LES SABINES
Il y avait à Montmartre, dans la rue de l’Abreuvoir, une jeune femme prénommée Sabine, qui possédait le don d’ubiquité. Elle pouvait à son gré se multiplier et se trouver en même temps, de corps et d’esprit, en autant de lieux qu’il lui plaisait souhaiter. Comme elle était mariée et qu’un don si rare n’eût pas manqué d’inquiéter son mari, elle s’était gardée de lui en faire la révélation et ne l’utilisait guère que dans son appartement, aux heures où elle y était seule. Le matin, par exemple, en procédant à sa toilette, elle se dédoublait ou se détriplait pour la commodité d’examiner son visage, son corps et ses attitudes. L’examen terminé, elle se hâtait de se rassembler, c’est-à-dire de se fondre en une seule et même personne. Certains après-midi d’hiver ou de grande pluie qu’elle avait peu d’entrain à sortir, il arrivait aussi à Sabine de se multiplier par dix ou par vingt, ce qui lui permettait de tenir une conversation animée et bruyante qui n’était du reste rien de plus qu’une conversation avec elle-même. Antoine Lemurier, son mari, sous-chef du contentieux à la S.B.N.C.A., était loin de soupçonner la vérité et croyait fermement qu’il possédait, comme tout le monde, une femme indivisible. Une seule fois, rentrant chez lui à l’improviste, il s’était trouvé en présence de trois épouses rigoureusement identiques, aux attitudes près, et qui le regardaient de leurs six yeux pareillement bleus et limpides, de quoi il était resté coi et la bouche un peu bée. Sabine s’étant aussitôt rassemblée, il avait cru être victime d’un malaise, opinion dans laquelle il s’était entendu confirmer par le médecin de la famille, qui diagnostiqua une insuffisance hypophysaire et prescrivit quelques remèdes chers.
Un soir d’avril, après dîner, Antoine Lemurier vérifiait des bordereaux sur la table de la salle à manger et Sabine, assise dans un fauteuil, lisait une revue de cinéma. Levant les yeux sur sa femme, il fut surpris de son attitude et de l’expression de sa physionomie. La tête inclinée sur l’épaule, elle avait laissé tomber son journal. Ses yeux agrandis brillaient d’un éclat doux, ses lèvres souriaient, son visage resplendissait d’une joie ineffable. Ému et émerveillé, il s’approcha sur la pointe des pieds, se pencha sur elle avec dévotion et ne comprit pas pourquoi elle l’écartait d’un mouvement impatient. Voilà ce qui s’était passé.
Huit jours auparavant, dans le tournant de l’avenue Junot, Sabine rencontrait un garçon de vingt-cinq ans qui avait les yeux noirs. Lui barrant délibérément le passage, il avait dit : « Madame » et Sabine, le menton haut et l’œil terrible : « Mais, Monsieur. » Si bien qu’une semaine plus tard, en cette fin de soirée d’avril, elle se trouvait à la fois chez elle et chez ce garçon aux yeux noirs, qui s’appelait authentiquement Théorème et se prétendait artiste peintre. Dans le même instant où elle rabrouait son mari et le renvoyait à ses bordereaux, Théorème, en son atelier de la rue du Chevalier-de-la-Barre, prenait les mains de la jeune femme, et lui disait : « Mon cœur, mes ailes, mon âme ! » et d’autres choses jolies qui viennent facilement aux lèvres d’un amant dans les premiers temps de la tendresse. Sabine s’était promis de se rassembler à dix heures du soir au plus tard, sans avoir consenti aucun sacrifice important, mais à minuit, elle était encore chez Théorème et ses scrupules ne pouvaient plus être que des remords. Le lendemain, elle ne se rassembla qu’à deux heures du matin, et les jours suivants, plus tard encore.
Chaque soir, Antoine Lemurier pouvait admirer sur le visage de sa femme le même reflet d’une joie si belle qu’elle semblait n’être plus de la terre. Un jour qu’il échangeait des confidences avec un collègue de son bureau, il se laissa aller à lui dire dans une minute d’émotion : « Si vous pouviez la voir quand nous veillons, le soir, dans la salle à manger : on croirait qu’elle parle avec les anges. »
Durant quatre mois, Sabine continua à parler avec les anges. Les vacances qu’elle passa cette année-là devaient être les plus belles de sa vie. Elle fut en même temps sur un lac d’Auvergne avec Lemurier et sur une petite plage bretonne avec Théorème. « Je ne t’ai jamais vue aussi belle, lui disait son mari. Tes yeux sont émouvants comme le lac à sept heures trente du matin. » À quoi répondait Sabine par un sourire adorable qui semblait dédié au génie invisible de la montagne. Cependant, sur le sable de la petite plage bretonne, elle se bronzait au soleil en compagnie de Théorème, et ils étaient presque nus. Le garçon aux yeux noirs ne disait rien, comme abîmé dans un sentiment profond que de simples paroles n’auraient su exprimer, en réalité parce qu’il se lassait déjà de redire toujours les mêmes choses. Tandis que la jeune femme s’émerveillait de ce silence et de tout ce qu’il paraissait receler d’indicible passion, Théorème, engourdi dans un bonheur animal, attendait tranquillement les heures de repas en songeant avec satisfaction que ses vacances ne lui coûtaient pas un sou. Sabine avait en effet vendu quelques bijoux de jeune fille et supplié son compagnon de vouloir bien accepter qu’elle fît les frais de leur séjour en Bretagne. Un peu étonné qu’elle prît tant de précautions pour lui faire admettre une chose qui semblait aller de soi, Théorème avait accepté de la meilleure grâce du monde. Il ne pensait pas qu’un artiste dût en aucun cas sacrifier à de sots préjugés, et lui moins que les autres. « Je ne me reconnais pas le droit, disait-il, de laisser parler mes scrupules s’ils doivent m’empêcher de réaliser l’œuvre d’un Gréco ou d’un Vélasquez. » Vivant d’une maigre pension que lui faisait un oncle de Limoges, Théorème ne comptait pas sur la peinture pour se tirer d’affaire. Une conception de l’art, hautaine et intransigeante, lui interdisait de peindre sans y être poussé par l’inspiration. « Quand je devrais l’attendre dix ans, disait-il, je l’attendrais. » C’était à peu près ce qu’il faisait. Le plus ordinairement, il travaillait à enrichir sa sensibilité dans les cafés de Montmartre ou bien affinait son sens critique en regardant peindre ses amis, et quand ceux-ci l’interrogeaient sur sa propre peinture, il avait une façon soucieuse de répondre : « Je me cherche », qui commandait le respect. En outre, les gros sabots et le vaste pantalon de velours, qui faisaient partie de sa tenue d’hiver, lui avaient acquis, entre la rue Caulaincourt, la place du Tertre et la rue des Abbesses, une réputation de très bel artiste. Les plus malveillants convenaient encore qu’il avait un potentiel formidable.
Un matin des derniers jours de vacances, les deux amants achevaient de s’habiller dans leur chambre d’auberge aux meubles bretons. À cinq ou six cents kilomètres de là, en Auvergne, les époux Lemurier étaient déjà levés depuis trois heures et, à son mari qui ramait sur le lac en lui vantant les beautés du site, Sabine répondait de loin en loin par monosyllabes. Mais dans la chambre bretonne, elle chantait en face de la mer. Elle chantait : Mes amours ont de fins doigts blancs. Le corps et l’âme à l’advenant. Théorème prenait son portefeuille sur la cheminée et, avant de le glisser dans la poche fessière de son chorte, en extrayait une photo.
— Tiens, regarde, j’ai retrouvé une photo. C’est moi, cet hiver, près du moulin de la Galette.
— Oh ! mon amour, dit Sabine, et il lui vint aux yeux une rosée de ferveur et de fierté.
Sur la photo, Théorème était en tenue d’hiver et, en considérant ses sabots et son vaste pantalon de velours si joliment pincé aux chevilles, Sabine vit bien qu’il avait un grand génie. Elle sentit un remords la pincer au cœur et se reprocha d’avoir injurieusement caché un secret à ce cher garçon qui était à la fois un amant si tendre et une si belle nature d’artiste.
— Tu es beau, lui dit-elle, tu es grand ! Ces sabots ! Ce pantalon de velours ! Cette casquette en peau de lapin ! Oh ! mon chéri, tu es un artiste si pur, si compréhensif, et moi, qui ai eu la chance de te rencontrer, mon cœur, mon bien-aimé, mon doux trésor, je t’ai caché mon secret.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Chéri, je vais te dire une chose que je m’étais juré de ne confier à personne : j’ai le don d’ubiquité.
Théorème se mit à rire, mais Sabine lui dit :
— Regarde.
En même temps, elle se multipliait par neuf et Théorème sentit un moment sa raison vaciller en voyant évoluer autour de lui neuf Sabines toutes pareilles.
— Tu n’es pas fâché ? demanda l’une d’elles avec une anxieuse timidité.
— Mais non, répondit Théorème. Au contraire.
Il eut un sourire heureux, comme de gratitude, et Sabine, rassurée, le baisa de ses neuf bouches avec emportement.
Au début d’octobre, environ un mois après leur retour de vacances, Lemurier observa que sa femme ne parlait presque plus avec les anges. Il la voyait soucieuse, mélancolique.
— Je te trouve moins gaie, lui dit-il un soir. Tu ne sors peut-être pas assez. Demain, si tu veux, nous irons au cinéma.
Dans le même instant, Théorème arpentait son atelier en clamant :
— Est-ce que je sais, moi, où tu peux être en ce moment ? Est-ce que je sais si tu n’es pas à Javel ou à Montparnasse, dans les bras d’un truand ? ou à Lyon dans les bras d’un soyeux ? ou à Narbonne dans la couche d’un vinassier ? ou en Perse dans celle du schah ?
— Je te jure, mon chéri.
— Tu me jures, tu me jures !… Et si tu étais dans les bras de vingt autres hommes, tu jurerais aussi, hein ? C’est à devenir fou ! Ma tête s’en va. Je suis prêt à faire n’importe quoi : un malheur !
En parlant de malheur, il levait les yeux sur un yatagan qu’il avait acheté l’année précédente à la foire aux puces. Pour lui éviter de commettre un crime, Sabine, s’étant multipliée par douze, se tint prête à lui interdire l’accès au yatagan. Théorème s’apaisa. Sabine se rassembla.
— Je suis si malheureux, geignait le peintre. Ces souffrances qui viennent s’ajouter à des soucis déjà si lourds !
Il faisait allusion à des soucis d’ordre matériel et spirituel. À l’en croire, il se trouvait dans une situation difficile. Son propriétaire, auquel il devait trois termes, le menaçait d’une saisie. Son oncle de Limoges venait de suspendre brutalement ses mensualités. Pour le spirituel, il passait par une crise douloureuse, quoique féconde en promesses. Il sentait bouillonner et s’ordonner en lui les puissances créatrices de son génie et le défaut d’argent l’empêchait justement de se réaliser. Allez donc peindre un chef-d’œuvre quand l’huissier et la famine sont déjà dans l’escalier. Sabine, frémissante d’une affreuse angoisse, en avait le cœur à la gorge. La semaine précédente, elle avait vendu ses derniers bijoux pour régler une dette d’honneur contractée par Théorème envers un bougnat de la rue Norvins, et se désespérait aujourd’hui de n’avoir plus rien à sacrifier à l’essor de son talent. En réalité, la situation de Théorème n’était ni pire, ni meilleure qu’à l’ordinaire. L’oncle de Limoges, comme par le passé, se saignait affectueusement aux quatre veines pour que son neveu devînt un grand peintre et le propriétaire, pensant naïvement spéculer sur la pauvreté d’un artiste d’avenir, acceptait toujours aussi volontiers que son locataire le payât d’un navet hâtivement bâclé. Mais Théorème, outre le plaisir de jouer au poète maudit et au héros de la bohème, espérait confusément que le sombre tableau de sa détresse inspirerait à la jeune femme les résolutions les plus audacieuses.
Cette nuit-là, craignant de le laisser seul avec ses soucis, Sabine resta chez son amant et ne se rassembla pas au domicile de la rue de l’Abreuvoir. Le lendemain, elle s’éveilla auprès de lui avec un sourire frais et heureux.
— Je viens de rêver, dit-elle. Nous tenions une petite épicerie rue Saint-Rustique, avec à peine deux mètres de façade. Nous n’avions qu’un client, un écolier qui venait nous acheter du sucre d’orge et du roudoudou. Moi, j’avais un tablier bleu avec de grandes poches. Toi, tu avais une blouse d’épicier. Le soir, dans l’arrière-boutique, tu écrivais sur un grand livre : Recettes de la journée : six sous de roudoudou. Quand je me suis éveillée, tu étais en train de me dire : « Pour que nos affaires marchent parfaitement, il nous faudrait un autre client. Je le vois avec une petite barbe blanche… » J’allais t’objecter qu’avec un autre client, on ne saurait plus où donner de la tête, mais je n’ai pas eu le temps. Je m’éveillais.
— En somme, dit Théorème (et il eut un ricanement nasal très amer, et amer aussi, le rictus). En somme, dit-il (et, mortifié, vexé jusqu’à l’ulcère, le sang de la colère lui montait aux oreilles et, déjà, dardaient ses yeux noirs). En somme, dit Théorème, en somme, ton ambition serait de faire de moi un épicier ?
— Mais non. C’est un rêve que je te raconte.
— C’est bien ce que je te disais. Tu rêves de me voir épicier. Avec une blouse.
— Oh ! chéri, protesta tendrement Sabine. Si tu t’étais vu ! Elle t’allait si bien, ta blouse d’épicier !
L’indignation fit jaillir Théorème hors du lit et crier qu’il était trahi. Ce n’était pas assez que le propriétaire le mît à la rue, que l’oncle de Limoges lui refusât le droit de manger, au moment même où il avait quelque chose là qui allait éclore. Cette œuvre grandiose, mais fragile, qu’il portait en lui, il fallait aussi que la femme qu’il avait le plus aimée la tournât en dérision et rêvât de la faire avorter. Lui-même, elle le vouait à l’épicerie. Pourquoi pas à l’Académie ? Théorème, déambulant en pyjama dans son atelier, s’écriait d’une voix rauque, qui est celle de la douleur, et plusieurs fois il fit le geste de s’arracher le cœur pour le distribuer à son propriétaire, à son oncle de Limoges et à celle qu’il aimait. Sabine, déchirée, découvrait en tremblant à quelles profondeurs peuvent atteindre les souffrances d’un artiste et prenait conscience de sa propre indignité.
En rentrant chez lui, à midi, Lemurier trouva sa femme dans un grand désarroi. Elle avait même oublié de se rassembler, et lorsqu’il pénétra dans la cuisine, elle s’offrit à sa vue en quatre personnes distinctes, occupées à des besognes diverses, mais les yeux pareillement embués de mélancolie. Il en fut extrêmement contrarié.
— Allons, bon ! dit-il. Voilà que mon insuffisance hypophysaire fait encore des siennes. Il va falloir que je reprenne mon traitement.
Le malaise s’étant dissipé, il s’inquiéta de cette pernicieuse tristesse où il voyait Sabine se perdre chaque jour plus profondément.
— Binette (tel était le diminutif que d’excellents sentiments avaient poussé cet homme bon et tendre à choisir pour une jeune et adorée femme), dit-il, je ne peux plus supporter de te voir ainsi déprimée. Je finirai par en être malade moi-même. Dans la rue ou à mon bureau, en pensant à tes yeux tristes, le cœur me fond à l’improviste, et il m’arrive de pleurer sur mon buvard. Il se forme alors sur les verres de mes lunettes une buée que je suis obligé d’essuyer, et l’opération représente une perte de temps très appréciable, sans compter le mauvais effet que peut produire la vue de ces larmes, tant sur mes supérieurs que sur mes inférieurs. Enfin, je dirai même et surtout, cette tristesse qui emplit tes yeux clairs d’un charme, certes, indéfinissable, je n’en disconviens pas, mais douloureux, cette tristesse, j’en déplore l’inévitable retentissement sur ta santé, et j’entends te voir réagir avec vigueur et célérité contre un état d’esprit que j’estime dangereux. Ce matin, M. Porteur, notre fondé de pouvoir, un homme charmant d’ailleurs, d’une éducation parfaite et d’une compétence dont la louange n’est plus à faire, M. Porteur a eu la délicate attention de me donner une carte de pesage pour Longchamp, car son beau-frère, qui est paraît-il une personnalité très parisienne, a une grosse situation dans les courses. Comme tu as justement besoin de distractions…
Cet après-midi-là, pour la première fois de sa vie, Sabine s’en fut aux courses de longchamp. Ayant acheté un journal en route, elle avait rêvé sur le nom d’un cheval qui s’appelait Théocrate VI et présentait, avec son cher Théorème, une parenté onomastique imposant l’idée d’un présage favorable. Vêtue d’un manteau bleu en pataraz garni de chasoub, Sabine portait un chapeau tonkinois avec demi-voilette en abat-jour, et il y avait bien des hommes qui la regardaient. Les premières courses la laissèrent à peu près indifférente. Elle songeait à son peintre bien-aimé en proie aux tourments de l’inspiration contrariée, et se représentait vivement la fulgurance de ses yeux noirs tandis qu’il œuvrait dans son atelier en s’épuisant à lutter contre les assauts d’une réalité sordide. Le désir lui vint de se dédoubler et de se transporter instantanément rue du Chevalier-de-la-Barre pour imposer ses mains fraîches sur le front brûlant de l’artiste, comme il est d’usage entre amants dans les situations angoisseuses. La crainte de le troubler dans l’effort de sa recherche l’empêcha d’y donner suite et bien mieux valut, car Théorème, au lieu d’être à son atelier, buvait un verre d’aramon sur un zinc de la rue Caulaincourt et se demandait s’il n’était pas un peu tard pour aller au cinéma.
Enfin, les chevaux s’alignèrent pour le départ du Grand Prix du ministre de l’Enregistrement, et Sabine se mit à couver du regard le cheval Théocrate VI. Elle avait misé sur lui environ cent cinquante francs qui étaient toutes ses économies du moment, et comptait réaliser des gains suffisants pour apaiser le propriétaire de Théorème. Le jockey qui montait Théocrate VI portait une émouvante casaque partie de blanc et de vert, un vert tendre, délicat, léger, frêle et frais, comme pourrait l’être celui d’une laitue s’il en poussait au paradis. Le cheval lui-même était d’un noir d’ébène. Dès le départ, il prit la tête du peloton et s’en détacha de trois longueurs. Un pareil départ, de l’avis des turfistes, ne saurait faire présumer du résultat de la course, mais Sabine, déjà certaine du triomphe et soulevée par l’enthousiasme, se dressa en pied et cria : « Théocrate ! Théocrate ! » Autour d’elle, il y eut des sourires et des ricanements. Assis à sa droite, un vieillard ganté, distingué, monoclé, la regardait du coin de l’œil avec sympathie, ému par son ingénuité. Dans l’ivresse de la victoire, Sabine en vint à crier : « Théorème ! Théorème ! » Les voisins s’amusaient bruyamment de ces démonstrations et en oubliaient presque la course. Elle finit par s’en aviser et, prenant conscience de l’étrangeté de son attitude, devint rouge de confusion. Ce que voyant, le vieux monsieur ganté, distingué et monoclé, se leva en criant du plus fort qu’il put : « Théocrate ! Théocrate ! » Les rires se turent aussitôt et, par les chuchotements des voisins, Sabine apprit que ce galant homme n’était autre que lord Burbury.
Cependant, Théocrate VI avait perdu son avance et finissait dans les choux. Voyant ses espoirs s’effondrer, Théorème condamné à la misère et, en tant qu’artiste, à l’impuissance, Sabine poussa d’abord un soupir et eut ensuite un sanglot sec. Enfin, ses narines ayant frémi et soubresauté, il lui vint aux yeux une humidité. Lord Burbury eut grande compassion. Après échange de quelques propos, il lui demanda si elle ne voudrait pas devenir sa femme, car il avait un revenu annuel de deux cent mille livres sterling. Au même instant, Sabine eut une vision, celle de Théorème expirant sur un grabat d’hôpital et maudissant le nom du Seigneur et celui de son propriétaire. Pour l’amour de son amant et peut-être de la peinture, elle répondit au vieil homme qu’elle acceptait de devenir sa femme, l’informant toutefois qu’elle ne possédait rien, pas même un nom, mais seulement un prénom, et encore des plus ordinaires : Marie. Lord Burbury trouva cette singularité des plus piquantes et se réjouit de l’effet qu’elle produirait sur sa sœur Emily, vierge d’un certain âge, qui avait voué son existence au maintien des traditions honorables dans les familles historiques du royaume. Sans attendre la fin de la dernière course, il partit en voiture avec sa fiancée pour l’aérodrome du Bourget. À six heures, ils arrivaient à Londres, et à sept heures, ils étaient mariés.
Pendant qu’elle se mariait à Londres, Sabine dînait rue de l’Abreuvoir en face de son mari, Antoine Lemurier. Il trouvait qu’elle avait déjà meilleure mine et lui parlait avec bonté. Touchée de cette sollicitude, elle fut prise de scrupules, se demandant si elle pouvait épouser lord Burbury sans contrevenir aux lois humaines et divines. Question épineuse qui en impliquait une autre, celle de la consubstantialité de l’épouse d’Antoine et de celle du lord. En admettant même que chacune d’elles fût une personne physique autonome, il restait que le mariage, s’il se consomme sous des espèces charnelles, est d’abord une union des âmes. En fait, ces scrupules étaient excessifs. La législation du mariage ayant omis de considérer le cas d’ubiquité, Sabine était libre d’agir à sa volonté et pouvait même, de bonne foi, se croire en règle avec Dieu, puisqu’il n’est bulle, bref, rescrit ou décrétale, qui ait seulement effleuré le problème. Mais elle avait la conscience trop haute pour prendre avantage de ces raisons d’avocat. Aussi crut-elle devoir considérer son mariage avec lord Burbury comme une conséquence et un prolongement de l’adultère, lequel ne se justifiait en rien et restait parfaitement damnable. En réparation, à Dieu, à la société et à son époux qu’elle offensait ainsi tous les trois, elle s’interdit de revoir jamais Théorème. Du reste, elle aurait eu honte de reparaître devant lui après consommation d’un mariage alimentaire consenti, certes, pour sa gloire et pour son repos, mais qu’elle regardait avec une candeur honorable comme une flétrissure à leur amour.
Il faut le dire, les débuts de son existence en Angleterre rendirent supportables les remords de Sabine et même la douleur de l’absence. Lord Burbury était vraiment un personnage considérable. Outre qu’il était très riche, il descendait en ligne directe de Jean sans Terre, lequel, circonstance peu connue des historiens, avait contracté un mariage morganatique avec Ermessinde de Trencavel et en avait eu dix-sept enfants, tous morts en bas âge, à l’exception du quatorzième, Richard-Hugues, fondateur de la maison de Burbury. Entre autres privilèges enviés par toute la noblesse anglaise, lord Burbury avait celui, exclusif, d’ouvrir son parapluie dans les appartements du roi, et sa femme une ombrelle. Aussi, son mariage avec Sabine fut-il un événement considérable. La nouvelle lady fut l’objet d’une curiosité généralement bienveillante, quoique sa belle-sœur essayât de faire courir le bruit qu’elle était naguère danseuse à Tabarin. Sabine qui, en Angleterre, s’appelait Marie, était très prise par ses obligations de grande dame. Réceptions, thés, tricots de charité, golf, essayages, ne lui laissaient pas un moment pour bâiller. Toutefois, ces occupations variées ne lui faisaient pas oublier Théorème.
Le peintre n’eut aucun doute sur la provenance des chèques qu’il recevait régulièrement d’Angleterre, et s’accommoda parfaitement de ne plus voir Sabine dans son atelier. Délivré de ses préoccupations matérielles par des mensualités qui s’élevaient à une vingtaine de mille francs, il s’aperçut qu’il traversait une période d’hypersensibilité peu favorable à l’accomplissement de son œuvre, et qu’il avait besoin de se décanter. En conséquence, il s’accorda une année de repos, quitte à la prolonger si le besoin lui en apparaissait. On le vit de plus en plus rarement à Montmartre. Il se décantait dans les bars de Montparnasse et les boîtes des Champs-Élysées où il vivait de caviar et de champagne avec des filles coûteuses. Ayant appris qu’il menait une vie plutôt désordonnée, Sabine, avec une ferveur intacte, songea qu’il poursuivait quelque formule d’art goyesque mariant les jeux de la lumière et les impures sous-jacences du masque féminin.
Un après-midi qu’elle rentrait de son château de Burbury où elle avait passé trois semaines, lady Burbury, en pénétrant dans sa somptueuse demeure de Malison Square, trouva quatre cartons contenant respectivement : une robe du soir en éléas, une robe d’après-midi en crêpe romain, une robe de sport en lainage et un tailleur classique en sparadra. Ayant éloigné sa femme de chambre, elle se multiplia par cinq pour essayer robes et tailleur. Lord Burbury entra par mégarde.
— Chère ! s’écria-t-il, mais vous avez quatre sœurs ravissantes. Et vous ne le disiez pas !
Au lieu de se rassembler, lady Burbury se troubla et crut devoir répondre :
— Elles viennent d’arriver. Alphonsine est mon aînée d’un an Brigitte est ma sœur jumelle. Barbe et Rosalie sont mes deux cadettes, également jumelles. On dit qu’elles me ressemblent beaucoup.
Les quatre sœurs furent bien accueillies dans la haute société et partout fêtées. Alphonsine épousa un milliardaire américain, roi du cuir embouti, et traversa l’Atlantique avec lui ; Brigitte, le maharajah de Gorisa-pour qui l’emmena dans sa résidence princière ; Barbe, un illustre ténor napolitain qu’elle accompagna dans ses tournées à travers le monde ; Rosalie, un explorateur espagnol qui s’en fut avec elle en Nouvelle-Guinée observer les mœurs curieuses des Papous.
Ces quatre mariages, célébrés presque simultanément, firent beaucoup de bruit en Angleterre et même sur le continent. À Paris, les journaux en parlèrent avec intérêt et donnèrent des photos. Un soir, dans la salle à manger de la rue de l’Abreuvoir, Antoine Lemurier dit à Sabine :
— Tu as vu les photos de lady Burbury et de ses quatre sœurs ? C’est étonnant ce qu’elles peuvent te ressembler, sauf que toi, tu as les yeux plus clairs, le visage plus allongé, la bouche moins grande, le nez plus court, le menton moins fort. Demain, j’emporterai le journal avec ta vraie photo pour les montrer à M. Porteur. Il ne va pas en revenir.
Antoine se mit à rire, parce qu’il était content d’étonner M. Porteur, le fondé de pouvoir de la S.B.N.C.A.
— Je ris en pensant à la tête de M. Porteur, expliqua-t-il. Pauvre M. Porteur ! À propos, il m’a encore donné une carte de pesage mercredi. Qu’est-ce qu’il faut faire, à ton avis ?
— Je ne sais pas, répondit Sabine. C’est très délicat, la mine soucieuse, elle se demandait s’il convenait à Lemurier d’envoyer ou non des fleurs à Mme Porteur, la femme de son supérieur hiérarchique. Et dans le même instant, lady Burbury, assise à une table de bridge en face du comte de Leicester ; la bégum de Gorisapour, étendue dans son palanquin porté à dos d’éléphant ; Mrs. Smithson, occupée dans l’État de Pennsylvanie à faire les honneurs de son château Renaissance synthétique ; Barbe Cazzarini dans une loge de l’Opéra de Vienne où ténorisait son illustrissime ; Rosalie Valdez y Samaniego, couchée sous la moustiquaire, dans une hutte d’un village de Papouasie, toutes étaient pareillement absorbées et s’interrogeaient sur l’opportunité d’offrir des fleurs à Mme Porteur.
Théorème, informé par les Journaux de ces festivités nuptiales, n’avait eu aucune hésitation en voyant les photos qui en illustraient les reportages et ne doutait pas que toutes ces mariées fussent de nouvelles incarnations de Sabine. Sauf celui de l’explorateur, qui lui paraissait exercer un métier peu lucratif, il trouvait le choix des époux tout à fait judicieux. Ce fut vers cette époque qu’il sentit le besoin de revenir à Montmartre. Le climat pluvieux de Montparnasse et l’aridité bruyante des Champs-Élysées le lassaient. En outre, les mensualités de lady Burbury lui donnaient plus de relief dans les cafés de la Butte que dans des établissements étrangers. Du reste, il ne changea rien à son genre de vie et ne tarda pas à se faire à Montmartre une réputation de noctambule tapageur, buveur et partousier. Ses amis s’amusaient au récit de ses frasques et, un peu envieux de sa nouvelle opulence dont ils profitaient pourtant, répétaient avec satisfaction qu’il était perdu pour la peinture. Ils prenaient la peine d’ajouter que c’était dommage, vu qu’il avait un authentique tempérament d’artiste. Sabine eut connaissance de la mauvaise conduite de Théorème et comprit qu’il était engagé sur une pente fatale. Sa foi en lui et en ses destins s’en trouva ébranlée, mais elle ne l’en aima que plus tendrement et s’accusa d’être à l’origine de sa déchéance. Pendant près d’une semaine elle se tordit les mains aux quatre coins du monde. Un soir, à minuit, qu’elle revenait du cinéma en compagnie de son mari, elle vit, au carrefour Junot-Girardon, Théorème accroché aux bras de deux filles éméchées et hilares. Lui-même, saoul perdu, vomissait un vin noir et éructait d’ignobles injures à l’adresse des deux créatures dont l’une lui tenait la tête en l’appelant familièrement mon cochon, tandis que l’autre, en termes de corps de garde, évaluait badinement ses moyens d’amoureux. Ayant reconnu Sabine, il tourna vers elle son visage souillé, hoqueta le nom de Burbury qu’il fit suivre d’un bref, mais révoltant commentaire, et s’effondra au pied d’un bec électrique. À dater de cette rencontre, il ne fut plus pour elle qu’un objet de haine et de dégoût, qu’elle se promit d’oublier.
Quinze jours plus tard, lady Burbury qui résidait en compagnie de son époux dans leur domaine de Burbury, s’éprenait d’un jeune pasteur des environs, venu déjeuner au château. Il n’avait pas les yeux noirs, mais bleu pâle, non plus la bouche voluptueuse, mais pincée, avalée, et l’air propre, rincé, la conscience froide et récurée des gens résolus à mépriser ce qu’ils ignorent. Dès le premier déjeuner, lady Burbury fut éperdument amoureuse. Le soir, elle dit à son mari :
— Je ne vous l’avais pas dit, mais j’ai encore une sœur. Elle s’appelle Judith.
La semaine suivante, Judith vint au château où elle déjeuna en compagnie du pasteur qui se montra poli, mais distant, comme il convenait à l’égard d’une catholique, réceptacle et véhicule de mauvaises pensées. Après déjeuner, ils firent ensemble un tour de parc et Judith, avec à-propos et comme par hasard, cita le Livre de Job, les Nombres et le Deutéronome. Le révérend comprit que le terrain était bon. Huit jours plus tard, il eut converti Judith, quinze autres plus tard, épousée. Leur bonheur fut bref. Le pasteur n’avait que des conversations édifiantes, et jusque sur l’oreiller, il prononçait des paroles révélant une grande élévation de pensée. Judith s’ennuyait si fort en sa compagnie qu’elle profita d’une promenade qu’ils faisaient ensemble sur un lac d’Écosse pour se noyer accidentellement. En réalité, elle se laissa couler en retenant sa respiration et, dès qu’elle eut disparu au regard de son époux, opéra un rassemblement partiel dans le sein de lady Burbury. Le révérend eut un chagrin affreux, remercia néanmoins le Seigneur de lui avoir envoyé cette épreuve et fit élever dans son jardin une petite stèle in memoriam.
Cependant, Théorème s’inquiétait de ne pas recevoir l’argent de sa dernière mensualité. Croyant d’abord à un simple retard, il s’efforça de prendre patience, mais après avoir vécu sur son crédit pendant plus d’un mois, il se résolut à entretenir Sabine de ses ennuis. Trois matins de suite, il se posta vainement rue de l’Abreuvoir pour la surprendre et la rencontra par hasard un soir à six heures.
— Sabine, lui dit-il, je te cherchais depuis trois jours.
— Mais, monsieur, je ne vous connais pas, répondit Sabine.
Elle voulut passer son chemin. Théorème lui mit la main à l’épaule.
— Voyons, Sabine, quelle raison as-tu d’être fâchée contre moi ? J’ai fait ce que tu as voulu. Un beau jour, tu as décidé de ne plus venir chez moi et j’ai souffert en silence, sans même te demander pourquoi tu renonçais à nos rencontres.
— Monsieur, je ne comprends rien à ce que vous dites, mais votre tutoiement et vos allusions incompréhensibles sont injurieuses pour moi. Laissez-moi passer.
— Sabine, tu ne peux pas avoir tout oublié. Souviens-toi.
N’osant encore aborder la question des subsides, Théorème s’efforçait de recréer une apparence d’intimité. Pathétique, il évoquait des souvenirs émouvants et retraçait l’histoire de leurs amours. Mais Sabine le regardait avec des yeux étonnés, un peu effrayés et protestait avec moins d’indignation que de stupeur. Le garçon s’entêtait.
— Enfin, rappelle-toi cet été, ces vacances que nous avons passées ensemble en Bretagne, notre chambre sur la mer.
— Cet été ? Mais j’ai passé mes vacances avec mon mari en Auvergne !
— Naturellement ! si tu te retranches derrière des faits !
— Comment ! si je me retranche derrière des faits ! Vous vous moquez de moi ou bien vous perdez la raison. Laissez-moi passer ou j’appelle !
Théorème, irrité par une mauvaise foi aussi patente, la saisit par les bras et se mit à la secouer en jurant nom de Dieu. Sabine aperçut alors son mari qui passait de l’autre côté de la rue sans les voir et l’appela par son prénom. Il vint à elle et, sans comprendre la situation, salua Théorème.
— Ce monsieur que je vois pour la première fois de ma vie, expliqua Sabine, m’a arrêtée dans la rue. Et, non content de me tutoyer, il me traite comme si j’avais été sa maîtresse, en m’appelant chérie et en évoquant de prétendus souvenirs de ce qu’auraient été nos amours passées.
— Qu’est-ce à dire, monsieur ? interrogea, hautain, Antoine Lemurier. Dois-je conclure que vous avez voulu vous livrer à de tortueuses et inqualifiables manœuvres ? Quoi qu’il en soit, vous ne me persuaderez pas qu’elles sont d’un galant homme, je vous avertis.
— C’est bon, grommela Théorème, je ne veux pas abuser de la situation.
— Abusez, monsieur, ne vous gênez pas, lui dit Sabine en riant. Et se tournant vers Antoine : entre autres souvenirs de nos amours supposées, monsieur évoquait tout à l’heure celui d’un séjour de trois semaines qu’il aurait fait avec moi l’été dernier sur une plage bretonne. Qu’en dis-tu ?
— Mettons que je n’aie tien dit, ragea Théorème.
— Vous n’avez certainement rien de mieux à faire, approuva l’époux. Sachez, monsieur, que ma femme et moi nous ne nous sommes pas quittés de tout l’été et que nous avons passé nos vacances…
— Sur un lac d’Auvergne, coupa Théorème. C’est entendu.
— Comment le savez-vous ? demanda ingénument Sabine.
— Mon petit doigt, un jour qu’il était en caleçon de bain sur une plage bretonne.
Cette réponse parut laisser la jeune femme pensive. Le peintre la regardait avec des yeux très noirs. Elle sourit et interrrogea :
— En somme, si j’ai bien compris, vous prétendez que je me trouvais en même temps sur un lac d’Auvergne avec mon mari et sur une plage bretonne avec vous ?
Théorème cligna un œil et fit signe que oui. Son cas devint clair pour Antoine Lemurier qui se tint prêt à lui décocher un coup de pied dans le ventre.
— Monsieur, dit néanmoins cet homme bon, je suppose que vous n’êtes pas seul dans la vie. Sans doute avez-vous quelqu’un qui s’occupe de vous : un ami, une femme, des parents. Si vous habitez le quartier, je peux vous reconduire chez vous.
— Vous ne savez donc pas qui je suis ? s’étonna le peintre.
— Excusez-moi.
— Je suis Vercingétorix. Pour mon retour, ne vous inquiétez pas. Je vais prendre le métro à Lamarck et j’arriverai à Alésia pour dîner. Allons, bonsoir, et rentrez vite caresser votre bourgeoise.
Théorème, en prononçant ces derniers mots, toisa Sabine avec toute l’insolence possible et s’éloigna en faisant entendre plusieurs ricanements atroces. Le pauvre garçon ne se dissimulait pas qu’il était fou et s’étonnait de n’en avoir pas eu la révélation plus tôt. La preuve de sa folie était facile à faire. Si les vacances bretonnes et l’ubiquité de Sabine n’avaient jamais eu de réalité que dans son esprit, c’était bien là l’illusion d’un fou. Supposé au contraire que tout fût vrai, Théorème se trouvait dans la situation d’un homme qui peut témoigner d’une vérité absurde, ce qui est le propre des aliénés mentaux. La certitude de sa démence affecta le peintre très profondément. Il devint sombre, renfermé, soupçonneux, évitant ses amis et décourageant leurs avances. Il fuyait pareillement la société des filles, ne fréquentait plus les cafés de la Butte et restait confiné dans son atelier à méditer sur sa folie. À moins de perdre la mémoire, il ne voyait pas qu’il pût guérir un jour. La solitude eut ce résultat heureux de le ramener à la peinture. Il se mit à peindre avec un acharnement farouche, une violence souvent démentielle. Son très beau génie, qu’il éparpillait autrefois dans les cafés, dans les bars et dans les alcôves, se mit à briller, puis à resplendir, puis à fulgurer. Après six mois d’efforts, de recherches passionnées, il se fut pleinement réalisé et ne peignit plus que des chefs-d’œuvre, presque tous immortels. Citons entre autres sa fameuse Femme à neuf têtes qui a déjà fait tant de bruit, et son si pur et pourtant si troublant Fauteuil Voltaire. Son oncle de Limoges était bien content.
Cependant, lady Burbury grossissait des œuvres du pasteur. Hâtons-nous de le dire, il n’y avait rien dans la conduite de l’un ni de l’autre qui eût été contraire à l’honneur, mais Judith, en se repliant dans le sein de sa sœur, y avait porté le fruit, encore à l’état de promesse, de son union avec le révérend. Lady Burbury accoucha, non sans une petite gêne morale, d’un garçon bien constitué que le pasteur baptisa avec indifférence. L’enfant fut prénommé Antony, et il n’y a rien d’autre à en dire. Vers le même temps, la begum de Gorisapour mit au monde deux jumeaux ne devant rien qu’au maharajah lui-même. Il y eut de grandes réjouissances et, le peuple, comme c’est l’usage là-bas, offrit aux nouveau-nés leur pesant d’or fin. De leur côté, Barbe Cazzarini et Rosalie Valdez y Samaniego devinrent mères, l’une d’un garçon, l’autre d’une fille. Il y eut des réjouissances aussi.
Mrs. Smithson, l’épouse du milliardaire, ne suivit pas l’exemple de ses sœurs et tomba malade assez gravement. Pendant sa convalescence, qu’elle passa en Californie, elle se mit à lire de ces dangereux romans qui vous montrent sous un jour trop charmant les couples infâmes abîmés dans le péché, et où les auteurs ne craignent même pas de nous décrire – avec une damnable complaisance, mais aussi, hélas ! avec quelles paroles flatteuses, quel art de colorer l’horrible vérité, de rendre aimables les plus révoltantes situations, d’en nimber et transfigurer les acteurs, tout en nous amenant démoniaquement à nous faire oublier, sinon approuver (cela s’est vu) le caractère véritable de ces odieuses pratiques – ne craignent donc même pas de nous décrire les plaisirs de l’amour et les recherches de la volupté. Il n’y a rien de plus mauvais que ces livres-là. Mrs. Smithson eut la faiblesse de s’y laisser prendre. Elle commença par soupirer et en vint à raisonner. « J’ai, se dit-elle, cinq maris, et j’en ai eu jusqu’à six à la fois. Je n’ai eu qu’un amant, et il m’a donné plus de joies en six mois qu’en un an tous mes époux ensemble. Encore était-il indigne de mon amour. Je l’ai abandonné par un scrupule de conscience. (Ici soupirait Mrs. Smithson et laissait courir sous le pouce les pages de son roman.) Les amants de L’Amour m’éveille ne savent pas ce que c’est que d’avoir des scrupules. Et ils sont heureux comme des bœufs (elle voulait dire comme des dieux). Mes scrupules, à moi, sont injustifiables, car en quoi consiste le péché d’adultère ? À faire hommage à autrui de ce qui n’est dû qu’à un seul. Mais moi, rien ne m’empêche d’avoir un amant et de me garder intacte à Smithson. »
Ces réflexions ne devaient pas tarder à porter des fruits. Le pire était qu’elle ne fût pas seule à les faire, et que le poison s’insinuât en même temps, selon les lois de l’ubiquité, dans l’esprit de ses sœurs. Aux derniers jours de sa convalescence sur la plage californienne de Dorado, Mrs. Smithson alla un soir au concert. On jouait la Sonate au clair de lune en jazz-hot. Le charme de Beethoven et de sa musique endiablée agit sur son imagination de telle sorte qu’elle devint amoureuse du joueur de batterie, lequel embarquait le surlendemain pour les Philippines. Quinze jours plus tard, elle dépêchait un double à Manille, cueillait le musicien à son arrivée et s’en faisait aimer. Dans le même temps, lady Burbury s’éprenait d’un chasseur de panthères au seul vu de sa photo dans un magazine et lui déléguait un double à Java. La femme du ténor, en quittant Stockholm, y laissa un double pour faire la connaissance d’un jeune choriste qu’elle avait remarqué à l’Opéra, tandis que Rosalie Valdez y Samaniego, dont le mari venait d’être mangé par une tribu papoue à l’occasion d’une fête religieuse, se multipliait par quatre pour l’amour d’autant de beaux garçons rencontrés dans différents ports océaniens.
Bientôt, la malheureuse ubiquiste fut saisie d’une frénésie de luxure et eut des amants sur tous les points du globe. Le nombre en augmentait au rythme d’une progression géométrique dont la raison était 2,7. Cette phalange dispersée comprenait des hommes de toutes sortes : des marins, des planteurs, des pirates chinois, des officiers, des cow-boys, un champion d’échecs, des athlètes Scandinaves, des pêcheurs de perles, un commissaire du peuple, des lycéens, des toucheurs de bœufs, un matador, un garçon boucher, quatorze cinéastes, un raccommodeur de porcelaine, soixante-sept médecins, des marquis, quatre princes russes, deux employés de chemins de fer, un professeur de géométrie, un bourrelier, onze avocats, et il faut bien en passer. Signalons pourtant un membre de l’Académie française en tournée de conférences dans les Balkans, avec toute sa barbe. Dans une seule des îles Marquises, la race lui ayant paru belle, l’insatiable amoureuse s’y multiplia par trente-neuf. En l’espace de trois mois, elle se fut répandue sur le globe en neuf cent cinquante exemplaires. Six autres mois plus tard, ce nombre atteignait aux environs de dix-huit mille, ce qui est considérable. La face du monde en était presque changée. Dix-huit mille amants subissaient l’influence de la même femme, et à leur insu s’établissait entre eux une sorte de parenté dans leur manière de vouloir, de sentit, d’apprécier. En outre, façonnés par ses conseils et par le même désir de lui plaire, ils en venaient à se ressembler par le maintien, la démarche, le port du veston et la couleur de la cravate, et même par des expressions de physionomie. C’est ainsi que le professeur de géométrie ressemblait à un pirate chinois et l’académicien, en dépit de sa barbe, au matador. Il se créait un type d’homme dont les caractères somatiques échappaient d’ailleurs à tout examen. Sabine avait pris l’habitude de fredonner une chanson qui commençait ainsi : Dans les gardes françaises, j’avais un amoureux. Elle courut sur les lèvres de ses innombrables amants, de leurs amis et connaissances, et devint une rengaine internationale. Les gangsters de Al Pacone la chantaient en dévalisant la banque principale de Chicago, comme aussi les pirates de Wou-Naï-Na, en pillant les jonques du fleuve Bleu, et les immortels en rédigeant le dictionnaire de l’Académie. Enfin, la silhouette de Sabine, son profil, la forme de ses yeux, l’expression de ses jambes, semblaient devoir imposer bientôt de nouveaux canons de la beauté féminine. Les grands voyageurs, en particulier les reporters, s’étonnaient de retrouver en tous lieux la même femme, si parfaitement semblable à elle-même. Les journaux s’en émurent, le monde scientifique proposa plusieurs explications du phénomène, ce qui donna lieu à de grandes querelles qui ne sont pas près de finir. La théorie semi-finaliste du nivellement des races par mutation de gènes et option infraconsciente de l’espèce prévalut généralement dans le public. Lord Burbury, qui suivait ces débats d’assez près, commençait à regarder sa femme d’un drôle d’air.
Rue de l’Abreuvoir. Sabine Lemurier, dans un calme apparent, continuait à mener une existence d’épouse attentive et de bonne ménagère, allait au marché, cuisait les biftèques, recousait les boutons, faisait durer le linge de son mari, échangeait des visites avec les femmes de ses collègues et écrivait ponctuellement au vieil oncle de Clermont-Ferrand. Au contraire de ses quatre sœurs, elle semblait n’avoir pas voulu suivre les suggestions perfides des romans de Mrs. Smithson et s’était interdit de se multiplier pour suivre des amants. On jugera cette précaution spécieuse, artificieuse et hypocrite, puisque Sabine et ses innombrables sœurs pécheresses n’étaient qu’une seule et même personne. Mais les plus grands pécheurs ne sont jamais entièrement abandonnés de Dieu, qui entretient une lueur dans les ténèbres de ces pauvres âmes. C’était sans nul doute cette lueur-là qui se trouvait ainsi matérialisée dans un dix-huit millième de notre amoureuse innombrable. À la vérité, elle entendait d’abord rendre hommage à la primauté d’Antoine Lemurier en tant qu’époux légal. Sa conduite à son égard témoigna constamment de cet honorable souci. Lemurier étant tombé malade au moment où il venait de faire de mauvaises spéculations et de s’endetter lourdement, il arriva que le ménage se trouva dans une gêne extrême, voisine de la misère. Bien souvent, l’argent manquait à la fois pour la pharmacie, le pain et le proprio. Sabine vécut là des jours angoissés, mais sut résister, lors même que l’huissier cognait à la porte et qu’Antoine réclamait le curé, à la tentation de recourir aux millions de lady Burbury ou de Mrs. Smithson. Pourtant, assise au chevet du malade et épiant son souffle difficile, elle restait attentive aux ébats de ses sœurs (elles étaient alors quarante-sept mille), présente à tous leurs gestes et écoutant cette immense rumeur lascive qui lui arrachait parfois un soupir. Les dents serrées, le teint animé et la pupille légèrement dilatée, elle ressemblait parfois à une téléphoniste surveillant un vaste standard avec une application passionnée.
Quoique participant à (et participant de) cette mêlée voluptueuse, multiplicité impudique, fornicante, transpirante, gémissante, et y prenant plaisir (nécessairement, par nécessité et nécessaire et absolue conformité de conformation), quoique donc, Sabine restait inapaisée et l’âme appétente. C’est qu’elle s’était reprise à aimer Théorème avec le ferme propos de le lui laisser ignorer. Peut-être ses quarante-sept mille amants n’étaient-ils qu’un dérivatif à cette passion sans espoir. Il est permis de le penser. D’autre part, on peut supposer qu’elle était simplement et irrésistiblement aspirée par un destin en forme d’entonnoir (Cf. cette pensée de Charles Fourier que chacun peut lire sur le socle de sa statue, au confluent du boulevard de Clichy et de la place Clichy : Les attractions sont proportionnelles aux destinées). Sabine avait été informée d’abord par sa crémière, ensuite par les journaux, des succès de Théorème. Dans une exposition, elle avait, le cœur ébloui et la buée à l’œil, admiré sa Femme à neuf têtes, si tendre et si tragiquement irréelle et pour elle allusive. Son ancien amant lui apparaissait purifié, racheté, rédimé, rétamé, battant neuf et lumière. Pour lui seul, elle osait prier, prier pour qu’il eût bon lit, bonne table, fraîcheur d’âme en toute saison, aussi pour que sa peinture devînt de plus en plus belle.
Théorème avait toujours les yeux noirs, mais sa folie l’avait quitté, bien qu’il disposât des mêmes arguments pour en faire la preuve. Sagement, il s’était dit qu’il existe d’excellentes raisons pour n’importe quoi, qu’il en existait sûrement pour infirmer la preuve de sa folie, et il n’avait pas pris la peine de les chercher. Toutefois, sa vie demeurait à peu près la même, laborieuse et le plus souvent solitaire. Selon le souhait de Sabine, sa peinture devenait de plus en plus belle, et les critiques d’art disaient des choses très fines sur la spiritualité de ses toiles. On ne le rencontrait guère dans les cafés et, en présence de ses amis mêmes, il avait la parole rare, le visage et le maintien triste des hommes qui ont épousé une grande douleur. C’est qu’il avait opéré un sérieux retour sur lui-même et jugé sa conduite passée à l’égard de Sabine. Conscient de sa bassesse, il en rougissait vingt fois par jour, se traitant à haute voix de butor, de mufle, de crapaud panard et venimeux, de cochon rengorgé. Il aurait voulu s’accuser devant Sabine, implorer son pardon, mais il se jugeait trop indigne. Ayant fait un pèlerinage à la plage bretonne, il en rapporta deux toiles admirables, à faire sangloter un épicier, et aussi un souvenir aiguisé de sa muflerie. Il entrait tant d’humilité dans sa passion pour Sabine qu’il regrettait maintenant d’avoir été aimé.
Antoine Lemurier, qui avait manqué mourir, sortit heureusement de maladie, reprit son service au bureau et, tant bien que mal, pansa ses plaies d’argent. Durant cette épreuve, les voisins s’étaient réjouis en pensant que le mari allait crever, le mobilier être vendu, la femme à la rue. Tous étaient d’ailleurs d’excellentes gens, des cœurs d’or, comme tout le monde, et n’en voulaient nullement au ménage Lemurier, mais voyant se jouer auprès d’eux une sombre tragédie avec rebonds, péripéties, beuglements de proprio, huissier et fièvre montante, ils vivaient anxieusement dans l’attente d’un dénouement qui fût digne de la pièce. On en voulut à Lemurier de n’être pas mort. C’est lui qui avait tout foutu par terre. En représailles, on se mit à plaindre sa femme et à l’admirer. On lui disait : « Madame Lemurier, quel courage vous avez eu, on a bien pensé à vous, je voulais monter vous voir, Frédéric me disait non, tu vas déranger, mais je me tenais au courant, et je l’ai dit souvent et encore hier à M. Brevet : Mme Lemurier a été extraordinaire ; admirable, elle a été. » Ces choses-là étaient dites, autant que possible, devant Lemurier, ou bien elles lui étaient répétées par la concierge ou par le trois-pièces du cinquième, ou par le porte-de-face du troisième, si bien que le pauvre homme en vint à juger insuffisante l’expression de sa propre reconnaissance. Un soir, sous la lampe, Sabine lui parut lasse. Elle en était à son cinquante-six millième amant, un capitaine de gendarmerie, bel homme, qui débouclait son ceinturon dans un hôtel de Casablanca en lui disant qu’après bien bouffer et un bon cigare, l’amour est chose divine. Antoine Lemurier, qui regardait sa femme avec vénération, lui prit la main et y appuya les lèvres.
— Chérie, lui dit-il, tu es une sainte. Tu es la plus douce des saintes, la plus belle. Une sainte, une vraie sainte.
La dérision involontaire de cet hommage et de ce regard adorant accabla Sabine. Elle retira sa main, fondit en larmes et, s’excusant sur ses nerfs, passa dans sa chambre. Comme elle mettait ses bigoudis, l’académicien à la barbe fleurie mourut d’une rupture d’anévrisme dans un restaurant d’Athènes où il était attablé avec Sabine qui s’appelait là-bas Cunégonde et passait pour sa nièce. Cunégonde peut paraître un prénom recherché, voire littéraire, mais qu’on veuille bien y songer : il n’y a pas cinquante-six mille saintes au calendrier, et il fallait bien les honorer toutes. Assurée que la dépouille du grand homme serait bien traitée, Cunégonde se replia dans le sein de Sabine qui l’expédia le lendemain matin dans une baraque de la zone en expiation de l’injure nombreuse faite à Antoine Lemurier.
Cunégonde, sous le nom de Louise Mégnin, élut domicile dans l’une des plus pauvre cabanes de la zone Saint-Ouen, celles qui s’élèvent au fond de l’ignoble cité, devant les grandes meules de détritus tassés en un terreau friable aux noires senteurs de cendre et d’humanité. Sa baraque, faite de vieux bois de démolition et de papier toile goudronné, comprenait deux chambres séparées par une cloison en planches et dont l’une abritait un vieillard catarrheux et asthénique, soigné par un gamin idiot qu’il injuriait jour et nuit d’une voix d’agonisant, Louise Mégnin devait mettre longtemps à s’habituer à ce voisinage, de même qu’à la vermine, aux rats, aux odeurs, à la rumeur des bagarres, à la grossièreté des zoniers et à tous les inconvénients sordides qu’imposait l’existence dans ce dernier cercle de l’enfer terrestre. Lady Burbury et ses sœurs mariées, comme aussi les cinquante-six mille amoureuses (dont le nombre ne cessait de croître), en perdirent pendant plusieurs jours le goût de la nourriture. Lord Burbury s’étonnait parfois de voir sa femme pâlir, trembler du chef et des mains et ses yeux se révulser. « On me cache quelque chose », pensait-il. C’est tout simplement que dans sa bicoque, Louise Mégnin faisait tête à un rat ventru ou disputait son grabat aux punaises, mais il ne pouvait pas le savoir. On supposera peut-être que cette descente expiatoire au séjour des damnés et des chiffonniers, dans la puanteur, la vermine, les plaies, les pustules, la faim, les couteaux, les loques, le vin dur et les gueulements d’abrutis, avait fait faire à la pécheresse multicorps un grand pas sur le chemin de la vertu. Mais non, au contraire. Louise Mégnin, ses cinquante-six mille sœurs (devenues soixante mille) et l’épouse tétracarne cherchaient à s’étourdir afin d’oublier la zone de Saint-Ouen. Au lieu de se délecter à ses souffrances comme il eût été juste et avantageux, Louise s’efforçait de ne rien voir, de ne rien entendre et se dispersait sur les cinq continents au spectacle de jeux impurs. C’était facile. Quand on a soixante mille paire d’yeux, on peut sans trop de peine se distraire du spectacle que nous offre l’une d’elles. Autant pour les oreilles.
Heureusement, la Providence veillait. Un soir, à la brune, l’air était très doux ; les exhalaisons des baraques, des roulottes et des tas d’immondices se fondaient en odeurs profondes tirant sur la charogne ; sur la zone flottait un brouillard léger estompant le décor bancal et les allées de mâchefer ; des ménagères se traitaient de putains, d’ordures, de voleuses, et dans un café en planches, la radio donnait une interview du grand coureur cycliste Idée. Louise Mégnin emplissait un arrosoir à la borne-fontaine lorsqu’elle vit sortir d’une roulotte un homme monstrueux qui se dirigea vers la fontaine. Fait comme un gorille dont il avait la carrure, le faciès et les longs bras pendant à hauteur des genoux, il était chaussé de pantoufles et portait des leggins dépareillés. Il s’avança en roulant les épaules et s’arrêta auprès de Louise sans rien dire, ses petits yeux brillant dans sa face poilue. D’autres hommes l’avaient déjà abordée à la fontaine, certains même étaient venus rôder autour de sa bicoque, mais les plus frustes restaient soucieux d’observer quelques transitions rituelles. Celui-ci n’y pensait sûrement pas et sa résolution semblait aussi tranquille que s’il se fût agi de prendre l’autobus. Louise n’osait pas lever les yeux et regardait avec effroi les énormes mains pendantes, couvertes d’un poil noir et dru que la crasse collait par endroits en mèches rebelles, l’arrosoir plein, elle prit le chemin du retour et le gorille l’accompagna, toujours silencieux. Il marchait à côté d’elle à petits pas, à cause de ses jambes courtes et cagneuses disproportionnées au buste, et crachait parfois un jus de chique. « Enfin, pourquoi me suivez-vous ? » demanda Louise. « Ma plaie recommence à couler », dit le gorille, et tout en marchant, il pinça l’étoffe de sa culotte qui collait à sa cuisse. Ils arrivaient à la bicoque. Transie de peur, Louise prit un pas d’avance, entra vivement et lui claqua la porte au nez. Mais avant qu’elle l’eût fermée à clé, il la repoussait d’une seule main et venait s’encadrer dans le chambranle. Sans prendre garde à sa présence, il promena sur sa cuisse des doigts précautionneux pour reconnaître à travers l’étoffe les contours de la plaie suppurante. Le manège dura longtemps. Dans la chambre voisine, le vieux égrenait des blasphèmes et, d’une voix de moribond, se plaignait que le gamin voulût l’assassiner. Louise, épouvantée, se tenait au milieu de la chambre, les yeux fixés sur le gorille. En se relevant, il vit son regard, lui fit signe de la main comme pour la faire patienter et, après avoir fermé la porte, posa sa chique sur une chaise.
À Paris, à Londres, à Shangaï, à Bamako, à Bâton-Rouge, à Vancouver, à New York, à Breslau, à Varsovie, à Rome, à Pondichéry, à Sydney, à Barcelone et sur tous les points du globe, Sabine, le souffle coupé, suivait les mouvements du gorille. Lady Burbury venait de faire son entrée dans un salon ami et la maîtresse de maison qui s’avançait à sa rencontre la vit reculer devant elle, le nez pincé, les yeux pleins d’horreur, jusqu’à ce qu’elle tombât assise sur les genoux d’un vieux colonel. À Napier (Nouvelle-Zélande), Ernesrine, la dernière née des soixante-cinq mille, planta ses ongles très profondément dans les mains d’un jeune employé de banque qui se demanda ce qu’il fallait en penser. Sabine aurait pu résorber Louise Mégnin dans l’un de ses nombreux corps, elle ne fut pas sans y songer, mais il lui sembla qu’elle n’avait pas le droit de refuser cette épreuve.
Le gorille viola Louise Mégnin plusieurs fois. Dans les intervalles, il reprenait sa chique, puis la reposait sur la chaise. De l’autre côté de la cloison, le vieillard poursuivait ses litanies et, d’une main débile, lançant ses sabots par la chambre, essayait d’assommer son jeune compagnon qui éclatait à chaque fois d’un rire imbécile. La nuit était presque tombée. Dans la pénombre, les mouvements du gorille brassaient de lourdes odeurs de crasse, de nourriture gâtée, de bouc et de sanie, concentrées dans son poil de bête et dans ses vêtements. Enfin, ayant repris sa chique pour de bon, il posa une pièce de vingt sous sur la table, en homme qui sait vivre, et jeta en sortant : « Je reviendrai. »
Cette nuit-là, aucune des soixante-cinq mille sœurs ne put trouver le sommeil, et leurs larmes semblaient devoir ne jamais tarir. Elles voyaient bien, maintenant, que les plaisirs de l’amour décrits par les romans de Mrs. Smithson étaient de flatteuses illusions, et que le plus bel homme du monde, hors des liens sacrés du mariage, ne peut donner que ce qu’il a – au fond (pensaient-elles), à peu de chose près ce qu’avait donné le gorille. Plusieurs milliers d’entre elles, s’étant querellées avec leurs amants qu’exaspéraient ces pleurs et ces mines dégoûtées, rompirent aussitôt leurs liaisons et cherchèrent un gagne-pain honorable. Les unes s’engagèrent dans les fabriques ou comme bonnes à tout faire, d’autres trouvèrent à s’employer dans des hôpitaux ou des asiles. Aux Marquises, il y en eut douze qui se casèrent dans des léproseries pour soigner les malades. Hélas ! il ne faudrait pas croire que ce mouvement fût aussitôt général. Au contraire, de nouvelles multiplications de pécheresses vinrent compenser, et au-delà, ces glorieuses défections. Dans la promotion des repenties, certaines se laissèrent tenter et revinrent aux mauvais plaisirs.
Heureusement, le gorille faisait à Louise Mégnin de fréquentes visites. Comme il était toujours aussi laid, aussi brutal, et qu’il puait toujours très fort, sa lubricité était merveilleusement édifiante. À chaque fois qu’il venait dans la bicoque, un grand frisson de dégoût passait parmi les amoureuses, et il y en avait un millier ou deux qui se réfugiaient dans la dignité du travail et dans les bonnes œuvres, quitte à se raviser et à retomber dans l’ornière. En définitive, à ne considérer que les chiffres, Sabine ne progressait pas sensiblement dans la voie du bien, mais le nombre de ses amants se stabilisait aux environs de soixante-sept mille, et cela seul était un progrès.
Un matin, le gorille arriva chez Louise Mégnin avec un grand sac de toile contenant huit boîtes de pâté de foie, six de saumon, trois fromages de chèvre ?, trois camemberts, six œufs durs, quinze sous de cornichons, un pot de rillettes, un saucisson, quatre kilos de pain frais, douze bouteilles de vin rouge, une de rhum, et aussi un phonographe datant de 1912, avec enregistrement sur cylindres, lesquels étaient au nombre de trois, et c’est à savoir, dans l’ordre des préférences du gorille : la Chanson des blés d’or, un monologue égrillard, et le duo de Charlotte et de Werther. Arriva donc le gorille avec son sac sur l’épaule, s’enferma dans la bicoque avec Louise Mégnin et n’en ressortit que le surlendemain à cinq heures après midi. Des horreurs qui se perpétrèrent pendant ces deux jours de tête-à-tête, il est convenable de ne rien dire. Ce qu’il faut savoir, c’est que, dans le même temps, vingt mille amoureuses, désabusées, abandonnèrent leurs amants pour se consacrer à des tâches ingrates et secourir les affligés. Il est vrai aussi que neuf mille d’entre elles (presque la moitié) retombèrent dans le péché. Mais le bénéfice était bon. Dès lors, les gains furent à peu près constants, malgré les retours et les rechutes. Ces corps innombrables n’étant mus que par une seule âme, on s’étonnera peut-être que le résultat n’ait pas été plus prompt. Mais les habitudes de l’existence, voire et surtout les plus quotidiennes, les plus anodines, les plus apparemment insignifiantes, sont comme des adhérences de l’âme à la chair. On le vit bien pour Sabine. Celles de ses sœurs qui menaient une vie de patachon, un amant aujourd’hui, un autre demain et tous les jours faire la valise, vinrent les premières à résipiscence. La plupart des autres tenaient au vice par un apéritif à l’heure fixe, un appartement commode, un rond de serviette au restaurant, un sourire de la concierge, un chat siamois, un lévrier, une mise en plis hebdomadaire, un poste de radio, une couturière, un fauteuil profond, des partenaires de bridge, et enfin par la présence régulière de l’homme, par des opinions échangées avec lui sur le temps, les cravates, le cinéma, la mort, l’amour, le tabac ou le torticolis. Néanmoins, ces retranchements semblaient devoir tomber les uns après les autres. Chaque semaine, le gorille passait chez Louise des deux et trois jours d’affilée et il se saoulait dégoûtamment et il était monstrueux d’entrain, de puanteur et de purulences. Des milliers et des milliers d’amoureuses battaient leur coulpe, se ruaient à la pureté et aux bonnes œuvres, revenaient à la fange, en ressortaient, hésitaient, délibéraient, choisissaient, tâtonnant, butant, se déprenant et se reprenant et, pour le plus grand nombre, se mettant finalement à carreau et à coi dans une vie de chasteté, de travail, d’abnégation. Émerveillés et haletants, les anges se penchaient aux barrières du ciel pour suivre ce combat glorieux, et lorsqu’ils voyaient le gorille entrer chez Louise Mégnin, ils ne pouvaient pas s’empêcher d’entonner un joyeux cantique. Dieu lui-même venait jeter un coup d’œil de temps en temps. Mais il était loin de partager l’enthousiasme des anges, qui le faisait sourire, et il lui arrivait de les tancer (mais paternellement) : « Allons, allons (disait Dieu). Eh bien quoi. Dirait-on pas. C’est une âme comme une autre. Ce que vous voyez là, c’est ce qui se passe dans toutes les pauvres âmes auxquelles je n’ai pas pris la peine de donner soixante-sept mille corps. Je reconnais que le débat de celle-ci est assez spectaculaire, mais c’est parce que je l’ai bien voulu. »
Rue de l’Abreuvoir, Sabine menait une existence soucieuse et recueillie, épiant les mouvements de son âme et les inscrivant en chiffres sur son agenda de ménagère. Lorsque ses sœurs repenties furent au nombre de quarante mille, son visage prit une expression plus sereine, bien qu’elle restât sur le qui-vive. Souvent, le soir, dans la salle à manger, un sourire la parait de lumière et de transparence et, plus que jamais, il semblait à Antoine Lemurier qu’elle parlât avec les anges. Un dimanche matin, elle secouait une descente de lit à la fenêtre et auprès d’elle, Lemurier rêvait à un mot croisé difficile lorsque Théorème passa dans la rue de l’Abreuvoir.
— Tiens, dit Lemurier, voilà le fou. Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas vu.
— Il ne faut pas dire qu’il est fou, protesta doucement Sabine. M. Théorème est un si grand peintre !
D’un pas de flâneur, Théorème allait à son destin qui lui fit d’abord descendre la rue des Saules et le conduisit jusqu’à la foire aux puces, derrière la porte de Clignan-court. Inattentif aux occasions, il s’y promena au hasard et finit par s’engager dans le village des zoniers qui le regardaient passer avec l’hostilité discrète des parias pour l’étranger bien vêtu dans lequel ils flairent le promeneur curieux de misère pittoresque. Théorème pressa le pas et, en arrivant aux dernières bicoques, se trouva presque face à face avec Louise Mégnin qui portait un arrosoir d’eau. Elle était pieds nus dans des sabots et vêtue d’une mince robe noire, rapiécée et reprisée. Sans rien dire, il prit son arrosoir et entra derrière elle dans sa pauvre chambre. Le vieux d’à-côté s’étant traîné jusqu’au marché aux puces pour y acheter une assiette d’occasion, la bicoque était silencieuse. Théorème avait pris les mains de Sabine et aucun d’eux ne trouvait de voix pour demander pardon à l’autre du mal qu’il croyait lui avoir fait. Comme il s’agenouillait à ses pieds, elle voulut le relever, mais tomba elle-même à genoux, et il leur vint des larmes plein les yeux. C’est alors que le gorille fit son entrée. Il portait sur l’épaule un grand sac de victuailles, car il venait s’installer pour huit jours dans la bicoque de Louise. Sans rien dire, il posa son sac, sans rien dire prit les amants à la gorge – un cou dans chaque main – les souleva, les agita comme des flacons, puis les étrangla. Ils moururent en même temps, visage sur visage et les yeux dans les yeux. Les ayant calés chacun sur une chaise, le gorille se mit à table avec eux, éventra une boîte de pâté de foie et but une bouteille de rouge. Il passa ainsi la journée à manger et à boire et à remonter le phono pour écouter la Chanson des blés d’or. Le soir venu, il ficela les deux corps l’un contre l’autre et les fourra dans son grand sac. En quittant la bicoque avec son fardeau sur l’épaule, il éprouva dans la région supérieure du poitrail une espèce de frisson qui ressemblait à un attendrissement et il prit la peine de rouvrir le sac pour y enfermer une fleur de géranium, cueillie à la fenêtre d’une roulotte de la zone. Par les grandes avenues, il descendit à la Seine où il arriva vers onze heures du soir. Toute cette aventure avait fini par lui donner un peu d’imagination. Quai de la Mégisserie, lorsqu’il eut balancé les deux cadavres dans le fleuve, le gorille crut découvrir que la vie était ennuyeuse et fatigante comme un livre. L’idée lui vint aussitôt d’en finir avec elle, mais au lieu de se jeter à l’eau, il eut la délicatesse d’aller se couper la gorge sous un porche de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune.
Dans la seconde même où Louise Mégnin mourait étranglée, ses soixante-sept mille et quelques sœurs rendaient également le dernier soupir avec un sourire heureux en portant la main à leur cou. Les unes, telles lady Burbury et Mrs. Smithson, reposent dans des tombeaux cossus, les autres sous de simples bourrelets de terre que le temps aura vite effacés. Sabine est enterrée à Montmartre dans le petit cimetière Saint-Vincent et ses amis vont la voir de temps en temps. On pense qu’elle est en paradis et qu’au jour du jugement dernier, il y aura plaisir pour elle à ressusciter de ses soixante-sept mille corps.