LE PERCEPTEUR D’ÉPOUSES

Il y avait dans la petite ville de Nangicourt, un percepteur nommé Gauthier-Lenoir, qui avait du mal à payer ses impôts. Sa femme dépensait beaucoup d’argent chez le coiffeur et la couturière, à cause d’un joli lieutenant du train des équipages qui passait tous les matins à cheval devant sa maison et qu’elle croisait plusieurs fois dans l’après-midi sur les trottoirs de la Grand’Rue.

Mme Gauthier-Lenoir était du reste une épouse fidèle qui n’avait presque pas de mauvaises pensées. Simplement, il lui plaisait d’imaginer l’adultère avec un jeune homme bien fait, bien vêtu et de savoir que de telles imaginations n’avaient rien de chimériques, mais au contraire. Le plus grand coiffeur de Nangicourt lui faisait chaque semaine un champoing et une mise en plis qui revenaient ensemble à dix-sept francs, sans compter la friction ni la coupe, ni l’indéfrisable quand échéait. Mais les dépenses les plus lourdes allaient au chapitre des robes, tailleurs et manteaux, car ils sortaient tous de chez Mme Legris de la rue Ragondin (Léonard Ragondin, né à Nangicourt en 1807, poète délicat, auteur de Feuillages énamourés et de Odes à cousine Lucie, maire de la ville pendant la guerre de 1870-1871. On lui doit la création du musée de peinture. Archéologue distingué, la fin de sa vie fut attristée par la fameuse querelle que lui fit le professeur J. Pontet, à propos des ruines de la tour Alibienne. Mort en 1886, son buste en pierre, dû au ciseau du sculpteur nangicourtin Jalibier, se remarque sur la place de la Défense où débouche la rue qui porte aujourd’hui son nom) de chez Mme Legris qui habillait les dames de l’aristocratie de Nangicourt. N’étant point aristocrate, le percepteur réglait les factures de la couturière dans la semaine même qu’il les recevait, en sorte qu’il se trouvait toujours démuni quand arrivait la saison des impôts.

Pourtant, il ne se plaignait jamais à sa femme qu’elle lui fît trop de dépense. Il avait même une façon aimable de regarder ses toilettes, qui pouvait s’interpréter comme un encouragement. C’était un homme de trente-sept ans qui mesurait 1,71 m de haut et 0,85 m pour le tour de poitrine, avait des cheveux noirs, un visage ovale, des yeux marron, un nez moyen, une moustache noire, et un grain de beauté sur la joue, planté de poils durs, trop haut pour qu’il eût intérêt à porter la barbe. Sa profession l’occupait beaucoup, en dehors même des heures de travail, et les difficultés qu’il avait ordinairement à payer ses propres impôts lui donnaient de la compassion pour le commun des contribuables. Il les accueillait avec bonté dans les bureaux de la perception, leur accordant volontiers des délais pour acquitter leurs redevances. « Je ne vous mets pas le couteau sur la gorge, disait-il, faites ce que vous pourrez. Après tout, personne n’est tenu à l’impossible », parfois même se laissant aller à soupirer : « Ah ! s’il ne tenait qu’à moi… » les contribuables entendaient à merveille ce langage affable et ne se pressaient pas de payer. Certains d’entre eux, qui vivaient fort tranquillement, étaient en retard de plusieurs années avec le fisc. Ceux-là, le percepteur les aimait plus que les autres. Il les admirait secrètement et en parlait avec tendresse. N’étant toutefois qu’un rouage de la machine administrative, il était bien obligé d’envoyer des sommations et d’avoir recours à l’huissier. Il en avait le cœur déchiré. Lorsqu’il se décidait à expédier un avertissement avec frais, il y joignait presque toujours une petite lettre aimable pour atténuer, dans la mesure du possible, la rigueur des formules administratives. Même, il lui arrivait d’être pris d’un remords et, au sortir de son bureau, de se rendre chez quelque contribuable pour lui dire avec un bon sourire : « Demain, vous allez recevoir un avertissement, mais vous savez, n’y faites pas trop attention. Je peux très bien attendre encore un peu. »

Dans toute la ville de Nangicourt, un seul homme s’était attiré, au titre de contribuable, l’hostilité du percepteur. C’était M. Rebuffaud, le riche propriétaire qui habitait la belle maison de la rue Moinet (Melchior Moinet, né à Nangicourt en 1852. Il fit ses études d’architecte à Paris et revint s’établir dans sa ville natale. On lui doit, entre autres monuments, la caisse d’épargne et la halle aux grains. Mort en 1911, d’un accident de chasse). Ce M. Rebuffaud était toujours le premier à payer ses impôts. Le matin même où il recevait sa feuille de contributions, il était à la perception et lançait d’une voix enjouée : « Monsieur Gauthier-Lenoir, je viens régler ma petite affaire. Chacun son dû, n’est-ce pas ? Moi, je n’aime pas les choses qui traînent. » Tirant d’un portefeuille une soixantaine de billets de mille, il comptait à haute voix, un, deux, trois, quatre, jusqu’à soixante et quelques, passait aux billets de cent, faisait l’appoint en monnaie, empochait son reçu et, quêtant un mot d’approbation, disait avec le sourire content d’un homme en règle avec sa conscience : « Me voilà débarrassé jusqu’à l’année prochaine. » Mais le percepteur ne sut jamais se contraindre à une parole aimable. Il saluait froidement, se remettait à ses paperasses et, quand l’autre tournait les talons, le regardait d’un air hargneux s’éloigner vers la porte.

Une année, c’était en 1938, le percepteur eut de graves soucis d’argent. Il s’était passé telle chose : un jour qu’elle allait par la Grand-Rue qu’on appelle aussi rue Grande, Mme Gauthier-Lenoir avait vu le lieutenant du train des équipages marchant sur les talons d’une jeune veuve qu’il déshabillait (il n’y a pas d’autre mot) du regard. Le lendemain, ayant fait savoir au lieutenant par une lettre anonyme que la jeune veuve était atteinte d’une maladie vénérienne, elle se rendait chez Mme Legris pour lui commander une robe couleur du temps, une robe en lainage façon sport, un tailleur de tweed, un tailleur en crêpe de Chine avec un assortiment de blouses et un paletot de couleur réséda à poches rapportées. Pour faire face à ces dépenses, le percepteur dut engager une certaine somme qu’il avait économisée en prévision des impôts. Il n’en fut pas trop alarmé. Tous les ans, il se constituait ainsi une réserve qui se trouvait dissipée avant l’août. Il observa simplement que les choses avaient marché plus vite qu’à l’ordinaire et voulut espérer que sa femme avait fait provision de robes pour une année au moins. Un mois plus tard, elle achetait six combinaisons de soie, quatre pyjamas de soie, six culottes de soie, six soutiens-gorge de soie, deux ceintures d’un tissu soyeux et caoutchouté, douze paires de bas de soie et deux paires de mules, l’une rose et l’autre blanche.

Un soir d’octobre, le percepteur quitta son bureau avec un visage douloureux. La pluie commençait à tomber lorsqu’il déboucha sur la place de la Bornebelle (Etienne de la Bornebelle, né au château de la Bornebelle en 1377. Il défendit, en 1413, la ville de Nangicourt assiégée par les Bourguignons et jura de mourir plutôt que de se rendre. En effet, il ne capitula que le dix-huitième jour du siège, les vivres étant épuisés. (Mourut à Paris en 1462). La place était vivement éclairée par la lumière des boutiques. Le percepteur se dirigea vers les bâtiments de la poste, à l’angle de la Grand-Rue et s’arrêtant devant la boîte aux lettres, il prit dans sa poche un rectangle de papier vert dont il relut plusieurs fois la suscription. C’était une sommation sans frais qu’il s’envoyait à lui-même. Après un temps d’hésitation, il la mit à la boîte et, prenant dans une autre poche un paquet de sommations destinées à d’autres contribuables, il les envoya rejoindre la sienne.

La pluie tombait plus serrée. La fièvre au front, le percepteur regardait le mouvement de la place, les parapluies dansant sur les trottoirs, les autos ralenties sur le pavé luisant. De la ville mouillée montait dans le soir une rumeur enveloppée qu’il entendait comme la plainte des contribuables sommés. Parmi les passants qui se hâtaient, il aperçut un homme en train de courir, le col du veston relevé, et reconnut le pâtissier Planchon auquel il venait d’envoyer une sommation. Dans un élan de solidarité, il se mit à courir lui-même et, à la suite de Planchon, entra au café du Centre. Une vingtaine de consommateurs bavardaient ou jouaient aux cartes dans la grande salle. Il s’assit à côté du pâtissier et lui serra la main avec une intention chaleureuse que l’autre ne parut pas bien comprendre, car il répondit par un bonjour distrait, fort indifférent, et se mit à regarder les hommes de la table voisine qui jouaient au piquet. À côté de la table des joueurs et assis sur une chaise, M. Rebuffaud, le contribuable empressé, suivait également la partie en tirant des bouffées de sa pipe. La présence de cet homme irréprochable rendit plus sensible au percepteur le mauvais sort des citoyens harcelés par le fisc. Il se pencha sur Planchon et lui dit à mi-voix :

— Je vous ai vu entrer au Centre. J’ai couru derrière vous. Je voulais vous prévenir que je vous ai envoyé un avertissement sans frais. Comprenez bien que si je vous l’ai envoyé, c’est que j’y étais obligé. Mais surtout, ne vous tourmentez pas trop…

Planchon fut visiblement contrarié. Il médita la chose un moment et dit à haute voix :

— Alors, comme ça, vous m’envoyez un avertissement ?

— Que voulez-vous ! Il y a un règlement auquel je suis bien obligé de me soumettre. Ce n’est pas de gaieté de cœur.

Et le percepteur ajouta avec modestie :

— Je suis même tenu doublement de m’y soumettre, car moi aussi, je suis contribuable.

Planchon ne saisit pas l’occasion fraternelle qui naissait de ce rapprochement. Du reste, s’il ne doutait pas absolument que le percepteur payât des impôts, au moins soupçonnait-il que sa situation lui offrait des facilités suspectes. Se tournant à la table des joueurs, il dit avec amertume :

— Bonne nouvelle ! Je reçois un avertissement du percepteur !

Du coup, la partie de piquet se mit à mollir. Les joueurs regardaient le percepteur avec méfiance et l’un d’eux lui demanda :

— Probablement que je ne vais pas tarder à en recevoir un aussi ?

Le silence discret de l’interpellé équivalait à un aveu. Le joueur eut une grimace ennuyée.

— Rien à faire. Il va falloir y passer.

Il semblait d’ailleurs se résigner facilement à l’idée de cette échéance. Planchon lui-même n’était pas homme à se ronger les sangs à propos d’un avertissement, mais tous deux avaient senti passer le vent de la contrainte et, sans y penser, se tenaient sur la défensive. Aux tables d’alentour, les consommateurs faisaient écho à leurs propos et parlaient avec une certaine acrimonie des exigences du fisc, sans toutefois s’en prendre directement au percepteur. Rien, dans les répliques qu’ils échangeaient, ne lui permettait de placer un mot qui pût le disculper. La réprobation était sous-entendue ou plutôt, elle allait de soi. Fonctionnaire de l’impôt, on le tenait évidemment pour complice des rigueurs du fisc et la prudence seule empêchait peut-être qu’on lui en fît le reproche précis.

Le percepteur souffrait en silence l’outrage de cette confusion. Il aurait voulu faire état de ses propres angoisses de contribuable, communier avec ces gens hostiles dans un sentiment de révolte, tout au moins d’inquiétude, à l’égard de la machine fiscale, et le poids de sa fonction l’étouffait. M. Rebuffaud, la tête rejetée en arrière, tétait le tuyau de sa pipe qu’il tenait à deux mains et écoutait en silence les récriminations des voisins. Ses yeux brillaient d’une flamme d’ironie et à chaque instant cherchaient le regard du percepteur pour y surprendre le reflet de ses propres pensées et le signal d’une action concertée. Mais le percepteur ne le voyait même pas et restait ignorant de la sympathie muette que lui offrait M. Rebuffaud.

Celui-ci ne put le supporter. Une réflexion de Planchon touchant la gabegie dans l’État et qui lui parut plus subversive que les autres, lui fournit l’occasion d’intervenir. Il le fit posément, avec un sourire cordial à l’adresse du percepteur. Il représenta très bien que l’impôt était pour la nation une nécessité vitale et que les citoyens ne sauraient s’y soustraire sans porter atteinte à leurs intérêts. Il établit clairement, à l’intention de Planchon, que le commerce de la pâtisserie, pour ne prendre qu’un exemple, devait sa prospérité à une fiscalité vigilante, car dit-il, si l’État ne disposait pas des fonds nécessaires à l’entretien des églises, celles-ci tomberaient en ruines, et si les fidèles ne pouvaient plus aller à l’église le dimanche, comment pourraient-ils acheter une tarte ou un saint-honoré en sortant de la messe ? Et M. Rebuffaud conclut en louant le zèle de ces modestes collecteurs de l’impôt, qui assuraient le bon fonctionnement du corps social. Avant de reprendre la pipe aux dents, il regarda le percepteur avec un sourire attendri et complice. Gauthier-Lenoir eut une sueur de honte et devint très rouge. La sympathie et l’appui de M. Rebuffaud emplissaient son cœur d’amertume. Une protestation véhémente gonflait sa poitrine et s’arrêtait à son gosier, sa conscience professionnelle lui interdisant de s’élever contre les paroles si pleines de raison que venait de prononcer le modèle des contribuables.

Les voisins avaient écouté M. Rebuffaud avec une attention déférente. L’importance de l’homme, la considération qui lui était due, donnaient du poids à ses discours et, s’ils ne convainquaient personne, leur épargnaient la contradiction. Il se fit un silence conciliateur et Planchon, pour témoigner que l’intervention de M. Rebuffaud n’avait pas été vaine, demanda aimablement au percepteur ce qu’il voulait boire. Le percepteur se déroba assez maladroitement, salua à la ronde d’un bredouillement timide et s’éloigna avec la gêne de sentir peser sur ses épaules des regards étonnés et ironiquement bienveillants.

Quittant la place de la Bornebelle où passaient encore des parapluies, le percepteur s’engagea dans une rue déserte. Insoucieux de la pluie, il revivait les menus épisodes de sa halte au café du Centre. Les sentiments de violence qui avaient failli l’animer contre M. Rebuffaud lui paraissaient difficilement explicables par l’antipathie que lui inspirait cet homme. Il y devinait des raisons d’un autre ordre, mais le respect de sa fonction l’empêchait encore de se livrer à un examen plus approfondi. Ces raisons lui semblaient devoir être si redoutables pour sa tranquillité qu’il s’efforça de n’y plus songer. Il crut trouver une diversion dans les soucis de sa vie domestique et n’aboutit qu’à poser la question par un autre bout. Ses embarras d’argent lui remirent en mémoire l’avertissement qu’il venait de jeter à la poste et qui le toucherait au lendemain matin. Cette menace cheminant lentement dans la nuit était une chose étrange qui n’allait pas sans ironie. C’était un peu comme une surprise que le percepteur se ménageait à lui-même. Au lieu de mettre l’avertissement à la poste, il aurait pu tout aussi bien le glisser dans sa poche en se tenant pour averti, mais il avait voulu s’accorder ce répit illusoire d’une nuit. Et, tandis qu’il allait par les ruelles obscures, il se surprenait à espérer un retard de la poste comme si un tel retard, à supposer même qu’il se produisît, dût changer rien à sa situation.

En y réfléchissant, il découvrit justement le sens de la protestation véhémente et muette qui s’était élevée dans son cœur contre l’attitude de M. Rebuffaud. Cet homme heureux et ponctuel, qui payait ses contributions sans attendre un jour ni une heure, ne se ménageait jamais de fausse surprise. En réglant son dû séance tenante ou presque, il ne s’exposait pas, comme le commun des contribuables, à oublier volontairement la menace de l’impôt et n’encourait aucun des risques que pouvait comporter pareil oubli. La notion de devoir, s’agit-il de devoir fiscal, était inséparable, dans l’esprit du percepteur, de l’idée de tentation, d’hésitation, de retour, de péril. En n’exigeant pas immédiatement le paiement de l’impôt, le fisc accordait au contribuable une sorte de libre arbitre du porte-monnaie, un temps d’épreuve pendant lequel il pouvait commettre des imprudences, consacrer l’argent des contributions à des œuvres mauvaises, mais aussi triompher de toutes les tentations et accomplir pleinement son devoir fiscal. Par le fait même qu’il payait comptant, M. Rebuffaud se dérobait à ces triomphes austères et n’accomplissait qu’une partie de son devoir, la plus infime, la plus négligeable. « Le cochon, murmura Gauthier-Lenoir, je m’en doutais. J’avais toujours pensé que cet homme-là ne faisait pas son devoir de contribuable. » Cependant, il avait quitté les ruelles et apercevait le bec électrique du boulevard Wilson (Woodrow Wilson, né à Stanton (Virginie) en 1856. Candidat démocrate à la présidence des États-Unis, il fut élu en 1912 et réélu en 1916. Auteur des quatorze points, il mourut à Washington en 1924), qui éclairait la petite maison aux frêles murailles d’aggloméré où il demeurait.

Le lendemain matin, le percepteur prenait son petit déjeuner en compagnie de sa femme, lorsque le facteur apporta l’avertissement. Il le déplia et dit d’une voix blanche :

— Je reçois un avertissement d’avoir à payer mes impôts avant le 1er novembre.

— Un avertissement ? s’étonna l’épouse. Mais qui l’a envoyé ?

— Le percepteur… Cette année, je suis en retard…

— Comment ? tu t’envoies un avertissement ? C’est stupide.

— Je ne vois pas pourquoi je ne m’enverrais pas d’avertissement. Tu ne penses pas que je vais profiter de ma situation pour m’accorder un traitement de faveur ? Je suis contribuable comme les autres.

Gauthier-Lenoir eut une flamme d’orgueil dans les yeux et répéta :

— Comme les autres.

L’épouse ne fit que hausser les épaules. Elle croyait deviner que cet avertissement n’avait été mis à la poste que pour servir de prétexte à une exhortation de Gauthier-Lenoir à l’économie et aux restrictions. Elle se mit en position d’écouter le sermon, mais ne voyant rien venir, elle eut un mouvement de pitié et rompit le silence.

— J’ai beaucoup dépensé pour mes robes, beaucoup trop. Je t’en demande pardon.

— Mais non, protesta le percepteur. Il faut bien s’habiller. Tu n’as fait aucune dépense inutile.

Mme Gauthier-Lenoir soupira et, touché par ses regrets, il l’embrassa tendrement avant de partir pour son bureau. Restée seule, elle poussa fiévreusement des préparatifs commencés la veille, puis, vers dix heures du matin, elle monta sur le rebord de la fenêtre donnant boulevard Wilson. Comme le lieutenant du train des équipages passait à cheval, elle sauta en croupe derrière lui, une valise à la main, un carton à chapeau dans l’autre, et, donnant de ses quatre talons dans les flancs de la bête, le couple partit au galop pour une garnison profonde d’un département de l’Est, et jamais plus à Nangicourt on n’entendit parler de Mme Gauthier-Lenoir. En rentrant à midi, le percepteur fut informé de l’événement par un billet ainsi conçu : « Je pars pour toujours avec celui que mon cœur aime. »

Il pleura beaucoup ce jour-là et aussi les suivants et perdit le sommeil avec l’appétit, de telle sorte qu’il se mit à dépérir et qu’il lui vint dans la tête une grande fatigue et toutes sortes d’idées étranges. Il croyait que sa femme lui avait été prise par le fisc et il accusait celui-ci d’avoir fait une saisie-arrêt sur son épouse sans aucune sommation préalable. À plusieurs reprises, il s’adressa à lui-même, en tant que représentant du fisc, des réclamations à ce sujet, auxquelles il fut répondu, de sa propre plume, que l’affaire serait examinée par qui de droit. Mal satisfait par ces réponses qui lui paraissaient évasives, il décida de se faire une visite à la perception. Un matin donc, il arriva au bureau un peu avant neuf heures et se rendit directement dans une petite pièce où il accueillait d’ordinaire les contribuables qui avaient quelque sursis à solliciter. Le chapeau à la main, il s’assit sur la chaise réservée aux visiteurs, face au fauteuil de bois verni clair, dont il était séparé par une table, et parla ainsi : – Monsieur le percepteur, je vous ai adressé trois réclamations à propos de la saisie dont ma femme a été l’objet en octobre dernier. Après avoir étudié vos réponses, j’ai pensé qu’un entretien avec vous était nécessaire à l’éclaircissement de mon affaire. Notez que, sur le fond, je ne conteste rien. Je ne fais naturellement aucune difficulté à reconnaître que le fisc est en droit de me prendre ma femme. J’insiste sur ce point, monsieur le percepteur. Je ne voudrais pas qu’on pût me soupçonner de m’ériger en juge ou en critique. Certes, j’ai aimé, j’aime encore passionnément ma femme, mais enfin, l’idée ne me serait jamais venue de me soustraire à cette nouvelle exigence du fisc. Il suffit qu’il ait décidé. Je n’ai pas à entrer dans ses raisons. Si les contribuables lui disputaient la disposition de leurs épouses, ils pourraient aussi bien lui refuser l’impôt en espèces et alors, où irions-nous ? Non, ce qui me heurte en cette affaire, je le répète, ce n’est pas la nature un peu exceptionnelle de la contribution, mais que les formes légales n’aient pas été respectées. En effet, monsieur le percepteur, et ceci est de votre ressort, je n’ai reçu aucun avertissement, avec ou sans frais, d’avoir à verser ma femme aux guichets de la perception, et nul commandement d’huissier n’est venu précéder la saisie-arrêt. Sans parler de l’atteinte ainsi portée à mon honorabilité de contribuable, j’ai été gravement lésé dans mon affection. J’eusse pu jouir de ma femme quelques semaines encore si les délais normaux consentis par l’avertissement avaient joué comme il devait. Mais encore une fois, cet avertissement, je ne l’ai pas eu. L’irrégularité est flagrante. En conséquence, monsieur le percepteur, j’ose espérer que vous ne trouverez pas mauvais que je demande réparation à l’administration responsable.

Là-dessus, Gauthier-Lenoir se leva, posa son chapeau sur la chaise et, passant de l’autre côté de la table, prit place dans le fauteuil perceptorial. Après une courte méditation, il répondit d’un ton conciliant :

— Mon cher monsieur Gauthier-Lenoir, je ne nierai pas qu’en tout ceci, des irrégularités aient été commises. S’agit-il d’un oubli, d’une erreur volontaire ? L’enquête seule pourrait l’établir. Mais cette enquête à laquelle vous avez droit, je vous demande instamment de ne pas l’exiger. Les ennuis qui en résulteraient pour notre administration seraient d’une complication infinie et tels qu’ils pourraient compromettre son autorité. Les journaux de l’opposition, toujours prêts à crier au scandale, ne manqueraient pas de s’emparer de l’affaire, et cela, monsieur Gauthier-Lenoir, vous ne le voudrez pas, votre patriotisme fiscal ne s’y résoudra pas. Et, d’ailleurs, quel bénéfice en auriez-vous ? Je sais, vous êtes en droit d’espérer qu’on vous rende votre femme pour cinq ou six semaines. Mais vous connaissez la lenteur de ces sortes d’instances. Avant d’aboutir, des années, des dizaines d’années auront passé. Quand l’épouse vous reviendra pour quelques semaines seulement, ne l’oublions pas, elle sera ridée, toute vieille, édentée, la peau grise et le cheveu rare. Vaut-il pas mieux rester sur le souvenir d’une femme jeune et jolie ? Allons, vous voyez bien. Et puis, vous êtes fonctionnaire, que diable, vous devez montrer l’exemple du courage fiscal. À ce propos, je veux vous dire que les observations de votre dernière lettre, touchant l’inégalité de traitement, tolérée par le fisc, entre M. Rebuffaud et vous-même, m’ont paru fort raisonnables. Il est bien vrai que ce M. Rebuffaud s’acquitte fort mal de ses obligations de contribuable, et je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur ce point, car je me propose d’y mettre bon ordre.

Quittant son fauteuil, le percepteur prit le chapeau sur la chaise où il l’avait posé et alla le suspendre au portemanteau. L’entretien était terminé.

Le lendemain matin, M. Rebuffaud se présentait à la perception. Il tenait un papier à la main et semblait assez ému. Le percepteur l’accueillit plus courtoisement qu’à l’ordinaire et lui demanda, avec bonté, l’objet de sa visite.

— C’est incroyable, répondit le visiteur en lui tendant son papier. Je reçois un avertissement d’avoir à verser ma femme à vos guichets avant le 15 novembre de cette année 1938. Ce ne peut être qu’une erreur.

— Voyons. Ce premier avertissement serait-il avec frais ?

— Non, il est sans frais.

— Tout est donc parfaitement régulier, dit le percepteur avec un paisible sourire.

M. Rebuffaud en fut d’abord interloqué et ouvrit de grands yeux. Enfin, il réussit à bégayer :

— C’est inouï ! me prendre ma femme ! On n’a pas le droit.

— Que voulez-vous, ce sont les nouvelles dispositions fiscales. Oh ! je sais. C’est dur. C’est très dur.

— Je n’en reviens pas, dit M. Rebuffaud. Me prendre ma femme ! Et pourquoi à moi ?

— Hélas ! vous n’êtes pas le seul à qui l’on ait demandé pareil sacrifice. D’autres que vous ont reçu ce matin leur avertissement. Moi-même, j’ai déjà versé mon épouse. C’est extrêmement pénible. Mais quoi, il faut bien se résigner. Nous vivons dans une époque cruelle.

— Tout de même, fit M. Rebuffaud. Oui, tout de même ! Moi qui ai toujours été si exact à payer mes impôts…

— Précisément, monsieur Rebuffaud. Connaissant votre exactitude, le fisc n’a pas hésité à vous inscrire des premiers. Mais, pour cette fois, si je puis vous donner un avis, ne vous pressez pas trop de payer. Profitez du délai qui vous est imparti.

M. Rebuffaud hocha la tête et resta songeur. L’affaire lui paraissait déjà moins extravagante. L’exemple du percepteur, l’assurance donnée que d’autres contribuables connaissaient la même épreuve, lui rendaient presque acceptable l’idée d’abandonner sa femme au fisc. Il en vint à s’attendrir sur lui-même en songeant à la grandeur de son sacrifice, tant qu’à s’admirer, une chaleur d’héroïsme lui monta aux joues. Enfin, pour tout dire, sa femme était d’un caractère maussade et n’avait jamais été jolie. Au fond de lui-même et sans se l’avouer, il y renonçait assez facilement. En serrant la main du percepteur, il poussa un soupir qu’il força un peu.

— Il faut avoir du courage, dit le percepteur.

— Je ferai de mon mieux, répondit M. Rebuffaud en s’éloignant.

Tandis qu’il descendait la rue Lefinat (Hubert Lefinat, né en 1860 à Nangicourt. Bienfaiteur de la ville. Dota l’hôpital de trois lits et légua à la ville par testament une partie de sa propriété devenue l’actuelle promenade du Bord-de-l’Eau, où lui a été érigée une statue en bronze. Mort à Nangicourt en 1923), M Rebuffaud songeait avec curiosité à ce que devaient être les réactions des contribuables frappés par cette nouvelle mesure. Il se promena dans la ville sans rien observer d’anormal. Le soir, au café du Centre, il se trouva parmi les buveurs une demi-douzaine d’hommes qui avaient reçu un avertissement et M. Rebuffaud entendit, certes, d’amères récriminations contre la férocité du fisc, mais le ton de cette réprobation restait morne. L’atmosphère était aux jérémiades plutôt qu’à la révolte. Les hommes buvaient plus qu’à l’ordinaire et à l’heure du dîner, plusieurs étaient saouls. Le pâtissier Planchon, veuf de l’année précédente, tentait sans succès d’exciter les contribuables à se rebeller. « Vous n’allez tout de même pas donner votre femme ? » dit-il au quincailler Petit. « Puisqu’il faut », répondit Petit, et d’autres répétèrent après lui : « Puisqu’il faut. »

Le matin du 15 novembre, une trentaine de couples faisaient la queue à la porte de la perception, chaque contribuable donnant le bras à l’épouse qu’il allait verser au guichet. Les visages étaient empreints d’une résignation douloureuse. On ne parlait guère et seulement à voix basse, pour échanger une dernière promesse. À l’intérieur, le percepteur, assisté d’un commis, procédait à l’encaissement des épouses. La salle était séparée en deux compartiments par une cloison basse. Penché sur un grand livre, le commis inscrivait les renseignements utiles sur le couple qui se présentait au guichet, et il préparait un reçu. Le percepteur faisait passer l’épouse de l’autre côté de la cloison, délivrait un reçu à l’époux et le congédiait avec une parole de compassion. Les femmes, devenues la propriété du fisc, formaient un groupe silencieux dans le compartiment interdit au public et regardaient entrer les contribuables dont les épouses allaient grossir leur morose troupeau.

Vers onze heures, une automobile se trouva arrêtée devant la perception par un attroupement. Le hasard avait voulu que ce jour-là, le ministre des Contributions, accompagné de son chef de cabinet, passât par la ville de Nangicourt pour se rendre dans la circonscription dont il était député. Regardant par la portière, il fut surpris d’une telle affluence à la porte d’une perception et eut la curiosité d’aller s’informer.

Le percepteur accueillit sans embarras le ministre et son chef de cabinet. Il s’excusa de les recevoir au milieu d’une si grande foule de contribuables et ajouta en souriant :

— Mais je n’ose pas le regretter. C’est le signe que l’impôt rentre bien. Voyez, monsieur le ministre, j’ai déjà perçu vingt-cinq épouses.

Le ministre et le chef de cabinet se regardèrent avec ébahissement. Questionné, le percepteur fournit toutes les explications désirables. Quand il eut fini, le chef de cabinet se pencha vers le ministre et dit à voix basse : « Il est complètement fou. »

— Hé, hé ! fit le ministre des Contributions. Hé, hé !

L’air vivement intéressé, il examinait le troupeau de femmes perçues et, considérant les plus jolies, songeait qu’il y avait là pour l’État une source de revenus peut-être importants. Il ne lui échappait pas non plus que beaucoup d’entre elles, par une inconséquence bien féminine, s’étaient rendues à l’appel du percepteur avec leurs plus beaux bijoux. Un long moment, il resta tout pensif. Respectueux de sa méditation et comprenant déjà les pensées qui l’agitaient, le chef de cabinet regardait les couples qui attendaient patiemment la fin de la diversion ministérielle pour aborder au guichet.

— Quelle admirable discipline chez tous ces braves gens, fit-il observer.

— En effet, murmura le ministre. J’en suis même très frappé.

Les deux hommes échangèrent un regard chargé de sens. Après quoi, le ministre serra chaleureusement la main du percepteur et, jetant un dernier coup d’œil aux épouses du fisc, regagna son automobile.

Le surlendemain de ce jour mémorable, on apprenait que Gauthier-Lenoir était promu percepteur de première classe. À mots couverts, le ministre des Contributions parlait d’un vaste projet qui eût été une innovation complète en matière de fiscalité. Mais la guerre est arrivée.