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À VOS MARQUES, PRÊTS, PARTEZ

Tout avait commencé à Kansas City et le souvenir de ce matin-là est à jamais gravé dans mon esprit. Après plusieurs jours maussades, le soleil avait décidé de nous honorer de sa présence et j’étais allée à mon cabinet de bonne heure pour réfléchir aux traitements de certains patients. La secrétaire n’arriverait que dans deux heures et j’aimais ces moments de silencieuse préparation au travail.

Au moment où je tournai la clé dans la serrure, le téléphone sonna. Qui pouvait m’appeler si tôt ? Une urgence ? Je me précipitai dans mon bureau et décrochai l’appareil d’une main en allumant la lumière de l’autre.

Une voix masculine surexcitée me salua. C’était un confrère australien que j’avais rencontré à une conférence médicale en Californie. Il m’appelait d’Australie.

— Bonjour, Marlo. Aimeriez-vous passer quelques années en Australie ?

De surprise, je faillis lâcher le combiné.

— Vous êtes toujours là ? demanda mon interlocuteur.

— Ou-oui, bégayai-je, de quoi s’agit-il ?

— Votre programme d’éducation en médecine préventive m’a tellement impressionné que j’ai parlé de vous à des confrères. Ils m’ont demandé de vous téléphoner. Nous voudrions que vous essayiez d’obtenir un visa de cinq ans pour venir ici. Vous écririez des programmes d’entraînement et enseigneriez dans le cadre de notre système social de santé. Ce serait magnifique si nous pouvions mettre cela en œuvre et, de toute façon, cela vous donnerait l’occasion de vivre à l’étranger pendant quelques années.

Abandonner ma maison du lac, une profession lucrative et des clients qui, au fil des ans, étaient devenus des amis, c’était abandonner mes habitudes de confort. Je m’intéressais, certes, à la médecine sociale, où toutes les disciplines coopèrent sans cette énorme faille entre médecine orthodoxe et médecines naturelles. Mais allais-je vraiment découvrir des confrères sincèrement voués à la santé et à la guérison, décidés à utiliser n’importe quelle technique efficace, ou me trouverais-je tout simplement impliquée dans une manipulation négative, comme en produit la politique des soins aux États-Unis ?

Ce qui m’attirait cependant, c’était l’Australie elle-même. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours eu envie de lire tout ce que je pouvais dénicher concernant ce continent du bout du monde. Malheureusement, les livres le concernant sont peu nombreux. Dans les zoos, j’observais longuement les kangourous et cherchais à apercevoir un koala. Au tréfonds de moi-même, j’avais toujours rêvé de répondre à un tel appel.

Je suis une femme évoluée, indépendante, responsable et, du plus loin qu’il me souvienne, mon âme, mon cœur ont toujours voulu visiter cette terre des antipodes.

— Réfléchissez, me dit la voix australienne, je vous rappelle dans une quinzaine.

L’occasion semblait propice. Deux semaines auparavant, ma fille et son fiancé avaient fixé la date de leur mariage. Cela voulait dire que, pour la première fois de ma vie d’adulte, j’étais libre d’aller m’installer n’importe où sur la terre et de faire absolument ce que je désirais. Mon fils et ma fille m’approuvèrent, comme d’habitude. Depuis mon divorce, ils étaient devenus pour moi des amis intimes plus que des enfants.

Six semaines plus tard, le mariage célébré et ma clientèle en bonnes mains, ma fille et une amie m’accompagnèrent à l’aéroport. J’éprouvais un étrange sentiment. Pour la première fois depuis des années, je n’avais plus ni voiture, ni maison, ni clés – même mes valises avaient des serrures à combinaison chiffrée. Je m’étais débarrassée de toutes mes possessions terrestres, sauf quelques objets que j’avais mis au garde-meuble. Les trésors de famille étaient chez ma sœur Patci. Mon amie Jana me tendit un livre et nous nous étreignîmes. Carri prit une dernière photo et je gravis la rampe qui me conduisait vers mon expérience du bout du monde. Je n’eus pas le moindre pressentiment de l’importance des leçons à venir. Ma mère me disait souvent : « Fais bien attention à ce que tu désires, car ce que nous demandons est souvent accordé. » Mais savais-je seulement ce que je désirais ?

Du Midwest en Australie, le voyage en avion est très long. Heureusement pour les passagers, même les gros avions à réaction ont besoin de faire le plein de carburant et nous pûmes respirer un peu d’air frais à Hawaii et aux Fidji. Le voyage me parut néanmoins interminable.

L’Australie a dix-sept heures d’avance sur les États-Unis et, en allant là-bas, nous fonçons littéralement vers le futur. Pendant le voyage, je me disais qu’une chose était sûre : demain, le monde serait encore intact puisque, sur le grand continent qui m’attendait, c’était déjà demain. Les navigateurs d’autrefois célébraient le passage de la ligne théorique qui marque le commencement du temps ; même aujourd’hui, cette idée excite encore l’esprit.

Quand nous atteignîmes le sol australien, l’appareil et ses passagers furent aspergés de désinfectant, de façon à éliminer toute éventualité de contamination. Mon agent de voyage ne m’avait pas prévenue et, après l’atterrissage, on nous dit de rester assis tandis que deux employés de l’aéroport parcouraient l’allée centrale, du cockpit à la queue de l’avion, en pulvérisant des aérosols au-dessus de nos têtes. Je comprends les raisons des Australiens, mais il est démoralisant de se voir assimilé à un insecte nuisible. Charmant accueil.

À l’extérieur de l’aéroport, tout paraissait comme chez moi. En réalité, j’aurais pu me croire aux États-Unis, sauf que les voitures roulent à gauche et que le chauffeur du taxi était assis à droite derrière son volant. Il me proposa un bureau de change où je reçus des dollars bien trop grands pour entrer dans mon porte-billets américain, mais beaucoup plus colorés et décoratifs que nos billets verts, et où je découvris de merveilleuses pièces de deux et de vingt cents.

Les jours suivants, je m’habituai sans difficultés. Toutes les grandes villes d’Australie sont sur la côte et tout le monde fréquente la plage et s’intéresse aux sports nautiques. Le pays a presque la même superficie que les États-Unis et, en gros, la même forme, mais l’intérieur est occupé par un immense désert. Je connais bien notre Painted Desert et notre Death Valley, mais les Australiens ont parfois du mal à s’imaginer le centre des États-Unis avec ses champs de blé et ses grands maïs jaunes ; car leur désert intérieur est si incompatible avec la vie humaine que le Royal Flying Doctor Service demeure constamment en alerte. Des pilotes sont envoyés en mission de secours, chargés d’essence ou de pièces détachées pour les automobilistes en panne. Les gens sont transportés par avion vers les centres médicaux. Il n’y a aucun hôpital à des centaines de kilomètres à la ronde. Même le système scolaire comporte un enseignement par radio pour les enfants des régions reculées.

Je trouvai les villes modernes, avec leurs hôtels Hilton, Holiday Inn et Ramada, leurs centres commerciaux, leurs boutiques de mode et leur trafic intense. La nourriture était différente et, si les Australiens en sont encore au stade des balbutiements pour ce qui est d’imiter la cuisine américaine, je découvris en revanche de merveilleux hachis de viande et de pommes de terre, exactement comme en Angleterre. Pour ce qui concerne la boisson, on ne propose pas souvent d’eau à table et jamais avec de la glace.

J’adore certaines expressions qu’utilisent les Australiens, et qui sont soit typiquement australiennes, soit anglaises. Une jeune fille est une sheila, un bébé kangourou un joey, ils appellent les trottoirs « sentiers », « brousse » les zones rurales et billibong les trous d’eau. Dans les boutiques, c’est bizarre, mais on vous dit merci avant s’il vous plaît : « Ça fera un dollar, merci », vous annonce la vendeuse.

La bière est un trésor national. Personnellement, je ne suis pas amateur et je n’ai donc pas goûté aux nombreuses variétés dont les Australiens sont si fiers. Chaque État a sa brasserie et les consommateurs sont fidèles à leur marque, Foster’s Lager ou Four X, par exemple.

Là-bas, on appelle souvent les Américains des Yanks, les Néo-Zélandais des Kiwis et les Anglais des Bloody Poms. Un spécialiste m’a expliqué que le terme pom se référait au plumet rouge des militaires européens, mais quelqu’un d’autre m’a confié qu’il provenait plutôt des initiales POM inscrites sur les uniformes des bagnards arrivés au XIXe siècle et signifiant Prisoner of His Majesty (Prisonnier de Sa Majesté).

Ce que je préfère par-dessus tout chez les Australiens, c’est leur accent chantant. Évidemment, d’après eux, l’accent, c’était moi qui l’avais. Les Australiens sont chaleureux, ils savent accueillir les étrangers et les mettre tout à fait à l’aise.

Les premiers jours, j’essayai plusieurs hôtels. Chaque fois que je m’inscrivais à la réception, on me tendait un petit pot de métal rempli de lait. Tous les clients en reçoivent un. Dans les chambres, il y a une bouilloire électrique, des sachets de thé et de sucre. De toute évidence, les Australiens adorent le thé au lait sucré. Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir qu’une tasse de café (goût américain) est une denrée impossible à obtenir.

La première fois que je pris une chambre dans un motel, le vieux patron me demanda si je voulais commander mon petit déjeuner et me montra un menu rédigé à la main. Je commandai. Il me dit qu’il me serait servi dans la chambre. Le lendemain, je prenais mon bain quand j’entendis des pas approcher de ma porte mais personne n’entra. Je m’attendais à ce qu’on frappe mais rien ne vint. Je crus entendre une porte claquer. Pendant que je m’essuyais, une délicieuse odeur de nourriture me parvint, mais il n’y en avait pas dans la pièce. Cela doit venir de la chambre à côté, pensai-je.

Je mis environ une heure à me préparer et à refaire ma valise. Comme je chargeais mes bagages dans ma voiture de location, un jeune homme apparut sur le trottoir :

— Ban-an-jour, le petit déjeuner était bon ?

Je souris :

— Il doit y avoir une erreur, on ne m’a rien servi.

— Mais si, mais si, je vous ai servi moi-même.

Il se dirigea vers une poignée fichée dans le mur extérieur de la chambre et souleva une trappe, révélant, dans un petit compartiment, une belle assiettée d’œufs brouillés, refroidis et caoutchouteux. Entrant ensuite dans la chambre, il ouvrit un placard pour me montrer, sous un autre angle, le même triste spectacle. Nous éclatâmes de rire.

J’avais senti, mais je n’avais pas trouvé. C’était la première des nombreuses surprises que me réservait l’Australie.

Les Australiens m’aidèrent à trouver une maison à louer, dans une agréable banlieue. Toutes celles du voisinage avaient été bâties à la même époque et sur le même modèle, de plain-pied, peintes en blanc, avec des porches sur le devant et sur le côté. À l’origine, aucune porte n’avait de verrou. Salle de bains et W.-C. étaient séparés. Il n’y avait pas de placards encastrés mais de belles armoires anciennes. Aucun de mes appareils électriques américains ne fonctionnait : le courant électrique est différent ainsi que les prises. Je dus acheter un séchoir à cheveux et un fer à boucler. La cour de derrière était remplie de plantes et d’arbres exotiques qui fleurissent à longueur d’année. La nuit, cette végétation attirait des crapauds qui de mois en mois me paraissaient plus nombreux. La raison était simple : étant donné qu’ils sont considérés comme des nuisibles et que leur multiplication a échappé totalement aux contrôles de population, leur destruction est organisée au niveau des quartiers et ma cour était apparemment devenue pour eux un havre de paix.

Les Australiens m’initièrent au lawn bowling, un bowling pratiqué à l’extérieur par des joueurs habillés de blanc. J’avais vu des magasins où l’on ne vendait que du blanc : pantalons, chemises, chaussures, chaussettes et même chapeaux, et je fus contente de découvrir la raison d’une offre aussi sélective. On m’emmena aussi à un match de football australien, que je trouvai vraiment brutal. Jusqu’alors, je ne connaissais que les joueurs de football américain, casqués, capitonnés, protégés. Ici, les joueurs portaient des shorts et des chemisettes là manches courtes, sans aucune protection. Sur la plage, je vis des gens coiffés de bonnets en caoutchouc attachés sous le menton : ce sont les maîtres nageurs sauveteurs. Il existe aussi une patrouille spéciale de sauveteurs anti-requins. Il est rare que quelqu’un soit dévoré, mais la menace est suffisamment réelle pour justifier un entraînement spécial des équipes de secours.

L’Australie est le continent le plus sec et le plus plat du monde. Les montagnes, proches de la côte, dévient les pluies vers l’océan et laissent quatre-vingt-dix pour cent de la terre semi-aride. Quand on va de Sydney à Perth par avion, on survole trois mille deux cents kilomètres sans voir une ville.

Mon programme sanitaire m’obligea à aller dans toutes les grandes villes d’Australie. Aux États-Unis, j’avais un microscope spécial capable d’analyser du sang total, ni modifié ni fractionné, et qui permet, à partir d’une seule goutte, de visualiser nombre de caractéristiques chimiques du sang d’un patient. Ce microscope est relié à une caméra vidéo et à un écran. Le patient s’assied près du médecin, tous deux voient les globules blancs et les globules rouges, avec les bactéries ou les globules de graisse à l’arrière-plan. Je prélevais un échantillon de sang, montrais son sang au patient, puis je demandais aux fumeurs – par exemple – de sortir pour fumer une cigarette. Quelques minutes plus tard, je prélevais un autre échantillon et nous observions ensemble les effets d’une seule cigarette. Ce procédé, employé dans un but éducatif, est très efficace pour motiver les gens et les décider à prendre en charge leur santé. Il est utilisé dans diverses circonstances, par exemple pour révéler au patient le taux élevé des graisses dans son sang ou la lenteur de réaction de son système immunitaire, puis pour lui faire accepter l’idée de modifier sa conduite. Aux États-Unis, les assurances ne couvrent pas les mesures de santé préventives et le patient doit les payer de sa poche. Nous espérions que le système australien serait plus ouvert et mon travail consistait à faire des démonstrations techniques, à importer des appareils, à vérifier leur bon fonctionnement, à assurer leur entretien, à rédiger les protocoles et à former les médecins. C’était un projet exaltant et je passai de magnifiques moments dans ce pays du bout du monde.

Un samedi après-midi, je me rendis au musée des Sciences. La visite guidée était commentée par une grande femme aux vêtements coûteux, que l’Amérique passionnait. Nous bavardâmes et devînmes bonnes amies. Un jour, elle voulut que nous déjeunions ensemble et elle me proposa un pittoresque salon de thé au centre-ville, fréquenté par des diseuses de bonne aventure. J’étais assise à une table et commençais à m’impatienter, en me demandant ce qui, en moi, peut bien attirer l’amitié de personnes toujours en retard alors que je suis la ponctualité même. L’heure de la fermeture approchait. Mon amie ne viendrait plus. Je me penchai pour ramasser le sac que j’avais posé par terre en arrivant, trois quarts d’heure plus tôt, quand un grand jeune homme mince au teint sombre, habillé de blanc, du turban aux sandales, s’approcha de ma table :

— J’ai le temps de vous lire les lignes de la main maintenant, me dit-il d’une voix tranquille.

— Oh, j’attendais une amie, mais je ne crois pas qu’elle pourra venir. Je reviendrai une autre fois.

— Quelquefois, tout s’arrange pour le mieux, dit-il en écartant la chaise placée en face de moi, de l’autre côté de la petite table ronde.

Il s’assit, prit ma main, la retourna et commença à parler, mais il ne regardait pas ma paume et ses yeux restaient braqués sur les miens.

— C’est la destinée qui vous a conduite ici, pas dans ce salon de thé, mais sur ce continent. Ici, il y a quelqu’un que vous avez accepté de rencontrer pour votre bien à tous deux. L’accord a été passé avant vos naissances. En fait, vous avez tous deux choisi de naître au même instant, l’un sur le dessus du monde et l’autre ici, aux antipodes. Le pacte a été conclu au plus haut niveau de votre Moi éternel. Vous étiez d’accord pour ne pas vous rencontrer avant que cinquante ans aient passé. Le moment est venu. Quand vous vous rencontrerez, vous vous reconnaîtrez sur-le-champ, vos âmes se reconnaîtront. C’est tout ce que je puis vous dire.

Il se leva et sortit par une porte qui, je le supposai, menait aux cuisines du restaurant. J’étais interloquée. Rien de ce qu’il m’avait dit n’avait de sens, mais il parlait avec une telle assurance que j’étais tentée de le croire.

L’incident se compliqua quand mon amie m’eut téléphoné le soir pour s’excuser et m’expliquer pourquoi elle avait manqué notre rendez-vous. Comme je lui racontais ce qui s’était passé, elle se jura de se rendre le lendemain au salon de thé pour consulter elle-même le devin. Quelques jours plus tard, elle me téléphona et son enthousiasme s’était changé en perplexité.

— Le salon de thé n’a pas d’homme qui pratique la chiromancie, me dit-elle. Chaque jour, il y a une voyante différente, mais toutes sont des femmes. Mardi dernier, c’était Rose, et elle ne lit pas les lignes de la main, elle tire les cartes. Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas trompée d’endroit ?

Je savais que je n’étais pas folle. J’ai toujours considéré la voyance comme un pur divertissement mais une chose était sûre : ce jeune homme n’était pas une illusion.