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ARCHIVES
Le lendemain, je fus autorisée à visiter un passage, appelé Gardien-du-Temps, éclairé par une cheminée aménagée dans le roc. Une fois par an, la lumière pénètre directement dans la crevasse rocheuse et forme un dessin précis, et la tribu sait alors qu’un an s’est écoulé. Une grande cérémonie a lieu ce jour-là, pour honorer les deux femmes Gardienne-du-Temps et Gardienne-de-la-Mémoire. Les deux archivistes exécutent alors leur rituel annuel : elles créent sur le mur une peinture qui relate toute les activités significatives de la tribu pendant les six saisons aborigènes écoulées. Les naissances et les morts sont consignées ainsi que le jour de la saison et l’heure solaire ou lunaire, à côté d’autres observations importantes. Je comptai plus de cent soixante peintures et gravures. Leur examen m’apprit que le plus jeune membre de la tribu avait treize ans et que le groupe comptait quatre personnes âgées de plus de quatre-vingt-dix ans.
J’ignorais que l’État australien avait procédé à une quelconque activité nucléaire et, cependant, je la vis inscrite sur la paroi de la grotte. Le gouvernement ignorait sans doute que des êtres humains occupaient les alentours de la zone des essais. Le bombardement de Darwin par les Japonais était aussi inscrit sur le mur. Sans crayon ni papier, Gardienne-de-la-Mémoire se rappelait tous les événements importants dans l’ordre dans lequel ils devaient être enregistrés. Pendant que Gardienne-du-Temps me décrivait leur responsabilité de graveur et de peintre, son visage exprimait un tel bonheur que j’avais l’impression de voir les yeux d’un enfant qui vient de recevoir un cadeau très désiré. Ces deux femmes étaient âgées et c’est avec stupeur que je pensais à nos sociétés si riches en vieillards irresponsables, amnésiques, détraqués ou séniles, tandis qu’ici, dans la brousse, plus les gens prenaient de l’âge, plus ils devenaient sages, plus ils étaient estimés et assumaient un rôle important dans les discussions. Ils étaient des exemples à suivre, les véritables piliers du groupe.
En remontant le temps, j’examinai les gravures de la paroi exécutées l’année de ma naissance. Pendant la saison qui comprenait le mois de septembre, le 29, aux petites heures du jour, une naissance était enregistrée. Je demandai qui cela concernait : c’était Cygne-Noir Royal, l’Ancien.
Je fus stupéfaite. Au cours de notre vie, quel pourcentage de chances avons-nous de rencontrer une personne née le même jour, la même année, à la même heure que nous, à l’autre bout du monde, et d’en recevoir la prédiction ? Je dis à Ooota que je désirais avoir un entretien privé avec Cygne-Noir.
Bien des années auparavant, on avait parlé à Cygne-Noir d’un allié spirituel qui occupait une personnalité née de l’autre côté du globe dans la société des Mutants. Jeune homme, il avait voulu s’aventurer dans la société australienne pour chercher cet allié, mais on lui avait dit qu’il fallait attendre que tous deux atteignent l’âge de cinquante ans au moins de façon à avoir acquis quelque valeur.
Nous comparâmes nos naissances. Sa mère avait longtemps marché, seule, vers un endroit précis. Là, elle avait creusé le sable de ses mains et s’était accroupie au-dessus de la fosse qu’elle avait tapissée de la fourrure très douce d’un koala albinos. Moi, j’étais née dans un hôpital blanc et stérile de l’Iowa après que ma mère, elle aussi, fut venue de la lointaine Chicago pour accoucher à l’endroit de son choix. Le père de Cygne-Noir voyageait et était absent. Le mien aussi. Dans sa vie, il avait changé de nom plusieurs fois. Moi aussi. Cygne-Noir me raconta les circonstances de chaque changement. Le koala blanc apparu sur le chemin de sa mère indiquait que l’esprit de l’enfant qu’elle portait était destiné à diriger. Il avait personnellement fait l’expérience de sa parenté avec le Cygne-Noir australien et avait plus tard associé le cygne avec le mot que l’on m’avait traduit par « royal ». À mon tour, je lui racontai les circonstances de mes changements de nom.
Que cette analogie fût un mythe ou une réalité n’a guère d’importance car, en cet instant même, une affinité bien réelle s’établit entre nous. Nous eûmes ensuite de nombreux tête-à-tête. La plupart de nos conversations, trop personnelles, n’ont pas leur place dans ce livre mais je puis dire que ce que je pensais, il le pensait aussi.
Cygne-Noir-Royal me dit que dans ce monde où s’affrontent les personnalités, il y a toujours une dualité. J’avais interprété cette dualité comme étant celle du bien et du mal, de la liberté et de l’esclavage, de la conformité et de son contraire. Mais il n’en est pas ainsi. Tout n’est pas blanc ou noir, mais toujours en différentes nuances de gris : et, de plus, tout ce gris retourne peu à peu vers son créateur. Je plaisantai à propos de nos âges et lui dis qu’il me faudrait encore cinquante autres années pour comprendre.
Plus tard, ce même jour, dans le passage Gardien-du-Temps, j’appris que les Aborigènes sont les inventeurs de la peinture par pulvérisation. Soucieux de l’environnement, ils n’emploient pas de produits chimiques toxiques pour fabriquer leurs couleurs et ils ont refusé de changer leur méthode si bien que la technique d’aujourd’hui est toujours celle des années 1000. Avec les doigts et une brosse en poils d’animaux, ils peignirent en rouge sombre une partie du mur. Quelques heures après, la peinture était sèche et l’on me montra comment fabriquer une peinture blanche à partir d’argile, d’eau et d’huile de lézard, en agitant le mélange avec un morceau d’écorce. Quand la consistance fut correcte, l’écorce fut enroulée en entonnoir et je pris de la peinture dans ma bouche. La sensation était curieuse, mais le liquide n’avait presque aucun goût. Je posai la main sur la paroi et soufflai la peinture tout autour. Quand j’ôtai la main, il y avait sur la paroi l’empreinte d’un Mutant et je ne me serais pas sentie plus honorée si mon visage avait été peint au plafond de la Chapelle Sixtine.
Toute une journée, j’étudiai les inscriptions murales. Je trouvai l’instauration de la suprématie anglaise, l’introduction des changes de monnaies, le premier aéroplane, le premier avion à réaction, les révolutions des satellites dans le ciel, les éclipses et même ce qui ressemblait à une soucoupe volante occupée par des Mutants qui paraissaient encore plus mutés que moi ! Certaines données avaient été personnellement observées par d’anciennes Gardiennes-du-Temps et Gardiennes-de-la-Mémoire ; d’autres avaient été rapportées par des observateurs envoyés dans les zones habitées.
En général, la tribu envoyait des jeunes en éclaireurs, mais elle s’était vite aperçue que la tâche était trop difficile pour eux. Les jeunes se laissent impressionner par la promesse de posséder une camionnette, de manger des glaces tous les jours et d’accéder aux merveilles du monde industrialisé. Les personnes plus âgées résistent mieux car elles reconnaissent la puissance de l’aimant mais ne lui cèdent pas. Toutefois, personne n’était jamais retenu contre son gré dans la famille tribale ; de temps à autre, un membre égaré revenait. Ooota avait été enlevé à sa mère à sa naissance, fait autrefois non seulement courant, mais légal. Pour convertir ces païens et sauver leurs âmes, les enfants étaient élevés dans des institutions où on leur interdisait d’apprendre la langue de leur tribu ou de pratiquer les rituels sacrés. Ooota était resté seize ans en ville avant de s’évader pour retrouver ses racines.
Nous éclatâmes de rire quand Ooota nous raconta ce qui se passe quand le gouvernement, parfois, alloue des maisons aux Aborigènes : les gens dorment dans la cour et utilisent les maisons comme entrepôts. À l’occasion de cette anecdote, mes compagnons me donnèrent leur définition du don : un don n’est un don que lorsque vous donnez à quelqu’un ce qu’il désire. Ce n’en est pas un quand vous lui donnez ce que vous voulez qu’il ait. Un don est sans attache. Il est sans condition, et celui qui le reçoit a le droit d’en faire ce qu’il veut, l’utiliser, le détruire, le jeter. Il lui appartient inconditionnellement et le donateur n’attend rien en échange. Si le don ne correspond pas à ces critères, ce n’en est pas un. Il me fallut bien admettre que les dons du gouvernement et, hélas, la plupart de ce que ma société considère comme des dons, n’en sont pas pour cette tribu. Mais je pouvais aussi me souvenir de gens, dans mon pays, qui donnent constamment, et sans s’en rendre compte. Ils donnent des encouragements, partagent des incidents amusants, offrent une épaule secourable ou sont, tout simplement, d’indéfectibles amis.
La sagesse de cette tribu était pour moi une source continuelle d’émerveillement. Si seulement elle dirigeait le monde, combien nos relations seraient différentes !