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CAPTEURS DE RÊVES

Un matin, comme notre groupe se tournait, comme d’habitude, alors que l’aube pointait à peine, vers l’est, je perçus une certaine excitation. Lorsque l’Ancien eut achevé la cérémonie matinale, Femme-des-Esprits le remplaça au centre.

Femme-des-Esprits et moi avions beaucoup de traits physiques communs. Elle était la seule femme du groupe à peser plus de soixante kilos et, même si j’avais maigri, en ne prenant qu’un repas par jour et en marchant par cette chaleur intense, il me restait encore assez de graisse en réserve pour me délecter du fantasme de la voir fondre sur le sable et s’étaler en une petite mare autour de mes empreintes de pas.

Mains ouvertes au-dessus de la tête, Femme-des-Esprits offrait ses talents à un auditoire céleste invisible. Elle s’ouvrait pour faire de son corps un moyen d’expression pour le cas où l’Unité divine déciderait ce jour-là de s’exprimer à travers elle. Elle désirait partager son talent avec moi, la Mutante adoptée pour cette marche dans le désert. Sa requête achevée, elle rendit grâces, à voix haute et martelée, et le groupe se joignit à elle, manifestant sa gratitude pour les dons à venir. Normalement, me dit-on, tout cela aurait dû se dérouler sans paroles, en utilisant le langage silencieux mais, comme j’étais leur invitée, et peu habituée aux messages télépathiques, ils se mettaient à ma portée.

Nous marchâmes jusqu’à la fin de l’après-midi sur un terrain relativement nu, et ce fut un grand soulagement de ne pas avoir à poser les pieds sur les lames barbelées des spinifex. Assez tard, quelqu’un repéra un bouquet d’arbres nains, des arbres aux troncs curieux dont le sommet s’épanouissait en un gros buisson touffu. C’était ce que Femme-des-Esprits avait demandé et elle l’obtenait.

La veille au soir, avec trois autres femmes, elle avait étiré des peaux ; elle les avait ensuite tendues sur des cadres que toute la journée elles avaient transportés. Je n’avais posé aucune question ; je savais que le moment venu on me mettrait au courant.

Femme-des-Esprits prit ma main et m’entraîna vers les arbres en les montrant du doigt. Je ne vis rien, mais elle était si excitée que je regardai à nouveau. Je distinguai alors une toile d’araignée géante, un motif épais, scintillant, un tissage de centaines de fils. Il semblait y avoir des toiles semblables sur la plupart des arbres. Femme-des-Esprits parla à Ooota, qui me dit d’en choisir une. Je ne savais sur quels critères baser mon choix, mais, me souvenant que pour les Aborigènes les choix sont intuitifs, j’en désignai une au hasard.

Femme-des-Esprits prit alors un peu d’huile parfumée dans le petit sac suspendu à sa taille et en barbouilla la surface de l’espèce de tambourin confectionné la veille. Elle écarta soigneusement les feuilles situées derrière la toile puis, appliquant sur celle-ci la surface huilée du tambourin, elle la préleva d’un geste vif et revint vers moi, me montrant le dessin obtenu sur la peau. Je regardai les autres femmes s’avancer pour choisir leur toile puis capter à leur tour les fils arachnéens sur le cadre préparé pour eux.

Tandis que nous nous activions, les autres membres de la tribu faisaient du feu et ramassaient la nourriture pour le repas. Le menu comprenait plusieurs grosses araignées trouvées dans les arbres nains, des racines et un tubercule mystérieux qui ressemblait à un navet.

Après le dîner, nous nous rassemblâmes, comme chaque soir, et Femme-des-Esprits m’expliqua son talent. Chaque être humain est unique, chacun de nous est doté de caractéristiques très marquées qui peuvent se transformer en talent. Sa contribution à la société était de capter les rêves.

— Tout le monde rêve, me dit-elle. Tout le monde ne cherche pas à se rappeler ses rêves ou à en tirer la leçon, mais tout le monde rêve. Les rêves sont l’ombre de la réalité.

Ce qui existe, ce qui se passe ici-bas, est également réalisable dans le monde du rêve. Toutes les réponses s’y trouvent. Les toiles d’araignées servaient, au cours d’une cérémonie chantée et dansée, à demander à l’Univers un rêve de direction. Femme-des-Esprits aidait ensuite le rêveur à décoder son rêve.

Je comprenais parfaitement ce que voulaient dire mes compagnons lorsqu’ils affirmaient que le rêve correspond à un niveau de conscience. Quand la pensée a créé le monde, c’était le rêve d’ancêtre. Il y a aussi le rêve hors du corps, la méditation profonde par exemple ; il y a le rêve du sommeil, etc.

Les capteurs de rêves donnent des conseils en toutes circonstances. Tout peut s’exprimer clairement dans un rêve : le sens caché d’une relation, un problème de santé, le dessein d’une expérience. Les Mutants ne connaissent qu’un moyen, le sommeil, pour parvenir au rêve, mais le Vrai Peuple peut y accéder même à l’état de veille, sans l’aide de substances psychotropes, simplement par des techniques de respiration et de concentration. Il est possible de poursuivre des activités conscientes, tout en étant plongé dans le monde du rêve.

On me dit de danser, de tournoyer, avec le capteur de rêves. C’est très efficace : on ancre une question dans son esprit et on la pose indéfiniment, tout en pirouettant. Ce mouvement, selon les Aborigènes, accroît les tourbillons d’énergie des sept centres du corps : je n’avais qu’à étendre les bras en croix et tourner vers la droite.

Vite étourdie, je m’assis par terre et vis alors clairement à quel point ma vie avait changé. Au cœur d’un territoire au moins trois fois plus grand que le Texas et ne comportant même pas un habitant au kilomètre carré, j’étais en train d’effectuer une danse de derviche tourneur, soulevant le sable et engendrant dans l’air des ondes infinies qui s’évadaient dans l’espace vers le capteur de rêves.

Les membres de la tribu ne rêvent pas la nuit, sauf s’ils ont demandé un rêve. Le sommeil est pour eux un moment de repos et de récupération pour le corps et non l’occasion de disperser leur énergie. Ils pensent que les Mutants rêvent la nuit parce que leur société ne leur permet pas de rêver le jour : rêver les yeux ouverts, en particulier, est très mal vu dans le monde des Mutants.

À l’heure du coucher, j’égalisai le sable avec la main et repliai les bras sous ma tête. On me tendit un petit récipient d’eau en me disant d’en boire la moitié immédiatement et l’autre au réveil : cela m’aiderait à me rappeler les détails de mon rêve. Je posai alors la question qui s’imposait à moi avec le plus d’intensité : que devrais-je faire, à la fin du voyage, des informations qui m’étaient fournies ?

Au matin, Femme-des-Esprits, par l’intermédiaire d’Ooota, me demanda de me rappeler mon rêve. Je ne voyais pas comment elle allait pouvoir l’interpréter parce qu’au premier abord il ne semblait avoir rien de commun avec l’Australie, mais je le lui racontai quand même. Elle me demanda surtout de lui décrire ce que j’éprouvais, quelles émotions étaient associées aux objets et aux événements du rêve. Bien que mon genre de vie lui fût totalement étranger, elle réussit étrangement à pénétrer en moi.

J’appris qu’il y aurait dans ma vie des orages et que je devrais m’écarter de gens et de choses dans lesquels j’avais investi du temps et de l’énergie, mais je savais désormais ce que c’était que d’être calme et pacifiée et je pourrais ranimer cette émotion chaque fois que j’en aurais besoin ou le désirerais. J’appris que nous pouvons vivre plus d’une vie en l’espace d’une seule, et que j’avais déjà fermé une porte. J’appris que l’heure était venue où je ne pourrais plus fréquenter des gens et des lieux du passé et me fonder sur les valeurs et les croyances d’antan. Pour le bien de mon âme, j’avais pénétré dans un lieu nouveau, dans une vie qui équivalait à un degré de plus sur l’échelle spirituelle. Plus important encore, je compris que je n’aurais rien à faire avec les informations reçues. Si je vivais selon les principes qui me paraissaient correspondre à la vérité, je toucherais la vie de ceux qu’il était dans mon destin de toucher, et d’autres portes s’ouvriraient. En réalité, ce n’était pas « mon » message : je n’étais qu’un messager.

Je me demandais si tous ceux qui avaient dansé avec le capteur de rêves allaient partager leur rêve avec nous. Avant que j’aie pu énoncer ma question à haute voix, Ooota lut dans mon esprit et dit :

— Oui, Faiseur-d’Outils voudrait parler.

Faiseur-d’Outils était un homme âgé, qui avait pour spécialité de fabriquer non seulement des outils, mais des pinceaux, des ustensiles de cuisine, un peu de tout. Sa question concernait ses douleurs musculaires et il avait rêvé d’une tortue qui se traînait hors d’un marigot pour découvrir qu’elle avait perdu ses pattes d’un côté et était complètement bancale. Après s’être entretenu, comme moi, avec Femme-des Esprits, il en vint à la conclusion que le temps était venu pour lui d’enseigner son métier à quelqu’un d’autre. Autrefois, il adorait sa responsabilité de maître artisan mais, maintenant, il commençait à trouver pénible la tension qu’il s’imposait. Si bien qu’il s’était averti en rêve du besoin d’un changement : il était devenu bancal, il avait perdu l’équilibre entre travail et plaisir.

Les jours suivants, je le vis apprendre ses techniques à d’autres et, quand je lui demandai des nouvelles de ses douleurs, il me répondit en souriant :

— Quand la pensée devient souple, les articulations deviennent souples. Plus de douleurs, c’est fini.