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BAPTÊME
Après ces torrents de pluie, des fleurs surgirent comme par miracle et le paysage vide et désolé se couvrit d’un tapis de couleurs. Nous marchions sur les fleurs, nous mangions des fleurs, nous décorions nos corps de guirlandes fleuries. C’était merveilleux.
Nous approchions de la côte. Le désert était derrière nous et, chaque jour, la végétation devenait plus dense. Plantes et arbres se faisaient plus hauts et plus nombreux. La nourriture était aussi plus abondante. Nous trouvions tout un choix de graines, de pousses, de fruits à coque, de fruits sauvages. Un de mes compagnons pratiqua une petite entaille sur un tronc d’arbre et nous plaçâmes nos nouveaux récipients à eau sous la fente pour recueillir le liquide. Nous prîmes aussi nos premiers poissons et la saveur de leur chair fumée reste pour moi un précieux souvenir. Nous trouvions beaucoup d’œufs de reptiles et d’oiseaux.
Nous parvînmes près d’une mare magnifique en pleine brousse. Toute la journée, mes compagnons m’avaient taquinée à propos de la bonne surprise qui m’attendait et cette eau fraîche et profonde m’étonna en effet. Nous nous trouvions devant un bassin rocheux d’eau courante entouré d’une végétation touffue, presque une atmosphère de jungle. J’étais surexcitée, comme mes compagnons l’avaient prévu. L’eau me paraissait assez profonde pour y nager et je demandai si je pouvais. On me dit de patienter, d’attendre que la permission soit donnée ou refusée par les habitants qui gouvernaient ce territoire. La tribu entama un rituel pour demander le partage de la mare. Tandis que nous chantions, la surface de l’eau se rida. L’ondulation me sembla partir du centre et se diriger vers la rive opposée à celle sur laquelle nous nous tenions. Puis une longue tête aplatie émergea, suivie par un corps reptilien de deux mètres de longueur : un crocodile ! Un autre encore apparut. Les deux reptiles sortirent de l’eau et s’enfoncèrent sous les feuillages mais quand on me dit que, maintenant, je pouvais y aller, mon enthousiasme était nettement retombé.
« Vous êtes sûrs qu’ils sont tous partis ? demandai-je mentalement, comment savez-vous qu’il n’y en a que deux ? »
Mes compagnons me le certifièrent en sondant l’eau avec une longue branche. Aucune réaction. Un guetteur fut alors placé en surveillance et nous nageâmes. Je trouvai merveilleux de m’asperger d’eau et de me laisser flotter, la colonne vertébrale complètement détendue pour la première fois depuis plusieurs mois.
Aussi étrange que cela puisse paraître, cette immersion confiante dans la mare aux crocodiles me parut le symbole d’un autre baptême. Je n’avais pas découvert une seconde religion, j’avais trouvé une nouvelle foi.
Nous n’installâmes pas le campement près de la mare mais reprîmes notre marche. Peu après, nous rencontrâmes un autre crocodile, beaucoup plus petit. À sa façon d’apparaître sur notre chemin, je compris qu’il venait offrir sa vie volontairement pour nous nourrir. Le Vrai Peuple ne mange pas beaucoup de chair de crocodile parce que c’est un animal violent et fourbe et que les vibrations de la viande peuvent interférer avec les vibrations personnelles et contrecarrer des efforts vers la non-violence et la paix. Nous avions déjà cuit des œufs de crocodile, qui ont un goût affreux, mais, quand vous demandez à l’univers de vous fournir votre dîner, vous ne crachez pas dans la soupe ! Vous faites comme les autres : vous avalez de grosses bouchées et ne vous resservez pas.
En longeant la rivière, nous trouvâmes de nombreux serpents d’eau et les gardâmes vivants de façon à avoir de la viande fraîche pour le dîner. Plus tard, au camp, je vis plusieurs membres de la tribu maintenir fermement un serpent et prendre sa tête sifflante dans leur bouche. Les dents serrées sur la tête du reptile, d’un rapide mouvement des mains ils le tuaient instantanément et sans souffrance pour honorer le but de son existence. Je savais que l’Unité divine n’impose pas la souffrance aux créatures vivantes, sauf si la créature l’accepte, et cela s’applique aux êtres humains aussi bien qu’aux animaux. Pendant le fumage des serpents, je restai assise, souriant au souvenir d’un vieil ami, le Dr Cari Cleveland, et des années qu’il avait passées à apprendre à ses élèves les gestes précis permettant de réduire les luxations. « Un jour, me dis-je, je lui ferai partager ce nouveau genre d’activité. »
« Aucune créature ne doit souffrir, sauf si elle accepte volontairement la souffrance », voilà une pensée à méditer. Femme-des-Esprits m’expliqua que chaque âme, au plus haut niveau de notre être, peut choisir de naître dans un corps imparfait ; parfois, elle le fait et elle devient alors souvent capable d’enseigner, d’influencer les vies qu’elle côtoie. Femme-des-Esprits dit que les membres de la tribu qui ont été tués autrefois avaient choisi avant leur naissance de vivre pleinement leur vie mais, à un certain moment, ils ont décidé de participer à l’épreuve d’illumination d’une autre âme. S’ils ont été tués, c’est avec leur accord au niveau de l’éternité, et cela indique à quel point ils ont profondément compris ce qu’est l’éternité. C’est l’indication que leur meurtrier a échoué et sera de nouveau mis à l’épreuve dans le futur. Toutes les maladies, tous les troubles ont un lien spirituel, ce sont des marchepieds : si seulement les Mutants voulaient s’ouvrir et écouter leur corps, ils s’en rendraient compte.
Cette nuit-là, dans un désert morne et obscur, le monde prit vie et je compris que j’avais enfin surmonté ma peur. J’avais certes fait mes débuts en élève réticente venue de la ville mais, maintenant, cette aventure vécue ici, dans le désert intérieur où seuls règnent la terre, le ciel et une vie issue en droite ligne du passé, où les écailles, les crocs et les griffes préhistoriques sont toujours présents, mais dominés par un peuple qui ignore la peur, me parut bonne.
Je sus que j’étais prête à retrouver la vie que j’avais apparemment choisie en héritage.