ? J’en aurai probablement cinq ou six.
– C’est le mieux que j’aie pu faire sans éveiller ses soupçons. Ce French, tout imbécile qu’il est, ne fait que son travail. Maintenant tu vas faire le tien.
– Qu’est-ce que vous entendez par là ? » Todd avait le visage déformé par la rage.
« Tu vas travailler. Pendant les quatre prochaines semaines tu vas travailler plus dur que tu ne l’as jamais fait de ta vie. Par-dessus le marché, lundi, tu vas aller voir tes professeurs et t’excuser de tes mauvais résultats jusqu’à présent. Tu vas…
– C’est impossible. Vous n’y êtes pas, mec. C’est impossible. J’ai au moins cinq semaines de retard en science et en histoire. Plutôt dix en algèbre.
– Il n’empêche, dit Dussander en se reversant du bourbon.
– Vous vous croyez très malin, n’est-ce pas ? cria Todd. Eh bien vous ne me donnerez plus d’ordres. L’époque où vous me donniez des ordres est passée depuis longtemps. Vous pigez ! » Soudain il baissa la voix. « Ces temps-ci, vous n’avez rien de plus dangereux dans la maison que de l’insecticide. Vous n’êtes plus rien qu’un vieux débris qui pète comme une boule puante quand il mange un taco. Je parie même que vous pissez au lit.
– Écoute-moi, morveux », dit tranquillement Dussander.
Todd releva la tête avec colère.
« Jusqu’à aujourd’hui, dit le vieil homme en choisissant ses mots, il t’était possible, tout juste possible de pouvoir me dénoncer en t’en sortant sans dommage. Je ne pense pas que tu en aurais été capable, étant donné l’état actuel de tes nerfs, mais peu importe. Techniquement, c’était possible. Mais maintenant, les choses ont changé. Aujourd’hui, je me suis fait passer pour ton grand-père, un certain Victor Bowden. Personne n’aura le moindre doute, je ne peux l’avoir fait qu’avec ta… quel est ce mot ?… ta connivence. Si la mèche est éventée, gamin, tu auras plus mauvaise mine que jamais. Et tu n’auras aucun moyen de te défendre. J’en ai pris soin tout à l’heure.
– Tu voudrais ! Tu voudrais ! rugit Dussander. Peu importe ce que tu voudrais, ce que tu voudrais me donne envie de vomir, ce que tu voudrais n’est qu’un petit tas de crottes de chien dans le ruisseau ! Tout ce que je veux de toi c’est savoir si tu comprends la situation dans laquelle nous nous trouvons !
– Je comprends », marmonna Todd. Il avait serré les poings de toutes ses forces pendant cette sortie – il n’avait pas l’habitude de se faire crier dessus. Quand il rouvrit les mains, il remarqua vaguement des croissants sanglants sur ses paumes. Cela aurait pu être pire, se dit-il, mais il y avait environ quatre mois qu’il se rongeait les ongles.
« Bien. Alors tu vas faire tes excuses les plus plates et tu vas travailler. Tu vas travailler à l’école quand tu auras du temps libre. Tu vas travailler à l’heure du déjeuner. Après la classe tu vas venir travailler ici, et pendant le week-end tu vas venir ici et travailler de plus belle.
– Pas ici, souffla Todd. À la maison.
– Non. À la maison tu vas traîner et rêvasser comme tu l’as toujours fait. Si tu es là, je peux rester derrière toi pour te surveiller s’il le faut. Et surveiller du même coup mes propres intérêts. Je peux t’interroger. Te faire répéter tes leçons.
– Si je ne veux pas venir ici, vous ne pouvez pas me forcer. »
Dussander but une gorgée. « C’est vrai. Les choses vont donc se poursuivre comme elles ont commencé. Tu seras recalé. Cet orienteur, ce French, s’attendra à ce que tienne ma promesse. Voyant que non, il appellera tes parents. Ils découvriront que ce brave M. Denker a joué le rôle de ton grand-père à ta demande. Ils découvriront les notes falsifiées. Ils…
– Oh, la ferme. Je viendrai.
– Tu es déjà là. Commence par l’algèbre.
– Pas question ! On est vendredi après-midi !
– Désormais tu travailles tous les après-midi, dit doucement Dussander. Commence par l’algèbre. »
Todd le regarda un bref instant avant de baisser la tête pour chercher à tâtons son livre d’algèbre dans son cartable, et Dussander vit le meurtre dans ses yeux. Pas une figure de style ; un meurtre bien réel. Il y avait des années qu’il n’avait aperçu ce regard noir, brûlant, calculateur, mais cela ne s’oublie pas. Il pensa qu’il l’aurait vu dans ses propres yeux s’il y avait eu un miroir le jour où il avait regardé la nuque blanche et sans défense du garçon.
Il faut que je me protège, se dit-il, légèrement stupéfait. On sous-estime les risques qu’on court.
Il but son bourbon, se balança et regarda le gamin travailler.
Il était presque cinq heures quand Todd rentra à vélo. Il se sentait lessivé, vidé, les yeux brûlants, plein de colère impuissante. Chaque fois que ses yeux s’étaient écartés de la page imprimée – de ce monde affolant, incompréhensible, foutrement stupide d’ensembles, de sous-ensembles, de paires ordonnées et de coordonnées cartésiennes –, la voix tranchante du vieil homme avait résonné. Autrement il était resté parfaitement silencieux… à part le bruit exaspérant de ses pantoufles heurtant le sol et le grincement du fauteuil à bascule. Comme un vautour attendant que sa proie expire. Pourquoi s’était-il mêlé de tout ça ? Comment en était-il arrivé là ? Il était dans le pétrin, et jusqu’au cou. Cet après-midi il avait regagné un peu de terrain – une partie de la théorie des ensembles où il avait salement séché juste avant que le congé de Noël ne tombe avec un clic presque audible – mais impossible de croire qu’il pourrait en rattraper assez pour réussir de justesse la prochaine compo d’algèbre, même avec un D.
Il restait quatre semaines jusqu’à la fin du monde.
En tournant le coin, il aperçut un geai tombé sur le trottoir. L’oiseau ouvrait et refermait lentement le bec, essayant vainement de se remettre sur ses pattes pour sautiller au loin. Le geai avait une aile cassée, et Todd pensa qu’une voiture l’avait heurté au passage et projeté sur le trottoir comme au jeu de la puce. Un des yeux embués était fixé sur lui.
Todd regarda l’oiseau un long moment, serrant à peine les poignées de freins sur son guidon relevé. La chaleur du jour diminuait et l’air était presque glacé. Il supposait que ses copains avaient passé l’après-midi à traîner sur le terrain de base-ball de Walnut Street, peut-être à jouer un peu l’un contre l’autre, plus probablement à trois contre six, ou à la batte à tout va. C’était l’époque de l’année où on se préparait à aborder le base-ball. Il y en avait qui parlaient de former leur propre équipe junior pour participer au championnat officieux de la ville ; il y avait assez de paternels pour accepter de les trimbaler voir les matchs. Todd, naturellement, serait lanceur. Il avait été le lanceur vedette des juniors jusqu’à l’an dernier, mais il était trop vieux. Aurait été lanceur.
Alors quoi ? Il aurait juste à dire non. Il aurait juste à leur dire : Les gars, je me suis ramassé un criminel de guerre. Je le tenais par les couilles et puis – ha, ha, de quoi mourir, les gars – je me suis rendu compte qu’il me tenait les couilles aussi fort que moi les siennes. Je me suis mis à avoir de drôles de rêves et des sueurs froides. Mes notes ont dégringolé et je les ai changées sur mon bulletin pour que mes vieux ne le voient pas et maintenant faut que je potasse vraiment dur pour la première fois de ma vie. Pourtant j’ai pas peur de me faire sacquer. J’ai peur d’aller en maison de correction. Et voilà pourquoi je ne peux pas jouer avec vous sur le terrain cette année. Vous voyez ce que c’est, les gars.
Un mince sourire très proche de ceux du vieil homme et sans aucun rapport avec son large sourire de jadis, effleura ses lèvres. Un sourire sans soleil, venu de l’ombre. Sans joie non plus, sans assurance. Un sourire qui disait seulement : Vous voyez ce que c’est, les gars.
Il fit avancer son vélo sur le geai avec une lenteur exquise, écoutant le froissement parcheminé des plumes et le craquement des petits os creux qui se brisaient. Il fit marche arrière pour repasser dessus. L’oiseau tressaillait encore. Il recommença, une plume ensanglantée collée au pneu avant montait, redescendait, montait encore. L’oiseau ne bougeait plus, l’oiseau avait cassé sa pipe, l’oiseau était crevé, l’oiseau avait rejoint la grande volière du ciel, mais Todd continuait à repasser d’avant en arrière sur le cadavre broyé. Il continua pendant près de cinq minutes, le visage crispé sur le même sourire. Vous voyez ce que c’est, les gars.
Avril 1975.
Le vieil homme était à mi-chemin de l’allée traversant le terrain. Quand Dave Klingerman s’approcha, il lui fit un grand sourire. Les aboiements frénétiques s’élevant de partout ne semblaient pas le gêner le moins du monde, non plus que les odeurs de fourrure et d’urine, les jappements des centaines de chiens perdus qui hurlaient dans leur cage, se jetaient d’un bord à l’autre et sautaient sur le grillage. Klingerman étiqueta tout de suite le vieux comme un fada des chiens. Mais son sourire était agréable, plein de douceur. Il tendit prudemment une main gonflée et recroquevillée par l’arthrite, et Dave la lui serra dans le même esprit.
« Hello, sir ! dit-il en élevant la voix. Quel bruit d’enfer, n’est-ce pas ?
– Cela ne me gêne pas, dit le vieil homme, pas du tout. Je m’appelle Arthur Denker.
– Klingerman. Dave Klingerman.
– Je suis heureux de vous voir, monsieur, j’ai lu dans le journal – je n’arrivais pas à y croire – qu’ici vous donnez des chiens, j’ai peut-être mal compris. En fait, je crois que j’ai dû mal comprendre.
– Non, nous les donnons, c’est vrai. Sinon, nous devons les supprimer. Soixante jours, voilà ce que l’État nous accorde. Une honte. Venez là-bas, dans le bureau. C’est plus calme. Ça sent moins mauvais, aussi. »
À l’intérieur, Dave dut écouter une histoire archi-connue (mais néanmoins émouvante) : Arthur Denker avait dépassé les soixante-dix ans. Il était venu en Californie quand sa femme était morte. Il n’était pas riche, mais il prenait grand soin de ce qu’il possédait. Il était seul. Avec pour seul ami le gamin qui venait quelquefois le voir et lui faire la lecture. En Allemagne, il avait eu un très beau saint-bernard. Ici, à Santo Donato, il y avait une cour de bonne taille derrière sa maison. Avec un grillage autour. Et il avait lu dans le journal… serait-il possible qu’il puisse…
« Eh bien, nous n’avons aucun saint-bernard, dit Klingerman. Ils partent très vite parce qu’ils conviennent tellement bien aux enfants…
– Oh, je comprends. Je ne voulais pas dire…
– … mais j’ai effectivement un chien de berger à moitié adulte. Cela vous irait-il ? »
Les yeux de M. Denker se mirent à briller comme s’il était au bord des larmes. « Parfait, dit-il. Ce serait parfait.
– Le chien lui-même est gratuit, mais il y a quelques frais annexes. Vaccins contre la rage et la maladie de Carré. Licence municipale. Le tout revient environ à vingt-cinq dollars pour la plupart des gens, mais l’État en paye la moitié si vous avez plus de soixante-cinq ans – d’après le plan Âge d’or de la Californie.
– L’Âge d’or… serait-ce mon âge ? » dit M. Denker en riant. L’espace d’un instant – bêtement – Klingerman sentit une sorte de frisson.
« Euh… il semblerait, monsieur.
– C’est très raisonnable.
– Bien sûr, c’est aussi notre avis. Le même chien vous coûterait cent vingt-cinq dollars dans un chenil. Mais les gens préfèrent aller là-bas au lieu d’ici. Ils payent pour un tas de papiers, évidemment, pas pour le chien. » Dave secoua la tête. « Si seulement ils savaient combien de belles bêtes sont abandonnées tous les ans.
– Et si vous ne pouvez pas leur trouver un foyer adéquat dans les soixante jours, vous les supprimez ?
– Nous les endormons, oui.
– Vous les quoi… ? Je suis désolé, mon anglais…
– C’est une ordonnance municipale. Impossible d’avoir des meutes de chiens courant dans les rues.
– Vous les abattez.
– Non, nous les gazons. C’est très humain. Ils ne sentent rien.
– Oui, dit M. Denker. J’en suis persuadé. »
En algèbre, Todd était assis au quatrième rang de la seconde rangée. Il essaya de rester impassible quand M. Storrman rendit les interrogations. Mais ses ongles déchiquetés creusaient de nouveau ses paumes, tandis qu’une sueur acide semblait lui couler lentement de toutes les parties du corps.
Ne te laisse pas aller à espérer. Ne perds pas la boule à ce point-là. Tu n’as aucune chance d’avoir réussi. Tu sais que tu n’as pas réussi.
Pourtant il n’arrivait pas à refouler entièrement son espoir imbécile. C’était le premier examen d’algèbre depuis des semaines qui n’avait pas eu l’air d’être écrit tout entier en grec. À cause de sa nervosité (nervosité ? non, appelons les choses par leur nom, une terreur panique), il s’était plutôt mal débrouillé, mais peut-être… enfin, si cela avait été n’importe qui d’autre que Storrman, qui avait un cœur de pierre…
ARRÊTE ÇA ! Pendant un instant, un instant horrible et glacé, il fut certain d’avoir crié ces deux mots à voix haute et en pleine classe. Tu as merdé, tu le sais, rien n’y fera, rien au monde.
Stirrman, indifférent, lui tendit sa copie et passa au suivant. Todd la posa à l’envers sur son pupitre tailladé d’initiales. Il crut un moment qu’il n’aurait pas la volonté de retourner la feuille pour regarder. Finalement il le fit d’un geste si convulsif que le papier se déchira. Sa langue, au moment de lire, se colla à son palais, et son cœur sembla s’arrêter.
En haut de la feuille, entouré d’un cercle, il y avait un nombre : 83. En dessous une lettre, un C. Encore en dessous, un bref commentaire : Grand progrès ! Je crois être deux fois plus soulagé que toi. Étudie soigneusement tes erreurs. Trois au moins sont plutôt des erreurs de calcul que des défauts de raisonnement.
Son cœur se remit à battre, trois fois plus vite. Il se sentit submergé par un sentiment de soulagement, mais sans être calmé – une chaleur étrange, complexe. Il ferma les yeux, n’entendant rien du bourdonnement des élèves devant leurs copies, des bagarres prévues d’avance pour grappiller un point ici et là. Derrière ses yeux, Todd voyait du rouge palpiter comme du sang au rythme de son cœur. À cet instant il haït Dussander plus que jamais. Ses poings se serrèrent convulsivement et il n’eut plus qu’un souhait, un seul, que le cou fripé du vieil homme soit entre ses mains.
Dick et Monica Bowden avaient des lits jumeaux séparés par une table de nuit surmontée d’une jolie lampe imitation Tiffany. Leur chambre était lambrissée de véritable séquoia et les murs agréablement tapissés de livres. De l’autre côté de la pièce, nichée entre deux serre-livres en ivoire (des éléphants debout sur leurs pattes de derrière), il y avait une TV Sony toute ronde. Dick regardait Johnny Carson, les écouteurs dans les oreilles, tandis que Monica lisait le dernier Michael Crichton qu’elle venait de recevoir de son club du livre.
« Dick ? » Elle posa un marque-page (C’EST L’ENDROIT OÙ JE ME SUIS ENDORMIE) dans le Crichton et le referma.
Sur l’écran de TV, Buddy Hackett venait de liquider tout le monde. Dick souriait.
« Dick ? » dit-elle plus fort.
Il ôta l’écouteur. « Quoi ?
– Crois-tu que Todd va bien ? »
Il la regarda un moment en fronçant les sourcils, puis secoua un peu la tête. « Je ne comprends pas, chérie. » Son mauvais français les faisait souvent rire. Son père lui avait envoyé deux cents dollars de plus, quand il avait été recalé en français, pour prendre des leçons. Il avait trouvé une certaine Monica Darrow en choisissant au hasard parmi les cartes épinglées sur le panneau syndical. Dès Noël, elle portait son épingle de cravate… et il obtenait un C en français.
« Eh bien… il a perdu du poids.
– Il a l’air un peu maigre, c’est sûr », reconnut Dick. Il posa l’écouteur sur ses genoux, où il continua d’émettre de minuscules piaillements. « Il est en train de grandir, Monica.
– Si vite ? » demanda-t-elle, gênée.
Il rit. « Si vite, oui. J’ai pris plus de quinze centimètres à l’adolescence – transformant une asperge d’un mètre soixante-cinq en la splendide masse musculaire d’un mètre quatre-vingt-deux que tu as sous les yeux. Ma mère dit qu’à quatorze ans, on m’entendait grandir pendant la nuit.
– Heureusement que tout n’a pas grandi à la même allure.
– Tout dépend de comment on s’en sert.
– Tu veux t’en servir ce soir ?
– La gaillarde prend de l’audace », répondit Bowden en jetant l’écouteur de l’autre côté de la chambre.
Plus tard, alors qu’il glissait dans le sommeil :
« Dick, en plus il fait des mauvais rêves.
– Des cauchemars ? marmonna-t-il.
– Des cauchemars. Je l’ai entendu deux ou trois fois gémir dans son sommeil quand j’allais dans la salle de bains. Je n’ai pas voulu le réveiller. C’est idiot, mais ma grand-mère disait qu’on peut rendre fou quelqu’un qu’on réveille au milieu d’un cauchemar.
– C’était la polaque, non ?
– La polaque, ouais, la polaque. C’est gentil !
– Tu sais ce que je veux dire. Pourquoi tu ne te sers pas des chiottes à l’étage ? » Il les avait installées lui-même deux ans avant.
« Tu sais que la chasse d’eau te réveille toujours, dit-elle.
– Alors, ne la tire pas.
– Dick, c’est dégoûtant. »
Il soupira.
« Quelquefois, quand j’entrais dans sa chambre, il transpirait. Et les draps étaient humides. »
Il sourit dans le noir. « Je l’aurais parié.
– Qu’est-ce que… oh. » Elle lui donna une petite gifle. « C’est dégoûtant, ça aussi. En plus, il n’a que treize ans.
– Quatorze le mois prochain. Il n’est pas trop jeune. Un peu précoce, peut-être, mais pas trop jeune.
– Quatorze ou quinze, je ne sais plus exactement, mais je me souviens de m’être réveillé en croyant que j’étais mort et monté au paradis.
– Mais tu étais plus vieux que Todd.
– Tous ces trucs arrivent plus tôt. Ce doit être le lait… ou le fluor. Sais-tu qu’on a mis des distributeurs de serviettes hygiéniques dans tous les dortoirs de filles, à l’école que nous avons construite à Jackson Park l’an dernier ? Et c’est une école communale. Aujourd’hui, les élèves de sixième ont en moyenne dix ans. Et toi, quel âge avais-tu quand ça a commencé ?
– Je ne me souviens pas. Tout ce que je sais, c’est que quand il rêve, Todd n’a pas l’air… d’être mort et au paradis.
– Tu lui en as parlé ?
– Une fois. Il y a environ un mois et demi. Tu étais allé jouer au golf avec cet affreux Ernie Jacobs
– Cet affreux Ernie Jacobs va me nommer associé à part entière en 1977 si sa grande jaune de secrétaire ne le tue pas avant à force de baiser. En plus, c’est toujours lui qui paye l’entrée. Qu’est-ce qu’il a répondu ?
– Qu’il ne s’en souvenait pas. Mais une sorte de… d’ombre lui a traversé le visage. Je crois qu’il s’en souvenait, au contraire.
– Monica, je ne me souviens pas de toute ma chère jeunesse, mais je me souviens d’une chose, c’est que les rêves érotiques ne sont pas toujours agréables. En fait ils peuvent être carrément détestables.
– Comment ça se fait ?
– La culpabilité. Toutes sortes de culpabilités. Une partie vient peut-être de très loin, quand il a compris que c’était mal de mouiller son lit. Et puis il y a les trucs du sexe. Qui sait ce qui provoque un rêve érotique ? Un pelotage en douce dans le bus ? Un coup d’œil sous les jupes d’une fille à l’étude ? Je n’en sais rien. Dans le seul dont je me souvienne vraiment je sautais du plongeoir à la piscine de l’YMCA, le jour mixte, et je perdais mon maillot en arrivant dans l’eau.
– C’est ça qui t’excitait ? demanda-t-elle en gloussant.
– Ouais. Alors si le gosse n’a pas envie de te parler de ses problèmes de quéquette, ne l’y oblige pas.
– On a fichtrement fait tout ce qu’il fallait pour qu’il ne traîne pas toutes ces hontes inutiles.
– On n’y échappe pas. Il les rapporte de l’école, comme les rhumes qu’il ramassait la première année. Cela vient de ses copains, ou de la façon dont ses professeurs tournent autour de certains sujets. C’est probablement venu aussi de mon père. “N’y touche pas pendant la nuit, Todd, ou des poils te pousseront sur les mains et tu deviendras aveugle et tu te mettras à perdre la mémoire, et ensuite ton truc deviendra tout noir et pourrira. Alors fais attention, Todd.”
– Dick Bowden ! Ton père n’aurait jamais…
– Jamais ? Bon Dieu, il l’a fait. Exactement comme ta grand-mère polaque te racontait que réveiller quelqu’un au milieu d’un cauchemar pouvait le rendre dingue. Il me disait aussi de toujours essuyer le siège des toilettes publiques avant de m’asseoir sinon j’attraperais “les microbes des gens”. Je suppose que c’était sa façon de dire syphilis. Je parie que ta grand-mère t’a fait aussi ce coup-là.
– Non, ma mère, dit-elle, un peu absente. Et elle m’a dit de toujours tirer la chasse. Voilà pourquoi je vais au rez-de-chaussée.
– Ce qui me réveille quand même, marmonna Dick.
– Quoi ?
– Rien. »
Cette fois, il était déjà passé par-dessus la barrière du sommeil quand elle l’appela.
« Quoi ? demanda-t-il, un peu agacé.
– Tu ne crois pas… oh, peu importe. Rendors-toi.
– Non, vas-y, finis. Je suis réveillé. Je ne crois pas quoi ?
– Ce vieux bonhomme. M. Denker. Tu ne crois pas que Todd le voit trop souvent, non ? Peut-être qu’il… oh, je ne sais pas… remplit Todd de tout un tas d’histoires.
– L’abomination des abominations. Le jour où l’usine d’Essen n’a pas rempli son quota. » Il ricana.
« C’était juste une idée, dit-elle », un peu vexée. Elle se tourna sur le côté dans un froissement de couvertures. « Désolée de t’avoir dérangé. »
Il posa la main sur son épaule nue. « Je vais te dire une chose, baby, dit-il avant de faire une pause pour réfléchir et peser ses paroles. Moi aussi, je me suis inquiété pour Todd, quelquefois. Pas pour les mêmes choses que toi, mais inquiété pareil, okay ? »
Elle se tourna à nouveau vers lui. « Pour quelles choses ?
– Eh bien, je n’ai pas eu du tout la même enfance que lui. Mon père tenait la boutique, tout le monde l’appelait Vic l’épicier. Il avait un livre où il mettait les noms de ceux qui lui devaient de l’argent, et combien ils lui devaient. Tu sais comment il l’appelait ?
– Non. » Dick parlait rarement de son enfance. Elle croyait que c’était parce qu’il n’avait pas été heureux. Cette fois elle l’écouta attentivement.
« Il l’appelait le Livre de la Main gauche. Il disait que la main droite s’occupait des affaires, mais qu’elle ne devait jamais savoir ce que faisait la main gauche. Il disait que probablement, si elle le savait, elle prendrait un hachoir pour couper la main gauche.
– Tu ne m’as jamais dit ça.
– Oh, je n’aimais pas trop mon vieux quand nous nous sommes mariés, et à vrai dire, je ne l’aime toujours pas beaucoup la plupart du temps. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il fallait que je porte des pantalons du secours populaire alors que Mme Mazursky pouvait s’acheter un jambon à crédit en racontant toujours la même rengaine, comme quoi son mari se remettrait à travailler dans une semaine. Le seul travail qu’ait jamais eu ce putain d’ivrogne de Bill Mazursky, c’est de se cramponner à sa bouteille de pinard, pour qu’elle ne s’envole pas.
» À l’époque, tout ce que je voulais, c’était me tirer du quartier et ne plus voir mon vieux. Alors j’avais de bonnes notes et je pratiquais des sports que je n’aimais pas vraiment, donc j’ai eu une bourse à l’UCLA. Et je m’arrangeais pour rester à tout prix dans les dix premiers de la classe parce qu’à l’époque, le seul Livre de la Main gauche qui existait était réservé aux GI qui s’étaient battus pendant la guerre. Mon père m’envoyait de l’argent pour les livres, mais la seule fois où je lui ai demandé de l’argent pour autre chose, c’est quand j’ai paniqué parce que j’avais été recalé en français et que je lui ai écrit. Alors je t’ai rencontré. Et plus tard, j’ai appris de M. Halleck, au coin de la rue, que mon père avait menacé de saisir sa voiture pour lui faire cracher les deux cents dollars.
» Et maintenant je t’ai, et nous avons Todd. J’ai toujours pensé que c’était un garçon vraiment bien et j’ai voulu être sûr qu’il aurait tout ce dont il aurait besoin… tout ce qui pourrait l’aider à devenir un mec bien. Il y a une vieille rengaine qui me faisait toujours rire, celle du type qui veut que son fils soit mieux que lui, mais en vieillissant c’est moins drôle et de plus en plus vrai. Je ne voudrais pas que Todd soit jamais obligé de porter un pantalon du secours populaire parce qu’une femme d’ivrogne s’achète un jambon à crédit. Tu comprends ?
– Oui, bien sûr je comprends, dit-elle doucement.
– Et puis, il y a peut-être dix ans, juste avant que mon père finisse par être fatigué de se battre contre les types de la rénovation urbaine et prenne sa retraite, il a eu une petite attaque. Il est resté dix jours à l’hôpital. Et les gens du voisinage, les latinos et les boches et même les macaques qui sont arrivés dans le coin vers 1955… ils ont payé sa note. Jusqu’au dernier foutu cent. Je n’arrivais pas à y croire. Et ils ont tenu la boutique, en plus. Fiona Castello a fait se relayer quatre ou cinq de ses potes au chômage. Quand mon vieux est revenu, les comptes étaient justes, au cent près.
– Waouh, dit-elle d’une voix douce.
– Tu sais ce qu’il m’a dit, mon vieux ? Qu’il avait toujours eu peur de vieillir, d’avoir la trouille et d’avoir mal tout seul. D’avoir à aller à l’hôpital et de ne plus pouvoir joindre les deux bouts. De mourir. Il m’a dit qu’après son attaque, il n’avait plus eu peur. Il m’a dit qu’il croyait pouvoir avoir une bonne mort. “Tu veux dire une mort heureuse, papa ? je lui ai demandé. – Non, il a dit. Je ne crois pas qu’on puisse mourir heureux, Dickie.” Il m’a toujours appelé Dickie, il le fait encore d’ailleurs, et je crois que c’est encore un truc que je n’arriverai jamais à aimer. Il disait qu’à son avis, personne n’avait une mort heureuse, mais qu’on pouvait avoir une bonne mort. Ça m’a impressionné. »
Il resta longtemps pensif.
« Ces derniers cinq ou six ans, j’ai pu prendre un peu de distance en pensant à mon vieux. Peut-être parce qu’il est là-bas, à San Remo, qu’il n’est plus dans mes pattes. Je me suis mis à penser que peut-être le Livre de la Main gauche n’était pas une mauvaise idée. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’inquiéter pour Todd. Je voulais tout le temps essayer de lui dire qu’il y a pour moi peut-être des choses plus importantes dans la vie que de pouvoir vous emmener un mois à Hawaii ou d’avoir les moyens de lui acheter des pantalons qui ne sentent pas la naphtaline comme ceux du secours populaire. Je ne suis jamais arrivé à lui parler de ce genre de choses. Mais je me dis qu’il doit le savoir. Et cela m’enlève un grand poids.
– Ses lectures pour M. Denker, tu veux dire ?
– Oui. Cela ne lui rapporte rien. Denker ne pourrait pas le payer. D’un côté il y a ce vieux bonhomme, à des milliers de miles de ses parents ou de ses amis encore vivants, un vieux bonhomme qui représente tout ce dont mon père avait peur. Et de l’autre il y a Todd.
– Je n’y avais jamais pensé de cette façon-là.
– As-tu remarqué comment réagit Todd quand on lui parle du vieux ?
– Il ne dit pas grand-chose.
– Bien sûr. Il ne sait plus quoi dire, il est gêné, comme s’il avait honte de quelque chose. Tout à fait comme mon père quand on voulait le remercier d’avoir fait crédit. Nous sommes la main droite de Todd, c’est tout. Toi et moi et tout le reste – la maison, les vacances de ski à Tahoe, la Thunderbird dans le garage, sa TV en couleurs. Tout ça, c’est sa main droite. Et il ne veut pas que nous sachions ce que fait sa main gauche.
– Donc, tu ne crois pas qu’il voie trop ce Denker ?
– Chérie, regarde ses notes ! Si elles baissaient, je serais le premier à mettre le hola, assez comme ça, ça suffit, ne plonge pas. S’il avait des ennuis, cela se verrait d’abord dans ses notes. Et qu’est-ce qu’elles donnent ?
– Aussi bonnes que d’habitude, depuis son faux pas.
– Alors, de quoi parlons-nous ? Écoute, baby, j’ai une réunion à neuf heures. Si je ne dors pas un peu, je serai vaseux.
– Bien sûr, dors, dit-elle avec indulgence. Elle l’embrassa légèrement sur l’omoplate quand il se retourna. Je t’aime.
– Je t’aime aussi, dit-il, bien installé, en fermant les yeux. Tout va bien, Monica. Tu t’inquiètes trop.
– Je sais bien. Bonne nuit. »
Ils s’endormirent.
« Arrête de regarder par la fenêtre, dit Dussander. Il n’y a rien qui puisse t’intéresser. »
Todd le regarda, maussade. Son livre d’histoire était ouvert sur la table, montrant une reproduction en couleur : Teddy Roosevelt franchissant la colline de San Juan, les Cubains réduits à l’impuissance s’écroulant sous les sabots de son cheval. Le général avec un grand sourire américain, le sourire de celui qui sait que Dieu est de son côté et que tout cède à la force. Todd Bowden ne souriait pas.
« Vous aimez traiter les gens comme des esclaves, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– J’aime être un homme libre. Travaille.
– La bite au cul.
– Quand j’avais ton âge, répondit Dussander, on m’aurait lavé la bouche à la lessive pour avoir dit ça.
– Les temps changent.
– Vraiment ? » Dussander but une gorgée. « Travaille. »
Todd le regarda en face. « Vous n’êtes rien d’autre qu’un foutu alcoolo. Vous le savez ?
– Travaille.
– La ferme ! » Todd referma son livre d’un coup sec qui claqua comme un coup de fusil dans la cuisine. « Je n’arriverai jamais à rattraper, de toute façon. Pas à temps pour l’exam. Il reste cinquante pages de cette merde, tout, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Demain, à l’étude, je copierai une feuille.
– Tu ne feras rien de ce genre ! lança durement le vieil homme.
– Pourquoi pas ? Qui m’en empêchera ? Vous ?
– Gamin, tu as encore du mal à comprendre l’enjeu de notre partie. Tu crois que cela me plaît de te garder ton nez morveux dans tes livres ? » Sa voix monta, tranchante, exigeante, une voix de commandement. « Tu crois que cela m’amuse d’écouter tes crises de nerfs, tes injures puériles ? La bite au cul », l’imita férocement Dussander en prenant une voix de fausset qui fit rougir Todd jusqu’aux sourcils. « La bite au cul, et alors, qu’est-ce qu’on s’en fout, je le ferai demain, la bite au cul !
– En tout cas, vous aimez ça ! cria Todd en retour. Ouais, vous aimez ça ! Les seuls moments où vous ne ressemblez pas à un zombie c’est quand vous me tombez dessus ! Alors merde, foutez-moi un peu la paix !
– Si on te prend à copier un exam, qu’est-ce qui va se passer, à ton avis ? Qui l’apprendra en premier ? »
Todd regarda ses mains, ses ongles rongés, déchiquetés, et ne dit rien.
« Qui ?
– Bon Dieu, vous le savez bien. Ed Caoutchouc. Et puis mes parents, je suppose. »
Dussander hocha la tête. « Je suppose aussi, moi. Travaille. Mets ce que tu veux copier dans ta tête, là où ça doit être.
– Je vous hais, dit Todd d’une voix morne. Vraiment. » Mais il rouvrit son livre et Teddy Roosevelt lui sourit, Teddy entrant au galop dans le vingtième siècle, un sabre à la main, les Cubains fuyant en désordre devant lui – peut-être même devant l’impétuosité de son sourire américain.
Dussander recommença à se balancer, tenant sa tasse à thé pleine de bourbon. « Voilà un bon garçon », dit-il presque avec tendresse.
Todd eut son premier rêve érotique la dernière nuit du mois d’avril, et il se réveilla au son de la pluie qui murmurait des secrets dans les feuilles et les branches de l’arbre devant sa fenêtre.
Dans le rêve, il se trouvait dans un des laboratoires de Patin. Il était debout à l’extrémité d’une très, très longue table. Une jeune fille pulpeuse et d’une beauté stupéfiante était attachée sur la table avec des sangles. Dussander était son assistant, vêtu d’un tablier blanc de boucher et de rien d’autre. Quand il se tournait vers les appareils de monitoring, Todd voyait ses fesses maigres frotter l’une sur l’autre comme des galets difformes et blanchâtres.
Il tendit quelque chose à Todd, quelque chose qu’il reconnut aussitôt sans l’avoir jamais vu. C’était un godemiché. Le bout était fait de métal poli et clignotait sous les néons, chrome impitoyable. Le gode était creux. Un fil noir en sortait comme un serpent, aboutissant à une poire en caoutchouc rouge.
« Vas-y, lui dit Dussander. Le Führer dit que tu as le droit. Il a dit que c’est la récompense de ton travail. »
Todd se regarda et vit qu’il était nu. Son petit pénis était en érection, fièrement dressé sur son mince duvet pubien. Il enfila le gode, qui le serrait, mais qui contenait une sorte de lubrifiant. Le frottement était agréable. Non, plus qu’agréable. C’était délicieux.
Il baissa les yeux sur la fille et sentit comme un curieux changement dans son esprit… comme s’il n’avait plus qu’à suivre un chemin tout tracé. D’un seul coup, tout allait bien. Des portes s’étaient ouvertes. Il allait les franchir. Il prit la poire en caoutchouc rouge dans la main gauche, se mit à genoux sur la table et s’arrêta un instant pour choisir sa position, tandis que sa bite de Norvégien faisait un angle aigu en jaillissant de son corps mince et enfantin.
Vaguement, de très loin, il entendait Dussander réciter : « Test numéro quatre-vingt-quatre. Électricité, stimuli sexuels, métabolisme. Basé sur la théorie de Thyssen sur le renforcement négatif. Le sujet est une jeune Juive d’environ seize ans, sans cicatrices, sans marques distinctives, sans infirmités connues…
Elle cria quand le bout du godemiché la toucha. Todd trouva ce cri agréable, de même que ses vains efforts pour se dégager ou du moins pour refermer ses jambes.
C’est ce qu’ils ne peuvent pas montrer dans ces magazines de guerre, pensa-t-il, mais ça existe quand même.
Soudain il poussa et la pénétra brutalement, sans grâce. Elle hurla comme une sirène d’incendie.
Après s’être démenée dans tous les sens pour l’expulser, elle resta parfaitement immobile et patiente. Le lubrifiant du gode glissait et frottait sur l’érection du gamin. Délicieux. Paradisiaque. Les doigts de sa main gauche jouaient avec la poire en caoutchouc.
Dussander, très loin, énumérait pouls, pression artérielle, respiration, ondes alpha, ondes bêta, pénétrations.
Lorsque son corps s’approcha du point culminant, Todd ne bougea plus et appuya sur la poire. Les yeux de la fille, qui étaient fermés, s’ouvrirent d’un coup, exorbités. Dans la grotte rose de sa bouche, sa langue se mit à voleter. Ses bras et ses jambes frissonnèrent, mais c’était surtout dans sa poitrine que montait, redescendait, vibrait chaque muscle
(oh chaque muscle chaque muscle bouge serre se ferme chaque)
chaque muscle et la sensation ultime était
(l’extase)
oh c’était, c’était
(un tonnerre de fin du monde dehors)
Il se réveilla sur ce bruit et celui de la pluie. Il était recroquevillé sur le côté, en une boule sombre, le cœur battant comme celui d’un sprinter. Son bas-ventre était couvert d’un liquide chaud et poisseux. Il eut un instant d’horreur panique, croyant être en train de se vider de son sang… puis il comprit ce que c’était vraiment et se sentit un peu dégoûté, nauséeux. Du sperme. Du foutre. La purée. La sauce. Des mots venus des palissades, des vestiaires, des toilettes de stations-service. Rien là-dedans qui lui fasse envie.
Il serra les poings, impuissant. Son orgasme de rêve lui revint, pâli, désormais absurde, effrayant. Mais ses nerfs étaient encore électrifiés, redescendant lentement de leur paroxysme. Cette scène finale, qui commençait à s’effacer, était répugnante et en même temps il ne pouvait y échapper comme la surprise qu’on a en mordant dans un fruit tropical qui ne doit sa douceur extraordinaire (on s’en rend compte une seconde trop tard) qu’à ce qu’il est pourri.
Alors l’idée lui vint. De ce qu’il aurait à faire.
Il n’y avait qu’un seul moyen pour qu’il puisse se retrouver. Il lui faudrait tuer Dussander. C’était la seule façon. Fini de jouer, fini de raconter des histoires. Il s’agissait de survivre.
« Tue-le et tout est fini », chuchota-t-il dans le noir, avec la pluie dehors dans l’arbre et le sperme qui séchait sur son ventre. Prononcer les mots les rendait vrais.
Dussander gardait toujours trois ou quatre bouteilles d’Ancient Age sur une étagère au-dessus de l’escalier de la cave, très raide. Il allait à la porte, l’ouvrait (déjà à moitié ivre, le plus souvent) et descendait deux marches. Puis il se penchait, posait une main sur l’étagère et saisissait la bouteille par le goulot avec l’autre main. Le sol de la cave n’était pas cimenté, mais la terre était dure et compacte et Dussander, avec une efficacité mécanique qui maintenant paraissait à Todd prussienne plutôt qu’allemande, la passait à l’huile une fois tous les deux mois pour empêcher les bêtes de se multiplier. Ciment ou pas, les vieux os se brisent facilement. Tous les vieillards ont des accidents. L’autopsie montrerait que « M. Denker » était imprégné de gnôle quand il était « tombé ».
Qu’est-ce qui s’est passé, Todd ?
Il n’a pas répondu à la sonnette alors j’ai pris la clef qu’il m’avait fait faire. Quelquefois il s’endormait. Je suis allé dans la cuisine et j’ai vu la porte de la cave ouverte. J’ai descendu les marches et il… il…
Ensuite, bien sûr, des larmes.
Ça marcherait.
Il serait de nouveau en possession de lui-même.
Todd resta longtemps dans le noir, à écouter le tonnerre s’éloigner vers l’ouest, sur le Pacifique, à écouter les bruits secrets de la pluie. Il se dit qu’il resterait éveillé toute la nuit, à sans cesse ressasser les mêmes choses. Mais il se rendormit quelques instants plus tard d’un sommeil sans rêves, un poing serré sous le menton. Il se réveilla le premier mai complètement reposé pour la première fois depuis plusieurs mois.