LA CARTE
Extraits du journal de Jules Flegmon.
10 février. – Un bruit absurde court dans le quartier à propos de nouvelles restrictions. Afin de parer à la disette et d’assurer un meilleur rendement de l’élément laborieux de la population, il serait procédé à la mise à mort des consommateurs improductifs : vieillards, retraités, rentiers, chômeurs, et autres bouches inutiles. Au fond, je trouve que cette mesure serait assez juste. Rencontré tout à l’heure, devant chez moi, mon voisin Roquenton, ce fougueux septuagénaire qui épousa, l’an passé, une jeune femme de vingt-quatre ans. L’indignation l’étouffait : « Qu’importe l’âge, s’écriait-il, puisque je fais le bonheur de ma poupée jolie ! » En des termes élevés, je lui ai conseillé d’accepter avec une joie orgueilleuse le sacrifice de sa personne au bien de la communauté.
12 février. – Il n’y a pas de fumée sans feu. Déjeuné aujourd’hui avec mon vieil ami Maleffroi, conseiller à la préfecture de la Seine. Je l’ai cuisiné adroitement, après lui avoir délié la langue avec une bouteille d’arbois. Naturellement, il n’est pas question de mettre à mort les inutiles. On rognera simplement sur leur temps de vie. Maleffroi m’a expliqué qu’ils auraient droit à tant de jours d’existence par mois, selon leur degré d’inutilité. Il paraît que les cartes de temps sont déjà imprimées. J’ai trouvé cette idée aussi heureuse que poétique. Je crois me souvenir d’avoir dit là-dessus des choses vraiment charmantes. Sans doute un peu ému par le vin, Maleffroi me regardait avec de bons yeux, tout embués par l’amitié.
13 février. – C’est une infamie ! un déni de justice ! un monstrueux assassinat ! Le décret vient de paraître dans les journaux et voilà-t-il pas que parmi « les consommateurs dont l’entretien n’est compensé par aucune contrepartie réelle », figurent les artistes et les écrivains ! À la rigueur, j’aurais compris que la mesure s’appliquât aux peintres, aux sculpteurs, aux musiciens. Mais aux écrivains ! Il y a là une inconséquence, une aberration, qui resteront la honte suprême de notre époque. Car, enfin, l’utilité des écrivains n’est pas à démontrer, surtout la mienne, je peux le dire en toute modestie. Or, je n’aurai droit qu’à quinze jours d’existence par mois.
16 février. – Le décret entrant en vigueur le 1er mars et les inscriptions devant être prises dès le 18, les gens voués par leur situation sociale à une existence partielle s’affairent à la recherche d’un emploi qui leur permette d’être classés dans la catégorie des vivants à part entière. Mais l’administration, avec une prévoyance diabolique, a interdit tout mouvement de personnel avant le 25 février.
L’idée m’est venue de téléphoner à mon ami Maleffroi pour qu’il m’obtienne un emploi de portier ou de gardien de musée dans les quarante-huit heures. J’arrive trop tard. Il vient d’accorder la dernière place de garçon de bureau dont il disposait.
— Mais aussi, pourquoi diable avoir attendu jusqu’à aujourd’hui pour me demander une place ?
— Mais comment pouvais-je supposer que la mesure m’atteindrait ? Quand nous avons déjeuné ensemble, vous ne m’avez pas dit…
— Permettez. J’ai spécifié, on ne peut plus clairement, que la mesure concernait tous les inutiles.
17 février. – Sans doute ma concierge me considère-t-elle déjà comme un demi-vivant, un fantôme, une ombre émergeant à peine des enfers, car ce matin, elle a négligé de m’apporter mon courrier. En descendant, je l’ai secouée d’importance. « C’est, lui ai-je dit, pour mieux gaver les paresseux de votre espèce qu’une élite fait le sacrifice de sa vie. » Et, au fond, c’est très vrai. Plus j’y pense, plus ce décret me paraît injuste et inique.
Rencontré tout à l’heure Roquenton et sa jeune femme. Le pauvre vieux m’a fait pitié. En tout et pour tout, il aura droit à six jours de vie par mois, mais le pis est que Mme Roquenton, en raison de sa jeunesse, ait droit à quinze jours. Ce décalage jette le vieil époux dans une anxiété folle. La petite paraît accepter son sort avec plus de philosophie.
Au cours de cette journée, j’ai rencontré plusieurs personnes que le décret n’atteint pas. Leur incompréhension et leur ingratitude à l’égard des sacrifiés me dégoûtent profondément. Non seulement cette mesure inique leur apparaît comme la chose la plus naturelle du monde, mais il semble bien qu’ils s’en réjouissent. On ne flétrira jamais assez cruellement l’égoïsme des humains.
18 février. – Fait trois heures de queue à la mairie du dix-huitième arrondissement pour retirer ma carte de temps. Nous étions là, distribués en une double file, environ deux milliers de malheureux dévoués à l’appétit des masses laborieuses. Et ce n’était qu’une première fournée. La proportion des vieillards m’a paru être de la moitié. Il y avait de jolies jeunes femmes aux visages tout alanguis de tristesse et qui semblaient soupirer : Je ne veux pas mourir encore. Les professionnelles de l’amour étaient nombreuses. Le décret les a durement touchées en réduisant leur temps de vie à sept jours par mois. Devant moi, l’une d’elles se plaignait d’être condamnée pour toujours à sa condition de fille publique. En sept jours, affirmait-elle, les hommes n’ont pas le temps de s’attacher. Cela ne me paraît pas si sûr. Dans les files d’attente, j’ai reconnu, non sans émotion, et, je dois l’avouer, avec un secret contentement, des camarades de Montmartre, écrivains et artistes : Céline, Gen Paul, Daragnès, Fauchois, Soupault, Tintin, d’Esparbès et d’autres. Céline était dans un jour sombre. Il disait que c’était encore une manœuvre des Juifs, mais je crois que sur ce point précis, sa mauvaise humeur l’égarait. En effet, aux termes du décret, il est alloué aux Juifs, sans distinction d’âge, de sexe, ni d’activité, une demi-journée d’existence par mois. Dans l’ensemble, la foule était irritée et houleuse. Les nombreux agents commis au service d’ordre nous traitaient avec beaucoup de mépris, nous considérant évidemment comme un rebut d’humanité. À plusieurs reprises, comme nous nous lassions de cette longue attente, ils ont apaisé notre impatience à coups de pied au cul. J’ai dévoré l’humiliation avec une muette dignité, mais j’ai regardé fixement un brigadier de police en rugissant mentalement un cri de révolte. Maintenant, c’est nous qui sommes les damnés de la terre.
J’ai pu enfin retirer ma carte de temps. Les tickets attenants, dont chacun vaut vingt-quatre heures d’existence, sont d’un bleu très tendre, couleur de pervenche, et si doux que les larmes m’en sont venues aux yeux.
24 février. – Il y a une huitaine de jours, j’avais écrit à l’administration compétente pour que mon cas personnel fût pris en considération. J’ai obtenu un supplément de vingt-quatre heures d’existence par mois. C’est toujours ça.
5 mars. – Depuis une dizaine de jours, je mène une existence fiévreuse qui m’a fait délaisser mon Journal. Pour ne rien laisser perdre d’une vie aussi brève, j’ai quasiment perdu le sommeil de mes nuits. En ces quatre derniers jours, j’aurai noirci plus de papier qu’en trois semaines de vie normale et, toutefois, mon style garde le même éclat, ma pensée la même profondeur. Je me dépense au plaisir avec la même frénésie. Je voudrais que toutes les jolies femmes fussent à moi, mais c’est impossible. Toujours avec le désir de profiter de l’heure qui passe, et peut-être aussi dans un esprit de vengeance, je fais chaque jour deux très copieux repas au marché noir. Mangé à midi trois douzaines d’huîtres, deux œufs pochés, un quartier d’oie, une tranche de filet de bœuf, légume, salade, fromages divers, un entremets au chocolat, un pamplemousse et trois mandarines. En buvant mon café, et quoique l’idée de mon triste sort ne m’eût point abandonné, j’éprouvais un certain sentiment de bonheur.
Deviendrais-je un parfait stoïcien ? En sortant du restaurant, je suis tombé sur le couple Roquenton. Le bonhomme vivait aujourd’hui sa dernière journée du mois de mars. Ce soir, à minuit, son sixième ticket usé, il sombrera dans le non-être et y demeurera vingt-cinq jours.
7 mars. – Rendu visite à la jeune Mme Roquenton, provisoirement veuve depuis la minuit. Elle m’a accueilli avec une grâce que la mélancolie rendait plus charmante. Nous avons parlé de choses et d’autres, et aussi de son mari. Elle m’a conté comment il s’était évanoui dans le néant. Ils étaient tous les deux couchés. À minuit moins une, Roquenton tenait la main de sa femme et lui adressait ses dernières recommandations. À minuit sonnant, elle a senti tout d’un coup la main de son compagnon fondre dans la sienne. Il ne restait plus à côté d’elle qu’un pyjama vide et un râtelier sur le traversin. Cette évocation nous a bien vivement émus. Comme Lucette Roquenton versait quelques larmes, je lui ai ouvert mes bras.
12 mars. – Hier soir, à six heures, suis allé prendre un verre de sirop chez Perruque, l’académicien. Comme on sait, l’administration, pour ne pas faire mentir leur réputation d’immortalité, accorde à ces débris le privilège de figurer parmi les vivants à part entière. Perruque a été ignoble de suffisance, d’hypocrisie et de méchanceté. Nous étions chez lui une quinzaine, tous des sacrifiés, qui vivions nos derniers tickets du mois. Perruque seul était à part entière. Il nous traitait avec bonté, comme des êtres diminués, impuissants. Il nous plaignait avec une mauvaise flamme dans l’œil, nous promettant de défendre nos intérêts en notre absence. Il jouissait d’être, sur un certain plan, quelque chose de plus que nous. Me suis retenu à quatre pour ne pas le traiter de vieux melon et de canasson refroidi. Ah ! si je n’avais pas l’espoir de lui succéder un jour !
13 mars. – Déjeuné à midi chez les Dumont. Comme toujours, ils se sont querellés et même injuriés. Avec un accent de sincérité qui ne trompe pas, Dumont s’est écrié : « Si au moins je pouvais utiliser mes tickets de vie dans la deuxième quinzaine du mois, de façon à ne jamais vivre en même temps que toi ! » Mme Dumont a pleuré.
16 mars. – Lucette Roquenton est entrée cette nuit dans le néant. Comme elle avait une grande peur, je l’ai assistée dans ses derniers moments. Elle était déjà couchée lorsque, à neuf heures et demie, je suis monté chez elle. Pour lui éviter les affres de la dernière minute, je me suis arrangé pour retarder d’un quart d’heure la pendulette qui se trouvait sur la table de chevet. Cinq minutes avant le plongeon, elle a eu un accès de larmes. Puis, croyant avoir encore vingt minutes de marge, elle a pris le temps de se remettre à son avantage dans un souci de coquetterie qui m’a paru assez touchant. Au moment du passage, j’ai pris garde à ne pas la quitter des yeux. Elle était en train de rire à une réflexion que je venais de faire, et, soudain, son rire a été interrompu, en même temps qu’elle s’évanouissait à mon regard, comme si un illusionniste l’eût escamotée. J’ai tâté la place encore chaude où reposait son corps, et j’ai senti descendre en moi ce silence qu’impose la présence de la mort. J’étais assez péniblement impressionné. Ce matin même, à l’instant où j’écris ces lignes, je suis angoissé. Depuis mon réveil je compte les heures qui me restent à vivre. Ce soir, à minuit, ce sera mon tour.
Ce même jour, à minuit moins le quart, je reprends mon journal. Je viens de me coucher et je veux que cette mort provisoire me prenne la plume à la main, dans l’exercice de ma profession. Je trouve cette attitude assez crâne. J’aime cette forme de courage, élégante et discrète. Au fait, la mort qui m’attend est-elle bien réellement provisoire, et ne s’agit-il pas d’une mort pure et simple ? Cette promesse de résurrection ne me dit rien qui vaille. Je suis maintenant tenté d’y voir une façon habile de nous colorer la sinistre vérité. Si, dans quinze jours, aucun des sacrifiés ne ressuscite, qui donc réclamera pour eux ? Pas leurs héritiers, bien sûr ! et, quand ils réclameraient, la belle consolation ! Je pense tout à coup que les sacrifiés doivent ressusciter en bloc, le premier jour du mois prochain, c’est-à-dire le 1er avril. Ce pourrait être l’occasion d’un joli poisson. Je me sens pris d’une horrible panique et je…
1er avril. – Me voilà bien vivant. Ce n’était pas un poisson d’avril. Je n’ai d’ailleurs pas eu la sensation du temps écoulé. En me retrouvant dans mon lit, j’étais encore sous le coup de cette panique qui précéda ma mort. Mon journal était resté sur le lit, et j’ai voulu achever la phrase où ma pensée restait accrochée, mais il n’y avait plus d’encre dans mon stylo. En découvrant que ma pendule était arrêtée à quatre heures dix, j’ai commencé à soupçonner la vérité. Ma montre était également arrêtée. J’ai eu l’idée de téléphoner à Maleffroi pour lui demander la date. Il ne dissimula pas sa mauvaise humeur d’être ainsi tiré du lit au milieu de la nuit et ma joie d’être ressuscité le toucha médiocrement. Mais j’avais besoin de m’épancher.
— Vous voyez, dis-je, la distinction entre temps spatial et temps vécu n’est pas une fantaisie de philosophe. J’en suis la preuve. En réalité, le temps absolu n’existe pas…
— C’est bien possible, mais il est tout de même minuit et demi, et je crois…
— Remarquez que c’est très consolant. Ces quinze jours pendant lesquels je n’ai pas vécu, ce n’est pas du temps perdu pour moi. Je compte bien les récupérer plus tard.
— Bonne chance et bonne nuit, a coupé Maleffroi.
Ce matin, vers neuf heures, je suis sorti et j’ai éprouvé la sensation d’un brusque changement. La saison me semblait avoir fait un bond appréciable. En vérité, les arbres s’étaient déjà transformés, l’air était plus léger, les rues avaient un autre aspect. Les femmes étaient aussi plus printanières. L’idée que le monde a pu vivre sans moi m’a causé et me cause encore quelque dépit. Vu plusieurs personnes ressuscitées cette nuit. Échange d’impressions. La mère Bordier m’a tenu la jambe pendant vingt minutes à me raconter qu’elle avait vécu, détachée de son corps, quinze jours de joies sublimes et paradisiaques. La rencontre la plus drôle que j’aie faite est assurément celle de Bouchardon, qui sortait de chez lui. La mort provisoire l’avait saisi pendant son sommeil, dans la nuit du 15 mars. Ce matin, il s’est réveillé bien persuadé qu’il avait échappé à son destin. Il en profitait pour se rendre à un mariage qu’il croyait être pour aujourd’hui et qui, en réalité, a dû être célébré il y a quinze jours. Je ne l’ai pas détrompé.
2 avril. – Je suis allé prendre le thé chez les Roquenton. Le bonhomme est pleinement heureux. N’ayant pas eu la sensation du temps de son absence, les événements qui l’ont rempli n’ont aucune réalité dans son esprit. L’idée que, pendant les neuf jours où elle a vécu sans lui, sa femme aurait pu le tromper, lui paraît évidemment de la métaphysique. Je suis bien content pour lui. Lucette n’a pas cessé de me regarder avec des yeux noyés et languides. J’ai horreur de ces messages passionnés émis à l’insu d’un tiers.
3 avril. – Je ne décolère pas depuis ce matin. Perruque, pendant que j’étais mort, a manœuvré pour que l’inauguration du musée Mérimée ait lieu le 18 avril. À l’occasion de cette fête, et le vieux fourbe ne l’ignore pas, je devais prononcer un discours très important qui m’eût entrouvert les portes de l’Académie. Mais le 18 avril, je serai dans les limbes.
7 avril. – Roquenton est mort encore un coup. Cette fois, il a accepté son sort avec bonne humeur. Il m’avait prié à dîner chez lui et, à minuit, nous étions au salon, en train de boire le champagne. Au moment où il a fait le plongeon, Roquenton était debout, et nous avons vu soudain ses vêtements tomber en tas sur le tapis. En vérité c’était assez comique. Néanmoins, l’accès de gaîté auquel s’est laissée aller Lucette m’a paru inopportun.
12 avril. – Reçu ce matin une visite bouleversante, celle d’un homme d’une quarantaine d’années, pauvre, timide, et en assez mauvaise condition physique. C’était un ouvrier malade, marié et père de trois enfants, qui voulait me vendre une partie de ses tickets de vie afin de pouvoir nourrir sa famille. Sa femme malade, lui-même trop affaibli par les privations pour assurer un travail de force, son allocation lui permettait tout juste d’entretenir les siens dans un état plus proche de la mort que de la vie. La proposition qu’il me fit de me vendre ses tickets de vie m’emplit de confusion. Je me faisais l’effet d’un ogre de légende, un de ces monstres de la Fable antique, qui percevaient un tribut de chair humaine. Je bafouillai une protestation et, refusant les tickets du visiteur, lui offris une certaine somme d’argent sans contrepartie. Conscient de la grandeur de son sacrifice, il en tirait un légitime orgueil et ne voulait rien accepter qu’il n’eût payé d’un ou plusieurs jours de son existence. N’ayant pu réussir à le convaincre, j’ai fini par lui prendre un ticket. Après son départ, je l’ai fourré dans mon tiroir, bien décidé à ne pas l’utiliser. Ainsi prélevée sur l’existence d’un semblable, cette journée supplémentaire me serait odieuse.
14 avril. – Rencontré Maleffroi dans le métro. Il m’a expliqué que le décret de réduction commençait à porter ses fruits. Les gens riches se trouvant très atteints, le marché noir a perdu d’importants débouchés et ses prix ont déjà baissé très sensiblement. En haut lieu, on espère en avoir bientôt fini avec cette plaie. En général, paraît-il, les gens sont mieux ravitaillés, et Maleffroi m’a fait observer que les Parisiens avaient meilleure mine. Cette constatation m’a procuré une joie mélangée.
— Ce qui n’est pas moins appréciable, poursuivit Maleffroi, c’est l’atmosphère de quiétude et d’allégement dans laquelle nous vivons en l’absence de ces nouveaux rationnés. On se rend compte alors à quel point les riches, les chômeurs, les intellectuels et les catins peuvent être dangereux dans une société où ils n’introduisent que le trouble, l’agitation vaine, le dérèglement et la nostalgie de l’impossible.
15 avril. – Refusé une invitation pour ce soir chez les Carteret qui me priaient de vouloir bien assister à leur « agonie ». C’est une mode qu’ont adoptée les gens swing de réunir des amis à l’occasion de leur mort provisoire. Parfois, m’a-t-on dit, ces réunions donnent lieu à des mêlées orgiaques. C’est dégoûtant.
16 avril. – Je meurs ce soir. Aucune appréhension.
1er mai. – Cette nuit, en revenant à la vie, j’ai eu une surprise. La mort relative (c’est l’expression à la mode) m’avait saisi debout et mes vêtements s’étant affaissés sur le tapis, je me suis retrouvé tout nu. Même aventure est arrivée chez le peintre Rondot qui avait réuni une dizaine d’invités des deux sexes, tous candidats à la mort relative. Ç’a dû être assez drôle. Le mois de mai s’annonce si beau qu’il m’en coûte de renoncer aux quinze derniers jours.
5 mai. – Au cours de ma dernière tranche d’existence, j’avais eu le sentiment d’une opposition naissante entre les vivants à part entière et les autres. Il semble qu’elle s’accuse de plus en plus et on ne saurait, en tout cas, douter qu’elle existe. C’est d’abord une jalousie réciproque. Cette jalousie s’explique aisément chez les gens pourvus d’une carte de temps. On ne s’étonnera même pas qu’elle se double d’une solide rancune à l’égard des privilégiés. Pour ceux-ci, j’ai à chaque instant l’occasion de m’en rendre compte, ils nous envient secrètement d’être les héros du mystère et de l’inconnu, d’autant que cette barrière du néant qui nous sépare leur est plus sensible qu’à nous-mêmes qui n’en avons pas la perception. La mort relative leur apparaît comme des vacances et ils ont l’impression d’être rivés à leur chaîne. D’une façon générale, ils ont tendance à se laisser aller à une sorte de pessimisme et de hargne désagréables. Au contraire, le sentiment toujours présent de la fuite du temps, la nécessité d’adopter un rythme de vie plus rapide incline les gens de ma catégorie à la bonne humeur. Je pensais à tout cela à midi en déjeunant avec Maleffroi. Tantôt désabusé et ironique, tantôt agressif, il semblait prendre à cœur de me décourager de mon sort et faisait valoir sa chance avec le désir évident de se convaincre lui-même. Il me parlait comme on pourrait le faire à un ami appartenant à une nation ennemie.
8 mai. – Ce matin, un individu est venu me proposer des tickets de vie à deux cents francs pièce. Il en avait une cinquantaine à placer. Je l’ai vidé sans y mettre de formes et il ne doit qu’à sa forte carrure de n’avoir pas eu mon pied dans les fesses.
10 mai. – Il y aura quatre jours ce soir que Roquenton, pour la troisième fois, est entré dans la mort relative. Pas revu Lucette depuis, mais je viens d’apprendre qu’elle est entichée d’un vague petit jeune homme blond. Je vois d’ici l’animal, un jeune veau appartenant à l’espèce swing. Au demeurant, je m’en bats l’œil. Cette petite bonne femme n’a aucun goût, je n’ai pas attendu aujourd’hui pour m’en apercevoir.
12 mai. – Le marché noir des tickets de vie est en train de s’organiser sur une vaste échelle. Des démarcheurs visitent les pauvres et les persuadent de vendre quelques jours de vie afin d’assurer à leurs familles des moyens de subsistance complémentaires. Les vieillards réduits à la retraite du travailleur, les femmes de prisonniers sans emploi sont également des proies faciles. Le cours du ticket s’établit actuellement entre deux cents et deux cent cinquante francs. Je ne pense pas qu’il monte beaucoup plus haut, car la clientèle des gens riches ou simplement aisés est malgré tout assez restreinte, si l’on a égard au nombre des pauvres. En outre, beaucoup de gens se refusent à admettre que la vie humaine soit ainsi traitée comme vile marchandise. Pour ma part, je ne transigerai pas avec ma conscience.
14 mai. – Mme Dumont a égaré sa carte de temps. C’est fort gênant ; car pour en obtenir une autre, il faut compter un délai d’au moins deux mois. Elle accuse son mari de la lui avoir cachée pour se débarrasser d’elle. Je ne crois pas qu’il ait l’âme aussi noire. Le printemps n’a jamais été aussi beau que cette année. J’ai regret de mourir après-demain.
16 mai. – Dîné hier chez la baronne Klim. Parmi les invités, Mgr Delabonne était le seul vivant à part entière. Quelqu’un ayant parlé du marché noir des tickets de vie, je me suis élevé contre une pratique que je jugeais honteuse. J’étais on ne peut plus sincère. Peut-être aussi souhaitais-je faire une bonne impression sur l’évêque qui dispose de plusieurs voix à l’Académie. J’ai senti tout de suite un froid dans l’assistance. Monseigneur m’a souri avec bonté comme il eût fait aux confidences d’un jeune prêtre consumé d’ardeurs apostoliques. On parla d’autre chose. Après le dîner, au salon, la baronne m’entreprit, d’abord à mi-voix, sur le marché noir des tickets de vie. Elle me remontra que mon immense et incontesté talent d’écrivain, la profondeur de mes vues, le grand rôle que j’étais appelé à jouer me faisaient un devoir, une obligation morale de mettre des rallonges à une existence consacrée à l’enrichissement de la pensée et à la grandeur du pays. Me voyant ébranlé, elle porta le débat devant les invités. Ceux-ci furent à peu près unanimes à blâmer mes scrupules qui me dérobaient, sous une brume de fausse sentimentalité, les vrais chemins de la justice. Monseigneur, sollicité de donner un avis, refusa de trancher le cas, mais s’exprima en une parabole pleine de sens : un cultivateur laborieux manque de terre alors que ses voisins laissent les leurs en friche. À ces voisins négligents, il achète une partie de leurs champs, les laboure, les ensemence et récolte de grasses moissons qui profitent à tout le monde.
Je me suis laissé persuader par cette brillante assemblée et ce matin il me restait assez de conviction pour faire l’achat de cinq tickets de vie. Pour mériter ce supplément d’existence, je me retirerai à la campagne où je travaillerai d’arrache-pied à mon livre.
20 mai. – Suis en Normandie depuis quatre jours. Sauf quelques promenades à pied, mon temps est entièrement consacré au travail, les cultivateurs ne connaissent guère la carte de temps. Les vieillards eux-mêmes ont droit à vingt-cinq jours par mois. Comme il me faudrait un jour supplémentaire pour terminer un chapitre, j’ai demandé à un vieux paysan de me céder un ticket. Sur question, je lui ai répondu qu’à Paris le ticket s’achète deux cents francs. « Vous voulez rire ! s’est-il écrié. Au prix où on nous achète le cochon sur pied, venir me proposer deux cents francs ! » Je n’ai donc pas fait affaire. Je prends le train demain après-midi pour être à Paris dans la soirée et mourir chez moi.
3 juin. – Quelle aventure ! Le train ayant eu un retard considérable, la mort provisoire m’a surpris quelques minutes avant d’arriver à Paris. Je suis revenu à la vie dans le même compartiment, mais le wagon se trouvait à Nantes, sur une voie de garage. Et, naturellement, j’étais tout nu. Que d’ennuis et de vexations il m’a fallu subir : j’en suis encore malade. Par bonheur, je voyageais avec une personne de connaissance qui avait fait parvenir mes effets à domicile.
4 juin. – Rencontré Mélina Badin, l’actrice de l’Argos, qui m’a raconté une histoire absurde. Certains de ses admirateurs ayant tenu à lui céder une parcelle d’existence, elle s’est trouvée, le 15 mai dernier, à la tête de vingt et un tickets. Or, elle prétend les avoir tous utilisés, si bien qu’elle aurait vécu trente-six jours dans le mois. J’ai cru devoir plaisanter :
— Ce mois de mai, qui consent à s’allonger de cinq jours à votre seul usage, est vraiment un mois galant, lui ai-je dit.
Mélina paraissait sincèrement navrée de mon scepticisme. J’incline à croire qu’elle a l’esprit dérangé.
11 juin. – Drame chez les Roquenton. Je n’ai appris la chose que cet après-midi. Le 15 mai dernier, Lucette accueillait chez elle son jeune pommadin à poil blond et, à minuit, ils sombraient dans le néant. À leur retour à la vie, ils ont repris corps dans le lit où ils s’étaient endormis, mais ils ne s’y trouvaient plus seuls, car Roquenton ressuscitait entre eux deux. Lucette et le blondin ont feint de ne pas se connaître, mais Roquenton trouve que c’est bien invraisemblable.
12 juin. – Les tickets de vie s’achètent à des prix astronomiques et l’on n’en trouve plus à moins de cinq cents francs. Il faut croire que les pauvres gens sont devenus plus avares de leur existence et les riches plus avides. J’en ai acheté dix au début du mois, à deux cents francs pièce et le lendemain de cet achat, je recevais d’Orléans une lettre de mon oncle Antoine qui m’en envoyait neuf. Le pauvre homme souffre si fort de ses rhumatismes qu’il a résolu d’attendre dans le néant une amélioration de son état. Me voici donc à la tête de dix-neuf tickets. Le mois ayant trente jours, j’en ai cinq de trop. Je trouverai sans peine à les vendre.
15 juin. – Hier soir, Maleffroi est monté chez moi. Il était d’excellente humeur. Le fait que certaines personnes déboursent de grosses sommes pour vivre, comme lui, un mois plein, lui a rendu l’optimisme. Il ne fallait rien de moins pour le convaincre que le sort des vivants à part entière est enviable.
20 juin. – Je travaille avec acharnement. S’il fallait en croire certaines rumeurs, Mélina Badin ne serait pas si folle qu’il semble. En effet, nombre de personnes se flattent d’avoir vécu plus de trente et un jours pendant le dernier mois de mai. Pour ma part, j’en ai entendu plusieurs. Il ne manque naturellement pas de gens assez simples pour croire à ces fables.
22 juin. – Usant de représailles à l’égard de Lucette, Roquenton a acheté au marché noir pour une dizaine de mille francs de tickets qu’il réserve à son usage exclusif. Sa femme est dans le néant depuis dix jours déjà. Je crois qu’il regrette d’avoir été aussi sévère. La solitude paraît lui peser cruellement. Je le trouve changé, presque méconnaissable.
27 juin. – La fable selon laquelle le mois de mai aurait eu des rallonges pour quelques privilégiés, s’accrédite solidement. Laverdon, qui est pourtant un homme digne de foi, m’a affirmé qu’il avait vécu trente-cinq jours en ce seul mois de mai. Je crains que tous ces rationnements de temps n’aient dérangé beaucoup de cervelles.
28 juin. – Roquenton est mort hier matin, vraisemblablement de chagrin. Il ne s’agit pas de mort relative, mais de mort tout court. On l’enterre demain. Le 1er juillet, en revenant à la vie, Lucette va se trouver veuve.
32 juin. – Il faut bien convenir que le temps a des perspectives encore inconnues. Quel casse-tête ! Hier matin, j’entre dans une boutique acheter un journal. Il portait la date du 31 juin.
— Tiens, dis-je, le mois a trente et un jours ?
La marchande, que je connais depuis des années, me regarde d’un air incompréhensif. Je jette un coup d’œil sur les titres du journal et je lis :
« M. Churchill se rendrait à New York entre le 39 et le 45 juin. »
Dans la rue, j’attrape un bout de conversation entre deux hommes :
— Il faut que je sois à Orléans le 37, dit l’un d’eux. Un peu plus loin, je tombe sur Bonrivage qui se promène, l’air hagard. Il me fait part de sa stupéfaction. J’essaie de le réconforter. Il n’y a qu’à prendre les choses comme elles viennent. Vers le milieu de l’après-midi, j’avais fait la remarque suivante : les vivants à part entière n’ont pas la moindre conscience d’une anomalie dans le déroulement du temps. Les gens de ma catégorie, qui se sont introduits en fraude dans ce prolongement du mois de juin, sont seuls à être déroutés. Maleffroi, à qui j’ai fait part de mes étonnements, n’y a rien compris et m’a cru maboule. Mais que m’importe ce bourgeonnement de la durée ! Depuis hier soir, je suis amoureux fou. Je l’ai rencontrée justement chez Maleffroi. Nous nous sommes vus et, au premier regard, nous nous sommes aimés. Adorable Élisa.
34 juin. – Revu Élisa hier et aujourd’hui. J’ai enfin rencontré la femme de ma vie. Nous sommes fiancés. Elle part demain pour un voyage de trois semaines en zone non occupée. Nous avons décidé de nous marier à son retour. Je suis trop heureux pour parler de mon bonheur, même dans ce journal.
35 juin. – Conduit Élisa à la gare. Avant de monter dans son compartiment, elle m’a dit :
— Je ferai l’impossible pour être rentrée avant le 60 juin.
À la réflexion, cette promesse m’inquiète. Car, enfin, j’use aujourd’hui mon dernier ticket de vie. Demain, à quelle date serai-je ?
1er juillet. – Les gens auxquels je parle du 35 juin ne comprennent rien à mes paroles. Nulle trace de ces cinq jours dans leur mémoire. Heureusement, j’ai rencontré quelques personnes qui les ont vécus en fraude et j’ai pu en parler avec elles. Conversation d’ailleurs curieuse. Pour moi, nous étions hier le 35 juin. Pour d’autres, c’était hier le 32 ou le 43. Au restaurant, j’ai vu un homme qui a vécu jusqu’au 66 juin, ce qui représente une bonne provision de tickets.
2 juillet. – Croyant Élisa en voyage, je ne voyais aucune raison de me manifester. Un doute m’est venu et j’ai téléphoné chez elle. Élisa déclare ne pas me connaître, ne m’avoir jamais vu. De mon mieux, je lui explique qu’elle a vécu, sans s’en douter, des jours enivrants. Amusée, mais nullement convaincue, elle consent à me voir jeudi. Je suis mortellement inquiet.
4 juillet. – -Les journaux sont pleins de « l’Affaire des tickets ». Le trafic des cartes de temps sera le gros scandale de la saison. En raison de l’accaparement des tickets de vie par les riches, l’économie réalisée sur les denrées alimentaires est à peu près nulle. En outre, certains cas particuliers soulèvent une grosse émotion. On cite, entre autres, celui du richissime M. Wadé, qui aurait vécu entre le 30 juin et le 1er juillet, mille neuf cent soixante-sept jours, soit la bagatelle de cinq ans et quatre mois. Rencontré tantôt Yves Mironneau, le célèbre philosophe. Il m’a expliqué que chaque individu vit des milliards d’années, mais que notre conscience n’a sur cet infini que des vues brèves et intermittentes, dont la juxtaposition constitue notre courte existence. Il a dit des choses beaucoup plus subtiles, mais je n’y ai pas compris grand-chose. Il est vrai que j’avais l’esprit ailleurs. Je dois voir Élisa demain.
5 juillet. – Vu Élisa, Hélas ! Tout est perdu et je n’ai rien à espérer. Elle n’a d’ailleurs pas douté de la sincérité de mon récit. Peut-être même cette évocation l’a-t-elle touchée, mais sans réveiller en elle aucun sentiment de tendresse ou de sympathie. J’ai cru comprendre qu’elle avait de l’inclination pour Maleffroi. En tout cas, mon éloquence a été inutile. L’étincelle qui a jailli entre nous, le soir du 31 juin, n’était qu’un hasard, celui d’une disposition du moment. Après ça, qu’on vienne me parler d’une affinité des âmes ! Je souffre comme un damné. J’espère tirer de ma souffrance un livre qui se vendra bien.
6 juillet. – Un décret supprime la carte de temps. Ça m’est indifférent.