LE DÉCRET

Au plus fort de la guerre, l’attention des puissances belligérantes fut attirée par le problème de l’heure d’été, lequel, semblait-il, n’avait pas été envisagé dans toute son ampleur. On pressentait déjà que rien de sérieux n’avait été entrepris dans cette voie-là et que le génie humain, ainsi qu’il arrive si souvent, s’était laissé imposer par des habitudes. Ce qui, au premier examen, parut le plus remarquable, ce fut l’extraordinaire facilité avec, laquelle on avançait l’heure d’été d’une ou deux unités. À la réflexion, rien n’empêchait de l’avancer de douze unités ou de vingt-quatre, voire d’un multiple de vingt-quatre. Peu à peu, l’idée se fit jour que les hommes pouvaient disposer du temps. Sur tous les continents et dans tous les pays, les chefs d’État et les ministres se mirent à consulter des traités de philosophie. Dans les conseils de gouvernements, on parlait beaucoup de temps relatif, de temps physiologique, de temps subjectif et même de temps compressible. Il devint évident que la notion de temps, telle que nos ancêtres se l’étaient transmise de millénaire en millénaire, était une assez risible balançoire. Le vieux et inexorable dieu Chronos qui avait jusqu’alors imposé la cadence de sa faux, perdit beaucoup de son crédit. Non seulement il devenait exorable au genre humain, mais encore il était tenu de lui obéir, de se mouvoir au rythme qui lui était imposé, de marcher au ralenti ou de prendre le pas gymnastique, pour ne rien dire des vitesses vertigineuses à lui rabattre sa pauvre vieille barbe derrière la nuque. Fini le train de sénateur. En vérité, Chronos était bon à empailler. Les hommes étaient maîtres du temps, et ils allaient le distribuer avec beaucoup plus de fantaisie que n’en avait mis, dans sa trop paisible carrière, le dieu découronné.

Il semble, qu’au début, les gouvernements n’aient tiré qu’un médiocre parti de leur nouvelle conquête. Les essais auxquels il fut secrètement procédé n’aboutirent à rien d’utile (voir la Carte de temps). Cependant, les peuples s’ennuyaient. Quelle que fût leur patrie, les civils devenaient moroses et de mauvais poil. En mordant à leur pain noir ou en buvant des ersatz à la saccharine, ils faisaient des rêves de festins et de tabac. La guerre était longue. On ne savait pas quand elle finirait. Mais finirait-elle un jour ? Dans tous les camps on avait foi en la victoire, mais on craignait qu’elle ne se fît attendre. Les dirigeants nourrissaient les mêmes craintes et commençaient à se ronger les poings. Le poids de leurs responsabilités les faisait blanchir. Bien entendu, il ne pouvait être question de faire la paix. L’honneur s’y opposait et d’autres considérations aussi. Ce qui était enrageant, c’était de savoir qu’on disposait du temps, et de ne pas trouver le moyen de le faire travailler pour soi.

Enfin, par l’entremise du Vatican, un accord international fut conclu qui délivrait les peuples du cauchemar de la guerre sans rien changer à l’issue normale des hostilités. Ce fut très simple. On décida que dans le monde entier, le temps serait avancé de dix-sept ans. Ce chiffre tenait compte des possibilités extrêmes de la durée du conflit. Néanmoins, les milieux officiels n’étaient pas tranquilles et craignaient que l’avance ne fût insuffisante. Grâce à Dieu, lorsque, par la vertu d’un décret, le monde eut vieilli tout à coup de dix-sept années, il se trouva que la guerre était finie. Il se trouva aussi qu’on n’en avait pas encore déchaîné une autre. Il en était simplement question.

On pourrait croire que les peuples poussèrent un long cri de joie et de délivrance. Il n’en fut rien. Car personne n’éprouva la sensation d’avoir fait un saut dans le temps. Les événements qui auraient dû se dérouler durant cette longue période si soudainement escamotée, étaient inscrits dans toutes les mémoires. Chacun se souvenait ou plutôt croyait se souvenir de la vie qu’il lui semblait avoir menée pendant ces dix-sept années-là. Les arbres avaient poussé, des enfants étaient venus au monde, des gens étaient morts, d’autres avaient fait fortune ou s’étaient ruinés, les vins avaient pris de la bouteille, des États s’étaient écroulés, tout comme si la vie du monde avait pris son temps pour s’accomplir. L’illusion était parfaite.

Pour ma part, je me souviens qu’à l’instant où le décret entra en vigueur, j’étais à Paris, chez moi, assis à ma table et travaillant à un livre dont j’avais écrit les cinquante premières pages. J’entendais ma femme, dans une pièce voisine, parler avec mes deux enfants, Marie-Thérèse et Clovis, âgés de cinq et deux ans. La seconde d’après, je me trouvais au Havre, à la gare maritime, retour d’un voyage au Mexique, qui avait duré trois mois. Quoique assez bien conservé, je commençais à grisonner. Mon livre était achevé depuis bien longtemps et la suite n’était pas moins géniale que le début, à croire que c’était vraiment moi qui l’avais écrite. Et j’avais écrit (il me semblait) douze autres livres qui, je dois le dire, étaient également tombés dans l’oubli (le public est ingrat). Durant mon voyage au Mexique, j’avais reçu régulièrement des nouvelles de ma femme et de mes quatre enfants, dont les deux derniers, Louis et Juliette, étaient venus au monde depuis le décret. Les souvenirs que je gardais de cette existence illusoire n’étaient ni moins sûrs, ni moins attachants que ceux se rapportant à la période antérieure. Je n’avais nullement l’impression d’avoir été frustré de quoi que ce fût, et si je n’avais eu connaissance du décret, je n’aurais certes pas eu le moindre soupçon de mon aventure. En somme, tout se passait, pour le genre humain, comme s’il eût réellement vécu ces dix-sept années qui avaient pourtant tenu dans une fraction de seconde. Et peut-être les avait-il réellement vécues. On a beaucoup disputé sur ce point. Philosophes, mathématiciens, médecins, théologiens, physiciens, métaphysiciens, théosophes, académiciens, mécaniciens, ont écrit à ce propos un grand nombre de thèses, de para-thèses, d’antithèses et de synthèses. Dans le train qui me conduisait du Havre à Paris, je fis connaissance de trois brochures qui étudiaient la question. Le grand physicien Philibert Costume, dans un condensé de sa Théorie des affleurements du temps, démontrait que les dix-sept années avaient été vécues. Le R. P. Bichon, dans son Traité de submétrique, démontrait qu’elles n’avaient pas été vécues. Enfin, M. Bonomet, professeur d’humour à la Sorbonne, dans ses Considérations sur le rire dans l’État, soutenait que le temps n’avait pas été avancé et que le fameux décret était une farce homérique, imaginée à l’époque par les gouvernements. Pour ma part, cette dernière explication me parut d’un humour un peu forcé et même déplacé sous la plume d’un professeur de la Sorbonne. M. Bonomet, j’en suis persuadé, n’entrera jamais à l’Académie, et ce sera bien fait. Quant à savoir si les dix-sept années avaient été vécues ou non, je ne pus me faire une opinion.

À Paris, je me retrouvai dans un appartement qui m’était familier, mais où je mettais peut-être les pieds pour la première fois. Pendant les fameux dix-sept ans, j’avais en effet déménagé et quitté Montmartre pour venir habiter Auteuil. Ma famille m’attendait chez moi, et je la revis avec joie, mais sans surprise. Réelles ou virtuelles, les années de notre existence comprises dans les parenthèses du temps se liaient aux autres sans nul défaut de continuité, sans même une soudure apparente. Tout était d’un seul tenant. Le spectacle des rues de Paris, encombrées par la circulation automobile, n’avait donc rien qui pût m’étonner. L’éclairage nocturne, les taxis, l’appartement chauffé, la vente libre des marchandises étaient redevenues de vieilles habitudes. Au moment des effusions, ma femme me dit en riant :

— Enfin ! depuis plus de dix-sept ans que nous nous sommes vus !

Et, poussant devant elle Louis et Juliette, respectivement âgés de huit et six ans, elle ajouta :

— Je te présente tes deux derniers que tu n’as pas encore le plaisir de connaître.

Mes deux derniers me reconnaissaient du reste parfaitement, et tandis qu’ils se pendaient à mon cou, j’inclinais à croire que le professeur Bonomet n’était pas loin d’avoir raison en affirmant que l’avance du temps n’avait été qu’une galéjade.

Au début de l’été, nous prîmes la résolution d’aller passer nos vacances sur une plage bretonne. Notre voyage était fixé au 15 juillet. Auparavant, je devais effectuer un court voyage dans le Jura pour me rendre à l’invitation d’un vieil ami, compositeur de musique, qui s’était retiré dans son village natal où il traînait depuis cinq ou six ans une existence de grand malade. Je me souviens, qu’au matin du 2 juillet, veille de mon départ, ayant à faire quelques courses dans le centre de Paris, j’avais emmené Juliette, ma petite fille de six ans. Place de la Concorde, comme nous attendions sur un refuge que s’écoulât le flot des voitures, Juliette me montra du doigt l’hôtel Crillon et l’hôtel de la Marine. Après lui avoir donné les explications qu’elle demandait, je me remémorai avec quelque mélancolie le temps de l’occupation allemande et j’ajoutai, plutôt pour moi-même que pour l’enfant :

— Tu n’étais pas encore née, toi. C’était la guerre. La France était vaincue. Les Allemands occupaient Paris. Leur drapeau flottait sur le ministère de la Marine. Des marins allemands montaient la garde sur le trottoir, là, devant l’entrée. Et sur la place et aux Champs-Élysées, partout, il y avait des uniformes verts. Et les Français qui étaient déjà vieux pensaient qu’ils ne les verraient jamais partir.

Dans la matinée du 3 juillet 1959, je pris le train à la gare de Lyon et j’arrivai à Dôle vers midi. Mon hôte habitait à dix-huit kilomètres de la ville, un village au milieu de la forêt de Chaux. L’autobus qui assurait régulièrement le service partait à midi et demi, mais mal renseigné, je le manquai de quelques minutes. Pour ne pas inquiéter l’ami qui m’attendait, je louai une bicyclette, mais la chaleur était si accablante que je remis mon départ après midi, ce qui me laissa le temps de déjeuner sans me presser. La cuisine était bonne et il avait un bon vin d’Axbois. Je me flattais de couvrir la distance en une heure. Lorsque je me mis en route, le temps était à l’orage, le ciel se couvrait de gros nuage bas et la chaleur étouffante était à peine plus supportable qu’au début de l’après-midi. En outre, j’étais handicapé par un violent mal de tête que j’attribuai à mon trop copieux repas et à l’excellence de l’arbois. Pressé par la menace de l’orage, je pris un chemin de traverse en sorte que je me perdis dans la forêt. Après des retours et des détours, je me trouvais, lorsque éclata l’orage, dans un mauvais chemin forestier, où les charrois avaient creusé des ornières profondes durcies par l’été. Je me réfugiai dans le sous-bois, mais la pluie tombait d’une telle violence qu’elle ne tarda pas à traverser le feuillage. J’aperçus alors, au bord d’un sentier, un abri constitué par un toit de fascines posant sur quatre piquets. Je trouvai un billot en chêne sur lequel je pus m’asseoir assez commodément en attendant la fin de l’orage. Le ciel bas et la pluie serrée hâtaient la tombée du jour, et le couvert de la forêt épaississait l’ombre du crépuscule illuminée par la clarté bleuâtre des grands éclairs qui faisaient surgir des plans profonds peuplés par les fûts des hauts chênes. Entre les grondements du tonnerre que répercutait longtemps la forêt, j’entendais ce bruissement nombreux et d’abord monotone, mais dont l’oreille apprend à percevoir les multiples variations, de la pluie s’égouttant de feuille en feuille dans les branchages. Harassé, la tête pesante, je luttai un instant contre le sommeil et finis par m’endormir, le front sur mes genoux.

Je fus réveillé par la sensation d’une chute qui, travers mon sommeil, me parut interminable, comme j’étais tombé du haut d’un gratte-ciel. L’orage avait cessé, et le jour s’était ranimé. À vrai dire, il ne semblait pas qu’il y eût jamais eu d’orage. Le sol était sec, altéré, et pas plus aux arbres qu’aux buissons ou à la pointe des herbes folles ne brillait la moindre goutte d’eau. La forêt, autour de moi, semblait telle qu’après plusieurs jours de sécheresse. Le ciel qui paraissait au travers des frondaisons était d’un bleu léger, subtil, et non point de ce bleu laiteux qu’on peut voir après une averse. Tout à coup, je m’avisai qu’autour de moi, la forêt avait changé. Ce n’était plus la haute futaie que j’avais trouvée en arrivant, mais un bois planté de jeunes arbres d’une vingtaine d’années. Mon abri de fascines avait disparu ainsi que le gros hêtre auquel il était adossé. Également disparu le billot qui m’avait servi de siège tout à l’heure. J’étais assis à même le sol. Plus de sentier non plus. Le seul objet reconnaissable était une haute double borne qui marquait sans doute la limite de quelque partage communal. Je fus presque contrarié de la reconnaître, car la présence de ce témoin ne simplifiait pas le problème. J’essayai de me persuader que ma première vision de ce paysage forestier avait été faussée par la mauvaise lumière. Du reste, je ne m’inquiétai pas autrement de cette singulière transformation. Mon mal de tête s’était dissipé et je sentais dans mes membres et dans tout le corps une aisance inhabituelle, une allégresse physique. Par jeu, j’imaginai que je m’étais égaré dans une forêt de Brocéliande où quelque fée Morgane m’avait enchanté. Prenant ma bicyclette, je regagnai le chemin que j’avais quitté pour me mettre à l’abri. Je m’attendais à le trouver boueux, avec des flaques d’eau et des ornières gluantes. Je dus constater qu’il était sec et rugueux, sans la moindre trace d’humidité. « L’enchantement continue », pensai-je avec bonne humeur. Ayant roulé un quart d’heure, je débouchai sur une petite plaine à la forme d’un rectangle allongé, enclos dans la forêt. Vivement éclairés par le soleil couchant, les toits et le clocher d’un village émergeaient des blés et des prairies. Je quittai mon mauvais chemin pour une route étroite, mais macadamisée, et je pus lire sur une borne kilométrique le nom du village. Ce n’était pas celui que je cherchais.

Un accident survenu à ma roue avant, à deux ou trois cents mètres du village, m’obligea à poursuivre la route à pied. Chemin faisant, j’aperçus à quelques pas d’un bouquet de noisetiers, au bord du fossé, un vieux paysan en contemplation devant un champ de blé. Presque à côté de lui, contre le bouquet de noisetiers qui les avait dissimulés à ma vue, je découvris ensuite deux hommes qui, eux aussi, regardaient le haut blé. Et ces deux hommes portaient les bottes et l’uniforme vert qui était celui des armées allemandes au temps de l’occupation. Je n’en fus pas trop étonné. Ma première pensée fut que ces uniformes oubliés par les Allemands au moment de l’évacuation du territoire, avaient été trouvés par des cultivateurs de l’endroit qui achevaient de les user. Leurs propriétaires actuels, deux gaillards de quarante-cinq ans, à la peau cuite, semblaient bien être des paysans. Pourtant, ils gardaient une allure militaire, et les ceinturons, les calots, les nuques rasées de très près, donnaient à penser. Le vieux semblait ignorer leur voisinage. Grand et sec, il se tenait immobile et très droit, avec cet air de dignité hautaine qu’ont souvent les vieux paysans du Jura. Comme je m’approchais, l’un des hommes en uniforme se tourna vers lui et prononça, sur le ton d’un connaisseur, quelques paroles en langue allemande, louant la belle tenue des épis. Le vieux tourna la tête lentement et fit observer d’une voix unie et paisible :

— Vous êtes foutus. Y a des Américains qui vont arriver. Feriez-mieux de rentrer chez vous tout de suite.

L’autre ne comprenait visiblement pas le sens de ces paroles et souriait de confiance. Comme j’arrivais auprès de lui, le vieux me prit à témoin de sa simplicité.

— Ça ne comprend rien de rien, dit-il. Sortis de leur baragouin, ils n’ont pas plus de conversation que mes sabots. Ce n’est quand même pas du monde civilisé.

Ahuri, je le regardais sans trouver une parole. Je finis par lui demander :

— Voyons, je ne me trompe pas ? Ce sont bien des soldats allemands ?

— Ça m’en a tout l’air, dit le vieux non sans une certaine ironie.

— Mais comment ça se fait ? Qu’est-ce qu’ils font là ?

Il me toisa sans bienveillance et faillit laisser ma question sans réponse. Il se ravisa et à son tour m’interrogea :

— Vous arrivez peut-être de la zone libre ?

Je balbutiai quelques mots sans suite dans lesquels il voulut reconnaître une réponse affirmative, car il entreprit de m’instruire des conditions de la vie en « zone occupée ». L’esprit en déroute, j’étais incapable de suivre l’enchaînement de ses propos où revenaient à chaque instant ces mots absurdes : zone libre, zone occupée, autorités allemandes, réquisitions, prisonniers, et d’autres non moins ahurissants. Les deux Allemands s’étaient éloignés et cheminaient vers le village, la démarche lourde et balancée des soldats en proie à l’ennui des flâneries sans but. J’interrompis le vieux avec une rageuse brusquerie.

— Mais enfin ! m’écriai-je, qu’est-ce que vous me chantez là ? Tout ça ne tient pas debout ! La guerre est finie depuis des années !

— Depuis des années, ce serait difficile, fit-il observe : posément. Il n’y a pas deux ans qu’elle a commencé.

Au village, dans une boutique où un sous-officie : allemand choisissait des cartes postales, j’achetai le journal du jour. J’avais posé une pièce sur le comptoir et je ramassai la monnaie machinalement sans la regarder. Le journal était à la date du 3 juillet 1942. Les gros titres la Guerre en Russie, la Guerre en Afrique, évoquaient des événements dont j’avais été, une fois déjà, contemporain, dont je connaissais le déroulement futur et l’issue finale. Oubliant le lieu je restais planté devant le comptoir, absorbé dans ma lecture. Une paysanne, venue faire des achats, parlait de son fils prisonnier et d’un colis qu’elle préparait pour lui. Le matin même, elle avait reçu une lettre de Prusse-Orientale où il travaillait dans une ferme. Ce que j’entendais n’était pas moins significatif que la date du journal, et pourtant je me refusais encore à en croire mes yeux et mes oreilles. Un homme d’une cinquantaine d’années, portant culottes et leggins le cheveu soigné, le teint frais, façon gentilhomme campagnard, entra dans la boutique. Aux propos qu’il échangea avec le marchand, je compris qu’il était maire de la commune. J’engageai la conversation avec lui et nous sortîmes ensemble. Prudemment, avec le souci instinctif de ne pas trahir l’irrégularité de ma situation je lui parlai de l’heure d’été, puis de l’avance du temps. Il me dit avec un gros rire :

— Ah ! oui, l’avance du temps. À mon dernier voyage à Dôle, il y a deux mois, le sous-préfet m’en a parlé. Je crois me rappeler aussi que les journaux en ont touché un mot. Une bonne blague pour amuser les gens. Avancer le temps, vous pensez !

Après lui avoir posé quelques questions plus précises je crus comprendre, à mon grand soulagement, ce qui s’était passé au village. Par suite d’un oubli de l’administration ou d’une erreur de transmission, le décret de l’avance du temps n’avait pas été notifié à la petite commune qui, perdue au milieu des bois, en était restée à l’ancien régime. J’eus la bouche ouverte pour expliquer au maire ce qu’il y avait de proprement anachronique dans la situation de son village, mais à la dernière seconde, je jugeai plus sage de m’abstenir. Il ne m’aurait pas cru, et je risquais de passer pour fou. La conversation se poursuivit amicalement et comme elle venait à la guerre, j’eus la curiosité de formuler quelques pronostics, lesquels laissèrent mon interlocuteur parfaitement incrédule, l’avenir étant, il est vrai, peu conforme aux probabilités logiques. Avant de nous séparer, il me renseigna sur le chemin à suivre pour gagner la Vieille-Loie, but de mon voyage. Je m’en étais très sensiblement écarté, car il me restait encore treize kilomètres à faire.

— À bicyclette, c’est l’affaire de trois quarts d’heure. Vous pouvez encore arriver avant la nuit, me dit-il.

Comme j’hésitais à prendre la route le soir même, il me représenta que pour un jeune homme tel que moi, une course de treize kilomètres était fort peu de chose, sur quoi je lui fis observer, qu’à cinquante-six ans passés, l’on n’est plus un jeune homme. Il manifesta un vif étonnement et m’affirma que je ne portais pas mon âge, à beaucoup près. Je passai la nuit dans l’unique auberge de l’endroit. Avant de m’endormir, je méditai un moment mon aventure. Le premier étonnement passé, je n’en éprouvai nulle contrariété. Si mon voyage m’avait laissé plus de loisirs, j’aurais aimé passer quelques jours dans ce temps retrouvé et, en compagnie de ces pauvres gens attardés dans la première moitié du siècle, revivre pieusement les malheurs de mon pays. Je me pris ensuite à examiner quelques énigmes proposées par cet exil dans le temps et où mon attention ne s’était pas arrêtée d’abord. Par exemple, il était curieux que le village pût encore recevoir des journaux de Paris et des lettres de soldats prisonniers en Prusse-Orientale. Entre ce village de 1942 et le reste de l’univers qui avait vieilli de dix-sept ans, il existait donc des échanges ou des apparences d’échanges. Les journaux, partis de Paris dix-sept ans plus tôt, dans quelle resserre, dans quel placard du temps étaient-ils restés consignés avant d’arriver à destination ? Et ces prisonniers qui n’étaient pas rentrés et qui ne pouvaient plus se trouver en Prusse-Orientale, où étaient-ils ? Je m’endormis en songeant à ces mystérieux raccords entre deux époques.

Le lendemain, je m’éveillai de très bonne heure et fis quelques découvertes singulières. Dans ma chambre très sommairement meublée, il n’y avait point de miroir, et je dus, pour me raser, prendre celui de mon nécessaire de voyage. En me regardant dans la glace, je m’aperçus que je n’avais plus cinquante-six ans, mais trente-neuf. Du reste, je me sentais plus d’aisance et de vivacité dans les mouvements. La surprise n’était pas désagréable, mais j’étais troublé. Quelques minutes plus tard, je fis d’autres découvertes. Mes vêtements avaient également rajeuni. Le complet gris que je portais la veille était devenu un autre complet, d’une mode un peu surannée, et que je me rappelais vaguement avoir porté autrefois. Dans mon portefeuille, les billets de banque n’étaient plus ceux qui avaient cours en 1959. Ils avaient été émis en 1941 ou antérieurement à cette date. L’aventure se corsait. Au lieu de traverser en voyageur le temps d’autrefois et d’y être comme un spectateur désintéressé, je m’y intégrais. Rien ne me permettait de croire avec certitude que je réussirais à échapper à cette emprise. Je me rassurai avec des raisons assez fragiles. « Être d’une époque, pensai-je, c’est sentir l’univers et soi-même d’une certaine manière qui appartient à cette époque. » Je voulais croire, qu’après avoir franchi les limites de la commune, je retrouverais mes yeux et mes sens de l’avant-veille, et que le monde, sans même qu’il eût besoin de changer, m’apparaîtrait sous un autre aspect.

J’arrivai à la Vieille-Loie à sept heures du matin. J’avais hâte de voir mon ami Bornier pour l’entretenir de mes tribulations et d’abord le rassurer, car il avait dû m’attendre. Sur la route, j’avais croisé deux motocyclistes allemands coiffés du casque de campagne, et je m’étais demandé, avec un retour d’inquiétude, si je n’allais pas bientôt réintégrer l’année 1959. Je traversai la moitié du village sans voir d’Allemands, et je reconnus la maison où j’avais rendu visite à mon ami Bornier deux ans plus tôt. Les persiennes étaient closes, la porte du jardin fermée à clef. Je savais qu’il se levait tard, et j’hésitai à l’éveiller, mais j’avais besoin de le voir et de l’entendre. À plusieurs reprises, je l’appelai par son nom. La maison resta silencieuse. Trois jeunes gens qui passaient, la fourche sur l’épaule, entendirent mon appel et s’arrêtèrent au bord de la route. Ils m’informèrent que mon ami était prisonnier en Silésie et qu’on avait eu dernièrement de ses nouvelles par sa femme restée à Paris.

— Il travaille dans une ferme, dit l’un. Ce n’était guère un métier pour lui.

Il y eut un temps de silence. Nous pensions à la mince et frileuse silhouette du compositeur, courbée sur la pioche.

— Mon pauvre Bornier, soupirai-je. Il a déjà passé un hiver bien dur, mais quand je pense à cette congestion pulmonaire qu’il va attraper dans six mois. Misère !

Les trois jeunes gens se regardèrent avec étonnement et s’éloignèrent en silence. Je restai un instant à contempler la maison aux volets fermés. Je me rappelais ma dernière visite à Bornier. Je le revoyais assis à son piano, jouant pour moi sa Forêt d’angoisse qu’il venait de composer. Depuis, ma fille l’avait souvent jouée, et j’en avais retenu quelques phrases. Je voulus en fredonner une, en hommage à l’ami qui peinait sur la terre allemande et qui, malade, reviendrait ici pour y composer plus tard l’œuvre à laquelle il ne pensait peut-être pas encore. Mais la voix me manqua. Pris d’un désir panique d’échapper à ce retour du temps, je sautai sur ma bicyclette et m’éloignai en direction de Dôle. Sur mon chemin, j’aperçus encore de nombreux témoignages de l’occupation étrangère. Je pédalais de toute ma vitesse, pressé de quitter cette forêt dont les limites me semblaient être celles du temps retrouvé, comme si l’ombre du sous-bois eût favorisé le réveil sournois des années révolues.

En arrivant à la lisière de la forêt de Chaux, j’éprouvai un immense soulagement, convaincu d’être enfin sorti du cercle enchanté. Aussi, ma déception fut-elle cruelle lorsque à l’entrée de la ville, sur le pont du Doubs, je dépassai une section de fantassins allemands qui rentraient de l’exercice en chantant. Que les villages de la forêt se fussent attardés dans le temps, il y avait là matière à surprise, mais il s’agissait, à mon sentiment, d’une région qui s’était soustraite à l’autorité d’un décret. La raison y trouvait presque son compte. Soudain, le problème changeait non seulement de dimensions, mais d’aspect. Toutes les données en étaient bouleversées.

J’avais quitté, hier, 3 juillet 1959, la ville de Dole, et j’y revenais le lendemain 4 juillet 1942. Je fus tenté de croire qu’un nouveau décret, au mépris du dogme de l’irréversibilité du temps, avait annulé le premier. Mais, dans ce cas, les habitants de la ville auraient dû, comme moi, se souvenir de leur vie future, et je pus me convaincre qu’il n’en était rien. J’arrivais à cette conclusion baroque qu’il existait simultanément deux villes de Dôle, l’une vivant en 1942, l’autre en 1959. Et sans doute en allait-il ainsi pour le reste du monde. Je n’osais guère espérer que Paris, le Paris où le train m’emmènerait tout à l’heure, appartînt à une autre époque.

Désemparé, je descendis de bécane à l’entrée de la ville et m’assis sur le petit pont du canal des Tanneurs. Je me sentais sans courage pour recommencer une existence déjà vécue. La jeunesse relative que je venais de retrouver ne me tentait pas du tout.

« Illusion, pensais-je. La jeunesse qui n’a rien à découvrir n’est pas la jeunesse. Avec ce champ de dix-sept années qui s’ouvre devant moi, mais dix-sept années déjà explorées, connues, j’ai plus d’expérience que tous les vieillards de France et de Navarre. Je suis un pauvre vieil homme. Il n’est pour moi lendemains ni hasards. Mon cœur ne battra plus de l’attente des jours à venir. Je suis un vieux. Me voilà réduit à la triste condition d’un dieu. Pendant dix-sept ans, il n’y aura pour moi que des certitudes. Je ne connaîtrai plus l’espoir. » Avant de prendre le train, je voulus rendre ma bicyclette, mais le magasin de cycles qui me l’avait donnée en location n’existait pas encore. L’emplacement était occupé par un magasin de parapluies. Le marchand, un jeune homme d’entre vingt-cinq et trente ans, se tenait sur le pas de sa porte. Par acquit de conscience, je lui demandai s’il ne connaissait pas, dans la ville, un marchand de cycles nommé Jean Druet.

— Ça n’existe pas ici, me dit-il. Je le saurais. Mais ce qui est drôle, c’est que moi aussi, je m’appelle Jean Druet.

— En effet, le hasard est curieux, dis-je. Et vous n’avez pas l’intention ou le désir de vendre un jour des bicyclettes ?

Il se mit à rire de bon cœur. Visiblement, l’idée qu’il pût vendre un jour des bécanes lui paraissait des plus cocasses.

— Non, merci, ce n’est pas un métier qui me tenterait. Remarquez, je n’en dis pas de mal, mais les bicyclettes, ça ne ressemble guère à des parapluies.

Tandis qu’il parlait ainsi, je comparais à ce jeune visage frais et rieur, un autre visage de dix-sept ans plus âgé, dont un lupus déformait tout un côté.

Au départ du train, j’avais encore quelque espoir de retrouver Paris à l’époque où je l’avais laissé.

Mon aventure était si étrange, que je me sentais en droit de compter un peu sur l’absurde, mais le train avançait dans un univers rigoureux et fidèle à lui-même. Dans la campagne et dans toutes les gares où nous nous arrêtions, j’apercevais des militaires allemands qui n’avaient pas l’air d’hésiter entre deux époques. Aux propos de mes compagnons de voyage, dont certains avaient quitté Paris depuis moins d’une semaine, il était clair que la capitale en était encore à l’an 1942. Je me résignais, mais douloureusement. Dans ce compartiment de chemin de fer, je retrouvais vraiment l’atmosphère pesante des années de guerre et d’occupation. Ni à Dôle où je ne m’étais arrêté qu’un instant, ni dans les villages de la forêt de Chaux, l’actualité n’avait cette présence oppressante. Ici, les conversations étaient toutes aux soucis de l’heure ou y venaient par quelque détour. On parlait des chances de la guerre, des prisonniers, des difficultés de la vie, du marché noir, de la zone libre, de Vichy, de la misère. Le cœur serré, j’entendais des voyageurs s’entretenir de l’évolution des événements mondiaux et ajuster leur propre destin à des probabilités qu’ils tenaient pour des certitudes. Moi qui savais, j’aurais voulu les détromper, mais la vérité, trop fantaisiste, ne m’offrait pas la ressource de ces arguments rigoureux, impeccables, sur lesquels se fondait la conviction de mes voisins. Une vieille dame assise à côté de moi me confia qu’elle venait à Paris chercher son petit-fils, un enfant de neuf ans, demeurant à Auteuil, dont les privations avaient fait un prétuberculeux. Les parents le lui confiaient pour les vacances, mais exigeaient qu’il rentrât en octobre, à cause de ses études. Elle comptait plaider encore la cause des poumons malades.

À la gare de Lyon, avant même que le train ne fût arrêté, mon regard accrocha la silhouette d’un gendarme allemand qui se promenait sur le quai. Paris était occupé. À vrai dire, je n’avais pas eu besoin de ce témoignage de mes yeux pour en être certain. J’avais quitté le wagon et je me dirigeais vers la sortie, lorsque je m’aperçus que j’avais oublié mon chapeau. Rebroussant chemin, je le retrouvai dans le compartiment abandonné et découvris en même temps que la vieille dame, ma voisine de banquette, avait oublié un colis assez volumineux. Je le pris avec l’espoir de rejoindre sa propriétaire, mais elle n’était pas à la sortie, et je ne la trouvai pas non plus au métro où je pensais qu’elle m’avait devancé, puisqu’elle se rendait comme moi, à Auteuil. Je laissai passer deux rames pour lui laisser le temps d’arriver et, montant dans la troisième, je m’assis en face d’un officier allemand.

Chargé du colis de la vieille dame, j’arrive à Auteuil à huit heures du soir. Il fait encore grand jour, mais c’est en vain que je cherche ma maison. Au lieu de l’immeuble neuf où j’ai élu domicile en 1950, il n’y a qu’un mur de clôture laissant apercevoir des arbres. Je me souviens alors que mon appartement est encore à Montmartre, rue Lamarck, où il me reste huit ans à passer. Je reprends le métro.

Rue lamarck, une bonne dont le nom oublié me revient soudain, m’ouvre la porte. Elle me demande si j’ai fait bon voyage. Je lui réponds avec une sympathie apitoyée en songeant que l’année prochaine, un nègre de la place Pigalle l’enlèvera à sa cuisine pour la jeter au trottoir. Il est neuf heures du soir. Ma femme, qui ne m’attend pas, achève de dîner. Elle a reconnu ma voix, elle accourt dans le vestibule. De la voir tout à coup si jeune, à peine vingt-huit ans, je suis attendri et en la pressant contre moi, les larmes me montent aux yeux.

Mais pour elle qui ne se souvient pas de m’avoir vu l’avant-veille avec dix-sept années de plus, je n’ai pas changé, et je sens bien que mon émotion la surprend un peu. Dans la salle de bains où je procède à une toilette rapide, elle m’interroge sur mon voyage dans la Gironde et, à l’instant de lui répondre la mémoire me revient de ce voyage que je fis autrefois à la même date. Je lui rapporte les menus incidents survenus en cours de route et, il me semble, dans les termes mêmes dont je me suis servi jadis. J’ai du reste l’impression de n’être pas absolument maître de mes paroles, mais d’en subir la nécessité en m’y prêtant un peu, comme si je jouais un rôle. Ma femme me parle de Clovis qui dort dans la chambre voisine, et de la difficulté de trouver pour lui des farines lactées.

Il se porte bien, mais pour un enfant de quatorze mois, il n’a pas tout à fait le poids normal. Avant-hier, quand j’ai quitté Paris, Clovis était en train de passer les épreuves écrites de son baccalauréat. Je ne demande pas de nouvelles de Louis et de Juliette, les deux derniers. Je sais qu’ils n’existent pas. Il me faut attendre neuf ans la naissance de Louis et onze ans la naissance de Juliette. Dans le train, j’ai beaucoup pensé à cette absence, je m’y suis préparé et maintenant je m’y résigne mal. Je finis pas interroger en usant d’une formule prudente : « Et les autres enfants ? » Ma femme hausse les sourcils d’un air significatif et je m’empresse d’ajouter : « Oui, les enfants de Lucien. » Mais je suis mal tombé, car mon frère Lucien ne doit prendre femme que dans deux ans et n’a pas encore d’enfants. Je rectifie aussitôt en déclarant que la langue m’a fourché et qu’il faut entendre Victor au lieu de Lucien. Ce lapsus m’inquiète un peu. Je crains qu’à propos de choses plus importantes, il m’arrive de mêler ainsi deux époques.

Dans le couloir, nous nous arrêtons auprès de Marie-Thérèse, que la bonne emporte dans ses bras pour la mettre au lit. L’aînée de mes enfants, qui était hier fiancée, est aujourd’hui une petite fille de trois ans. J’avais beau m’attendre à ce changement, j’éprouve une vive déception, et ma tendresse paternelle hésite un peu. Entre elle et moi, alors qu’elle était une grande jeune fille, il existait des correspondances, des moyens de compréhension, qui ne sont plus possibles avec une enfant si jeune. J’aurai, il est vrai, d’autres joies. Je me console aussi en pensant que Marie-Thérèse a encore devant elle de longues années d’enfance, réputées les plus belles.

Nous passons à la salle à manger et ma femme s’excuse de la frugalité du repas.

— Tu ne vas pas faire un très bon dîner. Ces jours-ci on ne trouve rien. Heureusement, j’ai eu tout à l’heure, chez Brunei, deux œufs et un demi-saucisson.

Je m’entends lui dire :

— À propos, j’ai réussi à trouver là-bas quelques provisions. Pas autant que j’aurais voulu, mais c’est toujours ça.

J’annonce une douzaine d’œufs, une livre de beurre, cent grammes de vrai café, un confit d’oie et une petite bouteille d’huile. Dans le vestibule où je l’ai posé en entrant, je vais chercher le colis oublié dans le train par la vieille dame et je l’ouvre sans aucune appréhension. Il contient exactement ce que je viens d’annoncer. Je n’éprouve pas non plus le moindre remords. Il fallait que ce colis vînt entre mes mains et fût ouvert ici, à cette heure, en présence de ma femme. C’était dans l’ordre, et je ne fais qu’obéir à la nécessité. Je doute même que le colis ait appartenu à la vieille dame. Le chapeau oublié dans le compartiment m’apparaît maintenant comme l’une des mille ruses du destin pour me ressaisir et me remettre dans les moindres plis d’une existence déjà vécue.

Je suis au dessert lorsque la porte d’entrée s’ouvre et se ferme avec fracas. Une voix jure dans le vestibule.

— C’est l’oncle Tom qui est encore ivre, dit ma femme.

C’est vrai, j’avais oublié l’oncle Tom. L’an dernier, la maison qu’il habitait en Normandie a été détruire par un bombardement, sa femme a été tuée en fuyant l’invasion, ses deux fils sont prisonniers. Il s’est réfugié chez nous et, pour oublier son malheur, il passe au café le plus clair de son temps. L’alcool, qu’il supporte mal, le rend hargneux et bruyant. Aussi, sa présence nous est-elle de plus en plus pesante. Mais ce soir, bien qu’il exhale une mauvaise humeur agressive, je l’accueille avec beaucoup de patience et d’indulgence. L’oncle Tom doit mourir dans trois mois et je me souviens de son agonie. Il réclamait ses fils prisonniers et répétait à chaque instant : « Je veux retourner en France. »

J’ai passé la nuit tout d’un somme et sans rêves. En m’éveillant, je n’ai pas éprouvé cette sensation de dépaysement que je redoutais la veille. L’appartement m’est redevenu tout à fait familier. J’ai joué avec les enfants sans trop d’arrières-pensées. La présence de Juliette et de son frère Louis m’a manqué, mais moins cruellement qu’hier au soir, et le souvenir de leurs visages d’enfants est en moi comme un espoir. Il me semble, et c’est peut-être une illusion, que ma mémoire de l’avenir est déjà moins sûre. Ce matin, j’ai lu les journaux avec intérêt. Bien que l’issue des événements en cours me soit déjà connue, je me souviens confusément des étapes et des tournants du conflit.

J’ai pris le métro jusqu’à la Madeleine et je me suis promené dans la ville, mais le spectacle de la rue ne m’a pas étonné. Par-delà les dix-sept ans écoulés, le présent se soude au passé. Place de la Concorde, j’ai revu les marins allemands montant la garde à l’hôtel de la Marine et je n’ai pas regretté l’absence de ma fille Juliette.

Au cours de cette matinée, j’ai fait plusieurs rencontres assez surprenantes. Celle qui m’a le plus impressionné fut celle de mon grand ami, le peintre D… Nous nous sommes trouvés nez à nez au coin de la rue de l’Arcade et de la rue des Mathurins. J’ai eu un sourire de contentement et j’ai failli lui tendre la main, mais il m’a regardé sans prêter attention à mon sourire d’ami et a passé son chemin. Je me suis souvenu à temps qu’il devait s’écouler dix ans avant que nous fassions connaissance. J’aurais pu courir après lui et trouver un prétexte pour me présenter, mais je ne sais quel respect humain ou quelle soumission à la fatalité m’en a empêché et c’est sans conviction que je me suis promis d’avancer le temps de notre amitié sans égard à l’ordre fixé par le destin. Pourtant, je peux mesurer ma déception et mon impatience à la tristesse où m’a jeté cet incident.

Un instant plus tôt, j’avais rencontré Jacques Sariette, le fiancé de ma fille Marie-Thérèse. Il tenait un cerceau et donnait la main à sa mère. Je m’arrêtai auprès de Mme Sariette qui m’entretint de ses enfants et de Jacques en particulier. L’excellente femme, non moins soucieuse que son mari de travailler au relèvement moral de la France, me confia qu’ils avaient voué le petit garçon à l’état ecclésiastique. Je lui dis qu’ils avaient bien raison. Dans le métro qui me ramenait à Montmartre, je me suis trouvé en compagnie de Roger L…, un garçon d’une trentaine d’années pour lequel je n’ai jamais eu grande sympathie. Il est très déprimé et me confie qu’il est dans une situation extrêmement difficile. Je regarde avec curiosité cet être minable qui, dans une dizaine d’années, se trouvera à la tête d’une fortune colossale, malhonnêtement gagnée à de scandaleux trafics. Tandis qu’il me parle de sa misère présente, je le revois dans sa future opulence, triomphant avec la légendaire muflerie dont il se fera gloire. Pour l’instant, c’est un pauvre homme à la mine souffreteuse, aux yeux tristes, à la voix humble et peureuse. Je suis partagé entre la compassion et le dégoût que m’inspire sa brillante carrière.

L’après-midi de ce même jour, je restai chez moi et pris dans un tiroir mon ouvrage en train dont j’avais déjà écrit la valeur d’une cinquantaine de pages. Connaissant trop bien les pages qui devaient venir à la suite de celles-ci, je n’avais aucun goût à y travailler et je pensais avec découragement que pendant dix-sept années, ma vie allait être un rabâchage insipide, un pensum fastidieux. Je ne me sentais plus de curiosité que pour le mystère de ces bonds et de ces retours à travers le temps. Encore les conclusions auxquelles j’arrivais étaient-elles singulièrement déprimantes. La veille, j’avais déjà envisagé l’existence simultanée de deux univers décalés l’un sur l’autre de dix-sept ans. J’acceptais maintenant le cauchemar d’une infinité d’univers où le temps représentait le déplacement de ma conscience d’un univers à l’autre, puis à un autre. Trois heures : je prends connaissance de l’univers où je figure tenant un porte-plume. Trois heures et une seconde, je prends connaissance de cet autre univers où je figure posant mon porte-plume, etc… Un jour, le genre humain, en une seule étape, franchit ce qu’on est convenu d’appeler une période de dix-sept années. Moi seul, après ce bond collectif, par je ne sais quelle inspiration, je refais l’étape en sens inverse.

Tous ces mondes qui multipliaient ma personne à l’infini s’étendaient à mes yeux dans une écœurante perspective. La tête lourde, je finis par m’endormir sur ma table.

Il y aura bientôt un mois que j’ai noté le récit de mon aventure et à le relire aujourd’hui, j’éprouve le regret très vif de n’avoir pas été plus précis. Je me reproche de n’avoir pas su prévoir ce qui m’est arrivé depuis. Durant ces quelques semaines, je me suis si bien remboîté dans notre triste époque, que j’ai perdu la mémoire de l’avenir. J’ai oublié, heur ou malheur, tout ce qui doit être ma vie au cours des dix-sept années qui vont suivre. J’ai oublié les visages de mes enfants qui sont encore à naître. Je ne sais plus rien du sort de la guerre. Je ne sais plus quand ni comment elle finira. J’ai tout oublié et un jour viendra peut-être où je douterai d’avoir vécu ces tribulations. Les souvenirs de mon existence future, consignés dans ces feuillets, sont si peu de chose que, s’il m’est donné plus tard d’en vérifier l’exactitude, je pourrai croire à de simples pressentiments. En ouvrant les journaux, en songeant aux événements politiques, j’essaie de réveiller ma mémoire, avec la volonté de sortir d’angoisse, mais toujours en vain.

 

C’est à peine si de temps à autre et de plus en plus rarement j’éprouve la très banale sensation du déjà vu.