EN ATTENDANT
Pendant la guerre de 1939-1972, il y avait à Montmartre, à la porte d’une épicerie de la rue Caulaincourt, une queue de quatorze personnes, lesquelles s’étant prises d’amitié, décidèrent de ne plus se quitter.
— Moi, dit un vieillard, je n’ai guère envie de rentrer. Ce qui m’attend chez moi, c’est pas de feu et tout seul pour manger mon pain, deux cents grammes par jour et pas grand-chose à mettre avec. Ma femme est morte il y a un mois. Ce n’est pas tant les privations et, si je vous le disais, vous ne me croiriez pas, elle est morte à propos d’un renard. Sans la guerre, elle serait du monde et, comme elle disait, on n’avait pas mérité ça. Ce n’est pas pour me plaindre, allez, mais dans la vie j’ai travaillé, et qu’est-ce qui m’en reste, à présent ? Juste la fatigue de mes peines. Pendant quarante ans j’ai été vendeur dans les tissus d’ameublement. C’est des métiers durs, il ne semble pas, mais toute la journée sur ses jambes et l’œil au client, toujours le sourire, toujours la réplique et l’air d’être là. Le chef de rayon sur le dos à vous surveiller et, raison ou pas, quand il vous passe un abattage, vous n’avez qu’à vous incliner. C’est ça ou bien prendre la porte. Et on gagnait juste de quoi vivre. Le fixe payait le loyer à peine, et la guelte, ce n’était pas le Pérou non plus. Pour vous représenter, l’un dans l’autre, en 1913, c’était cent quatre-vingts par mois. Mettez aussi trois filles qu’il a fallu élever, ma femme, par le fait, empêchée de gagner. Elle ne l’avait pas rose non plus : deux filles pas bien fortes, toujours une malade, et le souci de faire avec pas grand-chose. Par là-dessus, 1914 et simple soldat, à l’arrière bien sûr, mais cinq ans ou presque à ne rien gagner. Je rentre en 1919, ma place était prise. Enfin, j’arrive à me caser chez Bourakim et Balandra. Dans ces années-là, la vente marchait bien. Je me faisais des bonnes gueltes, les filles commençaient à gagner aussi. Ma femme me disait, cette fois, on va quand même vers le meilleur. Mais moi, j’étais sur mes quarante-huit ans, je voyais venir le temps qu’il faudrait remiser. Quand elle poussait à la dépense, moi je lui parlais économie. Ma femme était restée jolie, plus toute jeune, bien sûr, mais jolie quand même, et d’être coquette, le temps et l’argent lui avaient manqué. Vous dire qu’elle y pensait maintenant, ce n’était pas tout à fait ça. La vérité, c’est qu’elle avait plutôt des regrets ou, si vous voulez, des idées, si bien qu’elle finit par se mettre dans la tête de s’acheter un renard argenté. Elle me le disait sans avoir l’air. Vous savez, comme on dit des fois, si j’étais riche, je m’achèterais… Dans son fond, elle comprenait bien que c’était de la folie. La preuve, c’est qu’un jour je lui dis : « Ton renard, après tout, on pourrait l’acheter », et que c’est elle qui n’a pas voulu. Mais l’envie lui restait quand même. Huit ou dix ans se passent, des ennuis, ma cadette au sanatorium, un gendre qui s’est mis à boire. Son renard, ma femme en parlait en riant, mais vous savez, un rire tout triste, j’en avais de la peine. Un soir, en sortant de chez Bourakim, je rencontre mon ancien patron qui me demande si je ne voulais pas rentrer chez lui comme chef de rayon. Moi, chef de rayon, vous pensez, je croyais rêver. D’un autre côté, je m’inquiétais. C’était en 1934, j’avais presque soixante-trois ans. À cet âge-là, n’est-ce pas, les idées de revanche sont passées, on n’a déjà plus toute la méchanceté qu’il faut pour bien commander. Mais je n’allais pas laisser passer ça. Pour moi, c’était une belle situation, sans compter la chose de se dire qu’on a réussi à percer quand même. Ma femme était contente aussi. Vous savez comment sont les femmes. On est chez un commerçant, on cause, on dit à une voisine : « Je vous aurai des prix, mon mari est chef de rayon chez Nadar, » Par le fait, on s’est trouvé un peu grisé, moi aussi bien qu’elle. Un beau soir, je rentre chez nous avec un paquet à la main, et c’était le renard argenté. Une bête de toute beauté, c’était, je n’avais pas acheté dans un sac. Comme vendeur, on se fait des relations. Moi, je connaissais le petit cousin d’un fourreur, boulevard de Strasbourg. Le renard m’avait coûté deux mille, mais il les valait. Quand je l’ai déballé, ma femme, elle s’est mise à pleurer. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si heureux. Elle n’osait pas le croire. Son renard, elle ne l’aura pourtant pas mis souvent, quatre ou cinq fois, peut-être six, une cérémonie, un baptême, ou dîner en ville chez des gens gênants. Des fois, quand on sortait le dimanche, je lui disais : « Marie, mets-le donc, ce renard. » Mais non, elle avait trop peur de l’user. Elle l’avait placé dans un beau carton avec des boules de naphtaline et bien enveloppé dans du papier de soie. Une fois par semaine, le jeudi, elle lui faisait prendre l’air à la fenêtre, et c’était bien un peu aussi pour le mettre au nez des voisins, pour leur faire savoir qu’elle avait un renard argenté. Et voyez ce que c’est, elle en avait seulement plus de plaisir que si elle l’avait porté tous les jours. Elle était heureuse, moi aussi. Et puis, en 1937, moi si dur, voilà que je me porte moins bien, la vieillesse m’arrive tout d’un coup. La tête lourde, toujours sommeil, les jambes enflées, j’étais fini pour le travail, il a fallu poser le collier et penser à vivre avec le revenu de nos économies. Soixante-cinq mille francs, on avait, qu’il a fallu mettre en viager. Et même en viager, le revenu n’était pas lourd, vous vous en doutez. Pourtant, on arrivait à vivre proprement, on faisait attention, voilà tout. Après ça, c’est la guerre qui vient, les Allemands, l’exode. On a réfléchi. Je voyais cinq ans de guerre sur la Loire, mes filles et mes gendres de l’autre côté, nous, mourir sans les avoir vus. Nous voilà partis, moi un peu de linge dans une valise, ma femme son renard dans un carton et, un mois plus tard, on était de retour. Tant qu’il a fait beau, ça allait, mais après. Question de manger et la dépense, l’avenir s’annonçait difficile. Avec ça, deux gendres prisonniers, une des petites qui se trouvait d’attendre un enfant, il a bien fallu les aider. On n’arrivait plus. Les prix montaient, montaient, mais la rente viagère, elle, ne bougeait pas. Et moi, après l’hiver dernier, il a fallu que je tombe malade. Le médecin disait : « Il faut vous alimenter mieux. » Bien sûr, mais l’argent. « C’est bon, dit ma femme, ne te tourmente pas, on s’en sortira encore pour cette fois. » C’est vrai, qu’au printemps, je me retrouve à peu près d’aplomb, mais elle, je la vois qui commence à baisser. Des mélancolies, elle avait, les jambes molles, le cœur, l’estomac, enfin quoi, le mauvais déversant de la pente. A fallu qu’elle se mette au lit. Un jeudi matin, avant d’aller aux commissions, c’était la fin de l’été, un joli soleil, je lui dis : « Marie, tu veux que je te mette ton renard à la fenêtre ? » Sa pauvre tête sur l’oreiller, voilà qu’elle la tourne vers moi, ses yeux brillaient comme jamais vus, son menton s’est mis à trembler. « Mon renard, elle me dit, je l’ai vendu. » Elle l’avait vendu huit cents francs. Il y a un mois, quand elle est morte, j’ai pensé lui en acheter un pour qu’elle n’en ait pas le regret dans sa tombe. « Si ce n’est pas trop cher, je me disais, je trouverai peut-être à emprunter. » Je me suis renseigné. Un renard argenté, d’occasion, ça va chercher dans les dix mille.
— Moi, dit un enfant, j’ai faim. J’ai toujours faim.
— Moi, dit une jeune femme, je ferais mieux de ne pas rentrer. Mon mari est en Silésie, dans un kommando. Il a vingt-huit ans, moi, vingt-cinq, la guerre ne finira jamais. Les jours passent, les mois, les années, ma vie se fait sans lui, et même elle se fait solidement. J’ai beau avoir sa photo dans mon sac, dans ma chambre et sur tous les meubles, je suis seule maintenant à penser et à décider. Le dimanche, j’allais avec lui au rugby, au fode-balle ou au vélodrome. J’applaudissais, je criais : « Vas-y ! ou bien : allez ! dégage. » Tous les jours, je lisais l’Auto, je lui disais : « Dis-donc, Magne a l’air de tenir la grande forme. » Le dimanche, maintenant, je vais au cinéma ou je reste chez moi. Quand il reviendra, je n’arriverai plus à me faire croire que le sport m’intéresse. Je sens que je n’essaierai même pas. Les gens qu’il aimait, je ne les vois plus guère. Avant la guerre, nous allions beaucoup chez les Bourillot, ils venaient chez nous. Bourillot était un ancien camarade d’école de mon mari. Il avait couché avec une actrice, connaissait un sénateur, avait passé quinze jours à New York. Il traitait mon mari comme un minus, l’appelait Duchnoc et Lahuri, me pinçait les cuisses devant lui, ça faisait rire sa femme. En rentrant chez nous, mon mari me disait : « Ces Bourillot, quels amis charmants. » Je répondais oui, pas seulement pour lui faire plaisir, mais un oui qui sortait du cœur. Maintenant, Bourillot, rien que le son de sa voix m’est insupportable. La même chose pour mes beaux-parents, j’espace les visites. Ils sont en carton. Et les détails de l’existence. Lire au lit, sortir en cheveux, me lever tard, me coiffer dans le dos, aller au théâtre, être en retard aux rendez-vous, et tant d’autres choses défendues qui ne pourront plus l’être. Quel chemin j’aurais parcouru, presque sans sortir de l’appartement. Le plaisir que j’ai, c’est bien le pire, à n’écouter que moi, à disposer de moi. Les premiers temps, je le consultais, je me disais : « Voyons, s’il était là. » Maintenant, de moins en moins, et c’est pour me dire : oui, bien sûr, mais quoi, c’est comme ça. Ce qui est grave aussi, c’est que je ne m’ennuie pas une minute. Je souffre de le sentir là-bas, je donnerais tout au monde pour le revoir revenir, mais enfin, je ne m’ennuie jamais. J’ai une vie à moi, une vie façonnée à ma volonté et qui ne pourra plus se confondre avec celle d’un autre. À son retour, bien sûr, je ferai en sorte que rien ne soit changé. Je l’accompagnerai au rugby, je reverrai les Bourillot et les beaux-parents, j’essaierai de ne plus lire au lit. Mais, sûrement, je lui en voudrai et malgré moi, à tout moment, je penserai à une autre manière de vivre qui me paraîtra plus sincère. Je ne suis plus la femme qu’il a laissée, je me suis comme reprise. Que voulez-vous que j’y fasse ? Un couple, ce n’est pas une combinaison chimique. Quand les éléments se trouvent séparés, il ne suffit pas de les remettre en présence pour refaire ce qu’on a défait. Les gens qui déclarent les guerres devraient bien penser à ça. Le plus dangereux, c’est que je suis restée sérieuse, que je le resterai, vite du bois. Je n’aurai rien à me faire pardonner, j’aurai la tête libre pour juger. Je connais une femme de prisonnier qui a pris tout de suite un amant. Mais quand son mari rentrera, elle n’aura pas perdu le goût de se façonner à un homme. Leur vie reprendra facilement. Je sais, il y a des femmes qui se marient tard, à trente ans et plus, leur vie déjà faite. Mais celles-là n’ont qu’à s’adapter, bien ou mal. Elles n’auront pas besoin de cacher que le rugby les assomme. Leur franchise n’aura pas l’air d’une trahison. Personne ne leur demandera de dire ou de faire des choses auxquelles elles ne croient pas. On dit que l’amour fait des miracles. C’est bien ce qui me fait peur aussi. Parce qu’enfin, si je dois recommencer à aimer le vélodrome et les Bourillot, je ne sais plus ce qu’il faut souhaiter. Je suis si contente d’être comme je suis maintenant. Ce que je vous dis là, je devrais peut-être l’écrire à Maurice, il s’appelle Maurice. Je n’ose pas. Je sais qu’il attend le jour où la vie reprendra pareille. Dans sa dernière lettre, il disait : « Tu te souviens notre dernier dimanche au Vel’d’Hiv ? » Vous pensez quel coup ce serait pour lui si j’étais sincère. Dans mon existence de femme seule, j’ai pourtant appris à ne rien me cacher. À la première scène qu’il me fera ou bien moi à lui, j’en aurai à dire ! J’ai peur d’y penser. J’aurais besoin, pendant qu’il est temps, de me réapprendre à mentir. En somme, j’aurais besoin d’amis.
— Moi, dit une très vieille femme, je ne crois plus en Dieu. Hier soir, j’ai touché deux œufs, des vrais œufs. En rentrant chez moi, mon pied a manqué le trottoir, je les ai cassés tous les deux. Je ne crois plus en Dieu.
— Moi, dit une mère de famille, j’ai toujours un peu peur de rentrer. J’en ai quatre qui m’attendent à la maison. L’aîné a douze ans. Le cinquième est mort en 1941, après l’hiver rutabaga. La tuberculose me l’a ramassé. Il aurait fallu de la viande tous les jours et de la nourriture nourrissante. Où donc je l’aurais prise ? Mon mari au chemin de fer, moi faire des ménages quand j’ai le temps, vous pouvez compter qu’avec ça, on n’achète pas au marché noir. Il est mort autant dire de faim. Et les autres, ils sont dans le mauvais tournant, eux aussi. Maigres, des pauvres figures blanches, et toujours un rhume ou la gorge, et fatigués, les yeux battus, guère envie de jouer. Quand je rentre des commissions, ils s’approchent de moi tous les quatre, voir ce que j’apporte dans mon sac. Je les houspille : « Allez, restez pas dans mes jambes ! » Ils s’en vont, toujours sans rien dire. Des fois je peux pas, j’ai pas la force. Hier, mon sac il était vide, mais ce qui s’appelle vide, ravitaillement pas arrivé. De les voir venir tous les quatre, le cœur m’a comme éclaté, j’ai pleuré. Par-dessus tout ça, mettez pas de chauffage, par le froid, et la semaine passée, le gaz coupé huit jours, rien de chaud à leur mettre dans le ventre. De froid, ils en ont la peau grise, les yeux morts et l’air de nous dire : « Mais qu’est-ce qu’on a fait ? » Et les engelures et les crevasses, il faut voir leurs pieds. Des galoches, même avec un bon, ce n’est pas facile d’en trouver à des prix pour nous. Tenez, en ce moment, je n’en ai que trois paires pour les quatre. Ce qui arrange les choses, c’est que j’en ai toujours au moins un de malade qui reste couché. M’arrive d’aller à la mairie réclamer un bon de supplément, un bon de ceci, un bon de cela. Je devrais pas, je sais ce qui m’attend, mais quand je vois mes gosses toussoteux, maigrefoutus et rien au ventre, c’est plus fort que moi, je m’en vais réclamer. Pensez-vous, ils m’envoient baigner, la gueule en travers et des mots pas propres. Je suis pas assez bien habillée. Et où que je me retourne, allez, c’est toujours du pareil au même. Un fonctionnaire à son guichet, c’est le chien des riches et des grossiums. Quand il voit du pauvre, il montre les dents. Qu’est-ce que j’avais besoin, aussi, de mettre des enfants au monde ? Ce qui m’arrive, je l’ai bien cherché. S’ils doivent se périr tous les quatre, qui c’est donc que ça dérangera ? Pas le gouvernement, bien sûr, ni la mairie. Et les richards encore bien moins. Pendant que mes enfants meurent de faim, pour ces cochons-là, c’est des œufs à vingt francs la pièce, viande à tous les repas, beurre à quatre cents francs, poulets, jambons à s’en faire éclater le gilet. Et les habits, et les souliers, et les chapeaux, leur manque rien, soyez tranquilles. Les riches, ils mangent plus qu’avant guerre, ils se forcent même à manger, peur d’en laisser aux malheureux. J’invente pas. Hier, j’ai entendu chez l’épicier deux femmes harnachées, pardon, fourrures, bijoux et pékinois, elles disaient que les gens, de peur de manquer, ils mangeaient le double d’autrefois. « C’est comme ça chez nous », elles disaient. Parlez-moi des riches. Tous assassins, tueurs d’enfants, voilà ce que c’est. Marchez, la guerre, ça durera pas toujours. Quand les Allemands ils partiront, on aura des comptes à régler. Tous ceux qui auront la gueule fraîche et le ventre sur la ceinture, on aura deux mots à leur dire. Pour chacun de mes gosses qu’ils m’auront assassiné, il m’en faudra dix. À coups de galoche dans la gueule, que je les tuerai, et je mettrai du temps, je veux qu’ils souffrent. Les cochons, ils ont le ventre plein quand ils viennent nous causer honneur, loyauté et tout le tremblement. Moi, l’honneur, on en recausera quand mes enfants n’auront plus faim. Des fois, je dis à mon époux : « Victor, je lui dis, débrouille-toi un peu, à ta gare du Nord ; il y a des employés qui prennent des colis de prisonniers, fais-en autant ; quand chacun n’en a que pour son ventre, que les riches, ils se moquent des lois qu’ils ont fabriquées, y a pas tant à tournicoter : c’est chacun pour soi, n’importe comment. Mais lui, pensez-vous, c’est le père de famille honnête homme. L’honneur, il l’a dans les dents comme du caramel. Et tant pis pour nous.
— Moi, dit une fillette de douze ans, si vous saviez ce qui m’est arrivé. Le soir en rentrant chez moi, dans les escaliers de la rue Patureau, il y avait un homme, un grand, pas rasé, l’air sournois, qui me regardait avec des yeux, je peux pas dire comment. Ma mère, elle le dit souvent, que tous les hommes c’est des cochons. Mais celui-là, j’en avais peur. Hier soir, il s’était caché dans une encoignure. Quand je suis passée, il m’a sauté dessus. Il m’a allongée de tout mon long sur la pierre. Et il m’a volé mes lacets de souliers.
— Moi, dit une vieille demoiselle, je suis bien fatiguée. La vie, les choses qui arrivent maintenant, ce n’est plus guère pour moi, et de moins en moins. Je suis couturière dans la rue Hermel, mais pas besoin de vous le dire, je ne couds plus grand-chose. Avant guerre, c’était déjà dur. Je faisais la robe, le manteau, le tailleur, le corsage aussi. J’ai eu jusqu’à cinq ouvrières. J’avais la clientèle bourgeoise, je vous parle d’il y a longtemps. Après, la concurrence est venue. Il y avait les grands magasins, les spécialistes du tailleur, ceux de la robe, ceux de la blouse. Et le tout fait, l’article de série. Sauf que c’était moins solide, ils faisaient presque mieux que moi et moins cher aussi, il faut le dire. À la fin, je faisais surtout des rafistolages, des transformations, je n’avais plus qu’une ouvrière, mal payée, mais faire autrement ? Et maintenant je n’ai plus d’étoffe. Vous me direz : « Il y a le marché noir », mais moi, je ne suis pas dans le mouvement. Et les capitaux que je n’ai pas. Quand on est vieux, pour engrener au marché noir, il faut être riche ou bien dans le courant des affaires ou encore être fonctionnaire. Avant guerre, on m’apportait encore du travail à façon. C’est fini ou presque. Les femmes qui s’achètent du tissu à quinze cents francs le mètre, elles veulent des façons qui soient chères aussi. À moins de deux ou trois mille francs, elles n’ont pas confiance et moi, si je demande plus de trois cents, on me rira au nez. Maintenant, je suis la vieille couturière. C’est ce qu’on dit quand on parle de moi, une vieille couturière, rue Hermel, qui fait des petits travaux pour presque rien. La vieille couturière, oui. Et il y a seulement dix ans, j’habillais les commerçantes bien et même des femmes de commissaires et d’avocats. Mais si je vous disais que Mme Bourquenoir, la femme du conseiller municipal, c’est moi qui lui faisais ses robes. Quand je pense où j’en suis venue : rétrécir des habits pour les pauvres du coin, tailler des culottes de garçon dans des vieux manteaux, mettre des pièces, faire durer. Quand on a été une vraie ouvrière, c’est pénible, allez. Et de la besogne comme ça, si j’en avais à suffisance, mais non, il s’en faut. Ma chance, c’est qu’avec les tickets on ne peut pas manger à sa faim, sans quoi je n’aurais pas du travail pour. J’ai soixante-cinq ans, je n’ai jamais été jolie, et si je comptais pour quelque chose, c’est parce que j’avais un métier, un vrai : « Mlle Duchat, robes, manteaux, tailleurs. » Juste avant la guerre, même encore, j’étais connue des commerçants. Si peu que j’achetais, n’est-ce pas, c’était quand même des sourires et des mots polis, des « Bonjour, mademoiselle Duchat. » Mais aujourd’hui les commerçants, ils ne savent plus mettre un nom que sur l’argent. Les pauvres, ils ne les connaissent plus. La guerre, elle finira peut-être un jour, mais moi, je resterai à l’écart. Les femmes retrouveront leur mari, les hommes leur métier, mais personne ne viendra me le dire. Je n’attends plus rien, moi.
— Moi, dit un gamin, je voudrais bien que la fin du monde arrive avant midi. Je viens de perdre toutes nos cartes de pain. Ma mère le sait pas encore.
— Moi, dit une fille de mauvaise vie, j’en ai marre. Je suis ce que vous savez, mais faudrait pas vous figurer. Bien des gens, ils croient que le métier, c’est le bon moyen pour s’engraisser. Ça, bien sûr, vous trouverez des femmes qui font leur sac dans la journée, mais ces tapins-là, c’est pas pour ma poire. Moi, je fais du courant, mon client, c’est le client moyen qui gratte sur son mois pour la distraction. Autrefois, je me faisais mes cent francs l’un dans l’autre, peut-être un peu plus, guère avec. En vivant un peu à l’économie, mon bonhomme et moi, on arrivait à s’en tirer et même à en mettre un peu à la caisse d’épargne. Fernando, son idée à lui, c’était qu’on achète un jour une buvette au bord de la Marne. Remarquez bien qu’avant la guerre c’était pas des choses impossibles. Et encore, la guerre, ça aurait pu être une bonne chose, si seulement le pays l’avait été prêt. Mais du haut en bas, il y avait trop de laisser aller, le Français était trop jouisseur. Il y a eu des fautes de commises. Total, on est dans le blaquaoute. Pendant la drôlette, on n’a pourtant pas trop souffert, au contraire. Il y avait du monde, l’homme n’était pas rare, il voulait du linge. Même après aussi, quand les Allemands ils ont déboulé dans Paris, on a eu une bonne époque. Tous leurs militaires, ils les envoyaient visiter Paris. Maintenant, le militaire, il s’est éclairci. Bien finie, qu’elle est, l’époque du tourisme. Avec ça, vous avez à peine le temps de travailler. Voyez à la saison qu’on est, à six heures, il fait déjà noir. Il faut travailler au café. Les consommations, elles sont chères, on est forcément beaucoup de femmes et pour le client, question atmosphère, c’est pas la même chose que la rue. Et ça ne m’avantage pas non plus. Vous avez des femmes qui ont l’œil vicieux ou des estamboums qui provoquent. Moi, ce que j’aurais de mieux, je sais pas si vous avez remarqué, c’est des pieds jusqu’à la ceinture, mais je peux pas m’asseoir sur la table. Des femmes, il y en a aussi qui parlent l’allemand, ça donne des facilités pour le militaire. Fernando, il a voulu me le faire apprendre, il m’envoyait tous les matins dans une école. Mais je comprenais rien, j’ai laissé tomber. Moi, voyez ce que c’est, même l’argot, j’ai jamais pu me le faire entrer. Question d’éducation aussi. Chez moi, on n’a jamais causé argot. Mes vieuzoques, ils auraient pas toléré. Avec eux, c’était labeur, labeur. Et midi pour sortir le soir. Dans un sens ils avaient pas tort. Aujourd’hui, pour ce que ça rapporte, sortir le soir. Les prix ont bien monté un peu, mais au prix que tout coûte à présent, ça ne compte pas. Se loger et nourrir un homme, vous vous rendez compte. Avec ça il me faut du linge, des bas de soie, et lui, Fernando, il s’habille aussi. C’est qu’il est coquet, il faut voir. Au moins s’il voulait s’occuper. Je connais des femmes, leurs hommes, ils s’arrangent, ils font de l’arnaque au marché noir. Mais lui, pensez-vous, il a bien trop peur et d’abord, il est pas capable. Des fois, quand je suis sur les nerfs, je lui en veux, je l’assaisonne à grands coups de bottine, mais après, j’ai regret, je me dis, c’est la nature chétive, qu’est-ce qu’il en peut, pauvre conard. Vous le connaissez peut-être. Mais si. Un petit maigriot en pardessus beige, une épaule plus haute que l’autre, avec une gueule en tranche de lune. La mode avant la guerre, dans le métier, c’était de se maquer avec des tordus, des avortons, moitié idiots. Vous vous rappelez comme on chantait : C’est un vrai gringalet pas plus haut qu’un basset. Avec ces mentalités-là, c’était forcé qu’on perde la guerre. Parce que le moral, faut pas se tromper, mais ça y fait. En tout cas, maintenant, mon miteux, je l’ai pour moi. Celui-là, vous pouvez dormir, on l’enverra pas en Allemagne.
— Moi, dit une vieille dame, voilà plus de quinze jours que je n’ai pas eu de mou pour mon chat. Il s’appelle Kiki.
— Moi, dit un homme, cent dieux de nom de Dieu de bon Dieu. Qu’on nous donne du vin, j’en peux plus. J’en peux plus ! J’en peux plus ! Avec leur répartition, ils se foutent de moi. Je buvais mes six litres par jour, mes quatre apéros, et mon verre de fine après le camembert. J’étais solide comme le Pont-Neuf, jamais un jour de maladie et toujours là pour le travail. Maintenant, voyez-moi, j’ai cinquante-quatre ans et plus bon à rien, forcément. J’ai lâché mon métier de plombier, je tremble de partout, regardez mes mains, je sucre les fraises, les jambes qui grelottent, elles pèsent comme du plomb et à chaque instant la tête qui s’en va. Comment expliquez-vous ça ? Je vous dis, solide comme le Pont-Neuf. Comme le Pont-Neuf, oui, je me portais. Le Pont-Neuf, bon Dieu. Mais pas de vin. Qu’est-ce que vous voulez faire sans vin ? En supprimant le vin, vous détruisez l’homme. Je sens que j’ai le feu dans l’intérieur. J’en peux plus, je vous dis. J’en peux plus ! Un litre de vin pour une semaine. Assassins. Ma femme, elle touche son litre aussi, mais vous pensez bien, elle boit tout, elle me laisse rien. Avant-hier matin, on avait touché la répartition. Le soir, ma femme s’en était gardé un verre au fond de sa bouteille. Moi, j’en pouvais plus, j’ai voulu lui prendre. Par le fait, c’était malgré moi. Tous les deux on était comme fous, elle m’a envoyé un plat sur la tête. Le Pont-Neuf. Ah ! s’ils se doutaient, leur répartition, le mal qu’ils peuvent faire. Mon gamin qui va sur treize ans, il ne touche rien, lui. Pourtant, il en a besoin aussi. Un gamin qu’on avait soigné, jamais le vin lui avait manqué. À l’âge de trois ans, il avalait déjà son verre de rouge à tous les repas. On l’habituait petit à petit. S’agissait pas non plus d’aller lui faire mal. Assez, c’est bien, mais trop, c’est trop. Le Pont-Neuf. À neuf ans il buvait son litre par jour et bien souvent son litre et demi. Comment voulez-vous qu’un enfant profite quand il n’a plus de quoi. Surtout que lui, ce n’est pas mon tempérament. Il a toujours été chétif, les nerfs pas d’aplomb, des saloperies qui suppuraient. Seulement, ce qu’il avait qui le soutenait, c’était son petit litre à boire tous les jours. Maintenant, obligé de boire de l’eau. Si c’est pas révoltant. Le Pont-Neuf. Lui, encore, il est jeune, il aura le temps de se rattraper. Mais moi, un homme de cinquante et plus, me foutre un litre par semaine. Un litre. Non, un litre. Et l’attendre pendant des jours. J’en peux plus !
— Moi, dit un Juif, je suis juif.
— Moi, dit une jeune fille, j’ai eu seize ans l’année de la guerre. Je me rappelle Paris quand j’avais seize ans. Que de monde il y avait dans les rues, et du bruit, et des magasins, des voitures sans fin avec des klaxons qui chantaient en jazz et tous les hommes avaient vingt ans. Avec mes amies, en sortant de l’école, il fallait chercher son chemin dans la foule et pour s’entendre, parler haut, rire et crier. Aux carrefours, les agents nous attendaient, tous si jeunes. Ils nous donnaient le bras comme au bal, les voitures faisaient la haie pour nous voir passer et en nous quittant si je m’en souviens bien, les agents nous offraient des roses, des jasmins et des myosotis. Pour rentrer chez moi, rue Francœur, le joli chemin. Place Clichy, on allait lentement, à cause de la presse et aussi parce qu’il fallait bien répondre à tous les sourires. Les garçons étaient toujours au moins mille et ils avaient tous des souliers de couleur, des pochettes en soie et des figures d’anges. Comme ils nous regardaient, tantôt bleus, leurs yeux, tantôt noirs, et les cils dorés. On n’entendait pas tout ce qu’ils disaient, mais seulement des mots : amour, cœur, demain, ou bien des prénoms et c’étaient toujours les nôtres. Ils passaient pour nous, ils savaient qu’un jour il arriverait des choses à n’en plus finir. Ils se massaient aux terrasses des cafés pour nous suivre des yeux longtemps, nous jeter des fleurs, des oiseaux et des mots qui nous faisaient bondir le cœur. Sur le pont Caulaincourt j’étais déjà un peu ivre, les garçons chantaient dans ma tête. Je me rappelle un mois de juin, sur le pont, c’était grand soleil, les morts du cimetière sentaient les fleurs des prés comme jamais depuis, les garçons marchaient dans des complets de lumière et la vie était si fraîche que j’ai poussé un cri d’élan et que mes pieds ont quitté la terre. C’est Janette Couturier, une amie, qui m’a retenue par les jambes. Je lui en ai voulu longtemps. Le plus beau moment du retour, c’était la montée de la rue Caulaincourt. Dans ce temps-là, elle tournait en spirale tout autour de la Butte. Les autos, rangées le long des trottoirs, faisaient un double trait bleu qui se tordait comme une fumée, et le ciel avait des reflets roses. Si je me trompe, dite-le-moi, mais je me rappelle que les arbres gardaient leurs feuilles en toute saison. La rue Caulaincourt était moins passante que le pont, mais les garçons étaient aux fenêtres, aux portières des voitures et surtout dans les arbres. Ils faisaient pleuvoir sur nous des soupirs, des billets doux et des chansons si tendres que les larmes en venaient aux yeux. En rentrant chez moi, je trouvais toujours cinq ou six cousins, venus soi-disant voir mon frère. On jouait à rire et même à s’embrasser un peu. Maintenant, je peux bien le dire. La nuit, je rêvais que j’avais mon baccalauréat et que pour me récompenser, la directrice me donnait à choisir un amant pour la vie entre les cent plus beaux garçons de la Butte. Aujourd’hui, mes seize ans sont loin. Mon frère a été tué à la guerre, mes cousins sont prisonniers, mes amis ont pris le train à la gare du Nord. Les jeunes gens qui restent, on en rencontre quelquefois, ils ne pensent pas à nous. Ils ne nous voient pas. Les rues sont vides, les agents sont vieux. La rue Caulaincourt ne tourne presque plus. En hiver, les arbres sont nus. Vous croyez que la guerre va durer longtemps ?
La quatorzième personne ne dit rien, car elle venait de mourir tout d’un coup, entre ses nouveaux amis. C’était une jeune femme, mari prisonnier, trois enfants, la misère, l’angoisse, la fatigue. Ses nouveaux amis se rendirent à la mairie pour y accomplir les formalités. L’un d’eux s’entendit répondre par un employé qu’il n’y avait plus de cercueils pour enterrer les gens du dix-huitième arrondissement. Il protesta qu’il s’agissait d’une femme de prisonnier. « Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? je ne peux pas me changer en cercueil », fit observer le préposé. On chercha dans le quartier, Borniol n’avait plus rien en rayon. Un confiseur offrit de procurer un cercueil en sapin pour une somme de quinze mille francs, mais les orphelins n’avaient pas le sou et les amis n’étaient pas riches. Un menuisier honnête homme proposa de fabriquer une bonne imitation en contre-plaqué. Entre-temps, la mairie avait reçu des cercueils et la jeune femme put être enterrée décemment.
Ses compagnons suivirent son convoi et, en sortant du cimetière, s’attablèrent dans un café où on leur servit à chacun, contre un ticket de cent grammes de pain, un sandwich aux topinambours. Ils n’avaient pas fini de manger que l’un des convives fit observer qu’ils étaient treize à table et qu’il fallait s’attendre encore à des malheurs.